1945

Georges Orwell

La ferme des animaux

1945

Chapitre IX

Le sabot fendu de Malabar fut long à guérir. La reconstruc­tion du moulin avait commencé dès la fin des fêtes de la victoire. Malabar refusa de prendre un seul jour de repos, et il se faisait un point d’honneur de ne pas montrer qu’il souffrait. Le soir, il avouait à Douce, en confidence, que son sabot lui faisait mal, et Douce lui posait des cataplasmes de plantes qu’elle préparait en les mâchonnant. Benjamin se joignait à elle pour l’exhorter à prendre moins de peine. Elle lui disait. « Les bronches d’un che­val ne sont pas éternelles. » Mais Malabar ne voulait rien enten­dre. Il n’avait plus, disait-il, qu’une seule vraie ambition voir la construction du moulin bien avancée avant qu’il n’atteigne l’âge de la retraite.

Dans les premiers temps, quand avaient été énoncées les lois de la Ferme des Animaux, l’âge de la retraite avait été arrêté à douze ans pour les chevaux et les cochons, quatorze pour les va­ches, sept pour les moutons, cinq pour les poules et les oies. On s’était mis d’accord sur une estimation libérale du montant des pensions. Pourtant aucun animal n’avait encore bénéficié de ces avantages, mais maintenant le sujet était de plus en plus souvent débattu. Depuis que le clos attenant au verger avait été réservé à la culture de l’orge, le bruit courait qu’une parcelle du grand her­bage serait clôturée et convertie en pâturage pour les animaux à la retraite. Pour un cheval on évaluait la pension à cinq livres de grain et, en hiver quinze livres de foin, plus, aux jours fériés, une carotte, ou une pomme peut-être. Le douzième anniversaire de Malabar tombait l’été de l’année suivante.

Mais en attendant, la vie était dure. L’hiver fut aussi rigou­reux que le précédent, et les portions encore plus réduites - sauf pour les cochons et les chiens. Une trop stricte égalité des rations, expliquait Brille-Babil, eut été contraire aux principes de l’Animalisme. De toute façon, il n’avait pas de mal à prouver aux autres animaux que, en dépit des apparences il n’y avait pas pé­nurie de fourrage. Pour le moment, il était apparu nécessaire de procéder à un réajustement des rations (Brille-Babil parlait tou­jours d’un réajustement, jamais d’une réduction), mais l’amélioration était manifeste à qui se rappelait le temps de Jones

D’une voix pointue et d’un débit rapide, Brille-Babil accumu­lait les chiffres, lesquels prouvaient par le détail : une consomma­tion accrue en avoine, foin et navets ; une réduction du temps de travail ; un progrès en longévité ; une mortalité infantile en ré­gression. En outre, l’eau était plus pure, la paille plus douce au sommeil, on était moins dévoré par les puces. Et tous l’en croyaient sur parole. À la vérité, Jones avec tout ce qu’il avait re­présenté ne leur rappelait plus grand-chose. Ils savaient bien la rudesse de leur vie à présent, et que souvent ils avaient faim et souvent froid, et qu’en dehors des heures de sommeil, le plus souvent ils étaient à trimer. Mais sans doute ç’avait été pire dans les anciens temps, ils étaient contents de le croire. En outre, ils étaient esclaves alors, mais maintenant ils étaient libres, ce qui changeait tout, ainsi que Brille-Babil ne manquait jamais de le souligner.

Il y avait bien plus de bouches à nourrir désormais. À l’automne les quatre truies avaient mis bas presque en même temps, d’où, à elles toutes, trente et un nouveau-nés. Comme c’étaient des porcelets pie et que Napoléon était le mâle en chef, on pouvait sans trop de peine établir leur parenté. Il fut annoncé que plus tard, une fois briques et bois de charpente à pied d’œuvre, on construirait une école dans le potager Pour le mo­ment, Napoléon avait pris sur lui-même d’enseigner les jeunes gorets dans la cuisine, et ils s’amusaient et prenaient de l’exercice dans le jardin attenant à la maison On les détournait de se mêler aux jeux des autres animaux. Vers ce temps-là fut posé en prin­cipe que tout animal trouvant un cochon sur son chemin aurait à lui céder le pas. De plus, tous les cochons, quelque fût leur rang, jouiraient du privilège d’être vus, le dimanche, un ruban vert à la queue.

L’année à la ferme avait été assez bonne, mais on était en­core à court d’argent. Il fallait se procurer les briques, le sable et la chaux pour l’école, et pour acquérir la machinerie du moulin, on devrait de nouveau économiser. Et il y avait l’huile des lampes et les bougies pour la maison, le sucre pour la table de Napoléon (qu’il avait interdit aux autres cochons, disant que ça engraisse), et en outre les réapprovisionnements ordinaires : outils, clous, ficelle, charbon, fil de fer, ferraille et biscuits - de chiens. On vendit une part de la récolte de pommes de terre et un peu de foin, et pour les œufs le contrat de vente fut porté à six cents par semaine. De la sorte, c’est à peine si les poules couvèrent assez de petits pour maintenir au complet leur effectif. Une première fois réduites en décembre, les rations le furent encore en février, et, pour épargner l’huile, l’usage des lanternes à l’étable et à l’écurie fut prohibé. Mais les cochons avaient encore la vie belle, appa­remment, prenant même de l’embonpoint. Un après-midi de fin février, un riche et appétissant relent, tel que jamais les animaux n’en avaient humé le pareil, flotta dans la cour. Il filtrait de la pe­tite brasserie située derrière la cuisine, que Jones avait laissée à l’abandon. Quelqu’un avança l’opinion qu’on faisait bouillir de l’orge. Les animaux reniflaient l’air avidement, et ils se deman­daient si, peut-être, ils auraient un brouet chaud pour leur sou­per. Mais il n’y eut pas de brouet chaud, et le dimanche suivant, on fit connaître que dorénavant, tout l’orge serait réservé aux co­chons. Le champ derrière le verger en avait été semé déjà, et la nouvelle transpira bientôt : tout cochon toucherait sa ration quo­tidienne de bière, une pinte pour le commun d’entre eux, et pour Napoléon dix, servies dans la soupière de porcelaine de Derby, marquée d’une couronne.

S’il fallait souffrir bien des épreuves, on en était en partie dédommagé car on vivait bien plus dignement qu’autrefois. Et il y avait plus de chants, plus de discours, plus de défilés. Napoléon avait ordonné une Manifestation Spontanée hebdomadaire, avec pour objet de célébrer les luttes et triomphes de la Ferme des Animaux. À l’heure convenue, tous quittaient le travail, et mar­chaient au pas cadencé, autour du domaine, une-deux, une-deux, et en formation militaire. Les cochons allaient devant, puis c’étaient, dans l’ordre, les chevaux, les vaches, les moutons, enfin la menue volaille. Les chiens se tenaient en serre-file. Tout en tête du cortège avançait le petit coq noir. A eux deux Malabar et Douce portaient haut une bannière verte frappée de la corne et du sabot, avec cette inscription : « Vive le camarade Napoléon ! » Après quoi étaient récités des poèmes en l’honneur de Napoléon, puis Brille-Babil prononçait un discours nourri des dernières nouvelles faisant état d’une production accrue en biens de consommation, et, de temps en temps, on tirait un coup de fusil. À ces Manifestations Spontanées, les moutons prenaient part avec une ferveur inégalée. Quelque animal venait-il à se plaindre (comme il arrivait à des audacieux, loin des cochons et des chiens) que tout cela était perte de temps et qu’ils faisaient le pied de grue dans le froid, les moutons chaque fois leur imposaient silence, de leurs bêlements formidables entonnant le mot d’ordre : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! Mais, à tout pren­dre, les animaux trouvaient plaisir à ces célébrations. Ils étaient confortés dans l’idée d’être leurs propres maîtres, après tout, et ainsi d’œuvrer à leur propre bien. Ainsi, grâce aux chants et défi­lés, et aux chiffres et sommes de Brille-Babil, et au fusil qui tonne et aux cocoricos du coquelet et au drapeau au vent, ils pouvaient oublier, un temps, qu’ils avaient le ventre creux.

En avril, la Ferme des Animaux fut proclamée République et l’on dut élire un président. Il n’y eut qu’un candidat, Napoléon, qui fut unanimement plébiscité. Ce même jour, on apprit que la collusion de Boule de Neige avec Jones était étayée sur des preu­ves nouvelles. Lors de la bataille de l’Étable, Boule de Neige ne s’en était pas tenu, comme les animaux l’avaient cru d’abord, à tenter de les conduire à leur perte au moyen d’un stratagème. Non. Boule de Neige avait ouvertement combattu dans les rangs de Jones. De fait, c’était lui qui avait pris la tête des forces hu­maines, et il était monté à l’assaut au cri de « Vive l’Humanité ! ». Et ces blessures à l’échine que quelques animaux se rappelaient lui avoir vues, elles lui avaient été infligées des dents de Napo­léon.

Au cœur de l’été, le corbeau Moïse refit soudain apparition après des années d’absence. Et c’était toujours le même oiseau : n’en fichant pas une rame, et chantant les louanges de la Monta­gne de Sucrecandi, tout comme aux temps du bon temps. Il se perchait sur une souche, et battait des ailes, qu’il avait noires, et des heures durant, il palabrait à la cantonade. « Là-haut, camara­des, affirmait-il d’un ton solennel, en pointant vers le ciel son bec imposant, de l’autre côté du nuage sombre, là se trouve la Monta­gne de Sucrecandi, c’est l’heureuse contrée où, pauvres animaux que nous sommes, nous nous reposerons à jamais de nos pei­nes. » Il allait jusqu’à prétendre s’y être posé un jour qu’il avait volé très, très haut. Et là il avait vu, à l’en croire, un gâteau tout rond fait de bonnes graines (comme les animaux n’en mangent pas beaucoup en ce bas monde), et des morceaux de sucre qui poussent à même les haies, et jusqu’aux champs de trèfle éternel. Bien des animaux l’en croyaient. Nos vies présentes, se disaient- ils, sont vouées à la peine et à la faim. Qu’un monde meilleur doit exister quelque part, cela n’est-il pas équitable et juste ? Mais ce qu’il n’était pas facile d’expliquer, c’était l’attitude des cochons à l’égard de Moïse. Ils étaient unanimes à proclamer leur mépris pour la Montagne de Sucrecandi et toutes fables de cette farine, et pourtant ils le laissaient fainéanter à la ferme, et même lui al­louaient un bock de bière quotidien.

Son sabot guéri, Malabar travailla plus dur que jamais. À la vérité, cette année-là, tous les animaux peinèrent comme des es­claves. Outre le contraignant train-train de la ferme, il y avait la construction du nouveau moulin et celle de l’école des jeunes go­rets, commencée en mars. Quelquefois leur long labeur, avec cette nourriture insuffisante, les épuisait, mais Malabar, lui, ne faiblis­sait jamais. Il n’avait plus ses forces d’autrefois, mais rien dans ses faits et gestes ne le trahissait. Seule son apparence avait un peu changé. Sa robe était moins luisante, ses reins semblaient se creuser. « Malabar va se requinquer avec l’herbe du printemps », disaient les autres, mais ce fut le printemps et Malabar ne reprit pas de poids. Parfois, sur la pente qui conduit en haut de la car­rière, à le voir bander ses muscles sous le faix d’un énorme bloc de pierre, on aurait dit que rien ne le retenait debout que la vo­lonté. À ces moments-là, on lisait sur ses lèvres sa devise : « Je travaillerai plus dur », mais la voix lui manquait. Une fois encore, Douce et Benjamin lui dirent de faire attention à sa santé, mais lui n’en faisait toujours qu’à sa tête. Son douzième anniversaire était proche. Eh bien, advienne que pourra, pourvu qu’avant de prendre sa retraite, il ait rassemblé un tas de pierres bien consé­quent.

Tard un soir d’été, tout d’un coup, une rumeur fit le tour de la ferme : quelque chose était arrivé à Malabar. Il était allé tout seul pour traîner jusqu’au moulin, encore une charretée de pier­res. Et, bel et bien, la rumeur disait vrai. Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées que des pigeons se précipitaient avec la nouvelle : « Malabar est tombé ! Il est couché sur le flanc et ne peut plus se relever ! »

Près de la moitié des animaux coururent au mamelon où se dressait le moulin. Malabar gisait là, étendu entre les brancards de la charrette, les flancs gluants de sueur, tirant sur l’encolure et le regard vitreux, incapable même de redresser la tête. Un mince filet de sang lui était venu à la bouche. Douce se mit à genoux à côté de lui.

« Malabar, s’écria-t-elle, comment te sens-tu ?

C’est les bronches, balbutia Malabar. Ça ne fait rien. Je crois que vous serez en mesure de finir le moulin sans moi. Il y a un tas de pierres bien conséquent. Je n’avais plus qu’un mois de travail devant moi, de toute façon. Et pour tout te dire, j’avais hâte de prendre ma retraite. Et comme Benjamin se fait vieux, peut-être que lui aussi, ils le laisseront prendre sa retraite pour me tenir compagnie.

Il faut qu’on t’aide tout de suite, dit Douce. Vite, que quel­qu’un prévienne Brille-Babil. »

Sans plus attendre, les animaux regagnèrent la ferme au grand galop pour porter la nouvelle à Brille-Babil. Douce resta seule sur place avec Benjamin qui, sans un mot, s’étendit à côté de Malabar, et de sa longue queue se mit à chasser les mouches qui l’embêtaient Un quart d’heure plus tard à peu près, Brille- Babil se présenta, plein de sollicitude. Il déclara que le camarade Napoléon avait appris avec la plus profonde affliction le malheur survenu à l’un des plus fidèles serviteurs de la ferme, et que déjà il prenait ses dispositions pour le faire soigner à l’hôpital de Wil- lingdon. À ces mots, les animaux ne se sentirent pas trop rassu­rés. À part Lubie et Boule de Neige, jusque-là, aucun animal n’avait quitté la ferme, et l’idée de remettre leur camarade malade entre les mains des hommes ne leur disait rien du tout. Néan­moins, Brille-Babil les rassura vite : le vétérinaire de Willingdon s’occuperait de Malabar bien mieux qu’on ne l’aurait pu à la ferme. Et à peu près une demi-heure plus tard, une fois Malabar plus ou moins remis et debout tant bien que mal, on le ramena clopin-clopant à l’écurie où Douce et Benjamin lui avaient prépa­ré un bon lit de paille. Les deux jours suivants Malabar ne quitta pas son box. Les cochons lui avaient fait remettre une grande fiole de remèdes, rose bonbon, découverte dans une armoire de la salle de bains. Douce lui administrait cette médecine deux fois par jour après les repas. Le soir elle se couchait à côté de lui et, pendant que Benjamin chassait les mouches, lui faisait la conversation. Malabar déclarait n’être pas fâché de ce qui était arrivé. Une fois qu’il aurait récupéré, il se donnait encore trois ans à vivre, et se faisait une fête de couler des jours paisibles dans un coin de l’herbage. Pour la première fois, il aurait des loisirs et pourrait se cultiver l’esprit. Il avait l’intention, disait-il, de passer le reste de sa vie à apprendre les vingt et une autres lettres de l’alphabet.

Cependant, Benjamin et Douce ne pouvaient retrouver Ma­labar qu’après les heures de travail, et ce fut au milieu de la jour­née que le fourgon vint le prendre. Les animaux étaient à sarcler des navets sous la garde d’un cochon quand ils furent stupéfaits de voir Benjamin, accouru au galop des dépendances et brayant à tue-tête. Ils ne l’avaient jamais connu dans un état pareil - de fait, ils ne l’avaient même jamais vu prendre le galop. « Vite, vite ! criait-il. Venez tout de suite ! Ils emmènent Malabar ! » Sans at­tendre les ordres du cochon, les animaux plantèrent là le travail et se hâtèrent de regagner les bâtiments. Et, à n’en pas douter, il y avait dans la cour, tiré par deux chevaux et conduit par un homme à la mine chafouine, un melon rabattu sur le front, un immense fourgon fermé. Sur le côté du fourgon, on pouvait lire des lettres en caractères imposants. Et le box de Malabar était vide.

Les animaux se pressèrent autour du fourgon, criant en chœur : « Au revoir, Malabar ! Au revoir, au revoir !

« Bande d’idiots ! se mit à braire Benjamin. Il piaffait et tré­pignait de ses petits sabots. Bande d’idiots ! Est-ce que vous ne voyez pas comme c’est écrit sur le côté du fourgon ? »

Les animaux se turent, et même se fut un profond silence. Edmée s’était mise à épeler les lettres, mais Benjamin l’écarta brusquement, et dans le mutisme des autres, lut

« “Alfred Simmonds, Équarrisseur et Fabricant de Matières adhésives, Willingdon. Négociant en Peaux et Engrais animal. Fourniture de chenils.” Y êtes-vous maintenant ? Ils emmènent Malabar pour l’abattre ! »

Un cri d’horreur s’éleva, poussé par tous. Dans l’instant, l’homme fouetta ses chevaux et à bon trot, le fourgon quitta la cour. Les animaux s’élancèrent après lui, criant de toutes leurs forces. Douce s’était faufilée en tête. Le fourgon commença à prendre de la vitesse. Et la jument, s’efforçant de pousser sur ses jambes trop fortes, tout juste avançait au petit galop. « Malabar ! cria-t-elle, Malabar ! Malabar ! Malabar ! » Et à ce moment pré­cis, comme si lui fût parvenu le vacarme du dehors, Malabar, à l’arrière du fourgon, montra le mufle et la raie blanche qui lui descendait jusqu’aux naseaux.

« Malabar ! lui cria Douce d’une voix de catastrophe. Mala­bar ! Sauve-toi ! Sauve-toi vite ! Ils te mènent à la mort ! »

Tous les animaux reprirent son cri « Sauve-toi, Malabar ! Sauve-toi ! » Mais déjà la voiture les gagnait de vitesse.

Il n’était pas sûr que Malabar eût entendu l’appel de Douce. Bientôt son visage s’effaça de la lucarne, mais ensuite on l’entendit tambouriner et trépigner à l’intérieur du fourgon, de tous ses sabots. Un fracas terrifiant. Il essayait, à grandes ruades, de défoncer le fourgon. Le temps avait été où de quelques coups de sabot il aurait pulvérisé cette voiture. Mais, hélas, sa force l’avait abandonné, et bientôt le fracas de ses sabots tambourinant s’atténua, puis s’éteignit.

Au désespoir, les animaux se prirent à conjurer les deux che­vaux qui tiraient le fourgon. Qu’ils s’arrêtent donc ! « Camarades, camarades ! criaient les animaux, ne menez pas votre propre frère à la mort ! » Mais c’étaient des brutes bien trop ignares pour se rendre compte de ce qui était en jeu. Ces chevaux-là se contentè­rent de rabattre les oreilles et forcèrent le train.

Les traits de Malabar ne réapparurent plus à la lucarne. Trop tard, quelqu’un eut l’idée de filer devant et de refermer la clôture aux cinq barreaux. Le fourgon la franchissait déjà, et bientôt dé­vala la route et disparut.

On ne revit jamais Malabar.

Trois jours plus tard il fut annoncé qu’il était mort à l’hôpital de Willingdon, en dépit de tous les soins qu’on puisse donner à un cheval. C’est Brille-Babil qui annonça la nouvelle. Il était là, dit-il, lors des derniers moments.

« Le spectacle le plus émouvant que j’aie jamais vu, déclara- t-il, de la patte s’essuyant une larme. J’étais à son chevet tout à la fin. Et comme il était trop faible pour parler, il m’a confié à l’oreille son unique chagrin, qui était de rendre l’âme avant d’avoir vu le moulin achevé. En avant, camarades ! disait-il dans son dernier souffle. En avant, au nom du Soulèvement ! Vive la Ferme des Animaux ! Vive le camarade Napoléon ! Napoléon ne se trompe jamais ! Telles furent ses dernières paroles, camara­des. »

Puis tout à trac Brille-Babil changea d’attitude. Il garda le si­lence quelques instants, et ces petits yeux méfiants allaient de l’un à l’autre. Enfin il reprit la parole.

« Il avait eu vent, dit-il, d’une rumeur ridicule et perfide qui avait couru lors du transfert de Malabar à l’hôpital. Sur le fourgon qui emportait leur camarade, certains animaux avaient remarqué le mot “équarrisseur”, et bel et bien, en avaient conclu qu’on l’emmenait chez l’abatteur de chevaux ! Vraiment, c’était à ne pas croire qu’il y eût des animaux aussi bêtes. Sans nul doute, s’écria- t-il, indigné, la queue frémissante et sautillant de gauche à droite, sans nul doute les animaux connaissent assez leur chef bien-aimé, le camarade Napoléon, pour ne pas croire à des fables pareilles. L’explication était la plus simple. Le fourgon avait bien appartenu à un équarrisseur, mais celui-ci l’avait vendu à un vétérinaire, et ce vétérinaire n’avait pas encore effacé l’ancienne raison sociale sous une nouvelle couche de peinture. C’est ce qui avait pu in­duire en erreur. »

Les animaux éprouvèrent un profond soulagement à ces pa­roles. Et quand Brille-Babil leur eût donné d’autres explications magnifiques sur les derniers moments de Malabar - les soins, admirables dont il avait été entouré, les remèdes hors de prix payés par Napoléon sans qu’il se fût soucié du coût -, alors leurs derniers doutes furent levés, et le chagrin qu’ils éprouvaient de la mort de leur camarade fut adoucie à la pensée qu’au moins il était mort heureux.

Le dimanche suivant, Napoléon en personne apparut à l’assemblée du matin, et il prononça une brève allocution pour célébrer la mémoire du regretté camarade. Il n’avait pas été pos­sible, dit-il, de ramener ses restes afin de les inhumer à la ferme, mais il avait commandé une couronne imposante, qu’on ferait avec les lauriers du jardin et qui serait déposée sur sa tombe. Les cochons comptaient organiser, sous quelques jours, un banquet commémoratif en l’honneur du défunt. Napoléon termina son oraison funèbre en rappelant les deux maximes préférées de Ma­labar : « Je vais travailler plus dur » et « Le camarade Napoléon ne se trompe jamais » - maximes, ajouta-t-il, que tout animal gagnerait à faire siennes.

Au jour fixé du banquet, une camionnette d’épicier vint de Willingdon livrer à la maison une grande caisse à claire-voie. Cette nuit-là s’éleva un grand tintamarre de chansons, suivi, eut- on dit, d’une querelle violente qui sur les onze heures prit fin dans un fracas de verres brisés. Personne dans la maison d’habitation ne donna signe de vie avant le lendemain midi, et le bruit courut que les cochons s’étaient procuré, on ne savait où, ni comment, l’argent d’une autre caisse de whisky.

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