1939

Première partie de La Bureaucratisation du Monde, 1939.

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Le collectivisme bureaucratique

Bruno Rizzi

 


7

La restauration bourgeoise

La restauration bourgeoise, c'est la bête noire des marxistes orthodoxes scientifiques. Elle rôde telle qu'un fantôme dans le camp d'Agramant, dérange le sommeil de ces marxistes et remplit leurs songes d'angoisse. La crainte de voir reparaître la bourgeoisie à la suite d'une métamorphose de la bureaucratie, les obsède tous. C'est un argument excellent, propre comme un épouvantail à ceux qui n'entendent pas défendre l'U.R.S.S., tandis qu'il nous semble quelque peu difficile de soutenir, par le même argument, que le développement économique puisse revenir sur ses pas. Marx n'a jamais fait une allusion de ce genre et l'histoire enregistre un accroissement constant du volume de la production ; en même temps des organisations économiques progressives chassent les anciennes. Nos chevaliers déclarent que l'actuel système productif de l'U.R.S.S. est meilleur que le système bourgeois, mais continuent d'agiter leur fantôme.

Il est parfaitement inutile de faire une série de citations : toute leur littérature en est pleine, Trotski au premier rang. Toutefois Naville va plus loin et il faut le citer, même si nous regrettons de perdre du temps pour un argument si banal.

« La vague de terreur contre-révolutionnaire que la bureaucratie fait déferler sur les chemins de fer, usines et champs, en fusillant par centaines les ouvriers et fonctionnaires récalcitrants, est la conséquence de la nouvelle Constitution et de l'espérance qu'elle ouvre à une série de couches sociales derrière lesquelles se tient aux aguets le capitalisme mondial. La bureaucratie, écuyer de cette restauration, risque cependant de ne pas monter elle-même en selle. C'est cela qui révèle la fonction contradictoire et ambiguë de la bureaucratie soviétique, qui sape elle-même les fondements de son existence : la propriété étatique collective du sol, des moyens de production, de la grande industrie, des habitations et du commerce. »

Le capitalisme est aux aguets et la bureaucratie est en train de se faire harakiri ! Dors tranquille, ô preux chevalier, la bureaucratie a bien d'autres intentions ! Naville, plus loin, ajoute :

« La bureaucratie a fait voter une Constitution nouvelle, qui garantit une série de ses privilèges, elle a assassiné presque tous les anciens dirigeants bolcheviques dont la fidélité lui était suspecte ; elle a donné à la diplomatie de la S.D.N. des garanties inouïes : malgré tout cela, elle reste liée, non seulement par ses origines, mais aussi par son mode de fonctionnement, de recrutement, de reproduction, de consommation actuels, aux cadres de la propriété, définis au moment de la révolution d'Octobre. »

Il suffit seulement seulement de ces deux citations pour que n'importe quel modeste travailleur fasse la moue et refuse de risquer seulement l'ongle du doigt pour le pays de « la vie heureuse » ; mais les marxistes scientifiques sont durs à mourir. Ils se tiennent, debout et impassibles, sur une brèche postiche et ils sabrent l'air envahi de fantômes. La révolution d'Octobre a besoin d'une deuxième édition.

La prévoyance de Naville arrive au point de préciser l'économie à la suite de la restauration :

« Etant donné la différence fondamentale qui existe entre l'industrie étatique de l'U.R.S.S. et le capitalisme de monopole dans le système de l'impérialisme, il est évident que pour revenir au capitalisme privé dans les branches fondamentales de la production, il faudrait aussi que la bureaucratie se décompose : on verrait alors surgir en U.R.S.S. des classes sociales qui, par tout leur mode d'existence économique, seraient les frères de sang de la bourgeoisie, et même du fascisme européen. »

La bureaucratie, à cause de ses modes d'existence économique, est déjà un descendant de la bourgeoisie et le fascisme n'est rien autre que son jumeau. Tranquillisez-vous, M. Naville, la bureaucratie soviétique ne se décomposera jamais, surtout dans les monopoles. Outre ceux-ci, on est déjà arrivé, depuis longtemps, au capitalisme d'Etat appliqué plus ou moins largement dans tous les pays, mais cette application augmente toujours plus. Il ne nous semble pas logique qu'on doive revenir aux monopoles, ce sont là des formes économiques capitalistes antérieures au capitalisme d'Etat même !

Trotski nous a appris que la bureaucratie soviétique est le commis de l'impérialisme, mais les élèves vont encore plus loin dans leur marche à rebours de l'Histoire : ils arrivent aux monopoles !

Même si l'U.R.S.S. était disloquée par l'anti-komintern, on ne comprendrait pas la raison pour laquelle les conquérants devraient détruire un système économique qui est en construction précisément chez eux, au prix de sacrifices énormes, dans le champ national et international. Outre cela, ce système nous explique précisément leur apparition dans l'histoire, et leur succès, à ces conquérants. Si les Etats totalitaires disloquaient l'U.R.S.S., nous estimons que la forme politique serait maintenue et cette fois la bureaucratie soviétique deviendrait vraiment le « commis » nippo-italo-allemand.

Est-ce que le féodalisme a jamais eu l'intention de revenir à l'esclavagisme ? Est-ce que le capitalisme a jamais eu quelque nostalgie féodale ? Et la célèbre Restauration française n'a-t-elle pas, par hasard, fixé la domination incontestée de la bourgeoisie ? Cela fut précisément la raison de son existence, ce fut sa tâche historique. Napoléon en fit profiter ses projets insensés de mégalomanie, mais tout en se conservant le défenseur et le propagandiste des « Principes Immortels ».

Toute l'analogie que Trotski établit entre les régimes autoritaires d'aujourd'hui et les régimes bonapartistes, n'est pas très propre au but qu'il se propose d'atteindre. Les phénomènes bonapartistes du XIXe siècle n'ont rien à voir avec ce qui arrive en Russie, en Allemagne et en Italie. Le bonapartisme de Napoléon Ier et de Napoléon III laissa la base économique sociale intacte, tandis que les prétendus bonapartismes du XXe siècle bouleversent précisément les tréfonds du tissu connectif de la société, L'U.R.S.S. bureaucratique trouva la nationalisation de la propriété déjà accomplie et, à présent, elle la maintient ; or, si l'on qualifie avec mépris de bonapartisme tout cela, on court le danger de justifier historiquement le phénomène staliniste.

Trotski a toujours eu la main heureuse dans le choix des « slogans » ; il a un art inné et le succès lui est favorable même quand cet art engendre de la confusion. On a trouvé une analogie exhilarante afin de donner une explication de la qualification d'« Etat Ouvrier » qu'on flanque encore au collectivisme bureaucratique de Staline. La voici :

« L'U.R.S.S. est-elle un Etat ouvrier ? L'U.R.S.S. est un Etat qui s'appuie sur des rapports de propriété créés par la révolution prolétarienne et qui est dirigée par une bureaucratie ouvrière dans l'intérêt de nouvelles couches privilégiées. L'U.R.S.S. peut être appelée un Etat ouvrier, dans le même sens à peu près - malgré l'énorme différence des échelles - qu'un syndicat dirigé et trahi par des opportunistes, c'est-à-dire par des agents du capital, peut être appelé une organisation ouvrière. »

Ainsi il s'ensuit qu'une bureaucratie ouvrière exploite économiquement ses maîtres, c'est un cas qui n'est jamais arrivé sous la voûte des cieux, et pour donner du corps aux fantômes on a eu recours précisément à un de ces « glapissements perçants » dont Trotski a grand horreur, c'est-à-dire qu'on a comparé l'Etat à un syndicat ! Il nous arrive de penser à ce raciste, dont nous ne rappelons pas bien le nom, qui, pour empêcher le croisement des Aryens et des Sémites, nous raconte que le chien fait l'amour à une chienne, le chat à une chatte, le lion à une lionne, partant…

Dans tout son exposé, Craipeau s'indigne avec raison et il ronge son frein. Cela a été pour nous un plaisir que de découvrir ce mouton à cinq pattes, un plaisir comparable à celui qu'éprouva Robinson quand il trouva finalement un compagnon. Toutefois nous pensons que sa conception de la bourgeoisie soviétique sent trop le « bourgeois ». Il est logique que la nouvelle classe s'abandonne à tous les plaisirs, puisque cela se trouve dans le programme de toutes les classes dominantes et exploiteuses. Mais Craipeau ne doit pas craindre l'accumulation des richesses ni leur nature héréditaire : il s'agit d'une propriété des moyens de consommation et non de production.

La bureaucratie n'a pas la nature de chaque propriétaire bourgeois. Celui-ci étalait ses biens ; mais aujourd'hui la propriété est si proche de la socialisation (dans l'évolution historique), c'est-à-dire de sa disparition en tant que propriété circonscrite, tout en conservant seulement le caractère d'un moyen de production que, outre d'avoir pris une forme collective, elle est aussi cachée et niée par les possesseurs actuels. Ce qui importe au bureaucrate, c'est surtout la plus-value ; mais il est obligé de la consommer en cachette !

Et pourquoi Craipeau, lui, pense-t-il au retour de la bourgeoisie ? Puisqu'il admet l'existence d'une classe nouvelle non-bourgeoise, du moins il ne la croit encore telle, pourquoi veut-il qu'elle se transforme tout de suite et à nouveau en bourgeoisie ? Si une classe nouvelle s'est formée, c'est parce que, historiquement ou incidemment, il lui appartient de développer un rôle dans l'ascension historique de l'humanité. Notre conclusion sur ce point c'est que la bureaucratie a la tâche, ou bien elle s'en chargée, d'organiser la production sur les bases de la propriété collective en planifiant l'économie dans le cadre de l'Etat, tandis qu'il ne resterait au socialisme que la « nationalisation » internationale, et le problème de la distribution socialiste des produits.

Craipeau juge erronément aussi l'essence du fascisme. Le fascisme a été en fonction de la bourgeoisie et il a aussi essayé de continuer pat l'économie capitaliste, mais, dans les nécessités du développement économique, il a trouvé des conditions encore plus autoritaires que son mouvement politique même, lesquelles l'ont obligé à prendre rapidement la voie de l'Etat totalitaire.

C'est atteindre le but contraire que de craindre ces constatations ; on fait le jeu d'autrui, on tourne le film du réformisme à l'envers. Puisque vous l'avez remarqué exactement chez Trotski, pourquoi ne le feriez-vous pas pour vous-même ? L'hypothèse de La Révolution trahie que vous avez citée a-t-elle réellement un sens historique ? Si, en effet, l'auteur a fait suivre cette hypothèse des phrases suivantes : « Mais cette hypothèse est encore prématurée » ; « Le prolétariat n'a pas encore dire sa dernière parole. » (C'est nous qui avons souligné le mot prématurée .)

L'existence d'une classe nouvelle en U.R.S.S. asmise, des gouffres béants s'ouvrent devant la mentalité marxiste, mais on n'évite pas ces gouffres en fermant les yeux. Il faut boire le calice d'amertume jusqu'à la lie, ensuite seulement il est possible de reprendre le fil et de le dévider par le bon côté.


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