1973

Kamata Satoshi

Toyota, l'usine du désespoir

Journal d'un ouvrier saisonnier
Chapitre 5 : Travail en deux postes : jour et nuit (Décembre 1972)

1973

 


Dimanche 7 janvier 1973. – 800 boîtes par jour.

Réunion amicale de nouvel an. Cela se passe dans un hôtel à côté du foyer. C'est un hôtel à la mode japonaise avec, comme enseigne, une tour au sommet de laquelle a été hissée une voiture grandeur nature. Je suis le seul saisonnier à y participer. Au début, on a droit à un petit discours du contremaître : il nous annonce pour cette année une production de 800 boîtes par jour, et donc une augmentation des heures supplémentaires. Il termine en disant : « Faites attention à ne pas vous blesser, je compte sur votre collaboration. »

Après un petit moment, on s'est mis à changer de place, à se verser du saké, à reprendre des chants à la mode au micro, à danser avec les serveuses, mais personne ne s'est saoulé. On était tous pleins de retenue. J'attendais pourtant le moment où, à la faveur du saké, la colère maintenue allait jaillir d'une manière ou d'une autre, mais... rien. Ils se sont mis à jouer au majong dans une pièce voisine. Takéda et moi, qui ne savons pas jouer à ce jeu, on est allés dans un bar boire un café et finalement on est rentré au foyer, trempés par la pluie. Le travail a commencé depuis le 5 janvier, mais il y a encore quatre ou cinq types qui ne sont pas arrivés.


Lundi 8 janvier. – C'est ma première journée de nuit. Travail de 9 heures du soir à 6 heures du matin. Je suis crevé. J'ai senti surtout la fatigue entre 4 et 5 heures. Mais, même fatigué, j'assemblais les pièces, suivant le rythme de la chaîne. J'avais envie d'aller au lit le plus vite possible : je ne pensais qu'à ça.
En sortant de l'usine il faisait déjà clair, on voyait les montagnes à l'est. J'ai pris mon petit déjeuner au réfectoire central. Je tombais de sommeil. J'ai rencontré en chemin Kudô qui partait au travail. Je l'avais déjà croisé hier soir en allant au boulot, à peu près au même endroit. C'est pas normal quand même !

Fukuyama, qui était venu en renfort chez nous, est retourné dans son atelier. Il aura donc passé cinq mois avec nous. Et c'est Hagiwara, un jeune de vingt ans, qui est venu le remplacer, venant de l'atelier d'assemblage. Il a été apprenti chez Toyota. Il se laisse encore déborder.(Quand je suis de nuit, j'écris mon journal le matin en rentrant.)


Mardi 9 janvier. – Le temps est splendide. Je voudrais faire sécher mon matelas, mais à cause du travail de nuit il me faut tirer les rideaux et dormir. Arriver le matin, dormir le jour, partir le soir. C'est stupide.

Ce matin, conversation dans le vestiaire :

« Quand on est de nuit, le matin, j'ai envie de baiser. – Ah ! dis pas ça ! Moi, j'peux même pas bander, je suis trop fatigué. Baiser le matin, c'est un signe de bonne santé, mais quand on ne peut même pas le faire...

– Quel est le crétin qui a pu inventer un système de travail pareil ? »

En six mois, les heures de travail ont été changées trois fois. Jusqu'au mois d'août, c'était le travail de jour. De septembre à décembre, c'était le travail en deux équipes du matin et du soir, et depuis janvier c'est le travail de jour et de nuit, à deux postes. Ça s'est fait sans consulter aucunement les travailleurs. Pour satisfaire l'augmentation de la production et sans augmenter le nombre d'ouvriers, la direction s'en sort d'une manière unilatérale, en augmentant les heures de travail.

Ce genre de travail à deux postes (jour et nuit) a commencé chez Toyota en 1962. « À partir du 10 septembre 1962 la société a fait savoir à l'usine de Motomachi qu'elle voulait mettre en place le système du travail de jour et de nuit. Le syndicat, après avoir examiné cette proposition, a déclaré qu'il était contre un tel changement d'horaire mais que, vu la situation de l'industrie automobile, il s'inclinait, car il n'y a pas moyen de faire autrement... ! » (D'après Vingt ans d'histoire du syndicat Toyota.)

Dans le journal Toyota du 1erjanvier, on rapporte les paroles du patron au sujet des prévisions de l'année qui commence : « Je voudrais qu'on atteigne 1 550 000 véhicules pour les ventes intérieures et 800 000 pour l'exportation, ce qui ferait un total de 2 350 000 véhicules, soit une augmentation de 12 %. »


Mercredi 10 janvier. – 32 milliards de yens de bénéfices en six mois.

Je suis crevé. Je finis par arriver péniblement à ma chambre, tombant de fatigue, de sommeil et grelottant de froid. À l'heure de la pause aussi on est tous en train de grelotter. Il n'y a que deux petits radiateurs dans notre vestiaire construit en plastique sur une armature de fer. Tout en claquant des dents, un gars disait : « J'ai lu le journal d'aujourd'hui : 30 milliards de bénéfices qu'ils font, et c'est du bénéfice net. Ça fait à peu près 200 millions par jour. Et dire qu'ils nous font travailler dans des baraques comme celle-là ! »

Les critiques sont toujours assez justes, mais il n'y a personne pour aller plus loin, pour continuer la discussion. Un gars ajoute après un moment :

« Ça vaudra le coup de voir ça à la prochaine augmentation de salaire. Mais à tous les coups on va nous dire encore que la situation est mauvaise, etc.

– Et avec ça y'a rien à faire, le syndicat marche main dans la main avec la direction. Il n'y a que pour les élections qu'il se met à faire quelque chose ! »

Dans le journal Chûnichi du 9 janvier, les bénéfices nets d'impôts de la Société Toyota, calculés le 8 novembre 1972 pour les six mois précédents, se montaient à 31 945 000 000 de yens. C'était la première fois au Japon qu'une entreprise atteignait ce chiffre. Au semestre précédent, Toyota avait déjà le record avec 25 milliards 680 millions de yens, et conservait donc sa première place devant Matsushita Electric.

Le matin, le chef d'équipe vient me donner un petit coup de main et me dit :

« – Alors ? Tu ne voudrais pas rester chez Toyota ?

– Non, ça ne me dit rien, le travail est trop pénible...

– T'as bon caractère, je suis prêt à te recommander, tu sais... »

Il a dit encore quelque chose, mais comme j'avais pas un moment pour souffler et à cause des bruits de toutes sortes (ventilateurs, moteurs, raclements de la chaîne secondaire, marteau pneumatique, etc.), je n'entendais pas bien.

À partir d'aujourd'hui il faut produire 400 boîtes par poste.

D'après le bulletin d'information du mois de novembre destiné aux actionnaires, où se trouve inscrit le compte d'exploitation, « les investissements en titres pour prendre le contrôle des fabricants de pièces détachées se montent à 16 milliards 200 millions de yens, et le total des autres investissements de la firme atteint la somme globale de 21 milliards. De plus, afin de réduire les bénéfices déclarés, en maintenant de force l'accumulation interne des capitaux, la firme consacre 53,4 milliards au fonds de réserve pour les amortissements, 13 milliards de réserves pour la création de marchés extérieurs et 9,9 milliards pour des remboursements divers. Enfin la firme prévoit, grâce à l'augmentation des investissements et à l'accumulation forcée de capitaux, un accroissement encore plus grand : elle compte consacrer cette année 85 milliards (35 de plus que l'an dernier) à modernisation de ses installations, construction d'usines et achats de terrains à l'intérieur du pays »...

Les ouvriers, eux, rompus de fatigue, tremblant de froid, n'aspirent qu'à pouvoir dormir au prochain congé.



Période

Juin-nov

. 1968

Juin-nov.

1969

Juin-nov.

1970

Juin-nov.

1971

Déc 1971 à

mai 1972

Juin-nov. 1972

Nombre de

Véhicules

vendus.

566 726

776 973

850 545

1 037 090

1 015 911

1 091 349

Montant

des ventes

(en milliards

de yens).

277,6

388,4

441,5

544,5

538,8

587,4

Bénéfices

hors taxes

(en milliards

de yens).

14,1

19,2

17,3

20,1

25,1

31,9

Nombre

d'employés

34 078

36 689

40 365

40 918

41 447

41 256


Évolution de Toyota durant les cinq dernières années

(par semestre).


En regardant le tableau ci-dessus on peut observer que si la production, les ventes et les bénéfices ont doublé en l'espace de cinq ans, le nombre des travailleurs n'a augmenté que de 20 % environ. Entre mai et novembre 1972, malgré une augmentation de 75 000 véhicules à la vente et un surplus de 6,8 milliards de yens de bénéfices, le nombre total des ouvriers a diminué de 191 personnes.


Jeudi 11 janvier. – Bio-rythme et électrocution [1].

Hier soir, en arrivant au travail, il y avait dans le vestiaire une étrange ambiance faite de murmures étouffés. Le chef d'équipe de l'autre poste était là debout, le visage défait, et les copains étaient rassemblés autour de lui. Je me demande à Miura, mon copain saisonnier, si c'est un accident et il me répond : « Kawamura, le temporaire, s'est fait électrocuter. » C'est un jeune venu du Hokkaïdô où il était menuisier-charpentier. Il a été transporté à l'hôpital Toyota et il en a pour plus d'une semaine, paraît-il.

Avant de commencer le travail, le chef d'atelier nous a fait un petit baratin : « D'après son bio-rythme, c'était son plus mauvais jour, et c'est juste tombé dessus ! Quelle malchance ! » Pour aller chercher des pièces qui manquaient à son poste, Kawamura a dû enjamber deux chaînes de transfert et il a touché à une vieille machine où le courant passe dans le socle. Les fils étaient dénudés et il a reçu une décharge de 200 volts : comme ses gants étaient mouillés, il a été projeté au moins à un mètre sur le sol. Atteint d'une commotion cérébrale il a perdu connaissance. Il paraît que le courant s'est échappé par un trou dans les gants à la racine des doigts et que si le courant était parvenu jusqu'au cœur il serait mort sur le coup.

Dans son équipe, le jour de l'accident, il y avait tout juste le nombre prévu d'ouvriers, car deux gars étaient en congé et un saisonnier venait de donner son compte. La cause de l'accident réside donc d'abord dans le fait que, débordé, ayant réussi à épargner un peu de temps, il traversait la chaîne de transfert pour aller chercher des pièces qui manquaient. Mais, évidemment, il y a aussi la vieille machine avec ses fils dénudés et le fait qu'il n'y avait pas de passerelle pour traverser la chaîne. Tout ça, selon le chef d'atelier (membre du syndicat), est dû à la malchance et dorénavant il nous faudra « ces jours-là » redoubler d'attention pour ne pas causer d'accident et pouvoir ainsi venir travailler régulièrement !

Le nouveau slogan de cette année était écrit au tableau : « Que chacun se sente responsable dans tout ce qu'il fait. »



Vendredi 12 janvier. – « Soixante-seize secondes ! »

Au petit matin, on travaille dans le froid en tremblant. Aujourd'hui encore, travail en heures supplémentaires jusqu'à 7 h 15. J'ai entendu dire que notre temps alloué est passé à soixante-seize secondes. Ça fait donc quatre secondes de moins que lors de mon arrivée en septembre. Les positions de mes copains de travail ont aussi changé :

En couverture à la chaîne : Harata, titulaire, vingt-cinq ans, sorti du lycée, et Miura, saisonnier, vingt ans, sorti du lycée.

Vérificateurs : Mioué, titulaire, vingt-cinq ans, sorti du lycée, et Sugimoto, titulaire, vingt-deux ans, sorti du lycée.

Transport : un gars de vingt ans venu d'un autre atelier.

Magasinier : Yoshisaki, titulaire, vingt-sept ans, armée.

Les chefs : le contremaître, quarante-sept ans ; le chef d'équipe, trente ans, sorti du lycée, et le sous-chef d'équipe, vingt-sept ans, sorti du lycée.

Dans le journal Chûnichi d'aujourd'hui il y avait un article sur la commande de platine faite par Toyota pour la purification des gaz d'échappement, une commande qui se monte à 15 milliards de yens. Et dans le journal Toyota il y avait en première page le discours de nouvel an du patron, destiné à tous les chefs de service et chefs de section. M. Toyota y définissait ainsi son plan d'année :

« 1) Pour affermir notre place dans le monde, consacrer toutes nos forces à une politique de sécurité et d'antipollution ; »
« 2) conserver et consolider notre première place dans le monde industriel japonais ; »
« 3) voir d'une manière concrète comment on pourra faire cette année un grand bond en avant pour l'exportation de nos voitures. »

En deuxième page, il y avait les objectifs de production des grandes marques de voitures et de camions du Japon : Toyota : 2 350 000 véhicules (12,6 % d'augmentation par rapport à l'année dernière) ; Nissan : 2 100 000 (12,9 %) ;

Mazda (Tôyôkôgyô) : 750 000 (17,2 %) ; Mitsubishi : 575 000 (27,8 %) ; Honda : 400 000 (21,2 %) ; Daihatsu : 330 000 (15,8 %) ; Suzuki : 250 000 (12,6 %) ; Isuzu : 238 000 (27,2 %) ; Fuji : 230 000 (20,4 %) ; Hino (contrat avec Renault) : 72 000 (22 %) ; Nissan Diesel : 25 000 (13,6 %). Total : 7 320 000 véhicules (+ 15,7 %) [2].



OTA


SUGIURA

SHIMOYAM

HAGIWARA

Saisonnier

machine :

Titulaire

titulaire

Titulaire

32 ans

Aspirateur.

26 ans

24 ans

21 ans

Menuisier


Armée.

sorti du lycée.

Ecole Toyota



KAMATA

OGI

TAKEDA

HASHIMOTO

IINO

Saisonnier

apprenti

titulaire

Titulaire

Titulaire

34 ans

16 ans

19 ans

35 ans

20 ans

 

tailleur de

pierres tombales

École

Toyota

Petit commerçant

école de

pêche.



Mardi 16 janvier. – Un gosse de seize ans travaille de nuit.

On a beau en faire, en faire, les boîtes de vitesses continuent de défiler ! Le seul ressort qui me fait travailler c'est de savoir que la chaîne s'arrêtera bien à un moment ! Mais Dieu que c'est long ! En arrivant au boulot, j'ai pu voir qu'une passerelle en fer venait d'être installée pour traverser la chaîne secondaire : elle attirait le regard avec sa peinture jaune. Ça faisait longtemps qu'on avait demandé avec insistance une telle passerelle, mais il a fallu l'accident de Kawamura pour la voir arriver comme par enchantement. C'est exaspérant !

Je rentre avec Ogi, le jeune apprenti (tout le monde l'appelle l'arpète). Il me dit être né en 31 de Shôwa [3], il a donc seize ans. Ça me fait tout drôle de travailler avec un jeune qui, tout en faisant le même travail, a vingt ans de moins que moi. Il a quitté l'école au mois de mars et j'avais déjà entendu dire qu'avant de venir chez Toyota il était resté à Miyazaki pour donner un coup de main à sa famille. Mais, en causant aujourd'hui avec lui, j'ai appris qu'ils étaient marbriers, ils faisaient des pierres tombales. Drôle de coïncidence : Kudô, qui habite avec moi, faisait des autels funéraires et lui, qui travaille à côté de moi, des pierres tombales. Ça fait un peu funèbre ! Il y a aussi Ota, qui est venu de Tokushima et qui était menuisier, et deux gars qui sont venus du Hokkaïdô et qui étaient charpentiers. On peut voir ainsi combien le monde des artisans est devenu lui aussi instable. Je me souviens d'un artisan qui sculptait des pierres tombales à la main : il me disait qu'il était obligé de se mécaniser, mais qu'il n'y arrivait plus à cause du capital que ça demande et des commandes qui se raréfiaient.

Ogi me disait que la première semaine, l'estomac dérangé par la nourriture qu'on nous sert au réfectoire, il rendait chaque jour. Même actuellement, quand il arrive à la chaîne après avoir mangé, il appelle le chef d'équipe pour aller aux toilettes, mais c'est pour aller y vomir. Il me dit qu'il a mal à l'estomac. Serait-ce que lui aussi, avec son visage rose et boutonneux d'adolescent, va finalement perdre tout ça et épouser notre pâleur ? Malgré ça il ne se plaint pas, ne sur la fatigue ni sur la pénibilité du travail. Il me dit qu'il s'attendait à un tel travail et que ça ne lui paraît ni facile ni vraiment difficile. Il ne se posait guère de problème, tout convaincu qu'il était que le boulot qu'on lui avait confié était l'un des plus faciles.

Je lui demande ce qu'il pense du travail de nuit et il me répond simplement qu'il a sommeil, c'est tout ! Il a quand même ajouté que lors de l'entrevue pour entrer chez Toyota on ne lui avait pas parlé de ça. Je me demandais si ce n'était pas illégal de faire travailler de nuit un jeune de seize ans. Je me rappelle qu'en Angleterre, en 1830, il était interdit de faire travailler de nuit des jeunes de moins de dix-huit ans, et ça fait presque cent cinquante ans depuis !

En allant en ville, hier, j'ai jeté un coup d'œil dans une librairie sur un livre de législation. Voilà ce qu'il y avait d'écrit dans le Code du travail : « Travail de nuit (article 62, paragraphe 1) : l'employeur ne doit pas faire travailler les femmes, quel que soit leur âge, et les jeunes de moins de dix-huit ans entre 10 heures du soir et 5 heures du matin. Cependant cette restriction ne vaut pas dans le cas du système des trois huit où l'on peut faire travailler les jeunes garçons à partir de seize ans révolus. » (C'est l'auteur qui souligne)


Mercredi 17 janvier. – Sur le banc adossé au mur du vestiaire quelqu'un a écrit à la craie : « À bas le travail de nuit ! »

Avant de commencer le travail on nous a réunis et le chef d'équipe nous a appelés chacun par notre nom et nous a distribué un badge Toyota. D'après mon « bio-rythme », c'est aujourd'hui mon jour de malchance. Le chef d'atelier a vérifié les dates de naissance de chacun d'entre nous. C'est à partir d'elles que sont calculés les jours de malchance, et il est en train de faire un tableau récapitulatif.

Quand je me balade avec cette casquette où sont épinglés le badge qui porte mon numéro matricule et le badge qu'on vient de recevoir, ça me fait honte : on dirait une femme qui porterait sur elle la date de ses règles ! Depuis l'accident de Kawamura, un plan de sécurité calculé grâce au bio-rythme a été instauré dans notre atelier. Cependant, aujourd'hui, j'étais en pleine forme, bien que ce fût mon jour de malchance.

Dans le vestiaire, assis sur le banc, un gars feuilletait le journal hebdomadaire Toyota et murmurait : « Pas intéressant ! Il n'y a rien pour nous là-dedans, foutu journal ! » Dans le journal en question il y avait un tableau montrant la révision des primes de transport et de déplacements.

On a reçu notre bulletin de paye. J'ai manqué trois jours. Salaire de base plus prime de productivité : 49 220 yens. Salaire total : 69 290 yens. Salaire net : 65 000 yens. Ce mois-ci je vais envoyer 50 000 yens à la maison.


Jeudi 18 janvier. – Kudô s'effondre et quitte Toyota.

Aujourd'hui on a fait 425 boîtes, paraît-il : ça fait 25 de plus sans qu'on s'en aperçoive. Ça semblerait indiquer qu'on va vers les 450. En rentrant au foyer, je trouve Kudô, qui était encore là :

« Tu ne vas pas au boulot ? – Aujourd'hui j'y vais pas, demain non plus. – Tu ne te sens pas bien ? – J'arrête, je vais foutre le camp, je ne tiens plus le coup. »

Il me regarde, découragé. Hier, il était de nuit. Peu après le début du travail, il sentit que ça n'allait pas bien. Mais malgré ça il a continué quand même. Il regarde l'horloge, il était 1 heure moins 10 : encore dix minutes et ce sera l'heure de la pause pour manger. Trois minutes après il regarde encore l'heure, et c'est alors qu'il est tombé dans les pommes.

Quand il est revenu à lui, il était allongé sur un banc, et on l'avait recouvert du blouson qu'il venait d'acheter. Quelqu'un l'avait pris dans son vestiaire et le lui avait apporté. Le chef d'atelier était auprès de lui. Il lui a dit qu'aussitôt après être tombé on l'avait transporté à l'hôpital Toyota qui se trouve devant l'usine où on lui avait fait une piqûre, puis on l'avait transporté à l'infirmerie de l'usine. C'était déjà le matin. Mais pourquoi donc ne l'a-t-on pas laissé dormir tranquillement dans un lit de l'hôpital ?

Quand on l'a conduit une deuxième fois à l'hôpital, il a parlé de l'accident qui lui était survenu. On a dit alors à son chef d'atelier : « Quelqu'un qui est tombé une fois ne peut plus travailler. » Celui-ci lui a dit : « Je prépare ton compte. Repose-toi bien, puis reviens me voir ! » Et voilà, c'est tout ! Il a tout simplement perdu sa force de travail.

Après avoir raconté tout ça, il a simplement ajouté : « Je ne suis pas mort, c'est déjà pas mal », et il continue comme en se parlant à lui-même : « Oui, c'est bien comme ça ; d'ailleurs, il y a besoin de quelqu'un à la maison pour faire tomber la neige du toit. » Puis il ajoute : « Il restait quarante-six jours pour accomplir mon contrat, je ne pourrai pas toucher la prime. » Son ton était proche des larmes : il était complètement déboussolé.

Il travaillait de 8 heures à 8 heures, mais il se présentait une heure avant pour laver des pièces, en graisser d'autres et préparer le travail. C'était un boulot qui n'était pas payé, mais sans cela il ne pouvait pas suivre le rythme. C'était peut-être un reste de la conscience professionnelle qu'il avait acquise quand il était artisan. On était là tous les deux, assis par terre à se regarder, et il laissa tomber : « Finalement, c'est rien, et je pense que je pourrai recommencer quand même. »


Vendredi 19 janvier. –Devant la porte de l'usine on distribue un numéro spécial de l'hebdomadaire Toyota. Il s'agit d'un compte rendu du comité patron-ouvriers qui a eu lieu hier. Le président de ce comité, M. Umébayashi, s'y exprime ainsi : « Afin de transformer les conditions de travail qui par l'extension brutale de la révolution technique ont été marquées par la simplification des tâches et leur intensification, il faut trouver de nouvelles raisons de vivre et de travailler. Pour cela, notre syndicat revendique avec fermeté une harmonisation entre le travail et les loisirs... Après le développement considérable de Toyota et pour qu'une juste concurrence puisse exister au sein des entreprises internationales, alors que l'opinion mondiale discute pour obtenir de meilleures conditions de travail, on ne peut pas éviter ce problème des deux jours de congé par semaine : il nous faut, par un dialogue loyal entre patrons et ouvriers, obtenir le plus vite possible une solution. »

Et voilà, d'après le même journal, la réponse de Monsieur Toyota : « Ce problème est essentiel pour la marche de l'usine, il faut donc l'aborder avec une extrême prudence... Étant donné les prévisions pour l'année qui vient et les objectifs que nous nous sommes fixés :

1o On prévoit sur le marché une concurrence de plus en plus acharnée et il n'est donc pas question de se laisser aller en quoi que ce soit.

2o C'est le moment où il nous faut introduire la technique des moteurs antipollution.

3o Pour conserver notre première place, il nous faudra de toute façon produire cette année 2 350 000 véhicules et les vendre.

4o Je voudrais aussi que cette année soit une année de bond en avant dans notre expansion à l'étranger.

Il y a donc des problèmes importants et nous sommes soumis à une situation impitoyable. Dans ces circonstances, je voudrais bien que vous compreniez combien il est difficile d'introduire ce système des deux jours de congé hebdomadaire, problème qui touche à l'essentiel de notre politique. »

On a donc reçu ce tract, mais les copains d'atelier y sont complètement indifférents. Ils n'y font pas attention, car ils pensent qu'ils l'auront ce système des deux jours de congé : on en parle déjà depuis un moment et on dit que ce sera réalisé en avril. Ça ressemble à ce qui s'est passé quand on nous a parlé de changement de poste avant d'en avoir reçu l'annonce officielle. De même qu'ils ne pouvaient pas imaginer qu'on puisse négocier ni même revendiquer dans le cas du travail à deux postes de jour et de nuit, de même pour ce qui est des deux jours de congé ils ne réalisent pas qu'il serait possible de faire de même ou de faire marcher le droit de grève. Ils pensent que tout cela est décidé en haut lieu et que ça descend jusqu'en bas. Ou bien ils en arrivent peut-être à penser que de toute façon la situation ne peut guère s'améliorer.


Samedi 20 janvier. – Quand je me suis réveillé ce matin, Kudô n'était plus là. En allant au travail, je l'ai rencontré, grelottant de froid, la capuche de son manteau rabattue sur la tête. Il était allé chercher ses affaires à son atelier. Il avait un regard curieux et dans ses yeux toute force semblait évanouie. On a causé cinq minutes, mais je ne me souviens plus de ce qu'on s'est dit.

Quand je suis rentré du boulot, il était déjà parti accompagné par son frère qui était venu de Tokyo pour le chercher. Il avait laissé un papier sur la porte : « Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Porte-toi bien. Avec toutes mes excuses ! » Et dans la chambre il y avait un bout de carton sur lequel il avait écrit au crayon feutre : « Kamata, il te reste encore un mois à faire : prends bien soin de ta santé ! Bon courage ! Pour moi, je te précède. Kudô. »

La colère se mit à bouillonner en moi.

À lui qui voulait de l'argent et qui était seulement soutenu par l'acquisition des différents objets qu'il pourrait s'acheter avec sa paye, on lui a volé sa force de travail à cause d'un boulot impossible à supporter. C'est finalement un licenciement pur et simple. Licencié, il ne lui reste plus qu'à rentrer à son village, avec en lui une « bombe » prête à éclater. Aucune assurance ! Il est parti en laissant le calendrier qu'il avait reçu du magasin d'électricité qui fait face au foyer. Il avait noté dessus les heures qu'il faisait : par exemple en face du 8 janvier il avait écrit « de 8 h à 8 h » et en face du 9 janvier « de 8 h à 7 h 30 ». Et à partir du 16 janvier il avait commencé à écrire en grosses lettres « quarante-sept jours, quarante-six jours, etc. » aux dates des jours de la semaine, laissant de côté les dimanches et le samedi quand il était de nuit, et à la date du 15 mars il avait noté « Fin de contrat ». Il espérait donc aller jusqu'au bout et rentrer chez lui avec pour bonus la prime de 23 000 yens promise. Moi aussi, j'ai mis au-dessus de mon oreiller un calendrier où je note au crayon à bille les jours qui me restent à faire.

Lundi 22 janvier. – Dans le journal Toyota il y a un article sur la cérémonie de titularisation de 91 apprentis. 91 promus en trois mois, ça ne fait pas beaucoup ! Au mois d'octobre de l'an dernier il y en avait 126. Ça fait donc en gros 400 jeunes par an qui sont promus au rang de titulaires. Et les autres, ils ont tous abandonné ? À voir le nombre des offres d'emploi dans le journal, il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus, peu nombreux sont ceux qui arrivent à passer le Styx [4] !


Mardi 23 janvier. – Depuis hier je suis de nuit. Arrive le matin : on peut voir le profil légèrement bleuté des ouvertures aménagées pour capter la lumière dans le toit de l'usine en dents de scie. Si on se mettait à regarder d'en haut, l'usine pourrait ressembler au fond de la mer. On y verrait ces silhouettes fébriles qui s'agitent tels des poissons dans un aquarium, au fond de cet atelier éclairé seulement pas la lueur glacée des lampes au néon, car les rayons du soleil ne pénètrent pas encore. Et dès l'apparition du soleil, quand on sent l'atmosphère s'embraser, on pourrait nous voir alors, avec cette fatigue qui déferle tout d'un coup, tels des poissons la bouche ouverte qui boivent la lumière à grands traits. Ça me rappelle un dessin animé [5] français que j'ai vu autrefois et où il était question d'un tyran qui louchait et qui faisait travailler des hommes à l'air malade dans une usine souterraine.

Je rentre avec Takéda et Ogi. Tout à coup Takéda m'a adressé la parole : « C'est bizarre la vie, et il y a plusieurs manières de l'envisager. J'ai vu une émission à la télé qui s'appelle Le fantôme du loup : c'est l'histoire d'un type qui passe sa vie à la recherche d'un loup japonais. » Ogi aussi l'avait vu et il a approuvé en disant : « oui, ça existe. » Et Takéda de poursuivre sur un ton ironique : « C'est comme pour notre boulot, on est chaque jour à la poursuite des boîtes de vitesses ! » J'ai ajouté que pour nous c'est un peu différent, puisque nous sommes plutôt poursuivis par le travail.

Je communie parfaitement à ce que disait Takéda en employant ce terme très simple de « vie humaine ». Est-ce une vie, le travail que nous faisons ? Peut-on parler de vie ? Quelle vie faudrait-il vivre ? Lui, qui a dix-neuf ans, ce sont des questions qu'il se pose chaque jour.


Mercredi 24 janvier. – On est arrivés à une production de 440 boîtes. La chaîne tourne jusqu'à 7 heures et demie. Comme le repos au milieu de la nuit se termine à 1 heure et demie, ça fait donc six heures de travail sans désemparer. Et j'ai l'impression que cette situation va continuer dorénavant. Après 6 heures du matin, mon corps ne répond plus : c'est très dur. La production augmente régulièrement, mais nous, on est de plus en plus malmenés.

Comme je n'arrive pas à dormir dans la journée, je prends des somnifères. Grâce à cela, je dors de 10 heures à 17 heures, mais la fatigue ne s'en va pas. Après avoir mangé, à la pause de la nuit, on se met à causer doucement, assis sur le banc, épaule contre épaule. Mais notre conversation est beaucoup moins vivante qu'avant :

« C'est l'heure où les gens normaux sont couchés ! – Nous aussi on est normaux, mais c'est le patron qui nous a rendus anormaux. – Arrête tes conneries, fais sept ans ici et tu verras si t'es encore normal ! – Moi, mon seul plaisir, c'est l'alcool !

– Quand je suis de nuit, la bouteille de saké descend à vue d'œil. – Et moi, une bouteille d'1,8 litre, elle fait pas trois jours. – Quand je rentre à la maison, je prends un verre juste avant de dormir. J'en prends un autre quand je me réveille deux ou trois heures après, et avant de partir au boulot, encore un autre, comme réconfortant ! »

Cessez-le-feu au Vietnam. L'armée impérialiste américaine, la plus puissante du monde, a eu beau tout mettre dans la bagarre, elle n'a pas pu vaincre les « Vietnamiens aux pieds nus ». Finalement les envahisseurs auront échoué.


Jeudi 25 janvier. – Il faisait très bon aujourd'hui malgré la pluie. Une heure après avoir commencé le travail, j'étais déjà crevé et j'avais envie de rentrer. Je pensais continuer jusqu'à minuit et demi, l'heure de la pause, puis abandonner, mais le travail aidant, peu à peu ça a été mieux et je suis resté jusqu'au matin.

Le soir, vers 6 heures, j'avais fermé les rideaux et j'étais en train de dormir quand un gardien a ouvert ma porte qui était fermée à clef ; il est entré et m'a dit qu'un nouveau temporaire devait arriver à partir de demain. Avant il m'était déjà arrivé, au retour du bain, de trouver un gardien dans ma chambre. Ça inquiète, car il pourrait jeter un coup d'œil sur mes livres. Je fais pourtant très attention. Mais pourquoi donc ont-ils le droit d'entrer comme ça à l'improviste ? Ils trouvent toujours un prétexte, par exemple le « mouvement des 4 S sur la sécurité ». Ils nous prennent pour un entrepôt de marchandises qu'ils vérifient de temps en temps !...


Vendredi 26 janvier. – Histoires macabres.

La matin, la chaîne s'est arrêtée à 7 heures. J'ai été appelé par le chef d'atelier qui me dit : « Qu'est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu accepterais de faire un mois supplémentaire ? En mars on sera débordé. »

La production actuelle de 800 boîtes par jour doit être portée à 900 au mois de mars. Ils ont recruté 900 jeunes qui sortent de l'école en mars [6], mais ça sera trop tard. Ils n'ont pas non plus l'espoir de pouvoir embaucher des saisonniers et c'est pourquoi ils demandent aux temporaires actuels de prolonger leur contrat.

« Tu travailles pas mal, et je t'en remercie. Tu resteras bien un peu plus, n'est-ce pas ? – Je vais réfléchir », lui ai-je répondu en me retirant.Je n'ai pas l'intention de rester, mais je voulais voir quelle serait sa manière de faire. Actuellement, avec une production de 400 boîtes, on a une heure supplémentaire, alors, si on doit y ajouter 50 boîtes, ça fait au minimum une heure de plus.

À l'heure de la pause, au milieu de la nuit, le chef d'équipe nous dit qu'un type de l'atelier des différentiels s'est fait écraser le pouce de la main gauche. Du coup, tout le monde se met à parler des accidents de travail :

« Chez Toyota on entend beaucoup parler d'accidents mortels et de gars qui se blessent, mais on n'a jamais entendu dire qu'une chaîne se soit arrêtée. – Peu importe un ou deux morts, pourvu que la production augmente ! – Avec le rythme de travail qu'on nous impose et la monotonie du boulot, c'est pas étonnant qu'il y ait des blessés. – Parmi les chefs d'équipe ou les contremaîtres, nombreux sont ceux qui n'ont plus de mains.

– je connais un contremaître qui a perdu des doigts à chaque main ; il s'est fait retourner la peau du visage comme un lapin, et même que le moule était rempli de sang ! – Moi j'ai entendu dire qu'un gars à l'heure de la pause de midi nettoyait un laminoir et quand il a appuyé sur le bouton il a vu sortir de la machine un bras et des doigts : un gars avait été porté disparu !

– Y'a même un temporaire qui est tombé dans l'eau bouillante : quand il est ressorti il était tout gonflé, prêt à éclater ! C'est quand même malheureux ! »

Il était 1 heure du matin : voilà le genre d'histoires qui sortaient. Et quand il a fallu se remettre au travail un gars a dit : « Alors, on y va ? » Cette parole, « Alors, on y va », ça ne veut pas dire « Allons-y », mais plutôt « Il faut y aller, y'a pas moyen de faire autrement », il faut retourner en enfer !


Samedi 27 janvier. – « En avant, tous comme un seul homme ! »

Hier soir, vers 6 heures, un nouveau est arrivé à la place de Kudô. À bien y réfléchir, je suis déjà un ancien, que ce soit au foyer ou à l'atelier. Il s'appelle Hamada Kiichi, il a trente-quatre ans. Il est petit ; il a l'air tout à fait obéissant et docile. Il a un garçon qui va entrer cette année à l'école primaire et une fille de cinq ans. Il vient du Sud, de la préfecture de Kumamoto, d'un village qui s'appelle Itsuki et qui est célèbre pour sa berceuse, mais il ne l'a jamais chantée, dit-il.

Jusqu'en 1968 il était dans l'armée, à l'aérodrome d'Ashiya. Ensuite il est allé trois fois à Osaka ou Tokyo dans une entreprise de travaux publics pour gagner sa vie comme saisonnier. Il est venu travailler chez Toyota parce qu'il a un jeune frère, ancien militaire, qui y est déjà et que dans une grosse boîte il est sûr au moins de recevoir sa paye. Il me disait que dans l'armée la nourriture est bien meilleure qu'ici.

En allant au travail j'ai vu Ota et Miura qui marchaient devant et je les ai rejoints.

« Qu'est-ce qu'il t'a dit hier, le chef d'atelier ? – Ah, je ne peux pas te le dire ! – Moi, je sais. Il t'a dit : « Comme tu travailles bien, est-ce que tu ne voudrais pas devenir titulaire ? »

– Oui, c'était un peu ça. Il m'a demandé de rester un mois de plus, car en mars la production va encore augmenter. – On n'a pourtant pas envie d'en faire plus. C'est comme les ouvrières des filatures d'autrefois [7]. Qui est-ce qui écrira la « triste vie des ouvriers de Toyota » ? Il y a de l'argent à gagner, y' pourra en vendre ! »

On a continué comme ça tous les trois à critiquer Toyota et au milieu de la conversation un gars m'a dit : « Quand arrive le matin, tu es tout pâle. » Ça m'a fait un choc. J'ai déjà fait de l'anémie, mais c'est sûr, pour tenir le coup debout jusqu'au matin, j'y mets toutes mes forces. En plus, ces derniers temps, après le repas de la nuit, j'ai des brûlures d'estomac. Il faudrait que je puisse manger autre chose.

Quand on est arrivés à l'atelier, il était écrit sur le tableau que le 10 et le 17 février, le 3 et le 10 mars seraient « journée de travail » pour toute l'usine. Ce sont des samedis, jours de repos pour ceux qui sont de nuit. Ça veut dire que si on travaille aussi le samedi, quand on va rentrer du boulot le dimanche matin, on n'aura pas le temps de se reposer, car le lundi matin on devra de nouveau aller au travail.

Il y a un gars qui a dit : « C'est un plaisantin qui a fait le coup ! », mais personne n'a rigolé. « Quand est-ce que ça a été décidé, ça ? » : on était tous abasourdis. Serait-ce le syndicat ? Il y a un gars qui a plaisanté en disant : « On leur a encore mis une fille entre les bras dans une boîte de nuit, aux gars du syndicat !», mais personne n'a souri, on était tous anxieux.

Aussitôt, Murayama, le délégué de l'atelier, téléphone au syndicat. On lui répond que les responsables syndicaux sont actuellement en conférence, ils ont été convoqués par la direction. Et tous de s'exclamer, résignés : « Ça y est, ils vont tout décider. » De toute façon, ils n'ont rien à décider, ce qui a été écrit sur le tableau, c'est un ordre venu d'en haut. La décision a été prise avant même la réunion.

Après le repas, à la pause, on se rassemble autour du radiateur et tous se mettent à lire le journal Toyota. Astucieusement rédigé, c'est un journal beaucoup lu. À la première page se trouve le discours du patron à la réunion des actionnaires : « Grâce au développement de la recherche et à une rationalisation administrative poussée, nous allons porter les ventes à 610 milliards de yens pour le semestre qui vient. » En-dessous il y avait un autre discours du patron prononcé à l'assemblée générale des 275 concessionnaires de la marque. Dans les deux cas il y a une photo. L'article s'intitule : « En avant, tous comme un seul homme : nous vendrons cette année 1 550 000 véhicules. » Voici ce sur quoi insiste M. Toyota : « Cette année, il nous faut absolument consolider notre première place sur le marché intérieur. Il est nécessaire que tous ensemble, les concessionnaires, les vendeurs et les ouvriers, unis comme un seul homme, nous fassions tout notre possible pour dépasser nos concurrents. » cessionnaires Toyota : « Être les premiers, coûte que coûte. »

Puis les gars se mettent à parler en tenant le journal à la main : « Ils disent qu'ils vont faire entrer beaucoup d'universitaires. – Les non-productifs, ça, on les augmente, ceux-là ! – Quand on est de nuit et qu'on va au café dans la journée, on peut les voir : les cafés du coin en sont remplis !

– Ils font du bowling ! – On est à l'ère des calculateurs, non ? Moi, je te mettrais des calculateurs dans tous les bureaux et je te viderais tous ces types-là en vitesse ! – Pour les envoyer dans les ateliers ! – On laisserait le patron tout seul dans les bureaux ! (Rires.)

– Diminuer les bureaucrates, ça n'est rien du tout. Il vaut mieux augmenter la vitesse de la chaîne de deux ou 3 secondes, et là le fric ça tombe, là ils y gagnent ! – Mais tout ça, ça profite pas aux travailleurs. Si seulement ils nous donnaient une voiture au bout de trois ans d'ancienneté ! (Rires.)

– Si tous les gars donnent leur compte, finalement, c'est la boîte qui y perd. – Mais pas du tout. Il suffit que les gars fassent deux ou trois mois : même en payant le voyage et la publicité, la boîte y gagne. – Tiens, t'as qu'à voir ! Chez Toyota, il n'y a pas un seul type qui soit gros. – On a tous l'air malade. – Ça se voit bien quand on est aux bains : on est tous du même calibre.
– À partir du moment où on bosse ici, on maigrit tous de cinq ou six kilos ! – Les types qui ont arrêté et sont partis travailler ailleurs, ils ont tous de bonnes joues. – Quand on est de nuit, c'est vraiment la m... on se démolit l'estomac et on n'arrive pas à dormir.– Avec tous ces types qui crèvent, ils vont bientôt faire une compagnie de pompes funèbres dans l'usine, à ce qui paraît !
– Autrement dit, ils ne font pas seulement des voitures, ils font aussi des morts et des malades. – Si c'est comme ça, ils feraient bien d'augmenter un peu le personnel et de nous mettre en trois huit.– Mais le fric, mon vieux ! C'est qu'y z'y gagnent en ce moment ! – On nous prend pour des cons ! »


Samedi 27 janvier. – Accolés à la clôture du foyer, il y a cinq ou six échoppes et bars ambulants qui sont alignés : le soir, je suis allé faire un tour dans l'un d'entre eux. La patronne, qui n'a pas encore trente ans, était en train de boire un thé avec le serveur qui semblait être son mari, chacun se faisant face au comptoir. Vers 9 heures, un jeune d'une vingtaine d'années s'est amené, vêtu d'un blue-jean et d'un pull-over et il a commandé une bière. Il n'a pas ouvert la bouche et avait le regard absent.

Au bout d'un moment la patronne a dit : « Quand je mets ce disque, ça me rappelle le gars de Kamigo qui est mort l'an dernier. Il aimait bien cette chanteuse et il m'avait apporté ça. » Le disque faisait entendre une chanson à la mode et la patronne a dit au jeune gars : « C'était l'an dernier, le 20 décembre n'est-ce pas ? » Elle avait dit ça sur un ton qui n'attendait pas spécialement de réponse et elle continua : « C'était jour de paye chez Toyota. Il revenait à bicyclette et s'est fait écraser par une voiture. Tu connais l'entreprise, le sous-traitant qui est là, hein ! Eh bien ! c'était son fils qui conduisait la voiture, il a dix-huit ans. il va encore à l'école. Mais les voitures sont trop nombreuses par ici, hein ? »

Oui, c'est bien ça, cette ville est infestée de voitures.


Lundi 29 janvier. – « Grignotage... »

Plus je bosse, plus je me sens fatigué. J'arrive pas à m'habituer. Si on ne regarde qu'une seule des opérations, on peut croire que c'est rien du tout, mais c'est la continuité et la monotonie qui amènent la fatigue.

Le système de travail qui nous est imposé a été pensé par le capital. Une division a été introduite entre le travail intellectuel et le travail manuel. Ce travail intellectuel est devenu le privilège du capital et dans ce processus l'ouvrier se voit de plus en plus isolé. Il est aliéné. Par exemple, dans les usines de produits chimiques, on ne voit personne, sinon un type tout seul en train de regarder un tableau de commandes dans un espace vide opprimant.

Et dans notre travail à la chaîne c'est un peu pareil : rivés sur l'objet à construire, ne faisant pour ainsi dire qu'un avec lui, bien qu'on soit tous les uns à côté des autres, notre espace visuel se limite à un mètre carré et durant de longues heures il nous est impossible de nous adresser la parole. Quand on rentre au foyer c'est pareil : à cause du décalage des heures de travail, le copain de chambre vient de partir pour le boulot.

Plus ce processus de production s'accélère, plus nous sommes condamnés à la solitude. Plus les ouvriers sont ainsi aliénés, plus ils se laissent aller à la recherche de l'aventure dans les loisirs, ou se replient sur la famille. L'essentiel des sujets de conversation à l'usine consiste à raconter les scores faits au bowling ou bien les aventures survenues au cours d'une promenade en voiture.

Le matin, à 8 heures moins dix, on a eu droit aux instructions du chef d'atelier de service. On est une trentaine en tout à l'entourer et à écouter son discours : « À partir du mois de mars, il nous faudra produire 890 boîtes par jour. Afin de nous y préparer, dès le mois de février, un jour sur deux, je vous ferai faire des heures supplémentaires. Peut-être qu'au mois d'avril on reviendra à une production de 790 boîtes. Bien sûr ce serait mieux si on pouvait reporter en avril la production prévue pour mars, mais les clients sont rois, c'est au mois de mars qu'ils veulent leur voiture, à ce qu'on dit. Et si on ne leur livre pas en temps voulu, ils vont s'adresser à Nissan. Je voudrais donc que vous évitiez de prendre vos congés à ce moment-là. Chacun doit se sentir responsable de la production. Chacun est responsable de la qualité de son travail. J'aimerais bien que vous compreniez ce que je veux dire. »

La chaîne tourne sans perdre une seule minute, du début du travail jusqu'à la fin. À cause de cela, tout ce qui concerne la sécurité, les explications des chefs, les notes de service, la transmission des ordres (toutes choses qui devraient être comprises dans le temps de travail), nous sont imposés en heures supplémentaires non payées. En plus, pour faire tourner la chaîne au maximum, la préparation des pièces ou le rattrapage d'une opération inachevée doivent être faits en dehors des heures. Ainsi on est amené à arriver avant l'heure pour mettre nos vêtements de travail, ou si on veut fumer une cigarette ou aller aux w.-c. Puis debout près de la chaîne, comme on attend l'heure du début du travail forcé.

Tout ça c'est du temps qui nous est grignoté, volé par les capitalistes. Si on fait le compte, pour une journée ça fait bien quinze minutes : comme il y a vingt-deux jours de travail dans le mois, ça fait donc cinq heures et demie de gain net pour la boîte. Dans les ateliers où le rendement est supérieur, là où les chefs aiment bien les discours, ou bien là où les ouvriers sont encore inexpérimentés, ça doit faire certainement plus de dix heures. Chacun de ces points est un vrai problème et devrait normalement susciter l'attention du syndicat.


Mardi 30 janvier. – Ogi, l'arpète, avait mal au ventre et est rentré au foyer à 4 heures et demie. C'est bien lui, le plus jeune, qui donne à l'usine la plus grande plus-value qui soit. Dans le cas de Toyota, le salaire est attribué suivant l'âge. D'après une offre d'emploi dans le journal, ils offrent à un jeune de seize ans un salaire mensuel de 46 600 yens (non compris les heures supplémentaires) et à un gars de quarante-sept ans 92 300 yens (pour un travail à deux postes avec vingt-cinq heures supplé-mentaires), soit le double du salaire pour faire le même travail.


Mercredi 31 janvier. – C'est la fin du mois : encore douze jours de travail réel, et c'est la fin de mon contrat. Je suis vraiment fatigué. Ça me paraît être un miracle que j'aie pu résister jusqu'à présent. La chaîne poursuit son mouvement sans fin, accélérant même un peu. Plus le mouvement est rapide, plus nous sommes obligés nous-mêmes d'accélérer la cadence : c'est ainsi qu'on nous habitue à nous accorder à la vitesse nouvelle. Mais nous, pour avoir le temps de souffler un peu, on essaye d'aller encore plus vite : triste habitude !

Au cours de la matinée, un engrenage a du mal à rentrer : ça me fout en boule. L'après-midi, c'est une autre pièce : ça m'énerve ! pour couronner le tout, j'ai ma clé électrique qui fonctionne mal et les boulons ne rentrent pas bien. Ça me tape sur les nerfs : je suis exténué. Quand arrive 18 h 15, on a produit 436 boîtes, paraît-il. Je rentre avec Iino. Il me raconte toutes sortes de choses :

  1. Si les repas à la cantine sont mauvais, c'est parce qu'ils ne laissent pas au riz le temps de cuire, ils le passent seulement à la vapeur : il se durcit et c'est mauvais pour la digestion. Avant ils avaient des repas avec des céréales.

  2. Le chef d'atelier va être promu chef de division. Comme il est sorti du rang, ça va pousser les gars à travailler encore davantage pour monter.

  3. Ogi, l'arpète, même s'il travaille très bien, ne pourra pas devenir titulaire avant deux ans.

  4. Avant, on ne faisait pas sur notre chaîne les modèles PH et KM ; ils étaient confiés à une entreprise sous-traitante. Mais un gars a découvert qu'on pouvait y arriver et il a soumis un plan à la direction qui a été accepté. Le gars a eu une promotion et a été envoyé ailleurs. Mais, à l'origine, notre chaîne n'était pas faite pour ça, elle n'est pas assez longue.



Notes

1 Bio-rythme : horoscope pseudo-scientifique qui calcule à partir de la date de naissance et d'autres données physiologiques de la personne les jours de chance et de malchance d'un individu.

2 Isuzu, Fuji, Hino et Nissan Diesel ne produisent que des camions. Nissan est connu en France sous la marque Datsun.

3 Au Japon, on compte les années à partir de l'avènement de chaque empereur. Actuellement nous sommes dans l'ère Shôwa, qui a commencé en 1925 ; l'année 31 correspond donc à 1956. Certains militants de la classe ouvrière ont pris l'habitude de compter les années comme en Europe, mais très nombreux sont les Japonais qui comptent encore à la manière impériale.

4 Dans les légendes grecques anciennes, le Styx est un fleuve qu'il faut franchir pour passer en enfer. En employant cette image, l'auteur veut dire que pour entrer dans l'enfer de Toyota il faut passer par des épreuves.

5 Il s'agit de La Bergère et le Ramoneur, de Paul Grimaud, sur un texte de J. Prévert.

6 L'année scolaire au Japon commence en avril et va jusqu'au début de mars.

7 Cela fait allusion à un document très célèbre au Japon, « La vie lamentable des ouvrières des filatures » (Joko Aishi, 1925), dont voici un passage :

« Dans les grosses entreprises des grandes villes, depuis l'entrée au travail (en avril) jusqu'au nouvel an, il ne nous est pas possible de sortir. Cela semble un mensonge, et pourtant c'est la triste réalité; Les meilleures obtiennent une permission de sortir une fois par mois. Cette permission signée par le responsable de chambre et contresignée par deux responsables doit être échangée à la porte contre un billet de sortie. Le temps est limité : on doit rentrer avant 22 heures. Qu'on arrive cinq minutes en retard, et le mois suivant la perme est supprimée. Quand on a travaillé douze heures dans la journée, toujours debout dans une chaleur intense, on n'a même pas le droit d'aller boire un verre d'eau fraîche dehors. Cela semble exagéré, et pourtant c'est un fait. Les copines chantent : « Vivre en foyer est plus pénible qu'être en prison ou qu'être oiseau en cage ! » Ou encore : « Peu nous importe si un typhon détruit le foyer, si l'usine brûle ou si le gardien meurt ! » Finalement une grève a eu lieu, durement réprimée, mais quelques revendications ont pu être satisfaites. »

 

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