1920

Article paru dans le numéro 30/31 du Bulletin communiste, 1ère année, 16 septembre 1920, signé du pseudonyme « Varine ».


Critique des déclarations et rapports faits par Marcel Cachin et Frossard devant l'Internationale Communiste

Boris Souvarine


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Un numéro spécial de Ll'Humanité (12 septembre), a publié le rapport de Frossard sur la mission qu'il a remplie en Russie en compagnie de Marcel Cachin. Ce rapport contient les déclarations faites par Frossard et Cachin devant le Comité Exécutif de l'Internationale Communiste, et l'Appel du Congrès communiste International aux membres du Parti Socialiste français. La discussion de ces documents est ouverte et c'est le devoir de tous les militants d'y participer en s'efforçant de clarifier le débat par la franchise et la précision.

Notre attitude à l'égard de Frossard et de Cachin et de la fraction qu'ils représentaient à leur départ pour Moscou, est bien connue. Nous avons critiqué sans ménagements les reconstructeurs, et leur politique à nos yeux contraire aux intérêts du prolétariat et de la révolution. Nous leur avons opposé le programme communiste qui répond pleinement aux conjonctures économico-politiques actuelles, génératrices de l'ascension de la classe exploitée au pouvoir. Nous avons salué avec satisfaction au retour des deux missionnaires, leur adhésion à l'Internationale Communiste, présage de la victoire de la fraction communiste au sein du Parti Socialiste. Mais notre collaboration actuelle ne saurait impliquer une approbation de la politique de la majorité du Parti, que nous avons toujours dénoncée comme réformiste et opportuniste.

Or, en accusant réception de l'Appel de l'Internationale Communiste au Parti français, Frossard et Cachin écrivaient : « En ce qui nous concerne, il nous est impossible de ne pas formuler nos réserves sur sa forme et sur le fond de plusieurs des jugements qu'il contient. » A notre tour, en ce qui nous concerne, il nous est impossible de ne pas déclarer que nous repoussons toutes réserves car les critiques exprimées par l'Internationale Communiste nous semblent parfaitement fondées et justifiées. Aucune n'est superflue, toutes sont nécessaires, et sans critique impitoyable du passé et du présent, il ne serait pas possible de préparer un meilleur avenir.

Il suffit de lire les déclarations et rapports de Frossard et de Cachin pour se convaincre de l'utilité d'une analyse critique de ces documents. Leurs assertions révèlent une optique spéciale, dont nous espérons les voir se débarrasser, et comme il n'est pas de meilleur moyen pour s'entendre que de s'expliquer, nous pensons qu'il n'y a pas un moment à perdre pour donner notre part d'explications. Ainsi sera vérifiée la justesse du point de vue de l'Internationale Communiste sur l'action du Parti français et confirmée la nécessité d'une transformation radicale de ce Parti, suivant les indications contenues dans l'Appel de la 3e Internationale.

Cachin, sur l'opposition du Parti à la guerre contre la Russie, écrit : « Tout ce que l'on a pu faire de ce côté a été fait ». Cela n'est pas notre avis : le Parti n'a pas fait la centième partie de ce qu'il pouvait et devait faire. Sa campagne, entreprise sous la pression de l'aile gauche, a été molle, inconstante, menée sans énergie, presque sans conviction. On n'y percevait pas l'accent répondant à la rage contre-révolutionnaire de la bourgeoisie. Comparée à la protestation de 1913 contre la loi militaire des trois ans, la campagne pour la paix avec la Russie a été insignifiante. Cela tient à l'hostilité avouée ou sourde d'une fraction du Parti à l'égard des bolcheviks ; contrainte d'adopter un pacifisme humanitaire et petit-bourgeois qui n'est d'ailleurs pas l'apanage de socialistes, cette fraction ne voulait à aucun prix d'une véritable solidarité avec la révolution bolchevique et prétextait toujours du « manque d'informations ». Non, le Parti n'a pas fait son devoir.

Quand Cachin a dit : « Mais nos journaux socialistes, obéissant à leur devoir, se sont chargés de votre défense », il a exagéré. « Nos journaux » ont eu et ont encore une attitude pitoyable ; nous savons le peu qu'ils ont fait, et nous savons aussi tout ce qu'ils auraient pu faire et qu'ils n'ont pas fait, qu'ils ne font pas.

Quand Cachin a dit : « Depuis 1917, notre groupe parlementaire a fait 13 interpellations à la Chambre sur les questions russes », ce n'était là qu'une minuscule partie de la vérité. En fait, 10 de ces interpellations sur 13 ont été purement académiques, dépourvues d'esprit socialiste et révolutionnaire. Des députés bourgeois ayant quelque peu d'honnêteté et ayant conservé quelque souvenir des principes de 89 tenaient le même langage que les interpellateurs socialistes. Peut-on considérer comme une interpellation socialiste, par exemple, un discours de Renaudel, où celui-ci affirmait, dans le silence approbateur du groupe socialiste parlementaire : « Il n'y a pas ici un seul député qui approuve les bolcheviks » ?

Pour le rapatriement et l'amélioration du sort des prisonniers russes en France, mêmes observations. Le Parti a laissé aux initiatives privées le soin d'intervenir en faveur de ces malheureux. Les journaux du Parti, qui se flattent d'avoir été remerciés par les prisonniers russes, n'ont pourtant pas su faire une véritable campagne, propre à émouvoir l'opinion. Nous pourrions citer mille faits prouvant l'indifférence coupable des dirigeants socialistes à cet égard, si nous en avions le loisir.

Quant au boycott des transports de troupes et de munitions dirigés contre la Russie, il est évident que ses résultats correspondent à l'intensité de la propagande entreprise à cet effet Or, cette propagande a été insuffisante, indigne d'organisations qui se prétendent révolutionnaires. Une résolution votée à un Congrès ne prouve rien. Si l'on n'a pas travaillé à éveiller l'esprit de classe, à fortifier la solidarité de classe, à stimuler l'ardeur combative du prolétariat, la résolution reste lettre morte. C'est ce qui s'est passé, et c'est ce qui interdit de dire que la C. G. T. et le Parti ont fait leur devoir, en adoptant une motion de Congrès.

Cette démonstration vaut pour l'affaire du 21 juillet. La C. G. T. (c'est-à-dire sa bureaucratie dirigeante) a reculé devant la perspective d'un mouvement insuffisant ? Mais il est trop facile de rejeter la responsabilité sur les masses quand elle incombe en réalité aux chefs. Ceux-ci pouvaient-ils prétendre à donner un mot d'ordre qui soit entendu, alors qu'ils n'avaient pas préparé les esprits pour l'éventualité envisagée ? Qu'ont-ils fait, pour préparer la classe ouvrière à l'action ? Rien. Au contraire, ils ont tout fait pour perdre la confiance des masses. Chaque année, le chômage du 1er mai est précédé d'une semaine ou d'une quinzaine de propagande intense de réunions, de tracts, d'affiches. La démonstration du 21 juillet n'a été précédée de rien de tel. Comment eût-elle pu réussir ? Qu'on se rappelle le texte des deux manifestes lancés par la C. G. T. au sujet de la grève de 24 heures : le premier, qui appelait les ouvriers à quitter le travail, était mou, terne, sans chaleur, et comme écrit par contrainte ; le second, qui invitait les ouvriers à rester à l'ouvrage, était vigoureux, enflammé. Toute l'histoire de ce mouvement avorté pourrait se résumer dans cette constatation.

Cachin a tenté de justifier les dirigeants syndicaux en disant : « Cette question fut examinée à une assemblée générale de tous les syndicats français le 21 juillet et l'assemblée, après mûre délibération, vota à une majorité écrasante la confiance au bureau de la C. G. T. » Or, cette soi-disant assemblée générale des syndicats n'était que la réunion des fonctionnaires syndicaux, secrétaires de fédérations et d'unions départementales, constituant le « Comité National Confédéral », nullement représentatif de l'esprit des masses. Cette justification ne justifie donc rien. Il faut se borner à remarquer que les responsables de l'échec se sont accordés à eux-mêmes un quitus.

En poursuivant son exposé, Cachin a voulu montrer que toutes les « tendances » se confondent dans l'action et que le Gouvernement les confond dans la répression :« ...la bourgeoisie... a inculpé 18 de nos camarades, choisis au hasard : des membres du Comité de la 3e Internationale, des syndicalistes modérés, et des membres de diverses tendances du Parti ». Cette affirmation ne correspond pas aux faits. Les syndicalistes modérés et les socialistes opportunistes qui furent arrêtés au hasard, comme il arrive toujours au cours d'une répression bourgeoise aveugle et désordonnée, ont été rapidement remis en liberté. Les Communistes seuls sont restés en prison, et ils y sont encore. Là aussi, l'argument de Cachin ne tient pas.

Dans le rapport de Frossard, nous trouvons nombre d'assertions de même valeur. C'est d'abord l'énoncé de la thèse « reconstructrice » dont nous avons maintes fois détruit le tissu de sophismes, et suivant laquelle l'Internationale est un puzzle dont il s'agit de rassembler les morceaux. C'est ensuite la thèse de « l'autonomie syndicale » comprise de telle sorte que les socialistes devraient s'abstenir de faire leur propagande socialiste dans les rangs syndicaux, et qui identifie la C. G. T. à son oligarchie dirigeante actuelle. Nous avons souvent réfuté ce point de vue et nous ne renouvellerons pas ici notre argumentation. Sur la question des exclusions, Frossard s'exprime ainsi : « Le Parti ne peut pas admettre, sans s'amoindrir, que l'exclusion de certains de ses membres lui soit imposée de l'extérieur. » Nous répondons : L'Internationale Communiste ne peut pas admettre, sans se corrompre, que l'admission de certains réformistes lui soit imposée sous prétexte d'indépendance des Partis adhérents. Si le Parti ne veut pas subir de suggestions de l'extérieur, qu'il s'épure lui-même. S'il ne le fait pas — et il ne l'a pas fait jusqu'à présent — il ne mérite pas la confiance a priori que demandait Frossard.

Celui-ci écrit que « le souci de la dignité de notre Parti » lui a interdit de répondre à la question de Boukharine sur « l'attitude de trahison du Parti pendant la guerre ». Nous pensons, nous, que le souci de la dignité du Parti lui impose au contraire de reconnaître ses fautes et de répudier ses erreurs.

Dans la déclaration lue par Cachin à la séance du 29 juin, nous lisons : « Il importe tout d'abord de reconnaître que, depuis deux années, la majorité de notre Parti a répudié en toute occasion la tactique réformiste ». En fait, cette majorité n'a cessé de pratiquer le réformisme, qu'elle répudiait en paroles dans les congrès. Collaboration avec les réformistes de la C. G. T., collaboration avec les jaunes de la 2e Internationale, collaboration avec les partis bourgeois à la Chambre, etc...

En réponse à la question de Trotsky : « Quelle sera votre attitude à l'égard de la minorité syndicaliste française ? » Frossard a répondu « en signalant qu'il est impossible de présenter la minorité syndicaliste française comme une minorité homogène ». Constater cette hétérogénéité n'est pas résoudre la question. Ce n'était pas en restant dans la majorité que Frossard pouvait contribuer à unifier la minorité. Cette unification ne sera réalisée que sur la base de la doctrine communiste, hors de laquelle il n'y a pas de conception révolutionnaire logique.

Les objections faites par Cachin et Frossard à certaines conditions d'entrée dans l''Internationale Communiste doivent aussi être relevées. Passons rapidement sur le commentaire du travail du groupe socialiste au Parlement, au sujet duquel nous aurions trop à dire. Il faut reconnaître qu'il est exact que les résolutions du Parti, pendant la grève de mai, ont été votées à l'unanimité par la Commission Administrative permanente. La fraction de la 3e Internationale paraît avoir été désorientée à la suite des arrestations opérées. Rappoport et d'autres pourraient dire quels vifs reproches leur ont été adressés quand ils eurent signé avec Renaudel les manifestes du Parti. Mais cette faute de nos représentants ne saurait justifier l'attitude de la majorité. Le Comité de la 3e Internationale ne prétend pas organiser en un jour, ni même en un an, un groupe absolument homogène et discipliné ; nous souffrons de l'héritage d'un passé d'opportunisme, de nonchalance, de camaraderie corruptrice ; mais nous luttons contre cette corruption et nous nous efforçons de réaliser une véritable unité, une vraie discipline. Il ne dépend pas seulement de nous d'y parvenir.

« La solidarité matérielle et morale » à l'égard des emprisonnés et révoqués, dont Cachin et Frossard disent qu'elle « ne s'est démentie à aucun moment », en réalité n'a jamais existé. Seul, le Journal du Peuple a prouvé cette solidarité, le fait doit être reconnu. Mais L'Humanité a observé une attitude qui a fait scandale, et le scandale dure encore. Malgré de vives protestations et de pressantes démarches de camarades dont certains n'appartiennent pas au Comité de la 3e Internationale, L'Humanité a persisté dans son indifférence envers les victimes de la répression. Les quelques articles qu'elle a publiés l'ont été comme pour se débarrasser d'une corvée. Aucune campagne sérieuse et suivie n'a été entreprise pour la libération des prisonniers.

Les portes de L'Humanité se sont-elles « entr'ouvertes de mauvais gré aux Communistes français ? » Les deux délégués disent non. Nous disons oui. Après le Congrès de Strasbourg, il a fallu un esclandre pour que les leaders désignés par l'extrême-gauche puissent exercer leur mandat. Après le 1er mai se trouve une interruption de collaboration de deux mois pendant lesquels le citoyen Amédée Dunois a discuté à perte de vue avant de permettre aux représentants de la fraction communiste de donner leurs deux articles par mois, c'est-à-dire d'exercer le droit, de remplir le devoir, qu'ils tiennent d'un Congrès. Par contre, Léon Blum, Paul-Boncour, Mayéras, qui ne sont désignés par aucune fraction, avaient la faculté de bafouer le socialisme à leur aise dans le journal socialiste officiel. Et constamment, des obstacles à la collaboration, pourtant bien intermittente, des Communistes, surgissent par la volonté des sous-Renaudel qui règnent en maîtres à L'Humanité et se rient de l'opinion du Directeur, impuissant parce qu'il n'ose pas épurer la rédaction. Quant à la partie essentielle, au corps du journal, il n'y faut pas chercher trace d'esprit communiste. D'ailleurs une rédaction qui tolère le contact de Grumbach et de Mayéras est jugée.

L'assertion suivant laquelle L'Humanité n'a pas inséré les documents officiels de l'Internationale Communiste parce qu'elle ne les recevait pas ne résiste pas à la discussion. Pour ne prendre qu'un exemple topique, la réponse du Comité Exécutif de Moscou au Parti Indépendant allemand a été publiée dans le Bulletin Communiste et L'Humanité ne l'a pas insérée.

Il reste la controverse sur « le cas Longuet ». Il n'y a pas de « cas Longuet ». Longuet ne peut prétendre à des ménagements particuliers sous prétexte qu'il a été calomnié et outragé par la réaction. Celle-ci calomnie et outrage souvent des gens qui ne méritent pas ses sévérités. Dira-t-on que MM. Caillaux et Malvy sont dignes d'entrer dans l'Internationale Communiste parce qu'ils ont été couverts de boue par les trublions ? Ce serait plaisanter. Longuet doit, comme tout membre du Parti, ou servir la cause communiste, ou renoncer à entrer dans l'Internationale Communiste. Nous avons nous-mêmes trop longtemps fait crédit à Longuet, eu égard à son rôle de cible des attaques réactionnaires. Jusques à quand faudrait-il attendre qu'il devienne vraiment digne des attaques dont il a été honoré ? Devons-nous aussi tolérer son rôle incohérent et brouillon, son verbiage sentimental et mélodramatique, son action trouble et confuse ? Zinoviev a déclaré : « Si le citoyen Longuet accepte de se placer sur le terrain de la 3e Internationale, nous serons heureux de l'accueillir parmi nous ». Naturellement « S'il accepte de se placer sur le terrain, etc.» ». Mais il n'accepte pas. Toute la question est là. Le « cas Longuet » est donc résolu par Longuet lui-même.

En résumé, nous n'approuvons pas les déclarations faites par Cachin et Frossard à Moscou. Nous considérons qu'elles reflètent les erreurs réformistes contre lesquelles lutte le Comité de la 3e Internationale. Par contre, nous trouvons dans l'Appel du Congrès de l'Internationale Communiste aux membres du Parti français une admirable expression de notre pensée. Il suffirait de parcourir la collection du Bulletin Communiste pour constater que si nous n'avons pas formulé le point de vue communiste avec la même force, la même éloquence, la même dialectique irrésistible, que celles de nos camarades russes, nous avons défendu les mêmes principes, propagé les mêmes idées, soutenu la même cause, dans la mesure de nos moyens.

Il nous reste à constater que depuis leur retour en France, Cachin et Frossard ont été fidèles à leur parole donnée en Russie, qu'ils ont tenu leurs engagements, en publiant les documents à eux confiés, en préconisant dans les meetings l'adhésion à l'Internationale Communiste, l'acceptation loyale des conditions posées. Nous y voyons un gage de collaboration féconde entre eux et nous, et ce n'est pas de notre côté que la bonne volonté et la volonté pourront faire défaut dans l'avenir pour en assurer le succès.

VARINE.


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