1931

Paru dans "La Critique sociale" N°2 (juillet 1931). Retraduit en français par nos soins d'après les pages anglaises des MIA.

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David D. Riazanov

Boris Souvarine


D. B. Riazanov, "le plus renommé et le plus important des érudits marxistes de notre temps", selon l’organe officieux de l’Internationale Communiste (Inprecorr, no.26, 19 Mars 1930), "le plus éminent marxologue de notre temps" (Izvestia, 10 Mars, 1930), "une personnalité scientifique mondiale" qui a donné "plus de quarante ans de sa vie active pour la cause des classes travailleuses" (Pravda, 10 Mars, 1930), a été arrêté et emprisonné à Moscou en février dernier, déporté au camp de Souzdal, et ensuite à Saratov pour une durée indéterminée, sans procès, et sans aucune possibilité de prouver son innocence, ou de se défendre, par une simple mesure de police d’état.

Riazanov commença sa vie politique à l’âge de dix-sept ans en organisant un cercle socialiste à Odessa. Un des tous premiers, il fut en contact avec la Ligue pour l’Emancipation du travail de Plekhanov, le semis de la social-démocratie russe, et entreprit de publier en russe les principaux travaux du marxisme. Arrêté en 1891, il a subi cinq ans de prison et de travail forcé, et ensuite une longue déportation.

Il partit à l'étranger en 1900 et a collaboré avec l'Iskra et Zarya de Plekhanov, Lénine et Martov et avec la presse social-démocrate allemande, créant le groupe Borba qui est resté distinct des Bolcheviks et des Mencheviks, se consacrant principalement à la publication marxiste. La révolution de 1905 l'a ramené en Russie, où il prit une part active dans la lutte contre le tsarisme et dans le tout nouveau mouvement syndical : il est connu pour être un des fondateurs de l'union des employés des chemins de fer. Arrêté et condamné à nouveau à la déportation en 1907, il réussit à émigrer.

A l'étranger il continua une activité intense comme auteur, historien, conférencier et enseignant de l'école du parti (avec celle de Lénine à Longjumeau), et comme un militant tous azimuts. Ses travaux sur les idées de Marx et Engels au regard de la Russie marquent l'époque. Il a publié Anglo-Russian Relations in the View of Karl Marx, puis Karl Marx et les Russes dans les années 1840, commencé une histoire de la Première Internationale, et fut entrepris par la Social-démocratie allemande avec l'édition de la partie du "legs littéraire" de Marx et Engels en publiant deux volumes avec Dietz (une publication qui fut interrompue par la guerre). Entre-temps il a contribué aux papiers et magazines de Lénine.

Le premier volume de son histoire de l'Internationale, où il fit face aux déformations et falsifications des historiens anarchistes avec une richesse de documentation issue d'un immense travail, a été composée en 1914, mais la guerre l'a empêché de le publier. Riazanov prit part à la Conférence de Zimmerwald pendant la guerre, revint en Russie après la révolution de Mars, a rejoint le parti Bolchevik au moment de sa défaite (les Journées de Juillet), et prit part à la révolution d'Octobre par un travail sur le côté militaire des choses.

Successivement Commissaire du Peuple pour les Communications à Odessa, représentant d'Odessa à l'Assemblée Constituante et membre de l'exécutif de l'Union des Cheminots, il a créé l' Archive Centre en 1918, devint professeur à l'Université Sverdlov, prit part à la fondation de l'Académie Socialiste (renommée ensuite Communiste), et en 1921 "a organisé un institut scientifique qui était la fierté de notre science révolutionnaire", comme la Pravda dit le 10 mars 1930, l'Institut Marx-Engels.

Cet Institut, continua la Pravda , "sous la direction scientifique et administrative directe de Riazanov, a accompli un travail impressionnant" (sur ce sujet c.f. l'article suivant de L.B.). Riazanov, dit la Pravda, dont nous excusons le jargon de ces citations, est "au premier rang de ceux qui luttent pour le triomphe de la théorie révolutionnaire du prolétariat", tant par "son activité scientifique et investigatrice considérable dans la sphère de la marxologie" (nous nous risquons à ce néologisme comme seule traduction possible du mot russe) comme par son activité "dans le mouvement syndical mondial" (en réalité dans les syndicats russes).

Riazanov a publié plusieurs collections d’articles marxistes et d’études depuis la révolution : Le Prolétariat international et la guerre, George Plekhanov et la Ligue pour l'Emancipation du Travail, Sketches in the History de Marxism, Les tâches des Syndicats avant et pendant la Dictature du prolétariat, et Marx et Engels (conférences). mais son principal travail écrit est réparti dans ses nombreuses préfaces, introduction, notes de bas de page dans les travaux qu'il a édité, études, résumés, notes critiques, historiques ou documentaires dans les magazines qu'il a fondé et édité : Les Archives Marx-Engels, et Les Annales du Marxisme.

Doté d'une mémoire et d'une capacité de travail exceptionnelles, et maîtrisant facilement les quatre principales langues européennes, il acquit une érudition encyclopédique reconnue hors des limites de son propre parti. Il pouvait seul et en même temps organiser l'édition des œuvres complètes de Marx et Engels, Plekhanov, Kautsky et Lafargue, déchiffrer la masse de matériel inédit laissée par Marx et Engels, découvrir la plus grande partie de leur correspondance, réparer les défauts dans les publications précédentes, et éditer la Bibliothèque Marxiste, puis la Bibliothèque du Matérialisme (Gassendi, Hobbes, La Mettrie, Helvetius, d'Holbach, Diderot, J. Toland, Priestley et Feuerbach) et les travaux philosophiques d'Hegel, etc., avec la direction de l'institut, remplir la bibliothèque et organiser des expositions.

Il a travaillé en même temps consciencieusement comme membre du Comité exécutif des Soviets, membre de sa commission budgétaire. Il fut le premier communiste élu à l'Académie des Sciences. Il a sans cesse participé à la vie du parti et des syndicats comme un marxiste consciencieux, un communiste démocrate, autrement dit, opposé à toute dictature sur le prolétariat. Quand le congrès pan-russe des syndicats de 1921 a à son instigation adopté une résolution non conforme aux conceptions du « Bolchévisme », selon lesquelles les syndicats sont un instrument passif du parti, tandis que la résolution de Riazanov leur a permis de réfléchir à la politique syndicale du comité central, on a pris des mesures pour rétablir l'ordre : Tomsky, le président du congrès, fut envoyé au Turkestan, et Riazanov fut interdit d'accès par le parti à son syndicat, interdit de prise de parole à toute réunion, ou faire un cours à l'université .

Il s'est alors entièrement consacré au travail historique et à la culture marxiste, en dehors des fractions et de groupements, maintenant son esprit critique et ses facultés de jugement intacts, préservant l'Institut des modes, et maintenant le meilleur des traditions scientifiques, un travail ici qualifié, honnête et consciencieux, un heureux contraste avec les procédés d' institutions aux mains de fonctionnaires serviles.

Quand l'Académie Socialiste, avec son approbation, a pris le nom de Communiste en 1924, Riazanov dit : "Je ne suis pas un Bolchevik, je ne suis pas un Menchevik, je ne suis pas un Léniniste. Je suis seulement un marxiste, et, comme marxiste, je suis un communiste" (Bulletin de l'Académie Communiste, n° 8, Moscou, 1924). Ce discours, déjà subversif à l'époque, est aujourd'hui regardé comme un crime de lèse-majesté en Russie soviétique.

A l'occasion du soixantième anniversaire de Riazanov l'année dernière la presse soviétique a versé des éloges et des fleurs sur ce vieil homme, "qui ne travaille pas comme un homme de soixante ans mais comme trios jeunes homes de vingt ans". Le comité exécutif des Soviets lui a conféré l'ordre ridicule de la Bannière rouge du travail. Toutes les organisations officielles, l'Exécutif de l'Internationale Communiste, le comité central du parti, l'institut Lénine, l'Académie Communiste, l' Académie des Sciences, les éditions d'état, etc., lui ont déféré leurs félicitations chaleureuses et hypocrites. Ils peuvent être lus dans la Pravda et Izvestia du 10 mars, et dans une collection complète : Na boiévom postou (Moscou, 1930), suivi de lettres d'éloge de Kalinine, Rykov et Clara Zetkin, d'articles éloquents par Deborine, Lounatcharski, Steklov, Lozovsky et Milioutine, et discours par Pokrovsky, Boukharine et autres.

Un an plus tard, Riazanov fut arrêté, emprisonné et déporté sans autre forme de procès, le travail de son Institut fut suspendu, et presque tous ses collaborateurs furent révoqués. Un pouvoir omnipotent et autocratique l'avait condamné sans procès, et sans permission d'être entendu. Le dernier refuge de la science sociale et de la culture marxiste en Russie avait cessé d'exister.

Avec cet exploit barbare, la dictature du secrétariat a peut-être livré un coup mortel à un serviteur grand et dévoué du prolétariat et du communisme. Il a sûrement été perdu une source précieuse de connaissance, et été détruit un centre d'étude unique au monde. Mais en même temps il peut dissiper le dernier mirage capable de créer des illusions à l'étranger, et par la révélation de sa nature réelle, prouver l'absolue incompatibilité entre le Bolchevisme post-léniniste et le marxisme.


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