1852

 

Ivan Tourgueniev

Moumou

1852

Tout au bout de Moscou, dans une maison grise agrémentée d’une colonnade blanche, d’un entresol et d’un balcon distors, vivait naguère une veuve de haut lignage servie par une nombreuse valetaille. Ses fils avaient pris du service à Pétersbourg, ses filles s’étaient mariées ; elle ne quittait guère sa demeure et terminait dans la solitude une vieillesse parcimonieuse et chagrine. Ses beaux jours, plutôt moroses, avaient fui depuis longtemps ; et le soir de sa vie était plus triste que la nuit.

Le plus original de ses domestiques était sans conteste le portier Gérasime, gaillard long d’une toise, bâti en hercule et sourd-muet de naissance. La dame l’avait fait venir de la campagne où il habitait une masure à l’écart et passait pour le plus laborieux des corvéables. Grâce à sa robuste constitution, il travaillait comme quatre, et il y avait plaisir à voir la besogne lui fondre dans les mains. Quand il labourait un champ, on eût dit, en regardant ses larges paumes appuyées sur l’araire, qu’il perçait lui-même, sans le secours de son petit bidet, le sein flexible de la terre ; quand, environ la Saint-Pierre, il menait vigoureusement sa large faux, on s’attendait à le voir abattre un taillis de jeunes bouleaux ; et quand, armé d’un énorme fléau, il battait le blé sans trêve ni merci, les muscles oblongs de ses épaules se levaient et s’abaissaient en cadence ainsi que des leviers. Son mutisme donnait à son infatigable travail une gravité solennelle. N’eût été son infirmité, chaque fille de son village aurait volontiers épousé cet excellent garçon... Mais un beau jour on avait jugé bon de l’emmener à Moscou, où, après lui avoir acheté une paire de bottes, un caftan pour l’été, une peau de mouton pour l’hiver, on lui mit en main une pelle et un balai, l’investissant ainsi de l’emploi de portier.

Ce nouveau genre de vie fut d’abord fort peu de son goût. Retranché par son malheur de la société des autres hommes, il avait grandi comme un arbre vigoureux sur une forte terre... Transplanté à la ville, il s’y trouvait dépaysé, ébaubi, mal à l’aise, tout comme un jeune taureau qui, soudain arraché au gras pâturage où l’herbe lui venait jusqu’au poitrail, se voit hisser sur un wagon de chemin de fer et emporter Dieu sait où dans un horrible fracas, dans un tourbillon de fumée, dans une pluie de flammèches. Comparée aux pénibles travaux des champs, sa tâche nouvelle lui semblait un jeu : en moins d’une demi-heure il en venait à bout. Alors il restait planté au beau milieu de la cour, regardant bouche bée les passants comme s’il attendait d’eux la solution de l’énigme qu’était pour lui ce changement de situation ; ou bien il se retirait tout à coup dans un coin, et jetant pelle et balai, il se couchait la face contre terre et s’immobilisait des heures entières, comme une bête prise au piège. Cependant l’homme s’habitue à tout et Gérasime finit par s’accoutumer à sa nouvelle existence. Ses devoirs, fort restreints, consistaient à nettoyer la cour, à convoyer deux fois par jour un baril d’eau, à fendre le bois pour la cuisine et les appartements, à écarter du logis les importuns et à faire bonne garde pendant la nuit. Il faut reconnaître qu’il s’en acquittait en conscience : pas un brin de paille ne traînait dans la cour ; si, d’aventure, le pauvre cheval fourbu confié à ses soins s’embourbait en charriant son baril, d’un coup d’épaule il remettait en mouvement la voiture et la bête ; quand il fendait du bois, sa hache vibrait comme une vitre, tandis que de tous côtés volaient bûchettes et copeaux ; et, depuis qu’une nuit il avait frotté deux filous l’un contre l’autre au point de rendre superflu un autre châtiment, il en imposait à tout le quartier : et même de jour, les passants les plus inoffensifs se sauvaient à sa vue en protestant de leurs bonnes intentions par force gestes, voire par force cris qu’il était bien incapable d’entendre. Avec les gens de la maison, Gérasime vivait sur un pied d’égalité, sinon d’amitié, car ils avaient peur de lui. Il comprenait les gestes qu’ils lui adressaient, exécutait ponctuellement les ordres qui lui étaient transmis ; mais il connaissait aussi ses droits et personne n’aurait osé lui prendre sa place à table. C’était au reste un homme d’humeur grave, qui aimait l’ordre en toutes choses. Malheur aux coqs s’ils s’avisaient de se battre en sa présence : en un clin d’œil il les prenait par les pattes, les faisait tournoyer en l’air une dizaine de fois et les rejetait chacun de son côté. Il y avait aussi des oies dans la basse-cour ; mais l’oie est, comme on le sait, un animal sérieux et réfléchi ; Gérasime, qui avait vaguement l’allure d’un jars, éprouvait pour ces bipèdes une certaine estime : il prenait soin d’eux et leur donnait à manger.

On lui avait assigné pour demeure un réduit au-dessus de la cuisine, qu’il meubla à sa guise. Avec des planches de chêne il y édifia un lit posé sur quatre fortes solives, un vrai lit de paladin, qui n’eût pas fléchi sous le poids de plusieurs quintaux. Il plaça sous ce lit un énorme coffre, dans un coin une table non moins massive flanquée d’une chaise basse à trois pieds, si pesante qu’il lui arrivait parfois de la laisser retomber en la soulevant, ce qui provoquait infailliblement son sourire. La porte se fermait à l’aide d’un gros cadenas noir, dont il gardait toujours la clef à la ceinture, n’aimant point qu’on pénétrât dans son repaire.

Une année passa de la sorte, au bout de laquelle Gérasime connut une légère aventure.

Très attachée aux vieux us, la vieille dame sa patronne entretenait, nous l’avons dit, un nombreux domestique. Elle avait à son service des blanchisseuses et des couturières, des menuisiers et des tailleurs ; elle avait même un bourrelier, qui faisait aussi l’office de vétérinaire et de rebouteux, un guérisseur attaché à sa propre personne, et jusqu’à un cordonnier, lequel buvait comme une éponge et répondait au nom de Capiton Klimov. Ledit Klimov se croyait un personnage d’esprit éclairé et de manières polies, injustement condamné par le sort à végéter dans un coin perdu de Moscou ; s’il buvait, déclarait-il en pesant ses mots et en se frappant la poitrine, c’était uniquement pour noyer son chagrin. Un beau jour, comme la vieille dame tenait conseil avec son majordome Gavril, individu que ses yeux jaunes et son nez de canard prédestinaient au commandement, elle vint à déplorer les mauvaises mœurs de Capiton, qu’on avait relevé la veille dans la rue en fort piteux état.

– Qu’en penses-tu, Gavril, dit-elle soudain, si nous le marions, peut-être qu’il se rangerait ?

– C’est, ma foi, vrai, opina le majordome ; même que cela lui ferait beaucoup de bien.

– Bon ; mais qui consentira à l’épouser ?

– Ça, pour sûr... Après tout, ce sera comme Madame voudra. Il est toujours bon à quelque chose.

– J’ai cru remarquer que Tatiana ne lui déplaisait pas ?

Gavril fut sur le point d’exprimer une objection, mais il se mordit les lèvres à temps.

« Oui, c’est cela, conclut la dame en humant sa prise, qu’il fasse sa cour à Tatiana. Entendu, n’est-ce pas ? »

– À vos ordres, répondit Gavril ; et il se retira dans sa chambre située dans une aile de l’hôtel et encombrée de coffres à ferronneries. Là, il commença par renvoyer sa femme, puis s’assit, pensif, près de la fenêtre. La décision imprévue de sa maîtresse l’embarrassait. Enfin il se leva et fit appeler Capiton. Capiton ne tarda pas à paraître... Mais, avant de relater leur entretien, nous devons dire en quelques mots qui était cette Tatiana et pourquoi les ordres qu’il venait de recevoir à son sujet donnaient du souci au majordome.

Tatiana était une des blanchisseuses de la maison, fort habile d’ailleurs et préposée au linge fin. Petite blonde maigrichonne de quelque vingt-huit ans, elle avait des envies sur la joue gauche, signe de malheur d’après les croyances du peuple russe. De fait le sort n’avait guère souri à la pauvre fille. Assujettie dès l’enfance aux plus rudes travaux, toujours mal vêtue, toujours mal rétribuée, sans autres parents que des oncles, l’un d’eux ancien sommelier, renvoyé à la campagne pour cause d’incapacité, les autres pauvres paysans, elle n’avait jamais connu la moindre caresse. Dans sa première jeunesse elle avait passé pour belle, mais cette beauté s’était bientôt flétrie. Timide, effarouchée, d’une morne indifférence en ce qui concernait sa propre personne et toujours en proie à des transes mortelles à l’égard d’autrui, elle se souciait uniquement de terminer sa tâche dans le délai prescrit. Elle ne parlait à personne et tremblait au seul nom de sa maîtresse, bien que celle-ci la connût à peine de vue. Quand on amena Gérasime de la campagne, elle faillit s’évanouir à l’aspect de ce rude colosse. Elle l’évitait avec soin et si, d’aventure, elle le rencontrait en se rendant à la lingerie, elle fermait les yeux et prenait les jambes à son cou. Gérasime ne lui accorda d’abord qu’une attention discrète, puis il en vint à sourire lorsqu’il l’apercevait, puis il se mit à la reluquer avec une insistance de plus en plus gênante : soit par la douceur de ses traits, soit par la modestie de son maintien la brave Tatiana avait fait la conquête du géant. Un jour qu’elle traversait la cour en portant délicatement du bout de ses doigts écartés une camisole de sa maîtresse qu’elle venait d’empeser, elle se sentit tout à coup tirer par le coude. Elle se retourna et jeta un cri : Gérasime était près d’elle. Avec un sourire niais et un meuglement affectueux il lui tendait un coq en pain d’épice doré à la queue et aux ailes. Elle fit mine de refuser ce présent, mais il le lui mit de force entre les mains, secoua la tête et opéra sa retraite en se retournant pour lui adresser un nouveau beuglement très amical. À partir de ce jour il ne lui laissa plus de repos : en quelque lieu que la pauvre fille se rendît, il surgissait devant elle souriant, agitant les bras, proférant un de ses cris de muet, tirant de sa houppelande un ruban qu’il lui tendait ou balayant la place par où elle devait passer. La malheureuse ne savait quelle conduite tenir. Bientôt tous les gens remarquèrent les galanteries du muet : Tatiana se vit en butte à leurs sarcasmes, à leurs quolibets, mais ils n’osèrent se gausser ouvertement de Gérasime, qui n’entendait point raillerie. On se contenait donc devant lui, et bon gré mal gré la jeune fille se trouva placée sous sa protection. Perspicace comme tous les sourds-muets, il devinait fort bien quand on s’attaquait soit à lui, soit à sa dulcinée. Un jour à dîner la femme de charge persifla sa subordonnée avec une âpreté si caustique que la pauvre enfant, confuse et baissant la tête, semblait prête à pleurer. Tout à coup Gérasime se souleva de sa place et, posant sa lourde patte sur la tête de la railleuse, la dévisagea de telle sorte que l’autre colla littéralement son nez contre la table. Tout le monde se tut. Gérasime reprit sa cuiller et se remit tranquillement à manger sa soupe. « Quel ogre que ce maudit muet ! » murmurèrent alors quelques voix, tandis que la femme de charge jugeait prudent de décamper. Une autre fois, comme il avait remarqué que Capiton – ce Capiton dont il vient justement d’être question – faisait l’aimable auprès de Tatiana, Gérasime appela du doigt le galant, le conduisit dans la remise et s’emparant d’un timon oublié dans un coin lui fit comprendre qu’il saurait à l’occasion lui en frotter les épaules. Depuis lors chacun se le tint pour dit et n’osa plus même adresser la parole à Tatiana.

Ces incartades n’attirèrent aucun désagrément à leur auteur. La femme de charge eut beau tomber en pâmoison et porter plainte dès le soir même à sa maîtresse, la fantasque vieille ne fit qu’en rire et, au grand dépit de la plaignante, la contraignit à lui narrer deux ou trois fois par le menu cette plaisante aventure. Le lendemain elle fit remettre un rouble de gratification à Gérasime, dont elle appréciait la vigueur et la fidélité. Encouragé par ce témoignage de bienveillance, Gérasime, à qui jusqu’alors elle inspirait une sainte terreur, résolut de lui demander l’autorisation d’épouser Tatiana. Il n’attendait pour se présenter devant sa maîtresse que le nouveau caftan qui lui avait été promis par le majordome. Sur ces entrefaites, ladite maîtresse imagina de marier la lingère avec Capiton.

Le lecteur comprendra maintenant l’inquiétude qui s’empara de Gavril quand il s’entendit signifier pareil ordre. « Certes, ruminait-il près de sa fenêtre, notre maîtresse a des ménagements pour cet homme. (Cela, l’intendant le savait bel et bien et il traitait Gérasime en conséquence.) Mais de là à lui donner Tatiana... Le beau mari qu’un sourd-muet !... D’un autre côté, quand ce diable d’enfer – que Dieu me pardonne ! – verra son amoureuse accordée à Capiton, il est capable de tout briser, de tout saccager. Allez donc faire entendre raison à un animal pareil ! »

L’arrivée de Capiton interrompit les méditations de Gavril. L’écervelé entra, les mains derrière le dos, s’appuya contre une saillie de la muraille près de la porte, croisa sa jambe droite sur sa jambe gauche, et hocha la tête d’un air qui voulait dire : « Eh ben, me v’là. Qu’est-ce qu’y vous faut encore ? »

Gavril le considéra tout en tambourinant des doigts sur le montant de la croisée. L’autre ne se démonta pas pour si peu : seuls ses yeux de plomb clignèrent légèrement et, tout en remettant avec ses cinq doigts un peu d’ordre dans sa chevelure filasse ébouriffée, il se permit un sourire, qui voulait dire à peu près : « Ben oui, c’est moi. T’as pas fini de me reluquer ? »

– Te voilà beau, jeta enfin le majordome et, après un silence : Oui, répéta-t-il, t’es beau, y a pas à dire !

Pour toute réponse, Capiton haussa les épaules. « Et après ? songeait-il. Tu vaux p’t-être mieux que moi, hein ? »

– Mais regarde-toi donc, reprit Gavril d’un ton de mépris : vois un peu à qui tu ressembles !

Capiton enveloppa d’un regard tranquille son surtout loqueteux, son pantalon rapiécé, examina longuement ses bottes trouées en accordant une attention particulière à la pointe de celle sur laquelle son pied droit s’appuyait avec une si parfaite désinvolture. Puis reportant ses regards sur le majordome :

– Qu’est-ce que j’ai de si mal ? demanda-t-il.

– Tu le demandes ? s’écria Gavril. Mais tu ressembles à un vrai démon, que le bon Dieu me pardonne !

« Jurez tant qu’il vous plaira, Gavril Andréitch », murmura à part soi Capiton en clignant de nouveau des yeux.

– Tu t’es encore soûlé, hein ? poursuivit le majordome... Mais réponds donc, nom d’un tonnerre ! T’es-tu soûlé, oui ou non ?

– C’est-à-dire que pour fortifier ma santé, j’ai dû faire usage de quelques spiritueux, rétorqua Capiton.

– Pour fortifier ta santé !... On ne te rosse pas assez, voilà... Et on a envoyé le monsieur faire son apprentissage à Pieter1. Qu’y as-tu appris, dis-moi un peu ? Tu ne mérites pas le pain que tu manges.

– Gavril Andréitch, dans cette question je ne reconnais pour juge que Notre-Seigneur. Lui seul sait ce que je vaux et si je ne mérite pas le pain qu’on me donne. Quant au reproche que vous me faites de m’être soûlé, faut vous dire que c’est pas tout à fait ma faute. J’étais avec un copain qui s’est défilé au bon moment...

– Et qui t’a planté dans la rue, hein, bougre de serin ? Quand il s’agit de se rincer la dalle, t’es jamais le dernier, hein ? Mais... il ne s’agit pas de ça pour le moment. Voici de quoi il retourne. Notre dame, reprit Gavril après un silence, notre dame désire que tu te maries. Elle pense comme ça que tu te rangeras une fois marié. Tu me comprends, j’espère ?

– Bien sûr, y a pas besoin d’être malin pour cela.

– À mon avis vaudrait mieux te tenir la dragée haute ; mais, puisqu’elle a d’autres idées... Acceptes-tu, oui ou non ?

– Il est bon que l’homme se marie, répondit Capiton avec son plus beau sourire. En ce qui me concerne, Gavril Andréitch, c’est avec grand plaisir que je prendrai femme.

– Parfait ! répliqua Gavril en songeant à part soi : « Y a pas à dire, le gaillard s’exprime bien. » Mais, reprit-il à haute voix, je ne sais si la personne qu’on te destine te conviendra.

– Qui est-ce donc, si vous me permettez cette question ?

– Tatiana.

– Tatiana ! s’exclama Capiton en sursautant, les yeux écarquillés.

– Qu’est-ce qui te prend ? Est-ce que par hasard la donzelle ne serait pas du goût de monsieur ?

– Mais si, Gavril Andréitch, c’est une brave fille, pas fière et qui ne rechigne pas à l’ouvrage. Seulement vous savez bien que cet animal, ce loup-garou des steppes...

– Je sais, mon ami, je sais, interrompit le majordome avec dépit ; mais puisque...

– Mais voyons, Gavril Andréitch, il me tuera, pour sûr, il m’écrasera comme une mouche. Regardez voir un peu ses bras, on dirait ceux de Minine et Pojarski2 ! Il frappe comme un sourd qu’il est et il n’entend pas résonner les coups qu’il porte. Il joue de ses poings comme un homme qui les agiterait dans son sommeil. Et pas moyen de lui faire entendre raison, il est encore plus bête que sourd. C’est une brute, une bûche, un soliveau... Qu’ai-je fait pour subir les coups d’un monstre pareil ?... Bien sûr, je ne suis plus ce que j’étais autrefois, j’en ai vu de toutes les couleurs, je suis décati, désétamé comme une vieille casserole ; pourtant, après tout, je suis un être humain et non un vil ustensile !

– Allons, allons, pas tant de beaux mots !

– Seigneur, mon Dieu, continua de plus belle le savetier déchaîné, n’y aura-t-il donc jamais de fin à mes misères ? A-t-on jamais vu un sort comme le mien ? Battu dans mon enfance par mon maître allemand, battu à la fleur de mes ans par mes compagnons d’infortune, et réduit dans mon âge mûr...

– As-tu fini, âme de filasse ? put enfin placer le majordome.

– Permettez, Gavril Andréitch, ce n’est pas tant les coups que je crains. Qu’on me corrige en douce et qu’on me traite bien en public, je n’en reste pas moins quelqu’un. Mais qu’un animal, une brute se permette...

– Assez comme ça. Va te faire fiche ! dit Gavril impatienté.

Capiton fit demi-tour.

– À supposer qu’il ne soit pas là, cria le majordome sur ses talons, tu consens au mariage ?

– J’y donne mon entier consentement, déclara Capiton, que sa faconde n’abandonnait point même dans les moments les plus critiques.

Et il quitta la place.

« Allons, décida Gavril après avoir mainte et mainte fois arpenté sa chambre, faisons toujours venir Tatiana. »

Au bout de quelques instants la blanchisseuse apparut et s’arrêta, intimidée, sur le seuil de la porte.

– Que désirez-vous, Gavril Andréitch ? demanda-t-elle d’une voix craintive.

Gavril la considéra un bon moment en silence, puis lui dit :

– Veux-tu te marier, Tatiana ? Notre dame t’a trouvé un fiancé.

– Je ne dis pas non, Gavril Andréitch... Mais qui cela ? ajouta-t-elle timidement.

– Capiton, le cordonnier.

– Entendu.

– C’est un homme d’une conduite un peu légère, mais notre dame compte sur toi pour lui faire perdre ses mauvaises habitudes.

– Entendu.

– Le malheur, c’est que ce maudit sourd te fait les yeux doux. Comment t’y es-tu prise pour ensorceler un ours pareil ! Il est dans le cas de t’assommer, l’animal !

– Oh pour sûr, il me tuera, Gavril Andréitch.

– Hum ! c’est ce que nous verrons... Mais comme tu as l’air sûre de ton fait. Est-ce qu’il aurait le droit de te tuer ?

– Je n’en sais rien, Gavril Andréitch.

– Tu ne lui as pas fait de promesse, au moins ?

– Que voulez-vous dire ?

– Innocente créature ! murmura l’intendant après un silence... Allons, c’est bien, reprit-il, nous reparlerons de cette affaire. Pour le moment tu peux te retirer. Tu es une brave fille, à ce que je vois.

Tatiana s’appuya un instant à la porte et disparut.

– Bah ! se dit le majordome, peut-être que dès demain notre dame aura oublié ce projet de mariage !... Et puis après tout, on peut venir à bout du gaillard. La police n’est pas faite pour les chiens !... Oustinia Fiodorovna, cria-t-il à sa femme d’une voix de stentor, si c’était un effet de votre bonté de me servir le samovar, hein, qu’en pensez-vous, ma respectable moitié ?

Tatiana ne quitta guère la lingerie ce jour-là : elle versa quelques larmes, les essuya et se remit à son travail. Quant à Capiton, il s’installa jusqu’à la nuit close au cabaret avec un compagnon à la mine terreuse. Il lui raconta avec force détails qu’il avait servi à Pieter un maître qui était certes la crème des hommes mais qui, entre autres défauts, tenait ses gens de trop court tout en levant le coude lui-même et en courant furieusement le beau sexe... Le ténébreux compagnon se contentait de soutenir l’entretien par monosyllabes ; mais lorsque Capiton en vint à déclarer que, par suite d’un fatal incident, il songeait à se suicider le lendemain, le lugubre personnage lui fit observer qu’il était temps d’aller se coucher. Et tous deux se séparèrent en silence et sans aménité.

Cependant l’espoir de Gavril ne se réalisa point. La vieille dame avait tellement pris à cœur son projet de mariage qu’elle en parla toute la nuit à une de ses femmes, spécialement chargée de la distraire durant ses heures d’insomnie et forcée en conséquence de dormir le jour, comme ces cochers de fiacre qui n’exercent leur métier qu’après le coucher du soleil. Le lendemain matin, dès que le majordome vint lui faire son rapport :

– Eh bien, s’informa-t-elle, comment va notre mariage ?

Bien entendu, l’autre répondit que tout allait pour le mieux et que, le jour même, Capiton viendrait lui faire ses remerciements.

Un peu indisposée, la veuve ne retint pas longtemps Gavril, qui, aussitôt rentré chez lui, convoqua un conseil extraordinaire. L’affaire était épineuse. Tatiana certes ne faisait aucune objection ; mais Capiton déclarait à qui voulait l’entendre qu’il n’avait qu’une tête, qu’il n’en avait pas deux, qu’il n’en avait pas trois... ; quant à Gérasime, posté sur le seuil du pavillon des servantes, il jetait des regards farouches à tous les passants et semblait avoir vent du complot qui se tramait contre lui. À ce conseil assistait notamment un vieux sommelier, le père La Queue, dont on prenait toujours l’avis avec une déférence particulière mais dont on n’obtenait jamais que des « oui, évidemment, bien sûr. » On résolut dès l’abord d’enfermer pour plus de sûreté Capiton dans le cabinet du filtre à eau. Une longue délibération suivit. Le plus simple évidemment était de recourir à la force. Tout le monde en convint, mais cela ferait du bruit, la maîtresse s’inquiéterait, demanderait des explications. Non, décidément, il n’y fallait pas songer. Enfin, après de longs débats, on trouva un adroit expédient. On se souvint que Gérasime avait une horreur profonde pour les ivrognes. Lorsqu’il était en faction au portail, il détournait la tête avec dégoût dès qu’il voyait un pochard cheminer en trébuchant et la casquette sur l’oreille. On engagea donc Tatiana à simuler devant Gérasime la démarche vacillante d’une personne prise de boisson. Après de longues hésitations, la pauvre fille, convenant qu’elle ne saurait autrement se défaire de son adorateur, finit par consentir à ce subterfuge. Et l’on délivra Capiton, qui après tout avait voix au chapitre.

Gérasime cependant, assis sur une borne près du portail, taquinait rageusement la terre de sa pelle. De tous les coins, de toutes les fenêtres aux stores baissés des regards le guettaient. Il donna pleinement dans le panneau. Dès qu’il aperçut Tatiana, il lui adressa un signe de tête amical accompagné d’un de ses grognements habituels ; mais en l’examinant de plus près il sursauta, jeta sa pelle et vint coller son visage droit contre celui de la jeune fille qui, tremblante de peur, ferma les yeux et chancela encore davantage... Il la prit par la main, la traîna à travers toute la cour, entra avec elle dans la chambre où était réuni le conseil et la jeta prête à défaillir du côté de Capiton. Il l’observa quelques instants ; puis, après un sourire amer et un geste de dépit, il regagna d’un pas lourd son réduit, où il se tint enfermé durant vingt-quatre heures. Le piqueur Antipe raconta plus tard qu’il était allé l’épier par une fente de la porte : assis sur son lit, le visage entre les mains, Gérasime chantait doucement, c’est-à-dire qu’il grommelait, secouait la tête et se balançait en cadence comme le font les voituriers et les haleurs quand ils entonnent une de leurs mélancoliques complaintes ; sentant le cœur lui serrer à ce spectacle, Antipe s’était précipitamment retiré.

Lorsque, le lendemain, Gérasime sortit de son repaire, on ne remarqua en lui aucun changement notable. Il paraissait toutefois plus revêche encore que de coutume et n’accorda pas la moindre attention ni à Tatiana ni à Capiton. Le soir même, les fiancés se présentèrent chez leur maîtresse, portant sous le bras les deux oies qu’ils devaient offrir suivant l’usage. La noce se fit la semaine suivante. Ce jour-là Gérasime remplit, comme si de rien n’était, sa tâche accoutumée ; seulement il ne rapporta pas une goutte d’eau de la rivière, car il avait brisé son tonneau en route, et quand, à la nuit tombante, il se mit à étriller son cheval, le chétif animal tourbillonnait sous cette poigne de fer comme un fétu sous la tempête.

Ceci se passait au printemps. Une année encore s’écoula, au cours de laquelle Capiton perdit toute retenue et se vit finalement relégué dans une terre de sa maîtresse perdue au fond de la province. Sa femme dut partager son triste sort. Le jour du départ, il fit d’abord le fanfaron, assurant que si même on l’envoyait dans ces contrées chimériques où après avoir fait la lessive, les lavandières posent leur battoir sur le bord du ciel, il n’en perdrait pas le nord pour autant. Mais bientôt sa bonne humeur l’abandonna, il se plaignit amèrement d’être désormais contraint à vivre parmi des manants et des rustres. Enfin il tomba dans un tel état de prostration qu’il n’eut même pas la force de mettre sa casquette ; une âme charitable la lui enfonça jusqu’aux yeux et prit soin de ramener ensuite la visière en bonne et due place.

Le convoi était prêt à partir ; les paysans prenaient déjà leurs rênes et n’attendaient plus pour se mettre en route que le traditionnel mot d’ordre : « À la garde de Dieu ! » Soudain Gérasime sortit de son repaire, s’approcha de Tatiana et lui fit présent d’un fichu de coton rouge qu’il avait acheté à son intention un an auparavant. La malheureuse, si indifférente jusque-là à toutes les vicissitudes de son existence, ne put cette fois retenir ses larmes et, en bonne chrétienne, embrassa par trois fois son adorateur. Gérasime voulait la reconduire jusqu’à la barrière ; il chemina quelque temps à côté du chariot où elle avait pris place ; mais, parvenu au Gué de Crimée il eut un grand geste de découragement et s’en revint le long de la berge.

C’était le soir. Il marchait à pas lents, les yeux fixés sur la rivière... Soudain il lui sembla qu’un être vivant se débattait dans la vase près du rivage. Il se pencha et distingua un petit chien blanc moucheté de noir qui, tremblant de ses pauvres membres, s’épuisait en efforts infructueux pour sortir de l’eau. Gérasime étendit la main, le saisit, le plaça sur sa poitrine et revint au logis à pas précipités. Arrivé dans sa chambre, il déposa la bestiole sur son lit, l’enveloppa dans sa lourde houppelande, puis courut chercher une botte de paille à l’écurie, une tasse de lait à la cuisine. Il revint, rejeta doucement la houppelande, étala la paille sur le lit, présenta le lait à la pauvre bête qu’il venait de sauver. C’était une chienne qui n’avait pas plus de trois semaines et ne savait pas encore laper la boisson ; elle frissonnait et clignait de ses petits yeux qui venaient à peine de percer et dont l’un paraissait plus grand que l’autre. Entre deux doigts Gérasime lui prit délicatement la tête, lui inclina le museau sur le lait. La chienne se mit à boire avec rapidité, s’ébrouant, s’engouant, tressaillant. Gérasime, la figure épanouie, ne se lassait pas de la regarder. Toute la nuit il fut occupé d’elle : il l’essuyait, la couchait, la dorlotait et finalement il s’endormit près d’elle d’un sommeil paisible et joyeux.

Une mère n’a pas plus de sollicitude pour son enfant que Gérasime n’en eut pour son élève, qui pendant quelque temps parut fort chétive et fort laide ; mais elle se remit peu à peu et, grâce aux soins incessants de son sauveur, se transforma au bout de quelque huit mois en une belle épagneule, aux oreilles longues, à la queue touffue relevée en trompette, aux grands yeux expressifs. Elle s’attacha passionnément à Gérasime, qu’elle suivait partout pas à pas en frétillant de la queue. Sachant, comme tous les muets, qu’il attirait l’attention par ses meuglements, il balbutia ces deux syllabes : « Mou-mou », et la chienne comprit qu’elle devait répondre à ce nom. Les gens de la maison l’appelèrent Moumoune et la prirent eux aussi en affection. Très intelligente, très caressante pour tous, elle n’aimait vraiment que Gérasime, qui de son côté était fou de cette bête et, soit crainte soit jalousie, ne pouvait voir sans dépit les autres domestiques la cajoler. Tous les matins Moumou le réveillait en le tirant par un pan de sa houppelande, lui amenait par la bride le vieux cheval de trait avec qui elle vivait en bonne intelligence, puis l’accompagnait gravement à la rivière, gardait sa pelle et son balai et ne permettait à personne d’approcher de sa chambre. Il avait pratiqué une ouverture dans la porte : dès que Moumou s’y était coulée, elle sautait gaillardement sur le lit, comme si en ce lieu seul elle se sentait pleinement maîtresse de ses actes. Elle ne dormait point de la nuit, mais n’avait garde d’aboyer sans raison comme ces absurdes mâtins qui, posés sur leur train de derrière, le museau en l’air et l’œil à demi-clos, aboient aux étoiles par ennui et d’ordinaire trois fois de suite. Non, Moumou n’élevait sa voix grêle que dans les cas graves : lorsqu’un étranger s’approchait du mur, lorsqu’elle percevait quelque bruit insolite. Bref c’était une parfaite gardienne. À vrai dire il y avait dans la cour un autre chien, vieil animal jaune tacheté de fauve, qui répondait au nom de Sabot, mais on le tenait toujours à la chaîne, même la nuit et son grand âge ne lui permettait pas de réclamer quelque liberté : pelotonné dans sa niche, il ne faisait entendre que de rares et brefs jappements, dont il semblait comprendre la parfaite inutilité... Moumou ne pénétrait jamais dans les appartements : lorsque Gérasime allait y porter du bois, elle l’attendait sur le perron, dressant l’oreille, tournant la tête tantôt à droite tantôt à gauche au moindre bruit qu’elle percevait derrière la porte...

Une année se passa de la sorte et Gérasime paraissait très content de son sort quand survint un événement inattendu. Par une belle journée d’été la vieille dame faisait les cent pas dans son salon entourée de ses dames de compagnie. Fort bien disposée ce jour-là, elle riait, plaisantait, et ses obséquieuses commensales l’imitaient – non sans appréhension, car malheur à qui n’eût point répondu par un enjouement immédiat et total à ces élans de gaieté, qui d’ailleurs cédaient bientôt la place à une humeur sombre et atrabilaire ! Mais, ce matin-là, tout semblait sourire à la capricieuse personne. Au saut du lit, comme d’habitude, elle s’était tiré les cartes et avait réuni du premier coup quatre valets dans son jeu, ce qui lui présageait l’accomplissement de tous ses désirs. Puis son thé lui avait paru d’une saveur exquise, ce qui valut à la femme de chambre quelques mots de louange et une gratification de dix kopeks. Un sourire doucereux flottait donc sur ses lèvres ridées tandis qu’elle allait et venait dans son salon. Elle s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur un parterre. Au beau milieu de ce parterre Moumou, couchée sous un rosier, rongeait consciencieusement un os. Dès qu’elle l’aperçut :

– Seigneur, mon Dieu, s’écria-t-elle, un chien ! À qui est-il donc ?

La suivante à qui elle s’adressait éprouva l’embarras d’un subalterne qui ne sait trop comment interpréter la pensée de son chef.

– Je... ne sais, murmura-t-elle, je crois que c’est au muet.

– Mais vraiment, reprit la dame, c’est une charmante petite bête. Vite, qu’on me l’apporte ! Y a-t-il longtemps qu’il la possède ? Comment se fait-il que je ne l’aie pas encore aperçue ? Vite, dites qu’on me l’apporte.

La dame de compagnie se précipita dans le vestibule.

– Stépane, s’écria-t-elle, dépêchez-vous d’aller chercher Moumou ! Elle est dans le jardin.

– Ah ! on l’appelle Moumou, s’écria la vieille dame. C’est un joli nom.

– Oui, n’est-ce pas, s’empressa d’acquiescer la dame de compagnie. Vite, Stépane, vite !

Stépane, un robuste gaillard qui exerçait les fonctions de valet de chambre, se précipita dans le jardin et avança la main pour saisir Moumou, mais l’agile petite bête lui glissa entre les doigts et, la queue dressée, courut se réfugier près de son maître occupé en ce moment à nettoyer son baril, qu’il tournait comme s’il n’eût eu entre les mains qu’un tambour d’enfant. Stépane courut après la chienne et de nouveau voulut s’emparer d’elle aux pieds mêmes de son maître ; mais de nouveau Moumou lui échappa. Elle sautillait, se débattait, au grand amusement de Gérasime qui contemplait ce spectacle avec un sourire ironique. Stépane agacé lui fit comprendre par signes qu’il agissait sur l’ordre de leur maîtresse. Gérasime, fort surpris, souleva Moumou et la remit à Stépane, qui se hâte d’aller la déposer sur le parquet du salon. La dame aussitôt de l’appeler à elle d’une voix caressante ; mais la pauvre bête, effarouchée par ce luxe inconnu, tenta de s’esquiver ; repoussée par l’officieux Stépane, elle se tapit, toute tremblante, contre le mur.

– Moumou, Moumou, viens près de moi, viens près de ta maîtresse, lui dit la dame. Mais viens donc, petite sotte, n’aie pas peur.

– Allons, Moumou, viens donc, répétèrent à l’envi les suivantes.

Moumou jetait des regards inquiets autour d’elle et ne quittait point sa place.

– Apportez-lui quelque chose à manger, dit la dame. Voyez-moi la petite sotte ! De quoi donc a-t-elle peur ?

– Elle n’est pas encore apprivoisée, insinua d’une voix mielleuse une des caméristes.

Stépane apporta une soucoupe remplie de lait, mais Moumou ne daigna même pas la flairer et trembla de plus belle.

– Ah, la niaise ! dit la dame en s’approchant d’elle et en se baissant pour la caresser.

D’un geste convulsif Moumou détourna la tête et montra les dents. La dame se hâta de retirer sa main... Il y eut un moment de silence. Moumou poussa un léger cri comme pour se plaindre ou pour s’excuser. La dame, soudain renfrognée, s’éloigna : le brusque mouvement de la chienne lui avait fait peur.

– Ah, mon Dieu, s’écrièrent à l’envi ses parasites, vous aurait-elle mordue ?

De sa vie, l’innocente Moumou n’avait mordu personne !

– Emportez-la ! s’écria la vieille dame d’une voix changée. La vilaine bête, comme elle est méchante !

Et tournant lentement sur elle-même, elle se dirigea vers son boudoir. Ses compagnes échangèrent un coup d’œil perplexe et firent mine de la suivre. Mais arrivée à la porte, elle s’arrêta et les foudroyant d’un regard glacial :

– Que voulez-vous ? leur dit-elle. Vous ai-je priées de me suivre ?

Et elle disparut. Aux gestes impérieux des dames de la suite Stépane comprit qu’il fallait emmener Moumou et s’en fut la jeter tout droit aux pieds de Gérasime. Une demi-heure plus tard, un silence profond régnait dans la maison et la vieille dame, immobile sur son canapé, semblait plus sombre qu’une nuée d’orage. Qu’il faut peu de chose parfois pour bouleverser une nature humaine !

La méchante humeur de la dame la poursuivit toute la journée : elle ne joua point aux cartes et n’adressa la parole à personne. La nuit venue, elle ne put trouver le sommeil. L’eau de Cologne qu’on lui apporta n’était pas, à l’en croire, celle dont elle se servait habituellement ; puis son oreiller avait une odeur de savon ; la femme de charge dut flairer tout le linge avant de trouver une taie qui lui convînt. Bref la délicate personne avait ses « nerfs ». Le lendemain matin elle fit appeler Gavril une heure plus tôt que de coutume.

– Dis-moi, s’écria-t-elle, dès qu’elle le vit franchir non sans appréhension le seuil de son boudoir, quel est ce chien qui a aboyé toute la nuit et qui m’a empêchée de dormir ?

– Un chien ?... Je ne sais trop, répondit Gavril d’une voix mal assurée. À moins que ce ne soit celui du muet...

– Je me soucie peu qu’il appartienne au muet ou à quelqu’un d’autre. Ce que je sais, c’est qu’à cause de lui je n’ai pas pu fermer l’œil. Je ne comprends vraiment pas ce que font ici tous ces chiens. N’avons-nous déjà pas un chien de garde ?

– Que si, le vieux Sabot.

– Pourquoi donc en prendre encore un ? Voilà ce que j’appelle du désordre. Décidément il manque une tête dans cette maison. Et pourquoi le muet a-t-il un chien ? qui le lui a permis ? Hier, je me suis approchée de la fenêtre ; cette vilaine bête était sous mes rosiers en train de ronger je ne sais quelle horreur...

Après un instant de silence, la dame ajouta :

– Que ce chien disparaisse aujourd’hui même... C’est compris ?

– Parfaitement.

– Aujourd’hui même... Et maintenant retire-toi. Tu me feras ton rapport plus tard.

Gavril sortit. Dans le petit salon, il transporta pour la bonne règle la sonnette d’un guéridon sur un autre ; dans le grand salon, il moucha en sourdine son nez de canard ; dans l’antichambre il découvrit Stépane qui dormait sur un coffre, ses pieds nus sortant de dessous le surtout qui lui servait de couverture, tel qu’on représente les guerriers tués sur les tableaux de bataille. Il le réveilla et lui donna à voix basse un ordre auquel le valet répondit par un son qui tenait du bâillement et de l’éclat de rire. Tandis que le majordome s’éloignait, Stépane sauta à bas de son coffre, revêtit son caftan, chaussa ses bottes et alla se poster près de la porte. Cinq minutes plus tard, Gérasime parut portant une énorme charge de bois, car été comme hiver la vieille dame voulait qu’il y eût du feu dans sa chambre et dans son boudoir. La fidèle Moumou, qui l’accompagnait, s’arrêta sur le seuil. Cependant Gérasime s’enfonça avec son fardeau dans les appartements après avoir poussé la porte de l’épaule, mouvement qui déroba Stépane à sa vue. Alors le rusé valet fondit sur la chienne comme le vautour sur un poulet, l’étourdit en la pressant de sa poitrine contre le sol, puis l’étreignant dans ses bras, il sortit au galop sans même prendre sa casquette, se jeta dans le premier fiacre venu et se fit conduire aux Halles. Là il eut tôt fait de vendre la chienne pour une pièce de cinquante kopeks, à la condition expresse qu’on la tiendrait à l’attache pendant au moins huit jours. Il remonta sur-le-champ dans son fiacre, mais il le quitta à quelque distance de la maison, ne voulant pas s’exposer à rencontrer Gérasime au portail ; enfilant une venelle qui longeait les derrières de l’hôtel, il opéra sa rentrée en escaladant la clôture.

Précaution bien inutile : Gérasime n’était pas là. En sortant des appartements, il n’avait plus retrouvé Moumou ; ne se souvenant point qu’elle se fût jamais écartée du seuil où elle l’attendait, il s’était aussitôt mis à sa recherche, l’appelant à sa manière, courant de côté et d’autre, dans sa chambre, dans le grenier à foin, jusque dans la rue : point de Moumou. En désespoir de cause Gérasime s’adressa aux autres domestiques, leur demandant par signes s’ils n’avaient point vu sa chienne : il la dépeignait naïvement avec ses doigts, posait sa main à quelques pouces au-dessus du sol, etc. Les uns, ignorant ce qui s’était passé, secouaient la tête ; les autres, au fait de l’aventure, riaient dans leur barbe. Le majordome prit ses grands airs et se mit à crier contre les cochers. Alors Gérasime, n’y tenant plus, se sauva pour ne rentrer qu’à la nuit. Son visage abattu, sa démarche incertaine, ses vêtements poussiéreux laissaient entendre qu’il avait parcouru la moitié de Moscou. Il s’arrêta devant les fenêtres de la maison, jeta un regard sur le perron où se trouvaient réunis une demi-douzaine de valets et meugla encore une fois : « Mou-mou !... » Moumou ne répondit pas. Alors il s’éloigna. Tous le suivaient des yeux, mais personne n’osa ni sourire ni même souffler mot... Le lendemain l’indiscret Antipe raconta à la cuisine que le muet n’avait fait que geindre toute la nuit.

Ce jour-là Gérasime ne parut pas, au grand déplaisir du cocher Potape qui dut aller à sa place faire la provision d’eau. La dame demanda à Gavril s’il s’était souvenu de ses ordres et le compère s’empressa de répondre qu’ils étaient exécutés. Le jour suivant, Gérasime sortit de sa retraite et reprit son travail. Il vint dîner avec ses camarades puis se retira sans saluer personne. Son visage naturellement dépourvu d’expression, comme celui de tous les sourds-muets, semblait à présent pétrifié. Après le dîner il sortit de nouveau, mais ne resta pas longtemps dehors ; aussitôt rentré, il se réfugia dans le grenier. La nuit vint, une nuit de lune, claire et sereine. Couché sur le foin, Gérasime dormait d’un sommeil agité, respirant avec peine et se retournant à chaque instant. Tout à coup il lui sembla qu’on le tirait par un pan de sa houppelande ; il tressaillit mais ne leva pas la tête et ferma même les yeux. Mais le tiraillement recommence de plus belle ; Gérasime bondit de sa couche et... reconnaît Moumou, un bout de corde brisé à son cou. Un long cri de joie s’échappe de sa poitrine muette : il serre dans ses bras sa fidèle chienne, qui lui lèche follement les yeux, le nez, la barbe, la moustache...

Après avoir cédé à cet élan de bonheur, Gérasime se prit à réfléchir, puis il descendit du grenier avec circonspection et voyant que personne ne l’observait, regagna son gîte sans encombre. Il avait déjà deviné que Moumou ne s’était point échappée, mais qu’on la lui avait enlevée sur l’ordre de sa maîtresse à qui elle avait montré les dents, comme certains de ses compagnons le lui avaient fait comprendre par gestes. Il fallait donc prendre des mesures de sûreté. Il lui donna d’abord quelques bouchées de pain, la caressa, la coucha sur son lit, puis après avoir songé de longues heures au meilleur moyen de la dérober aux regards, il résolut de la garder tout le jour enfermée dans sa chambre, en l’allant voir de temps à autre, et de ne la faire sortir que pendant la nuit. Il boucha avec un vieux caftan l’ouverture qu’il avait pratiquée à sa porte pour Moumou, et à peine le jour commençait-il à poindre qu’il descendit dans la cour comme si de rien n’était, affectant même – ruse bien innocente – la même tristesse morne que la veille. Le pauvre muet ne se doutait guère que les aboiements de Moumou la trahiraient. Bientôt en effet les domestiques connurent le secret de Gérasime ; mais, soit pitié, soit crainte, ils n’en laissèrent rien paraître. Le majordome se gratta bien la tête, mais résolut de laisser aller les choses : « Tant pis, à la garde de Dieu ! Peut-être que notre dame n’en saura rien. » Gérasime travailla ce jour-là avec une ardeur extraordinaire : il nettoya toute la cour, sarcla tout le jardin, enleva les pieux de la clôture pour s’assurer de leur solidité et les replanta avec soin. Il se donna tant de peine que la dame elle-même remarqua son zèle. Une ou deux fois dans le cours de la journée il alla voir à la dérobée sa chère recluse ; la nuit venue, il se coucha non point au grenier mais auprès d’elle et attendit une heure passée pour l’emmener respirer l’air frais. Il la promenait depuis un certain temps et se disposait à rentrer quand un bruit confus s’éleva dans la venelle. Moumou dressa les oreilles, s’approcha de la clôture, flaira le sol et lança un aboiement perçant : un ivrogne s’était couché au pied de la palissade pour y passer la nuit.

En ce moment la dame venait de s’endormir après une longue crise nerveuse, une de ces crises qui la prenaient d’ordinaire après un souper trop substantiel. Les aboiements subits de la chienne la réveillèrent en sursaut ; elle sentit son cœur battre violemment puis défaillir.

– Au secours, au secours ! gémit-elle.

Ses femmes accoururent tout effarées.

– Ah ! je me meurs, soupira-t-elle en se tordant les mains. Encore ce chien, cet affreux chien !... Qu’on appelle le docteur. On veut me tuer. Ah, ce chien ! Ah !

Et, prête à rendre l’âme, elle rejeta la tête en arrière.

On courut chercher le docteur, c’est-à-dire le « guérisseur » Chariton. Ce personnage, dont tout l’art consistait à porter des bottes à semelles fines, à dormir quatorze heures sur vingt-quatre et à soupirer les dix autres, à tâter délicatement le pouls de sa noble maîtresse et à lui administrer à tout bout de champ des gouttes de laurier-cerise, ce personnage donc accourut précipitamment, commença par faire brûler des plumes pour tirer la malade de sa pâmoison ; puis, dès qu’il la vit rouvrir les yeux, il lui présenta sur un plateau d’argent un verre de la fameuse panacée.

Quand la noble dame eut avalé cette potion, elle recommença d’une voix larmoyante à se plaindre du chien, de Gavril, de son malheureux sort. « Pauvre vieille que je suis, gémissait-elle, tout le monde m’abandonne, personne n’a pitié de moi, on n’aspire qu’à me voir mourir ! » Cependant l’infortunée Moumou ne se taisait toujours point et Gérasime essayait en vain de l’éloigner de la palissade.

– Encore... encore ! balbutia la malade en roulant des yeux égarés.

Le guérisseur murmura quelques mots à l’oreille d’une femme de chambre. Celle-ci courut dans l’antichambre éveiller Stépane, qui courut éveiller Gavril, lequel dans le feu du premier mouvement mit sur pied toute la maison.

Gérasime en se retournant vit des lumières trembloter, des ombres circuler derrière les fenêtres. Il pressentit un malheur, prit Moumou sous son bras, s’enfuit dans son repaire et s’y enferma. Quelques instants plus tard cinq escogriffes essayaient en vain d’enfoncer sa porte : le verrou ne céda point. Gavril accourut en proie à une agitation extrême et leur ordonna de rester là en faction jusqu’au matin ; puis il se précipita dans la chambre des suivantes et, par l’entremise de la première camériste, Lioubov Lioubimovna, avec qui il dérobait le thé, le sucre et les épices de la maison, il fit dire à sa patronne que la misérable chienne était en effet revenue, mais que le lendemain elle ne serait plus de ce monde ; il suppliait donc son excellente maîtresse de se tranquilliser. Malgré ce message rassurant, l’excellente maîtresse ne se fût sans doute point tranquillisée de sitôt si le guérisseur ne lui avait par mégarde versé quarante gouttes de laurier-cerise au lieu de douze : au bout d’un quart d’heure elle s’endormit donc d’un sommeil de plomb, cependant que Gérasime, le visage défait, serrait sur son lit le museau de Moumou.

Le lendemain, la dame s’éveilla tard. Gavril attendait son réveil pour donner l’ordre d’enlever le fort de Gérasime, tout en se préparant lui-même à subir un orage. Mais l’orage n’éclata point. La veuve fit appeler sa favorite.

– Lioubov Lioubimovna, commença-t-elle de cette voix alanguie qu’elle aimait à prendre quand, à l’extrême confusion de ses gens, elle se faisait passer pour une pauvre martyre délaissée, vous voyez, ma chère, dans quel état je suis. Allez, je vous en supplie, trouver Gavril Andréitch, parlez-lui. Le premier chien venu lui est-il vraiment plus cher que la tranquillité, que la vie même de sa maîtresse ?... Non, je ne veux pas le croire, ajouta-t-elle avec un profond sentiment de tristesse. Allez, ma bonne, rendez-moi ce service.

Lioubov Lioubimovna s’en alla incontinent trouver le majordome. Quelles furent leurs réflexions ? On ne sait. Mais quelques instants plus tard, tous les domestiques se dirigèrent vers le réduit de Gérasime. À leur tête s’avançait Gavril, retenant d’une main sa casquette, bien qu’il n’y eût pas l’ombre de vent ; près de lui marchaient les laquais et les gâte-sauce ; une bande de galopins, dont une bonne moitié venait du dehors, gambadaient et grimaçaient à l’arrière ; de sa fenêtre le père La Queue commandait la marche, c’est-à-dire qu’il se contentait d’agiter les bras. Sur l’étroit escalier qui menait à la cellule de Gérasime, un homme se tenait en sentinelle ; deux autres, armés de bâtons, montaient la garde à la porte. Quand on eut solidement occupé l’escalier, Gavril s’approcha de la porte, la frappa du poing et cria :

– Ouvre !

On perçut un aboiement étouffé ; mais de réponse, point.

– Ouvre, qu’on te dit ! hurla de plus belle le majordome.

– Gavril Andréitch, lui cria d’en bas Stépane, n’oubliez pas qu’il est sourd, il ne vous entend point !

Tout le monde éclata de rire.

– Comment faire, alors ? riposta d’en haut Gavril.

– Y a un trou dans la porte ; passez-y votre bâton et agitez-le.

Gavril se pencha.

– Il l’a bouché avec son caftan.

– Eh bien poussez-le en dedans, le caftan.

Un second aboiement contenu s’éleva.

– Tiens, v’là la bête qui se dénonce elle-même, fit remarquer un des assaillants ; et ce fut de nouveau un éclat de rire général.

Gavril se gratta la nuque.

– Ma foi, décida-t-il, j’aime autant que tu le pousses toi-même.

– Comme vous voudrez.

Stépane escalada l’escalier, enfonça son bâton dans le trou et l’agita en criant :

– Sors donc, sors donc !

Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement et toute la valetaille, Gavril en tête, prit ses jambes à son cou. Le père La Queue ferma sa fenêtre.

– Holà ! cria Gavril quand il se retrouva dans la cour. Faudrait voir à pas faire le malin !

Immobile sur le seul de son gîte, Gérasime, les mains sur les hanches, considérait la troupe qui se pressait au bas de l’escalier ; en face de ces faquins engoncés dans des habits à l’européenne, sa solide carrure et son ample blouse rouge lui donnaient des airs de géant.

Gavril fit un pas en avant.

– Tâche de filer doux, hein !

Et il se mit à lui expliquer par signes que leur maîtresse exigeait qu’il se défît sur l’heure de sa chienne : en cas de refus, gare !

Gérasime le regarda, puis montra du doigt Moumou, promena sa main autour de son cou comme s’il y passait une corde et interrogea du regard le majordome.

– Oui, oui, c’est cela, confirma Gavril en hochant le chef.

Gérasime baissa la tête, puis, la relevant brusquement, il désigna encore une fois Moumou qui pendant cet étrange colloque était restée près de lui, agitant innocemment la queue et dressant l’oreille avec curiosité, répéta le signe qu’il avait déjà fait autour de son cou, se frappa violemment la poitrine comme pour signifier qu’il se chargeait lui-même de l’exécution.

– Qui me dit que tu tiendras ta promesse ? objecta Gavril, en s’aidant toujours de signes.

Gérasime le regarda fixement avec un sourire de mépris, se frappa de nouveau la poitrine, et rentra dans sa cellule, dont il referma bruyamment la porte.

Sans mot dire, les assaillants échangèrent un regard.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria enfin Gavril. Il s’est renfermé ?

– Laissez-le tranquille, Gavril Andréitch, conseilla Stépane. Du moment qu’il vous a donné sa parole, soyez sûr qu’il la tiendra. Cet homme-là, voyez-vous, ça n’a qu’un mot, c’est pas comme nous autres, faut dire ce qu’y en est.

– Pour sûr, approuvèrent tous les valets en secouant la tête, c’est la vérité vraie.

– Oui, confirma le père La Queue, qui venait de rouvrir sa fenêtre.

– Soit, dit Gavril, mais nous n’en devons pas moins être sur nos gardes. Holà, Iérochka, ajouta-t-il en se tournant vers un pâle individu en casaquin jaune qui prenait le titre de jardinier, toi qui n’as rien à faire, prends un bâton, assieds-toi là et dès qu’il arrivera quelque chose, accours me prévenir.

Iérochka prit un bâton et s’installa sur la dernière marche de l’escalier. Tandis que la troupe se dispersait, à l’exception de quelques curieux et de quelques galopins, Gavril rentra à la maison où, par l’entremise de Lioubov Lioubimovna, il fit dire à la maîtresse de céans que ses volontés étaient accomplies ; à tout hasard il envoya pourtant le piqueur chercher un agent de police. La vieille dame fit un nœud à son mouchoir, y versa de l’eau de Cologne, la respira, s’en frotta les tempes, absorba une tasse de thé, et, comme elle était encore sous l’influence des gouttes de laurier-cerise, elle se rendormit.

Une heure après cette chaude alarme, Gérasime, revêtu de son caftan des dimanches et tenant en laisse Moumou apparut à la porte de son réduit. Iérochka se rangea à son approche et le laissa passer. Gérasime se dirigea vers le portail, suivi des yeux par les quelques gamins qui flânaient encore dans la cour. Il ne fit aucune attention à eux et ne mit sa casquette sur sa tête que lorsqu’il fut dans la rue. Gavril dépêcha à ses trousses Iérochka qui, le voyant entrer dans un cabaret, se posta près de là pour attendre sa sortie.

Le muet était connu dans cet établissement ; on y comprenait ses signes. Il demanda la soupe et le bœuf et s’assit les coudes sur la table. Moumou s’installa auprès de lui, le regardant de ses yeux expressifs ; son poil luisant montrait qu’elle venait d’être brossée. Quand on eut servi Gérasime, il émietta du pain dans la soupe, coupa le bœuf en petits morceaux et posa l’écuelle par terre. Moumou se mit à manger avec sa délicatesse habituelle, touchant à peine les mets du bout de son museau. Son maître la contempla longuement ; tout à coup deux grosses larmes s’échappèrent de ses yeux : l’une tomba dans la soupe, l’autre sur le front bombé de la chienne. Gérasime cacha sa figure dans ses mains. Quand elle eut avalé une demi-écuellée, la chienne s’éloigna en se pourléchant les lèvres. Gérasime se leva, paya et sortit sous le regard interdit du garçon. Dès qu’il le vit venir, Iérochka se dissimula dans un coin, pour le suivre bientôt à quelque distance.

Gérasime, tenant toujours Moumou en laisse, avançait à pas lents. Arrivé au coin de la rue, il hésita un instant puis, hâtant soudain sa marche, il se dirigea tout droit vers le Gué de Crimée. Chemin faisant, il entra dans la cour d’une maison que l’on agrandissait et en ressortit avec deux briques sous son bras. Quand il eut atteint le gué, il suivit la berge de la rivière, jusqu’à un certain endroit où il avait naguère remarqué deux barques munies de leurs avirons et amarrées à des poteaux. Il sauta dans l’une d’elles avec Moumou. Un vieux boiteux sortit d’une cabane élevée au coin d’un potager et l’interpella à grands cris, auxquels Gérasime ne répondit que par un hochement de tête. Bien qu’il eût à lutter contre le courant, il ramait si vigoureusement qu’il fut bientôt à une distance respectable du bonhomme, lequel, après s’être gratté le dos de la main gauche puis de la main droite, prit le parti de réintégrer en boitillant sa cahute.

Gérasime ramait toujours. Bientôt les dernières maisons de Moscou disparurent, cédant la place à des potagers, des champs, des prairies, des chaumières. Alors il laissa tomber ses avirons, pencha la tête sur Moumou qui s’était installée devant lui sur la banquette – car le fond était plein d’eau – et demeura un certain temps immobile, les bras croisés derrière le dos, tandis que le courant reportait peu à peu la barque en arrière. Soudain il se releva, les traits empreints d’une sauvagerie affectée, douloureuse, noua brusquement avec la laisse les deux briques qu’il avait apportées, les lia au cou de la chienne, la souleva au-dessus de la rivière, la contempla une dernière fois... Elle le regardait sans crainte aucune en agitant doucement la queue. Il détourna la tête, ferma les yeux, ouvrit les mains...

Gérasime n’entendit rien : ni le court jappement de la pauvre Moumou ni le lourd clapotis de l’eau ; le jour le plus bruyant était pour lui plus silencieux que ne l’est pour nous la nuit la plus calme. Quand il rouvrit les yeux, la rivière roulait comme auparavant ses flots calmes, de petites vagues qui semblaient se poursuivre l’une l’autre venaient comme auparavant se briser contre les flancs de la barque ; mais, loin derrière lui, de grands cercles se dessinaient près du rivage.

Iérochka, qui avait perdu de vue Gérasime, rentra faire son rapport.

– Eh bien, déclara Stépane, il va la noyer pour sûr. Avec cet homme-là, voyez-vous, quand il a promis quelque chose, on peut dormir tranquille.

On ne revit pas Gérasime de la journée. Il ne parut ni au dîner ni au souper.

– Quel drôle de corps que ce Gérasime, glapit une grosse blanchisseuse. C’est-y permis de se manger les sangs pour un chien !

– Mais il était là tantôt, s’écria Stépane en s’octroyant une large portion de sarrasin.

– Pas possible ! Quand cela ?

– Y a de ça une couple d’heures, je l’ai rencontré qui franchissait le portail. Il s’en allait de nouveau je sais pas où. L’envie me démangeait de savoir ce qu’il avait fait de son chien, mais le gars n’était pas de bonne humeur. Alors, voyez-vous, histoire de me dire comme ça : fiche-moi la paix, il m’a flanqué dans les omoplates une de ces torgnoles !... Il n’y va pas de mainmorte, l’animal, ajouta Stépane avec un sourire contraint en se frottant la nuque.

On se moqua de Stépane et l’on s’en fut coucher.

À cette même heure, sur la route de T***, cheminait à pas rapides une manière de géant, un sac sur l’épaule et un long bâton à la main. C’était Gérasime. Résolument, sans un regard en arrière, il s’en allait vers sa terre natale. Après voir noyé la pauvre Moumou, il était accouru en grande hâte dans sa chambre, avait fait un paquet de ses quelques hardes, se l’était jeté sur l’épaule et... adieu, je t’ai vu ! Cinq ou six lieues seulement séparaient de la grande route le domaine d’où sa maîtresse l’avait fait venir ; sûr de retrouver son chemin, il marchait avec une ardeur farouche qui tenait autant de l’allégresse que du désespoir. La poitrine dilatée, le regard ardemment fixé sur lui, il pressait le pas comme si sa vieille mère l’attendait à son foyer, comme si elle le rappelait près d’elle après des années de pérégrination. La nuit tombait, une nuit calme et tiède. À l’endroit où le soleil venait de se coucher, un dernier reflet empourprait le ciel blafard, mais à l’autre bout de l’horizon s’amoncelaient déjà des ombres grises. Les cailles courcaillaient par centaines, les râles de genêt s’appelaient sans répit. Gérasime ne pouvait les entendre, non plus que le murmure nocturne des arbres le long desquels l’emportaient ses jambes robustes, mais il reconnaissait l’arôme familier des blés qui mûrissaient dans les champs remplis d’ombre, il aspirait l’air vivace du sol natal qui, semblant venir à sa rencontre, lui caressait le visage, se jouait dans sa barbe et dans ses cheveux. Il voyait s’étendre devant lui, droite comme une flèche, la route blanchoyante, et resplendir au-dessus de sa tête les innombrables étoiles qui éclairaient sa marche. Il cheminait donc comme un lion vigoureux et hardi, et lorsque le soleil levant vint l’illuminer de ses rayons rougeâtres, trente-cinq verstes séparaient déjà de Moscou l’infatigable marcheur.

Deux jours plus tard, il rentrait dans sa cabane à l’ébahissement d’une femme de soldat qu’on y avait installée. Il se signa devant les saintes images, puis se rendit chez le staroste qui montra d’abord quelque surprise. Mais comme on était au temps de la fenaison, on lui donna une faux et Gérasime se remit de si bon cœur à l’ouvrage que ses compagnons demeuraient bouche bée devant ses coups de faux et de râteau.

Cependant à Moscou, dès le lendemain de son départ, les domestiques, intrigués se risquèrent dans sa chambre et la trouvant vide, crurent bon de prévenir Gavril. Celui-ci vint inspecter les lieux, haussa les épaules et décida que le muet avait pris la fuite ou qu’il était allé rejoindre sa sotte de chienne dans la rivière. Il fit prévenir la police de cette disparition et s’en alla en personne l’annoncer à sa maîtresse. La vieille dame se lamenta, prétendit qu’elle n’avait jamais entendu faire périr Moumou, ordonna de rechercher Gérasime coûte que coûte et lava si bien la tête à l’infortuné majordome que toute la journée celui-ci s’en alla branlant le chef et murmurant : « Eh bien !... Eh bien !... » Le père La Queue finit par le tranquilliser en lui ripostant : « Eh bien, quoi ? » Enfin on apprit par un rapport du staroste que le muet était rentré dans son village. Cette nouvelle apaisa quelque peu le courroux de la vieille dame ; sa première idée fut de faire revenir Gérasime, mais après réflexion elle déclara qu’elle n’avait nul besoin d’un pareil ingrat. Au reste, comme elle vint à mourir peu de temps après cet événement, ses héritiers se soucièrent fort peu du muet ; ils accordèrent même à tous les serfs domestiques un congé à redevance.

Ce pauvre diable de Gérasime vit encore dans sa cabane solitaire. C’est toujours le même homme, robuste, infatigable, grave et pondéré. Seulement ses voisins ont remarqué que depuis son retour il ne lève les yeux sur aucune femme et ne peut souffrir aucun chien près de lui. « C’est un bonheur pour ce gars-là, disent nos paysans, qu’il n’ait pas besoin des personnes du sexe. Et quant à un chien, qu’est-ce qu’il en ferait ? pour tout l’or du monde jamais voleur n’oserait franchir son enclos ! » Comme on le voit, la vigueur peu commune du muet est en passe de devenir légendaire.