1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre IV

1934

 

Qui était John Tapper ?

 

 

Qui était John Tapper, et que faisait-il au juste ?

Dans le calme et l´obscurité du grenier, Owen, recru de fatigue, ne pouvait s´empêcher de tourner et de retourner cette question dans sa tête.

«Autre chose que des voleurs…»

Tapper avait insinué que ses agresseurs n´avaient pas été poussés par la convoitise et c´est vrai que les pharmaciens en tournée dans les campagnes ne devaient guère être riches. Alors, que signifiait cette attaque sur la route ?

Tapper avait parlé d´une cachette, aussi, puis il s´était vivement repris. Cependant, Owen restait sûr et certain que la grange était une cachette. Mais de qui se cachait-il ? Le garçon n´arrivait pas à y avoir clair.

Un mystère entourait cet homme; pourtant, Owen en aurait mis sa main au feu, ce n´était rien de laid ni de malhonnête. Peut-être qu´il ne respectait pas strictement la loi, mais les lois interdisaient tant de choses aux pauvres gens…

Et quelle était cette maladie mystérieuse dont souffrait tout le Pays de Galles ? En quoi consistait le traitement de Tapper ? Est-ce qu´il racontait les boniments habituels des charlatans parcourant les marchés et les foires – ou bien ses paroles contenaient-elles un sens caché ?

Ces énigmes semblaient s´enchevêtrer sans fin. Au bout du compte, Owen renonça et s´endormit; le rythme régulier de sa respiration se joignit à celle de ses compagnons.

Lorsqu´il se réveilla, les premiers rayons du soleil se glissaient dans la grange par une ouverture dans le mur. Tom était couché près de lui, encore profondément endormi, mais où était le pharmacien ? Seul, un coin aplani dans le foin indiquait la place qu´il avait occupé.

Owen renifla. L´odeur du lard ! C´était trop beau pour être vrai. Et pourtant, il l´aurait juré !

Il rampa vers la trappe et regarda en bas. Leur nouvel ami était penché au-dessus d´un feu, et une poêle étincelait dans le soleil.

Bonjour, monsieur !cria-t-il.

Le petit homme leva les yeux, ses gros sourcils s´arrondissant de façon comique sur son front jaune et bombé.

– Monsieur – Non ! Ami, ou compagnon, pour vous deux, corrigea-t-il. Bonjour, le déjeuner sera bientôt prêt. Tu peux réveiller ce brave Thomas.

Les garçons s´étirèrent et descendirent de l´échelle, encore tout engourdis. Une petite rivière murmurait au-delà de la grange, et l´eau glacée eut tôt fait de les réveiller complètement. Ils s´installèrent avec empressement devant le repas que Tapper avait préparé.

– Où allons-nous maintenant ? demanda Owen, entre deux bouchées du meilleur plat qu´il eût jamais mangé.

Tapper inclina la tête et réfléchit.

– Abertillery… ensuite nous irons à Risca, ou même jusqu´à Newport… Qui sait ? Il y a beaucoup de gens malades dans cette vallée. Peut-être pourrais-je les mettre sur la voie de la guérison.

Quand ils eurent fini leur repas, il dit:

– A présent, vous pouvez vous rendre utiles. Voudrais-tu laver la vaisselle dans la rivière, Owen, et toi, Tom, ranger les affaires ? Pendant ce temps, je vais atteler notre fidèle Bucéphale.

Le cœur léger, Owen s´agenouilla au bord de l´eau. Quelle chance inespérée ! Il avait trouvé un emploi tout de suite, et pas dans les mines redoutées, mais chez un homme si gentil qu´on ne pouvait même pas le considérer comme un patron.

Et voilà qu´ils partaient vers le Sud: Abertillery, Risca, et peut-être la mer ! Toujours, il avait eu envie de voyager au-delà de sa montagne, de voir le monde, et par une extraordinaire bonne fortune, voilà que cette occasion s´offrait à lui.

Tout en travaillant, il chantait une chanson galloise, une petite chanson qu´il avait coutume de fredonner en parcourant les collines.

Tapper l´entendit et sourit:

– Je t´apprendrais de nouvelles chansons, cria-t-il. Que dis-tu de celle-ci ?

D´une voix étonnamment profonde et agréable, il se mit à chanter un air de marche qu´aucun des deux garçons n´avait jamais entendu auparavant:

Les peupliers dressent la tête

Sur les bruyères fièrement

Mais lorsque viendra la tempête

Ils connaîtront leur châtiment.

Tombe la foudre, tombe la neige

Que se déchaîne l´ouragan

Que notre Charte nous protège

Périssent tous les tyrans !

– C´est une belle chanson, dit Owen. Mais je ne comprends pas très bien ce que la fin veut dire.

– Non ? Peut-être l´apprendras-tu… avec moi, répondit le petit homme. Un jour, les murs de Westminster feront écho à ce chant-là. A moins qu´il ne les fasse tomber !

– Comme les murs de Jéricho ? demanda Owen, que l´on avait envoyé à la chapelle tous les dimanches, dès sa plus tendre enfance.

– Comme les murs de Jéricho, approuva le pharmacien. Et à présent, nous devons partir. Je guiderai Bucéphale jusqu´à la route.

Ils suivirent la charrette grinçante, et Tapper leur montra où se caser parmi les nombreux paquets et boîtes. Ils étaient très serrés, mais la chance voulait, remarqua le pharmacien avec son petit rire, que les deux garçons fussent maigres comme des clous. Il fit claquer son fouet, et Bucéphale se mit à trotter à bonne allure.

C´était bien agréable d´aller ainsi sur la route, par ce matin ensoleillé de printemps. De chaque côté s´élevaient les collines grises et vertes, encore voilées çà et là par la brume matinale. Sur leur droite, l´Ebbw Fach écumait et tourbillonnait sur les rochers. Seuls, les villages et les échafaudages noircis des puits heurtaient le regard et enlaidissaient le paysage.

A une ou deux reprises, ils s´arrêtèrent devant des maisons: Tapper échangeait alors quelques mots avec des femmes par-dessus la clôture. On lui décrivait les symptômes de quelque maladie – Owen eut même l´occasion d´utiliser son gallois au cours d´un de ces entretiens – puis le pharmacien allait chercher une poudre ou des pilules à l´arrière de la charrette.

Il paraissait connaître tout le monde dans le district. Il s´informait de la santé et des occupations de chacun, faisant claquer sa langue en signe de compassion quand les nouvelles étaient mauvaises. La mort et le chômage hantaient la vallée.

Tout en roulant dans la campagne, d´un village à l´autre, Tapper entretenait les garçons de cent sujets divers: ils en conclurent que le pharmacien était l´homme le plus savant qu´ils eussent jamais rencontré. Et quand il ne parlait pas, il chantait, des chants qu´ils ne connaissaient pas, pour la plupart. Tom, cependant s´écria:

– Celle-là, c´est une chanson française, je l´ai entendue. Est-ce que ce n´est pas celle que chantaient les soldats de Boney ? (1)

1 Boney: surnom que les Anglais donnaient à Napoléon

– Si, mais auparavant c´était un chant révolutionnaire, le chant de l´armée populaire qui défendait le pays contre les armées étrangères. Ce n´était pas contre nous ni contre aucun autre peuple que les français l´avaient composé.

Quand il eut fini de chanter la Marseillaise, Tapper leur raconta comment le peuple français s´était soulevé et avait renversé la monarchie, et comment les souverains des autres pays, craignant pour leur propre pouvoir, avaient envoyé des armées pour rétablir la royauté en France.

– Non, ils ont fait ça ? s´écria Owen, indigné. Qui a gagné ?

– Eh bien, les Français ont chassé les envahisseurs, mais ils ont perdu beaucoup de ce qu´ils avaient obtenu. Au lieu d´en finir pour de bon avec les nobles et la monarchie, ils ont laissé Napoléon devenir leur empereur. Mais un empire ne peut pas exister sans guerre, et des millions de Français, de Russes, d´Allemands, d´Anglais ont été tués ou blessés avant la chute de Napoléon… et alors, ma foi, tout a recommencé: ils ont eu de nouveau un roi.

– Les rois ou les empereurs, je ne vois pas à quoi ça sert, dit Tom pensivement.

– Et les reines non plus, dit Owen, se souvenant qu´une jeune fille, Victoria, était à présent sur le trône de Grande-Bretagne.

 

Tapper eut un large rire.

– Vous avez l´étoffe de bons républicains, tous les deux !

A midi, ils s´arrêtèrent près d´une petite auberge devant laquelle se trouvaient des bancs et une table, bien chauffés par le soleil. Ils s´assirent et Tapper commanda de la bière «pour boire, dit-il, à la nouvelle alliance».

L´aubergiste semblait content de les voir. Il conversa un bon moment à voix basse avec le pharmacien, Tapper lui remit ensuite un paquet, lequel, d´après sa forme et la façon dont il était enveloppé, paraissait contenir des livres ou des papiers.

– D´accord, Docteur, dit l´homme avec un sourire. Soyez-en sûr, les garçons étudieront vos prescriptions.

Et il disparut rapidement à l´intérieur de l´auberge avec son paquet.

Au même instant, un cavalier s´approcha d´eux, et Owen eut l´impression que son arrivée était la cause de la disparition hâtive de l´aubergiste. Il regarda le nouveau venu avec curiosité. C´était un homme dans la force de l´âge, bien en chair. Il avait le teint marbré et rouge de quelqu´un qui mange et qui boit bien plus qu´il ne prend d´exercice. Il était habillé comme un riche propriétaire et sa belle monture témoignait aussi de sa fortune.

– Alors, de nouveau par ici, Monsieur le Charlatan ! cria-t-il d´une voix bourrue, arrêtant son cheval près de la table.

– Et j´y serais tant qu´on aura besoin de moi, répondit Tapper calmement, en levant les yeux de son verre.

– Je m´en moque, tant que tu t´en tiens à tes pilules et à tes poudres, dit le cavalier en riant durement. Tu peux bien empoisonner les gens, pourvu que tu ne les tues pas tous et qu´il en reste assez pour faire marcher la mine. Mais ne commence pas à leur fourrer des idées dans la tête, c´est tout ce qu´on te demande.

– Je comprends votre inquiétude. Quand les gens se mettront à penser, il vous faudra compter avec eux. Le bon temps sera fini pour vous.

Le petit pharmacien parlait doucement, mais ses yeux qui fixaient sans peur le cavalier lançaient des éclairs.

– Et laissez-moi vous dire pour ce qui est de les empoisonner, vous y suffisez amplement, vous, avec les taudis que vous leur avez donnés. De vrais trous à pestiférés. C´est vous qui les asphyxiez, oui, aussi sûrement que vous les affamez avec vos boutiques de troc, et que vous leur broyez les os dans vos mines…

– Encore tes balivernes !

Le visage épais de l´homme s´empourpra davantage et de sa cravache, il frappa rageusement sur la table

– Tu n´es qu´un insolent… et un homme dangereux par-dessus le marché. Rappelle-toi que je suis magistrat et que je peux te faire jeter en prison comme rebelle, je peux…

– Vous pouvez me fermer la bouche, monsieur David Hughes, comme vous et vos amis, vous en avez fermé d´autres. Je sais. La grille de la prison s´ouvre et se ferme sur un mot de vous. Les soldats tirent à votre commandement. Le convoi des forçats met la voile pour l´Australie à votre demande. Mais vous ne me faites pas peur.

Le petit homme se leva, et malgré sa taille menue, il devenait l´image même de la dignité.

– Mais vous ne pourrez pas faire taire la voix de l´Angleterre, monsieur…ni celle du Pays de Galles. Ces voix-là, elles continueront de crier pour la justice et pour la liberté.

La justice et la liberté !

Le cheval s´énervait et M. Hughes avait du mal à le maîtriser.

– Allez, déguerpis… Qu´on ne te voie plus dans ma vallée, espèce de coquin… ou tu la regarderas à travers les barreaux d´une cellule.

– Votre vallée, dit Tapper doucement, avec un mépris infini dans le ton.

– Parfaitement, ma vallée. Est-ce qu´elle n´est pas à moi jusqu´au dernier pouce de terrain ? Chaque puits et chaque maison ? Si je ne voulais plus leur donner du travail, tous ici, hommes, femmes, enfants, mourraient de faim.

– Votre vallée, répéta le pharmacien lentement. Oui, monsieur Hughes, vous répondrez de beaucoup de choses.

– C´est toi qui répondras devant les juges à la première occasion, lança M. Hughes, et sur cette dernière mena-ce, il fouetta son cheval et partit au galop.

 

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