1932-1933

"Il arrive (...) que la philosophie de la praxis tende à devenir une idéologie au sens défavorable du mot, c'est-à-dire un système dogmatique de véri­tés absolues et éternelles ; en particulier quand (...) elle est confondue avec le matérialisme vulgaire, avec la métaphysique de la « matière » qui ne peut pas ne pas être éternelle et absolue."

Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Antonio Gramsci, Textes. Édition réalisée par André Tosel. Une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris : Éditions sociales, 1983, 388 pages. Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique
L'anti-Boukharine (cahier 11)

Antonio Gramsci


3. Science et idéologie. Les techniques de pensée. Les langages

La science et les idéologies « scientifiques »

Recueillir les principales définitions qui ont été données de la science (dans le sens de sciences naturelles). « Étude des phénomènes et de leurs lois de ressemblan­ces (régularité), de coexistence (coordination), de succession (causalité). D'autres tendances, tenant compte de l'organisation plus commode que la science établit entre les phénomènes de façon à ce que la pensée les maîtrise mieux et les domine aux fins de l'action, définissent la science comme la « description la plus économique de la réalité ».

La question la plus importante soulevée par le concept de science est celle-ci : la science peut-elle donner, et de quelle façon, la « certitude » de l'existence objective de la réalité dite extérieure ? Pour le sens commun, la question n'existe même pas ; mais d'où vient la certitude du sens commun ? Essentiellement de la religion (du moins, en Occident, du christianisme); mais la religion est une idéologie, l'idéologie la plus enra­cinée et la plus répandue, elle n'est pas une preuve ou une démonstration ; on peut soutenir que c'est une erreur de demander à la science comme telle la preuve de l'objectivité du réel, puisque cette objectivité relève d'une conception du monde, d'une philosophie et ne peut être une donnée scientifique. Que peut alors donner la science à ce sujet ? La science sélectionne les sensations, les éléments primordiaux de la con­nais­sance : elle considère certaines sensations comme transitoires, apparentes et faus­ses parce qu'elles dépendent de conditions individuelles particulières ; elle considère d'autres sensations comme des sensations durables, permanentes, supérieures aux conditions individuelles particulières.

Le travail scientifique a deux aspects principaux :

1. il rectifie continuellement le mode de connaissance, il rectifie et renforce les organes sensoriels, et élabore des principes d'induction et de déduction nouveaux et complexes; en d'autres termes, il affine les instruments mêmes de l'expérience et de son contrôle ;

2. il applique cet ensemble instrumental (d'instruments matériels et mentaux) pour fixer ce qui, dans les sensations, est nécessaire et ce qui est arbitraire, individuel, tran­sitoire. On établit ce qui est commun à tous les hommes, ce que les hommes peuvent contrôler de la même façon, indépendamment les uns des autres, pourvu qu'ils aient respecté les mêmes conditions techniques de vérification. « Objectif » signifie préci­sément et seulement ceci : on affirme comme étant objectif, comme réalité objective, la réalité qui est vérifiée par tous les hommes, qui est indépendante de tout point de vue purement particulier ou de groupe.

Mais au fond, il s'agit encore d'une conception particulière du monde, d'une idéo­lo­gie. Toutefois, cette conception, dans son ensemble, et par la direction qu'elle indi­que, peut être acceptée par la philosophie de la praxis, tandis que celle du sens commun doit en être rejetée, même si elle conclut matériellement de la même façon. Le sens commun affirme l'objectivité du réel dans la mesure où la réalité, le monde, a été créée par Dieu indépendamment de l'homme, antérieurement à l'homme ; l'affirma­tion de l'objectivité du réel exprime par conséquent la conception mythologique du monde; le sens commun tombe d'ailleurs dans les erreurs les plus grossières lorsqu'il décrit cette objectivité : il en est resté encore, pour une bonne part, à l'astronomie de Ptolémée, il ne sait pas établir les liens réels de cause à effet, etc., c'est-à-dire qu'il affirme « objective » une certaine « subjectivité » anachronique, ne pouvant même pas concevoir que puisse exister une conception subjective du monde et ignorant ce que cela voudrait ou pourrait signifier.

Mais toutes les affirmations de la science sont-elles « objectivement » vraies ? De façon définitive ? Si les vérités scientifiques étaient définitives, la science aurait cessé d'exister comme telle, comme recherche, comme expériences nouvelles, et l'activité scientifique se réduirait à une divulgation du déjà découvert. Ce qui n'est pas vrai, pour le bonheur de la science. Mais si les vérités scientifiques ne sont elles non plus ni définitives ni péremptoires, la science, elle aussi, est une catégorie historique, un mouvement en continuel développement. Sauf que la science ne pose aucune forme métaphysique d'« inconnaissable », mais réduit ce que l'homme ne connaît pas à une empirique « non-connaissance » qui n'exclut pas la possibilité de connaître, mais la rend dépendante du développement des instruments physiques et du développement de l'intelligence historique des savants en tant qu'individus.

S'il en est ainsi, ce qui intéresse la science n'est donc pas tant l'objectivité du réel que l'homme qui élabore ses méthodes de recherche, qui rectifie continuellement les instruments matériels renforçant ses organes sensoriels et les instruments logiques (y compris les mathématiques) de discrimination et de vérification : ce qui intéresse la science est donc la culture, c'est-à-dire la conception du monde, c'est-à-dire le rapport de l'homme et du réel par la médiation de la technologie. Même pour la science, chercher la réalité hors des hommes - cela entendu dans un sens religieux ou méta­physique - n'apparaît rien d'autre qu'un paradoxe. Sans l'homme, que signifierait la réalité de l'univers ? Toute la science est liée aux besoins, à la vie, à l'activité de l'homme. Sans l'activité de l'homme, créatrice de toutes les valeurs, y compris des valeurs scientifiques, que serait l'« objectivité » ? Un chaos, c'est-à-dire rien, le vide - si cela même peut se dire, car réellement si on imagine que l'homme n'existe pas, on ne peut imaginer l'existence de la langue et de la pensée. Pour la philosophie de la praxis, l'être ne peut être disjoint de la pensée, l'homme de la nature, l'activité de la matière, le sujet de l'objet : si on effectue cette séparation, on tombe dans une des nombreuses formes de religion ou dans l'abstraction vide de sens.

Poser la science à la base de la vie, faire de la science la conception du monde par excellence, celle qui purifie le regard de toute illusion idéologique, qui pose l'homme devant la réalité telle qu'elle est, signifie retomber dans l'erreur selon laquelle la philosophie de la praxis aurait besoin de soutiens philosophiques qui lui seraient extérieurs. Mais en réalité, la science elle aussi est une superstructure, une idéologie. Peut-on dire toutefois que la science - surtout depuis le XVIIIe siècle, depuis qu'on lui accorde un rang particulier dans l'appréciation générale - occupe une place privilégiée dans l'étude des superstructures, du fait que sa réaction sur la structure a un caractère particulier de plus grande extension et de plus grande continuité de développement ? Que la science soit une superstructure est démontré aussi par le fait qu'elle a subi des périodes entières d'éclipse, obscurcie qu'elle fut par une autre idéologie dominante, la religion qui affirmait avoir absorbé la science elle-même : la science et la technique des Arabes apparaissaient alors aux chrétiens comme une pure sorcellerie. De plus la science, malgré tous les efforts des savants, ne se présente jamais comme une pure notion objective : elle apparaît toujours revêtue d'une idéologie; la science est concrè­tement l'union du fait objectif et d'une hypothèse ou d'un système d'hypothèses qui dépassent le pur fait objectif. Il est cependant vrai que, dans le domaine scientifique, il est relativement facile de distinguer la notion objective du système d'hypothèses par un processus d'abstraction qui est inscrit dans la méthodologie même des sciences et qui permet de s'approprier l'une et de repousser l'autre. Voilà pourquoi un groupe social peut faire sienne la science d'un autre groupe sans en accepter l'idéologie (par exemple l'idéologie de l'évolution vulgaire) ; voilà pourquoi les observations de Missiroli (et de Sorel) à ce sujet tombent d'elles-mêmes.

Il faut noter qu'il y a en réalité, à côté de l'engouement superficiel pour les scien­ces, la plus grande ignorance des faits et des méthodes scientifiques, qui sont très difficiles et qui le deviennent toujours davantage en raison de la spécialisation pro­gressive de nouveau rameaux de recherche. La superstition scientifique apporte avec elle des illusions si ridicules et des conceptions si infantiles que, par comparai­son, la superstition religieuse elle-même en sort ennoblie. Le progrès scientifique a fait naître la croyance et l'espoir en un nouveau type de Messie qui réalisera sur cette terre le pays de Cocagne; les forces de la nature, sans l'intervention de l'homme, mais par le fonctionnement de mécanismes toujours plus perfectionnés, donneront en abondance à la société tout le nécessaire pour satisfaire les besoins et pour rendre la vie facile. Cet engouement dont les dangers sont évidents (la foi superstitieuse et abstraite dans la force thaumaturgique de l'homme conduit paradoxalement à stériliser les bases mêmes de cette force et à détruire tout amour du travail nécessaire et concret, elle porte à rêver comme si l'on fumait un nouveau type d'opium) doit être combattu avec différents moyens dont le plus important devrait être une meilleure connaissance des notions scientifiques essentielles, par la divulgation de la science par les savants et par les spécialistes sérieux et non pas par des journalistes omniscients ou des autodi­dactes prétentieux. En réalité, on conçoit la science comme une sorcellerie supérieure parce qu'on attend trop d'elle et, par conséquent, on ne réussit pas à évaluer avec réalisme ce qu'elle offre de concret.


(M.S., pp. 50-57 et G.q. 11, § 36-39, pp. 1451-1459.)

[1932-1933]

Traductibilité des langages scientifiques et philosophiques

En 1921, traitant des questions d'organisation, Ilic écrivit ou dit (à peu près) ceci : Nous n'avons pas su « traduire » notre langue dans les langues européennes.1

Il faut résoudre le problème : la traductibilité réciproque des différents langages philosophiques et scientifiques est-elle un élément « critique » propre à toute concep­tion du monde ou propre seulement à la philosophie de la praxis (de façon organique) et assimilable en partie seulement par les autres philosophies ? La traductibilité pré­sup­pose qu'une phase donnée de la civilisation a une expression culturelle « fonda­men­ta­lement » identique, même si le langage est historiquement différent, déterminé par les traditions particulières de chaque culture nationale et de chaque système philosophique, par la prédominance d'une activité intellectuelle ou pratique, etc. Ainsi il faut voir si la traductibilité est possible entre expressions de phases différentes de la civilisation, dans la mesure où ces phases sont des moments du développement de l'une à partir de l'autre et se complètent donc réciproquement, ou si une expression donnée peut être traduite avec les termes d'une phase antérieure d'une même civili­sation, phase antérieure qui est pourtant plus compréhensible que le langage donné, etc. Il semble qu'on puisse dire que la « traduction » n'est organique et profonde que dans la philosophie de la praxis, alors que pour d'autres points de vue elle n'est souvent qu'un simple jeu de « schématismes » généraux.

Le passage de la Sainte Famille où il est affirmé que le langage politique français de Proudhon correspond à et peut se traduire dans le langage de la philosophie clas­sique allemande est très important pour comprendre, quelques-uns des aspects de la philosophie de la praxis, pour trouver la solution de nombreuses contradictions appa­ren­tes du développement historique, et pour répondre à quelques objections su­per­ficielles dirigées contre cette théorie historiographique (il est utile aussi pour com­bat­tre quelques abstractions mécanistes).

(...)

Tout comme deux « savants » formés sur le terrain d'une même culture fonda­mentale, croient soutenir des vérités différentes simplement parce qu'ils emploient un langage scientifique différent (et il n'est pas dit qu'il n'existe pas entre eux une diffé­rence et qu'elle n'ait sa signification). Ainsi deux cultures nationales, expressions de civilisations fondamentalement semblables, croient être différentes, opposées, anta­­go­nistes, supérieures l'une à l'autre, parce qu'elles emploient des langages de tradi­tion différente, formés à partir d'activités caractéristiques et particulières à chacune d'elles ; langage politico-juridique en France, philosophique, doctrinaire, théorique en Alle­ma­gne. En réalité, pour l'historien, ces civilisations sont traduisibles réciproquement, réductibles l'une à l'autre. Cette traductibilité n'est certainement pas « parfaite », dans tous les détails, même pour des détails importants (mais quelle langue est exactement traduisible dans une autre ? quel terme pris à part est exactement traduisible dans une autre langue ?) mais elle est possible pour le « fond essentiel ». Il est aussi possible qu'une civilisation soit réellement supérieure à l'autre, mais presque jamais en ce que leurs représentants et leurs clercs fanatiques prétendent, et surtout presque jamais dans leur ensemble ; le progrès réel de la civilisation se fait par la collaboration de tous les peuples, par « poussées » nationales, mais ces poussées concernent presque tou­jours des activités culturelles déterminées ou des groupes de problèmes déter­minés.

(...)

L'observation contenue dans La Sainte Famille selon laquelle le langage politique français équivaut au langage de la philosophie classique allemande a été « poéti­que­ment » exprimée par Carducci dans l'expression : « Emmanuel Kant décapita Dieu - Maximilien Robespierre le roi. » A propos de ce rapprochement de Carducci entre la politique pratique de M. Robespierre et la pensée spéculative d'E. Kant, Croce enre­gistre une série de « sources » philologiques très intéressantes mais qui n'ont, pour Croce, qu'une portée purement philologique et culturelle, sans aucune significa­tion théorique ni « spéculative ». Carducci tire son sujet de H. Heine (Livre III de Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland de 1834). Mais le rap­pro­chement de Robespierre et de Kant n'a pas son origine chez Heine. Croce, qui l'a recherchée, écrit qu'il en a trouvé une lointaine mention dans une lettre de Hegel à Schelling2 du 21 juillet 1795, développée ensuite dans les leçons que Hegel a prononcées sur l'histoire de la philosophie et sur la philosophie de l'Histoire. Hegel dit, dans les premières leçons d'histoire de la philosophie, que « la philosophie de Kant, de Fichte et de Schelling contient sous forme de pensée la Révolution » vers laquel­le, ces derniers temps, l'esprit a progressé en Allemagne dans une grande épo­que de l'Histoire universelle à laquelle « seuls deux peuples ont pris part, les Alle­mands et les Français, pour opposés qu'ils soient entre eux et même justement parce qu'ils sont opposés » ; de telle sorte qu'alors que le nouveau principe « a fait irruption comme esprit et comme concept » en Allemagne, il s'est déployé au contraire « com­me réalité effective » en France.3 Hegel explique dans les Leçons de philosophie de l’Histoire que le principe de la volonté formelle, de la liberté abstraite, selon lequel « la simple unité de la conscience de soi, le Je, est la liberté absolument indépendante et la source de toutes les déterminations universelles », « resta chez les Allemands une tranquille théorie, alors que les Français voulurent le réaliser pratiquement ».4 Il me semble que c'est justement ce passage de Hegel que paraphrase La Sainte Famille en soutenant contre les Bauer une affirmation de Proudhon - ou, sinon en la soutenant, tout au moins en l'explicitant selon ce canon herméneutique hégélien. Mais le passage de Hegel semble beaucoup plus important comme « source » de la pensée des Thèses sur Feuerbachselon laquelle « les philo­sophes ont interprété le monde, et il s'agit désormais de le transformer »; en d'autres termes, la philosophie doit devenir politi­que pour devenir vraie, pour continuer à être philosophie, la « tranquille théorie » doit être « réalisée pratiquement », doit devenir « réalité effective » ; ce passage semble également beaucoup plus important comme « source » de l'affirmation d'Engels que la philosophie classique allemande a pour héritier légitime le peuple allemand5, enfin comme élément de la théorie de l'unité de la théorie et de la pratique. (...)

L'expression traditionnelle selon laquelle l'« anatomie » d'une société est consti­tuée par son « économie », est une simple métaphore tirée des discussions concernant les sciences naturelles et la classification des espèces animales ; cette classification est entrée dans sa phase « scientifique » lorsque justement on est parti de l'anatomie et non plus de caractères secondaires et accidentels. La métaphore était justifiée aussi en raison de sa « popularité » : elle offrait, y compris à un public peu raffiné intellec­tu­ellement, un schéma de compréhension facile (on ne tient presque jamais compte de ce fait : que la philosophie de la praxis, en se proposant de réformer intellectuelle­ment et moralement des couches sociales culturellement arriérées, recourt parfois à des métaphores « grossières et violentes » dans leur popularité). L'étude de l'origine linguistico-culturelle d'une métaphore employée pour désigner un concept ou un rap­port nouvellement découverts peut aider à mieux comprendre le concept lui-même, en ce qu'il est rapporté au monde culturel historiquement déterminé dont il est issu, tout comme elle est utile à préciser les limites de la métaphore elle-même, c'est-à-dire à empêcher qu'on la matérialise et qu'on la mécanise. Les sciences expérimen­tales et naturelles ont été, à une certaine époque, un « modèle », un « type » ; et puisque les sciences sociales (la politique et l'historiographie) cherchaient un fonde­ment objectif et scientifiquement propre à leur donner une sécurité et une énergie équivalentes à celles qui se rencontrent dans les sciences naturelles, il est facile de comprendre qu'on s'y soit référé pour en créer le langage.

Il faut d'ailleurs, de ce point de vue, distinguer entre les deux fondateurs de la philosophie de la praxis, dont le langage n'a pas la même origine culturelle et dont les métaphores reflètent des intérêts différents.

Un autre problème « linguistique » est lié au développement des sciences juridi­ques ; il est dit, dans l'Introduction à la Critique de l'économie politique qu' « on ne peut pas juger une époque historique d'après ce qu'elle pense d'elle-même », c'est-à-dire d'après l'ensemble de ses idéologies. Ce principe est à rattacher au principe presque contemporain selon lequel un juge ne peut pas juger l'accusé d'après ce que l'accusé pense de lui-même, de ses actions ou de ses omissions (quoique cela ne signifie pas que la nouvelle historiographie soit conçue comme une activité judiciai­re), principe qui a conduit à la réforme radicale des méthodes juridiques, a contribué à faire abolir la torture et a donné à l'activité judiciaire et pénale une base moderne.

L'autre problème, touchant au fait que les superstructures sont considérées comme de pures et fragiles « apparences », se rattache au même type d'observations. Il faut avoir aussi dans ce « jugement », plus qu'un dérivé conséquent du matérialisme méta­physique (pour le­quel les faits spirituels sont une simple apparence « irréelle », « illu­soire » des faits corporels), un reflet des discussions nées dans le domaine des sciences naturelles (de la zoologie et de la classification des espèces, de la découverte du fait que l'« anato­mie » doit fonder les classifications). Cette origine historique­ment constatable du « jugement » a été en partie recouverte et en partie tout bonne­ment remplacée par ce que l'on peut appeler une simple « attitude psychologique ». Il n'est pas difficile de montrer que cette attitude est sans portée « philosophique ou gnoséologique » ; son contenu théorique est très maigre (ou indirect, et il se limite sans doute à un acte de volonté qui, parce qu'il est universel, a une valeur philoso­phi­que ou gnoséologique implicite) ; la passion polémique immédiate prévaut dans cette attitude, non seulement contre une affirmation exagérée et déformée de sens contraire (l'affirmation selon laquelle seul le « spirituel » est réel) mais aussi contre « l'orga­ni­sation » politico-culturelle dont cette théorie est l'expression. Que l'affirmation de « l'apparence » des « superstructures » n'est pas un acte philosophique, un acte de con­nais­sance, mais seulement un acte pratique, un acte de polémique politique, cela res­sort du fait qu'elle n'est pas « universelle » mais se rapporte seulement à des supers­truc­tures détermi­nées. On peut remarquer, en posant le problème en termes indivi­duels, que celui qui se montre sceptique en ce qui concerne le « désintéressement » des autres, mais ne l'est pas pour son propre « désintéressement », n'est pas « scepti­que » au sens philo­sophique, mais agite un problème d'« histoire concrète indivi­duelle » ; le scepticisme serait le scepticisme, c'est-à-dire un acte philosophique, si le sceptique doutait de lui-même et (par conséquent) de sa propre attitude philoso­phi­que. Et en effet, c'est une observation banale qu'en philosophant pour nier la philo­sophie, le scepticisme, en réalité, l'exalte et l'affermit. Dans notre cas, l'affirmation de l'« apparence » des superstructures signifie seulement l'affirmation qu'une « struc­ture » déterminée est condamnée à mourir, doit être détruite ; le problème est de savoir si cette affirmation est le fait d'un petit nombre ou d'un grand nombre de gens ; si elle est déjà ou si elle est en voie de devenir une force historique décisive, ou si elle n'est que l'opinion isolée (ou isolable) de quelque fanatique isolé, obsédé par des idées fixes.

L'attitude « psychologique » qui soutient l'affirmation de l'« apparence » des su­per­structures, pourrait être comparée à l'attitude qui s'est manifestée à certaines épo­ques (elles aussi « matérialistes » et « naturalistes » !) à l'égard de la « femme » et de l'« amour » ; on apercevait une gracieuse jeune fille, pourvue de toutes les qualités physiques qui éveillent traditionnellement le jugement d'« amabilité ». L'homme « pratique » évaluait la structure de son « squelette », la largeur du « bassin », il cher­chait à connaître sa mère et sa grand-mère, pour voir quel processus probable de déformation héréditaire aurait à subir avec les années l'actuelle jeune fille, pour avoir la possibilité de prévoir quelle « femme » il aurait après dix, vingt, trente ans. Le jeune homme « satanique » se donnant des airs de pessimisme ultra-réaliste, aurait obser­vé la jeune fille avec des yeux « desséchants », il l'aurait jugée dans sa « réa­lité » comme un simple sac de pourriture, il l'aurait imaginée déjà morte et sous terre, avec les « orbites fétides et vides », etc. Il semble que cette attitude psycholo­gique soit propre à l'âge qui suit immédiatement la puberté et soit liée aux premières expé­riences, aux premières réflexions, aux premières désillusions, etc. Elle sera ce­pen­dant surmontée par la vie et une femme « déterminée » ne suscitera plus de telles pensées.

Dans le jugement affirmant que les superstructures sont une « apparence », il y a un fait du même genre ; une « désillusion », un pseudo-pessimisme, etc., qui disparais­saient dès qu'on a conquis l'État et que les superstructures sont celles de votre propre monde intellectuel et moral. Et en effet, ces déviations de la philosophie de la praxis sont liées en grande partie à des groupes d'intellectuels socialement « vagabonds », désenchantés, déracinés, mais prompts à jeter l'ancre dans quelque bon port.


(M.S., pp. 63-70 et G.q. 11, § 49-50, pp. 1471-1476.)

[1932-1933]

Notes

1 Lénine, Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale, Rapport présenté au IVe congrès de l'Internationale Communiste, le 13 novembre 1922, « En 1921, au IIIe Congrès, nous avons voté une résolution sur la structure organique des Partis communistes, ainsi que sur les méthodes et le contenu de leur travail. Texte excellent, mais essentiellement russe, ou presque, c'est-à-dire que tout y est tiré des conditions de vie russes. C'est là son bon mais aussi son mauvais côté. Son mauvais côté, parce que je suis persuadé que presque aucun étranger ne peut la lire ; avant de dire cela j'ai relu cette résolution : premièrement, elle est trop longue : 50 paragraphes ou plus. Les étrangers, d'ordinaire, ne peuvent aller jusqu'au bout de pareils textes. Deuxièmement, même s'ils la lisaient, pas un de ces étrangers ne la comprendrait, précisément parce qu'elle est trop russe. Non parce qu'elle a été écrite en russe, — on l'a fort bien traduite dans toutes les langues, — mais parce qu'elle est entièrement imprégnée de l'esprit russe. Et, troisièmement, si même quelque étranger, par exception, la comprenait, il ne pourrait l'appliquer. C'est là son troisième défaut. Je me suis entretenu avec quelques délégués venus ici, et j'espère, au cours du Congrès, sans y prendre part personnellement, — à mon grand regret, cela m'est impossible, — du moins causer de façon détaillée avec un grand nombre de délégués de différents pays. J'ai eu l'impression qu'avec cette résolution, nous avons commis une faute grave, nous coupant nous-mêmes le chemin vers de nouveaux progrès. Comme je l'ai dit, le texte est fort bien rédigé, et je souscris à tous ses 50 paragraphes ou plus. Mais nous n'avons pas compris comment il fallait présenter aux étrangers notre expérience russe. Tout ce qui est dit dans la résolution est resté lettre morte. Or, à moins de comprendre cela, nous ne pourrons aller de l'avant. »

2 Contenu dans Briefe von und an Hegel, Leipzig, 1887, I, pp. 14-16. (Note de Gramsci.)

3 Voir: « Vorles-über die Gesch. d. Philos. », Berlin, 1844, III, p. 485. (Note de Gramsci.)

4 « Vorles-über die Philos. der Gesch. », Berlin, 1848, pp. 531-532. (Note de Gramsci.)

5 Dans le texte d'Engels on a, au lieu de « peuple allemand », « mouvement ouvrier allemand ».


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