1910

 

Rudolf Hilferding

Le capital financier

DEUXIEME PARTIE - LA MOBILISATION DU CAPITAL - LE CAPITAL FICTIF  

CHAPITRE IX - LA BOURSE DES MARCHANDISES

1910


Pour le commerce des valeurs la Bourse est le lieu de naissance. Avec elle se développent les banques de valeurs, qui, d'une part, font concurrence à la Bourse, de l'autre l'utilisent comme leur organe de transmission. Pour le commerce des valeurs l'échéance est sans importance; elle le facilite mais n'a aucune influence décisive sur le niveau du prix. Il en est tout autrement du commerce boursier des marchandises 1.

A la Bourse des valeurs s'effectue l'échange des valeurs ; ces échanges remplissent la fonction de la mobilisation du capital. Dans l'échange s'accomplit pour le capitaliste individuel la retransformation du capital fictif (qui avait d'abord été transformé en capital industriel) en capital-argent. Ce sont des échanges d'une nature particulière, qui n'ont de commun avec le commerce des marchandises que la forme d'achat et de vente, la forme économique générale de transfert de valeur et de propriété. Il en est tout autrement du commerce des marchandises : ici s'accomplit la réalisation du profit industriel et commercial créé dans la production, tandis que s'effectuent par la circulation des marchandises les échanges organiques de la société. C'est pourquoi Bourses de marchandises et Bourses de valeurs se distinguent déjà d'avance comme marchandises et valeurs. Les mettre sur le même plan comme « Bourses », c'est créer de la confusion si l'on ne tient pas compte de cette différence fondamentale et si l'on identifie en outre spéculation et commerce. La notion de commerce boursier des marchandises, donc du caractère particulier de la Bourse des marchandises, à la différence de l'autre « commerce », nécessite par conséquent un examen plus profond.

D'ordinaire, on appelle boursier tout commerce qui s'effectue dans une Bourse, c'est-à-dire un lieu où se réunissent de nombreux commerçants. Mais, que ces derniers fassent leurs affaires à leurs comptoirs ou dans un autre endroit, précisément la Bourse, il n'y a là qu'une différence de technique commerciale, non une différence économique. La rapidité de la conclusion des affaires, le coup d'œil général sur la situation du marché, peuvent en être facilités, Mais ce ne sont là, encore une fois, que des différences techniques, non économiques.

La différence reste même purement technique si une fonction importante du commerçant en est rendue superflue du fait que l'examen et la constatation de la valeur d'usage pour l'affaire privée sont abolis parce qu'on ne doit livrer que des marchandises d'une qualité déterminée. Que ces conditions de livraison soient remplies ou non, ce sont les organes boursiers experts en la matière qui ont, en cas de conflit, à en juger. Mais la suppression de cette fonction est une condition préalable du commerce en Bourse des marchandises, lequel exige encore, pour exister, d'autres critères économiques.

La marchandise entre par conséquent dans le commerce boursier en tant que marchandise d'une certaine qualité. Elle est marchandise boursière en tant que valeur d'usage fixée, que marchandise standard. Comme telle, chaque quantité peut être remplacée par toute autre quantité égale ; en tant que quantité de la même valeur d'usage, la marchandise est devenue un bien valable. Les marchandises ne se distinguent dans le commerce boursier que quantitativement. Selon la nature de la marchandise et les règlements de la Bourse, une certaine quantité : tant et tant de kilos, tant et tant de sacs d'un poids déterminé, vaut comme unité pour la conclusion de l'affaire. Ne conviennent par conséquent au commerce boursier que des marchandises qui, conformément à leur nature ou à des règles, relativement simples, peu coûteuses, peuvent fonctionner comme telles.

Mais qu'elles puissent fonctionner comme telles, c'est une propriété naturelle de la valeur d'usage, que possède une sorte de marchandise, une autre non. Pour le commerce boursier, il faut davantage. Dans le commerce ordinaire la marchandise passe, au coût de production du fabricant, entre les mains du commerçant, qui la vend, majorée du profit commercial, au consommateur. Le commerce ne devient boursier que si, en dehors du commerce, il reste encore place pour un gain différentiel, le gain de spéculation. Mais, pour qu'il y ait spéculation, il faut de fréquentes fluctuations de prix. Sont par conséquent propres au commerce boursier les marchandises qui sont soumises aux plus grandes oscillations de prix dans les temps relativement les plus courts. Ce sont avant tout les fruits, les céréales, le coton, puis les produits semi-fabriqués et éventuellement les produits manufacturés, dont les matières premières servant à la production sont soumises à de fortes oscillations, influent d'une façon décisive sur le prix du produit, comme par exemple le sucre .

Selon Robinow 2, c'est en Angleterre, pour les métaux, le talc, etc., que le commerce à terme a fait son apparition. Cependant, après l'introduction du télégraphe et des bateaux à vapeur, le commerce à terme s'est étendu aux produits d'outre-mer. Toute la production ne s'étale pas sur toute une année, mais ne dure que quelques mois, produits qui sont jetés en une seule fois sur le marché, tandis que leur consommation se répartit sur toute l'année. La raison du marché à terme est par conséquent la courte durée du temps de production par rapport à la longueur du temps de circulation, due à la consommation ininterrompue. Ce qui pousse à l'introduction du commerce à terme dans les opérations portant sur les valeurs, c'est la faculté de fonctionnement qu'ont les objets échangés, titres de revenu capitalisés, par conséquent représentants d'argent. Quant au commerce à terme des marchandises les raisons en sont les conditions spécifiques de transformation, par exemple la différence entre temps de production et temps de circulation. C'est le besoin du marché à terme qui conduit à l'établissement, souvent obtenu uniquement par des moyens artificiels, de marchandises standard, c'est-à-dire de marchandises dont chaque quantité à la même valeur d'usage que n'importe quelle autre 3.

Que cessent les fluctuations de prix, notamment par la formation de cartels, comme par exemple pour le pétrole, et cesse également ou devient purement formel le commerce boursier sur ces produits. Une autre condition importante, liée à la précédente, est que les oscillations de prix ne puissent être à tout moment compensées par une adaptation de l'offre à la demande. Ici aussi, c'est pour les produits du sol que cette adaptation est la plus difficile. La récolte une fois faite, l'offre est par là déterminée, et ne peut qu'après un temps très long être adapté à la demande. Une dernière circonstance qu'il reste encore à mentionner est que les quantités de marchandises qui entrent dans le commerce boursier doivent être assez importantes pour pallier le danger de formation d'un cartel, étant donné que l'établissement d'un prix de monopole empêche les changements de prix et par là la spéculation.

La particularité du commerce boursier est que la fixation de la valeur d'usage de la marchandise fait de cette marchandise pour chacun une simple incarnation de la valeur d'échange, un simple porteur de prix. Chaque capital-argent est immédiatement en mesure de se transformer en cette marchandise. C'est pourquoi on peut amener des non-professionnels à participer à l'achat et à la vente de ces marchandises. Elles sont égales en argent ; l'examen de leur valeur d'usage est retiré aux commerçants; elles ne sont soumises qu'à des oscillations constantes, plus ou moins importantes, de leurs prix 4. Etant donné qu'elles sont des marchandises de marché mondial, qu'elles peuvent à tout moment être vendues, par conséquent retransformées en argent; il ne s'agit toujours que de gain ou de perte provenant des différences de prix. Elles sont donc devenues des objets tout aussi propres à la spéculation que d'autres titres d'argent, par exemple les valeurs. Pour le commerce à terme, la marchandise ne vaut que comme valeur d'échange. Elle devient simple représentant d'argent, tandis que l'argent est représentant de valeur de marchandises. La signification du commerce, de la circulation des marchandises, a disparu, et par là aussi les caractères et l'opposition de marchandise et argent. Cette opposition, réapparaît quand la spéculation est terminée, parce qu'un cartel l'empêche et que brusquement l'argent doit se substituer à la marchandise, qu'on ne peut avoir. De même que l'argent ne joue dans la circulation qu'un rôle insignifiant, de même la marchandise dans la spéculation sur la marchandise. De même que dans la circulation il y a beaucoup plus d'argent de compte que d'argent réel, de même la spéculation échange de plus grandes quantités de marchandises qu'il n'y en a en réalité 5.

Afin que dans le commerce à terme des marchandises il y ait un véritable mouvement du producteur au consommateur, ce qui signifie par conséquent de véritables opérations commerciales et non de simples opérations de spéculation - et le commerce est la condition primordiale pour la spéculation - il faut qu'au début de la chaîne des affaires à terme il y ait le producteur (ou le commerçant en tant que son représentant) et au bout le consommateur (par exemple le meunier). On peut considérer la chose de telle sorte qu'une partie de la marchandise reste toujours à la disposition de la spéculation. Ce n’est rien d'autre qu'un certain stock, dont la composition bien entendu change constamment ; celui-ci devrait être entreposé quelque part ailleurs, sous la surveillance d'autres agents capitalistes, non des spéculateurs, mais des producteurs ou des commerçants, éventuellement aussi des consommateurs. Il devrait toujours avoir un volume suffisant pour éviter le danger de la formation d'un cartel.

En s'emparant de ces marchandises, la spéculation provoque toute une série de nouvelles transactions d'achat et de vente. Cette chaîne d'affaires d'achat et de vente est purement spéculative, son but est d'obtenir un gain différentiel ce ne sont pas des opérations commerciales, mais des échanges spéculatifs. Les catégories de vente et d'achat n'ont pas ici la fonction de la circulation des marchandises, la tâche consistant à faire passer la marchandise de la production à la consommation, mais elles sont devenues comme imaginaires. Le but est l'obtention du gain différentiel. La marchandise arrive à la Bourse déjà majorée du profit commercial normal. Car le commerçant les vend à la Bourse. Si c'est le fabricant qui l'a fait, il a précisément fait lui-même fonction de son propre commerçant et encaissé le profit commercial. La Bourse n'achète et ne vend que spéculativement ; les spéculateurs n'obtiennent pas un profit, mais un gain différentiel. Le bénéfice de l'un est la perte de l'autre. Mais cette chaîne de transactions permanentes assure à la marchandise en Bourse la possibilité permanente d'être transformée en argent, permet ainsi jusqu'à un certain point de placer de l'argent dans cette marchandise et de le réaliser à tout moment en la vendant. La marchandise en Bourse devient par conséquent un gage approprié de fonds momentanément libres.

Les banques peuvent donc jusqu'à un certain niveau de leur prix, donner ces marchandises en gage ou les reporter. D'où un nouveau mode d'emploi du capital bancaire. Ce dernier participe au commerce, mais il ne le fait que dans la forme adéquate qui lui est propre en tant que capital portant intérêt. Les marchandises dans lesquelles il a transformé son argent sont à tout moment transformables en argent. Et une banque bien dirigée ne placera jamais plus d'argent dans ces marchandises qu'elle peut en réaliser à tout moment, même dans le cas le plus défavorable. L'existence d'une Bourse, d'une chaîne incessante d'achats de ventes constituant la spéculation, assure à la banque à tout moment la possibilité de réaliser son argent. Celui-ci n’est par conséquent pas fixé, il est resté pour la banque capital-argent, capital placé en banque et ne rapporte par conséquent que des intérêts. Mais l'intervention de la banque donne de nouveau à la spéculation comme au commerce la possibilité d'étendre leurs opérations. Pour acheter la marchandise il n'est plus indispensable de posséder tout l'argent que représente son prix. Il suffit d'en avoir assez pour pouvoir couvrir les différences possibles ; le reste est avancé par la banque. Pour la spéculation, cela signifie seulement la possibilité d'étendre ses opérations. Mais comme, par suite de l'accroissement des quantités négociées, de très petites différences suffisent pour inciter le spéculateur à acheter et à vendre, cela aura pour résultat, d'une part d'augmenter le nombre des échanges, et d’autre part de réduire le pourcentage des différences qui apparaîtront chaque fois.

Plus intéressante est la question de l'influence exercée par le capital bancaire sur le commerce. Celui-ci aussi peut maintenant mettre en gage la marchandise. Pour l'argent qu'il en reçoit il n'a que l'intérêt à payer. Mais, pour le commerce lui-même, il n'en résulte aucun profit. Il n'obtient que le profit moyen correspondant à l'importance du capital utilisé. Toutefois, comme il dispose maintenant d'un crédit plus large, il n'a plus besoin que d'un capital moindre lui appartenant en propre pour échanger les mêmes quantités de marchandises. Le profit commercial se répartira par conséquent sur une plus grande quantité de marchandises. La marge commerciale sur la marchandise diminuera. Mais, comme le profit commercial est pris sur le profit industriel, celui-ci augmentera d'autant. Pour le consommateur, le prix restera le même. L'intervention du capital bancaire a donc pour conséquence, premièrement, un accroissement du profit industriel, deuxièmement, une baisse du profit commercial dans sa totalité et calculé sur chaque marchandise, troisièmement, une transformation d'une partie du profit industriel en intérêt. Ce dernier phénomène est dû au fait qu'une partie du capital commercial est remplacée par du capital bancaire. Mais ce remplacement a rendu possible le commerce des marchandises en Bourse.

L'intérêt - il faut en faire ici la remarque - est toujours, à l'exception du crédit de consommation, un morceau de profit ou de rente foncière. Mais il convient d'ajouter encore ceci : le capital de prêt employé dans la production fonctionne comme capital industriel et produit par conséquent du profit. Il ne reçoit que l'intérêt et accroît le profit du capitaliste industriel de la différence entre le profit moyen et l'intérêt sur le montant du capital emprunté. Dans le commerce, où n'est produit aucun profit, mais où le taux de profit moyen pour le capital commercial doit être payé sur la masse de profit globale, le capital bancaire agit autrement. Il reçoit son intérêt, mais ne produit aucun profit pour le commerçant. Ce dernier reçoit le profit moyen, plus l'intérêt, qu'il ristourne au capital bancaire. Pour assurer le commerce, il faut maintenant moins de capital commercial, d'où aussi moins de profit sur ce capital. Ce profit épargné reste entre les mains de son producteur, le capital industriel. Le capital bancaire agit ici comme tout progrès qui épargne des frais commerciaux. Cette différence dans l'effet produit vient tout simplement de ce que le capital industriel crée de la plus-value et que le capital commercial n'en crée aucune.

Un autre facteur agit dans le même sens. Le commerce à terme en Bourse crée pour les marchandises dont il traite un marché toujours ouvert. Le producteur ou l'importateur peut donc à tout moment vendre la marchandise. Cela signifie une diminution du temps de circulation de son capital. Mais nous savons déjà que toute diminution du temps de circulation signifie une libération de capital. Ainsi le commerce à terme diminue aussi par ce moyen le capital nécessaire à la circulation de la marchandise, par conséquent aux opérations commerciales, capital qui ne servait pas à la production, mais uniquement à la réalisation du profit.

La forme adéquate de toute spéculation est le commerce à terme. Etant donné que chaque spéculation est l'utilisation de différences de prix et que celles-ci se produisent dans le temps, mais que, d'autre part, pour la spéculation, le temps pendant lequel elle ne fait ni achats ni ventes est une simple perte, car la spéculation n'est pas production, elle doit pouvoir utiliser chaque différence de prix, même celles qui ne se sont pas encore manifestées. Elle doit par conséquent pouvoir à chaque instant acheter ou vendre pour l'instant suivant, ce qui constitue précisément l'essence même du commerce à terme. En faisant cela, la spéculation crée un prix pour chaque moment de l'année. Mais elle donne par là au fabricant et au commerçant la possibilité d'éliminer pour eux les conséquences fortuites de l'évolution des prix, de s'assurer contre les oscillations de prix, de rejeter sur la spéculation le risque qui découle des changements de prix. Le fabricant de sucre brut qui achète aujourd'hui de la betterave sait qu'il peut payer pour celle-ci, disons 100 000 marks, s'il peut vendre le sucre brut dès aujourd'hui à la Bourse, disons 130 000 marks, pour la date à laquelle il le livrera. S'il vend par conséquent aujourd'hui le sucre brut à ce prix, il n'a à se soucier d'aucune fluctuation de prix pouvant se produire dans l'intervalle, il a assuré son profit. Le commerce à terme est ainsi pour les industriels et les commerçants le moyen de se restreindre à leur propre fonction. Une partie du capital de réserve jusqu'alors nécessaire pour les assurer contre ces fluctuations est ainsi libérée. Une partie sert maintenant à la spéculation boursière. Mais ici elle est concentrée et par conséquent peut-être moins importante que n’était le capital dispersé dans les mains des industriels et commerçants isolés.

Le profit capitaliste naît dans la production, il est réalisé par la circulation. C’est une tendance naturelle des producteurs comme des commerçants de s'assurer contre les hasards provenant des oscillations de prix pendant la durée de la circulation si la production est terminée depuis longtemps et si le profit est par là, tant pour le producteur que pour le commerçant qui a déjà acheté la marchandise, une grandeur donnée. A cette tendance répond, à un certain stade du développement, et pour les marchandises où, par suite de causes naturelles (par exemple, dépendance du résultat de la production des conditions météorologiques), ces oscillations sont particulièrement fortes et imprévisibles, le commerce à terme. Il compense le plus possible les fluctuations provenant de la spéculation, mais n'y parvient qu’en en créant de plus petites et de plus fréquentes provoquées par celle-ci. Cette spéculation - entièrement absurde du point de vue social - apparaît nécessaire parce qu'elle entraîne la participation d'acheteurs et de vendeurs dans une mesure suffisante pour que les quantités de marchandises nécessaires soient toujours négociées. Cette assurance contre les fluctuations de prix rapproche le prix du marché du coût de production constitue ainsi une catégorie spéciale de capitalistes, les spéculateurs, qui prennent sur eux ces fluctuations. La question est de savoir comment leur capital est mis en valeur.

Nous avons vu, pour la spéculation sur les titres que ce capital obtient un gain différentiel. Le gain de l'un est la perte de l'autre. Ce sont en général les gros qui peuvent attendre et exercent eux-mêmes une influence sur les cours, et les initiés 6 qui obtiennent ce gain au détri­ment des petits et des non-initiés. Le problème est de savoir si la spéculation reçoit en outre une prime de risque

Cette prime de risque a certes souvent été évoquée mais d'autant moins étudiée. Il faut constater tout d'abord que la prime de risque ne peut pas être une base de formation et par conséquent pas non plus une base d'explication du profit. Ce dernier est créé dans la production et est égal à la plus-value contenue dans le surtravail des ouvriers, qui n'a rien coûté a la classe capitaliste. Un risque différent, c'est-à-dire une sûreté différente de pouvoir réaliser dans la circulation le profit créé dans la production, ne peut entraîner qu'une répartition différente du profit, répartition que des branches d'industrie comportant un risque élevé, qui doit se traduire aussi en réalité par des pertes plus élevées, obtiennent grâce à des prix plus élevés, de sorte que le taux de profit correspondant à leur capital est finalement égal au taux de profit moyen. Il est clair que, dans la mesure où l'on doit compter, dans une branche de production déterminée, avec certaines circonstances qui diminuent le revenu, elles doivent entrer en compensation dans le montant des prix afin que l'égalité du taux de profit soit maintenue. Dans le prix des verres à lunettes entre aussi le coût de ceux qui en moyenne sont abîmés lors de la fonte. Car ils font partie également des frais de production. De même, les dégâts subis par les marchandises pendant leur transport jusqu'au marché entrent dans le prix. Il n'en est pas de même du risque provenant de phénomènes survenus fortuitement pendant la circulation, mais qui affectent le coût de production, si, par exemple, un produit est encore sur le marché, qui a été fabriqué avec de vieilles machines, alors que de nouvelles permettent de le fabriquer en un temps deux fois plus court, il n'existe pour ce genre de « risque » aucune espèce de compensation. Le vendeur de ce produit aura à supporter la perte.

Les conditions sont les mêmes pour les produits négociés d'ordinaire sur le marché à terme en Bourse. L'insécurité vient de ce que, pour le prix, par exemple, des blés allemands, le facteur déterminant, ce ne sont pas seulement les résultats de la récolte en Allemagne, par conséquent le coût de production allemand, qui s'exprimerait directement dans le prix, mais aussi le coût de production américain, indien, russe, etc. Pour cette formation de prix, il n'y a pas de compensation dans le prix des blés allemands 7.

Mais, dans la mesure où de fortes oscillations de prix imprévues peuvent se produire dans la circulation, les capitalistes doivent, dans une telle branche de production, maintenir un fonds de réserve pour compenser les pertes résultant de ces oscillations de prix et permettre à la production de se poursuivre sans interruption. Ce fonds de réserve est une partie du capital de circulation nécessaire et le profit moyen est calculé pour lui. Ce profit peut être considéré comme prime de risque. Mais, même par le commerce à terme, ce fonds de réserve n'est pas rendu superflu pour le capitaliste individuel. Car ce marché ne supprime nullement les fluctuations de prix provenant des changements qui peuvent survenir dans les conditions de production. C'est le producteur qui doit supporter l'action du marché mondial sur le prix intérieur.

L'assurance de la Bourse ne se rapporte qu'aux fluctuations qui se produisent pendant la circulation. Le meunier s'assure le prix auquel il a vendu aujourd'hui sa farine en achetant du blé. Le commerçant en grains s'assure son bénéfice en vendant à la Bourse pour une date déterminée le blé qu'il a acheté aujourd'hui. L'assurance consiste en ceci qu'il s'assure le prix actuel pour une date future où il remplira effectivement ses engagements. En d'autres termes, l'achat et la vente se sont, pour le commerçant ou le producteur, accomplis trait pour trait, au lieu qu'il y ait eu seulement achat ou vente unilatérale. Mais cela suppose un marché toujours prêt, vaste, réceptif, tel que le crée le commerce à terme, mais aussi des agents qui ne prennent pas cette assurance, mais attendent pour voir comment se présentera le prochain terme, précisément des spéculateurs dont le rôle est de prendre sur eux le risque en l'enlevant aux commerçants qui se sont assurés. Leur bénéfice ne constitue donc pas une prime de risque, mais seulement le gain différentiel, auquel doit s'opposer une perte correspondante. Précisément, ce gain spéculatif a pour conséquence que la spéculation professionnelle ne réussit que lorsque y participent de nombreux outsiders qui supportent les pertes. Sans participation du « public », il n'y a pas de spéculation possible 8.

La concentration croissante rend cette assurance peu à peu superflue. Etant donné un certain volume des affaires commerciales, les chances favorables et les chances défavorables se compensent. La grande maison de commerce fait l'« assurance en soi » et renonce au marché à terme. A cela s'ajoute que les petits spéculateurs doivent se retirer peu à peu, car il leur fallait de plus en plus souvent payer la note 9. Le développement du système des actions et la spéculation sur les valeurs les enlèvent à la Bourse des marchandises. Enfin, les syndicats de producteurs et les trusts mettent radicalement fin à la spéculation sur les marchandises qu'ils contrôlent.

Si l'on demande pour qui ce marché à terme est nécessaire, on peut dire que c'est surtout pour les commerçants moyens. En ce qui concerne les producteurs, l'utilité de ce marché consiste en ce qu'il accomplit d'importantes fonctions commerciales qu'il leur faudrait sans cela accomplir eux-mêmes. Ce sera le cas par exemple quand la suite de la fabrication exige de très grandes usines, alors que la production des matières premières est encore fortement dispersée. Ici, la Bourse accomplit la concentration nécessaire des produits. Cela vaut, par exemple, pour la période de développement de la meunerie commerciale moderne. La Bourse des marchandises accomplit cette fonction plus rapidement et plus radicalement que si un commerce en gros devait d'abord se développer. Dans le commerce, le marché à terme est particulièrement souhaité pour les produits où le temps de circulation est long, la production dispersée sur un grand nombre d'endroits, ses résultats difficiles à prévoir et inconstants, et par conséquent les fluctuations de prix très fortes et irrégulières.

Une fois établi le commerce à terme, il devient de plus en plus nécessaire aux commerçants tout comme aux producteurs d'y participer, parce que le marché à terme exerce une influence déterminante sur la formation des prix. En revanche, limiter le commerce à terme aux professionnels serait lui enlever sa fonction la plus essentielle, à savoir permettre aux commerçants de s'assurer contre le risque en rejetant sur la spéculation les pertes provenant des fluctuations de prix.

Etant donné que les spéculateurs n'ont nullement l'intention de conserver longtemps l'objet de leur spéculation, il en résulte déjà que chacun d'eux est toujours à la fois acheteur et vendeur. Le spéculateur à la baisse, le vendeur d'une marchandise, devient son acheteur pour se couvrir. Mais il est acheteur et vendeur à des moments différents et il utilise les fluctuations de prix dans cet intervalle de temps, tandis que l'assurance de l'affaire réelle consiste précisément à les éviter et à lui permettre d'acheter en mettant ce même moment à profit pour une vente simultanée et, réciproquement, de vendre tout en achetant par ailleurs.

Le spéculateur utilise avant tout les fluctuations de prix qui proviennent non de lui, mais de la circulation réelle. Elles peuvent résulter, soit de changements fortuits dans le rapport de l'offre et de la demande, soit de changements plus profonds survenus dans le coût de production de la marchandise. La demande et l'offre de la spéculation changent ensuite elles-mêmes ce niveau des prix et provoquent des fluctuations qui doivent finalement se compenser, précisément parce que chaque spéculateur est à la fois acheteur et vendeur. Ce qui n'exclut évidement pas que pendant un certain temps une certaine direction de la spéculation, par exemple l'achat, donc la spéculation à la hausse, puisse l'emporter; aussi longtemps que cette tendance se maintient, le prix reste au-dessus du niveau qui résulterait de l'affaire effective. C'est ainsi que la spéculation provoque de fréquentes, et pour cela le plus souvent petites, oscillations de prix, qui à la longue se compensent.

Le commerce à terme concentre toute l'affaire en un seul lieu et donne au gros commerçants locaux la supériorité sur les commerçants de province, lesquels disparaissent peu a peu 10. Mais à la Bourse même, il donne la possibilité d'y pénétrer à ceux qui se tenaient jusque-là en dehors et qui font maintenant concurrence aux vieilles firmes. C'est ce qui explique que l'introduction du marché à terme se heurte souvent à la résistance des professionnels. Le commerce à terme est jusqu'à un certain point moins qualifié que le commerce professionnel et la participation du capital bancaire permet à des éléments plus faibles en capital de s'y introduire. Mais ici une concentration se fait sur la nouvelle base ; d'une façon générale, on a l'impression que la participation de la pure spéculation et des non-professionnels sur les marchés à terme est plutôt en voie de régression 11.

En revanche, la disparition du marché à terme renforce la position des gros commerçants qui peuvent se passer de l'assurance.

Un des dangers du commerce à terme consiste dans la possibilité de la hausse artificielle. L'acheteur a le droit d'acheter la marchandise à la Bourse au compte du vendeur quand ce dernier ne l'a pas livrée au jour fixé. Si cette marchandise n'existe pas en quantité suffisante par rapport à la demande parce que l'acheteur a déjà fait acheter précédemment les stocks disponibles, il en résulte une forte hausse des prix, lesquels dépendent de la volonté de l'acheteur. Cette hausse artificielle est d'autant plus faible que le stock de la marchandise est plus petit. Elle peut être provoquée également par les exigences rigoureuses concernant la qualité de la marchandise stipulée dans le contrat au jour fixe pour la livraison. Inversement, la réduction de ces exigences quant aux qualités de livraison est un moyen de rendre plus difficiles les hausses artificielles. Celles-ci ne sont possibles que dans des circonstances spéciales et pour un temps très limité, par exemple quand les stocks de grains sont réduits parce que la nouvelle récolte n'a pas encore été faite et que les stocks de l'année précédente sont déjà presque épuisés. Mais les prix extrêmement élevés font d'ordinaire apparaître sur le marché de nouveaux stocks, que l'on croyait déjà échus à la consommation. Quand ils dépassent la capacité d'absorption des acheteurs, la hausse artificielle s'effondre. D'une façon générale, les hausses artificielles réussies signifient seulement l'expropriation des groupes de spéculateurs outsiders et n'exercent qu'une influence restreinte sur le commerce effectif et les véritables prix des marchandises.

La loi allemande sur les Bourses du 22 juin 1896 a, comme on sait, en partie supprimé, en partie rendu plus difficile, le marché à terme. Le commerce des grains, notamment depuis que les décisions des tribunaux ont menacé également les livraisons du commerce légal, connut une forte restriction. C'est ainsi que « le cercle des personnes participant à ce commerce se réduit de plus en plus et suffit à peine aux besoins des livraisons ». De ce fait, les affaires d'assurance en ont été rendues beaucoup plus difficiles. Quelles en ont été les conséquences ? « Il y a déjà maintenant quelques très grosses firmes qui, à cause des difficultés qu'elle comporte, croient pouvoir se passer complètement d'une assurance des prix au marché à terme et, du fait que pendant quelques années ces prix sont restés stables et même ont augmenté, ont réalisé des bénéfices considérables. Mais, en général, les firmes solides considèrent cette manière d'agir comme une très dangereuse spéculation et préfèrent se contenter d'un bénéfice moindre, mais plus sûr... Il est tout à fait clair que, dans l'état actuel des choses, les deux ou trois grandes firmes sus-mentionnées prennent une part de plus en plus grande de l'affaire. La loi favorise ici la concentration, ainsi que cela s'est déjà produit dans le domaine de l'activité bancaire. Mais il est douteux qu'à la longue cette évolution plaise vraiment à ceux qui considèrent la loi comme un si grand succès. Pour obtenir les prix les plus favorables possible, une large concurrence offrira aux agriculteurs de bien meilleures garanties que lorsque finalement quelques firmes géantes peuvent dicter les prix 12. »

« Les commerçants de province sont d'autant plus intéressés aux affaires de livraisons que par la vente à terme la possibilité leur est offerte de demander des avances sur la marchandise, car celle-ci a déjà été vendue à un prix fixe et ne peut par conséquent pas perdre de sa valeur a la suite d'une baisse des prix. Ainsi le commerçant est de nouveau à la tête d'un capital et en mesure d'acheter de nouvelles quantités de marchandises aux producteurs à un bon prix 13. »

La réduction du temps de circulation pour les capitalistes productifs et le rejet du risque sur la spéculation peuvent également avoir des répercussions sur la production. Avant l'introduction du commerce à terme, c'était principalement un producteur partiel qui avait à supporter le risque. Celui-ci disparu, de même que la nécessité d'entreposer la marchandise, du fait que l'emmagasinage est maintenant concentré à la Bourse, la simple fonction de production ne suffit plus; le participant devient entrepreneur complet par la combinaison de son activité avec une autre. C'est d'autant plus facile qu'une partie de son capital de circulation et de réserve est maintenant libérée. C'est ainsi que les cardeurs de laine sont devenus superflus, parce que le risque qu'ils supportaient jusqu'ici est maintenant transféré sur le marché à terme. Ils deviennent maintenant fileurs, ou les fileurs s'annexent au contraire les carderies 14.

Le commerce à terme épargne aux producteurs du capital de circulation, premièrement, en raccourcissant leur temps de circulation, deuxièmement, en réduisant l'auto-assurance (fonds de réserve) contre les fluctuations de prix. Cela renforce la puissance en capital des grandes entreprises, qui sont les premières à bénéficier des avantages du marché à terme. Le capital ainsi libéré devient du capital productif.

Dans la division du travail des entreprises, le point de vue technique n'est pas seul déterminant, mais aussi le point de vue commercial. Certains processus partiels, dont font partie en premier lieu la transformation des matières premières en produits semi-manufacturés, ne sont réalisés d'une façon autonome que parce que les producteurs partiels remplissent en même temps d'importantes fonctions commerciales. Ils reçoivent les matières premières des producteurs ou des importateurs, avec qui ils partagent le risque des fluctuations de prix. Cette autonomie devient superflue quand le fabricant peut sans cet intermédiaire se protéger contre le risque grâce au marché à terme. Il ajoute alors à sa propre activité cette transformation de la matière première. C'est la suppression de la fonction commerciale qui rend l'indépendance technique superflue. Ici se manifeste également la tendance à l'élimination du commerce intermédiaire. Les Bourses de marchandises paraissent à vrai dire accroître encore au début les opérations commerciales, mais nous savons que ces achats et ces ventes ne sont pas des échanges commerciaux, mais spéculatifs.

Nous avons vu que le commerce à terme est un moyen pour le capital bancaire de participer au commerce des marchandises, d'abord en accordant du crédit, soit sous forme d'avances sur gages, soit sous forme d'affaires de report. Mais la banque peut également utiliser sa puissance de capital et sa connaissance générale de l'état du marché pour participer avec une sécurité relative à la spéculation proprement dite. Ses vastes relations s'étendant sur toute une série de marchés à terme lui donnent, outre une meilleure connaissance du marché, la possibilité d'opérations d'arbitrage sûres qui, étant donné les dimensions dans lesquelles elles sont faites, leur apportent des bénéfices considérables. Ces opérations, la banque pourra les effectuer avec d'autant plus de sécurité qu'elle dispose de plus grandes quantités de marchandises et peut ainsi influer sur les approvisionnements. D'où l'effort en vue de disposer de plus en plus des marchandises qui sont négociées sur le marché à terme. La banque cherche à obtenir la marchandise directement du producteur en excluant tout autre intermédiaire. Ou elle se fait transférer la vente à titre de commission et elle peut, pour cette vente, en concurrence avec le commerçant, demander un bénéfice beaucoup plus faible que ce dernier parce qu’elle peut obtenir encore un gain spéculatif et travailler avec un crédit beaucoup plus important - ou elle achète la marchandise pour son propre compte. La banque utilise en cela l’influence qu'elle possède sur l'industrie grâce à ses autres relations d'affaires pour se présenter à l'industriel à la place du commerçant. Si la banque est en possession du débouché, ses relations avec l'industrie en deviennent plus étroites. Elle n'est pas intéressée seulement en tant que spéculateur à l'évolution du prix de la marchandise, elle souhaite également un prix élevé dans l'intérêt de l'entreprise avec laquelle elle a des relations de crédit de toutes sortes. En outre comme elle a intérêt à disposer de la plus grande quantité possible de marchandises, elle s'efforce d'entrer en liaison avec le plus grand nombre possible d'entreprises et devient ainsi intéressée à toute la branche d'industrie correspondante. Mais, comme elle doit protéger le plus possible cette branche d'industrie contre les dépressions, elle utilise l'influence qu'elle possède pour hâter la cartellisation, qui rend à vrai dire superflue toute activité spéculative de sa part sur le marché intérieur (non sur le marché mondial), mais la dédommage abondamment en la faisant participer sous différentes formes aux profits du cartel. C'est une évolution qui s'accomplit notamment quand, pour certaines raisons historiques, Il n’y a pas eu formation d'un commerce de gros bien organisé et efficace, soit d'une façon générale, soit dans la branche de production en question. C'est ainsi qu'en Autriche les banques ont pénétré, par la voie du commerce, dans l'industrie sucrière, avec un moindre succès dans l'industrie pétrolière, et ont fortement contribué à la formation de cartels dans ces secteurs, qu'elles contrôlent en grande partie. Ainsi est favorisée par le commerce à terme une évolution qui est déjà une tendance générale et finit par éliminer le marché à terme lui-même.

Les associations monopolistes suppriment complètement les Bourses de marchandises. Et c'est tout à fait compréhensible, car elles fixent les prix pour une longue période de temps, ce qui a pour effet de rendre impossibles les fluctuations. La « répartition dans le temps » se poursuit, bien entendu, malgré cela, ce qui peut surprendre tout au plus M. le professeur Ehrenberg. Le Syndicat allemand de la houille et l'Association sidérurgique ont rendu purement théoriques les cotes boursières d'Essen et de Düsseldorf. « C'est ainsi que la Bourse du charbon d'Essen consiste purement et simplement en ... un simple carton sur lequel sont indiqués les cours du charbon, et qui est porté chaque fois de la maison du Syndicat de la houille au grand hall d'Essen, tandis que toute la Bourse des marchandises de Düsseldorf consiste en ... une lettre qu'un industriel fait parvenir régulièrement au comité de direction de la Bourse de Düsseldorf, 15. »

Il en est de même du marché à terme des spiritueux. « On a observé ici très justement qu'une partie du commerce par la Centrale (pour l'utilisation de l'alcool) avait perdu toute signification et qu'une partie du commerce intermédiaire ne se faisait plus dans le syndicat. C'est celle qui se rapporte principalement aux affaires de Bourse. Les maisons de vente sur commission, les courtiers, tous les commerçants qui ne sont pas en liaison directe avec les producteurs, sont devenus en effet superflus du fait de la formation du syndicat et ont été par là éliminés 16. » Les commerçants sont transformés par le Syndicat de l'alcool en agents qui reçoivent une commission fixe (30 à 40 pf) ; leur nombre est semble-t-il, maintenu relativement stable (en 1906 il y en avait 102) ; ils écoulent 40 % de la production.

Dans la mesure où les bénéfices de la Bourse des marchandises proviennent du profit commercial, ils reviennent, quand la Bourse est mise à l'écart, aux producteurs. C'est aussi le cas pour les bénéfices provenant de la différence entre le temps de production - la « durée de la campagne » - et le temps de consommation. C'est ainsi, par exemple, que pour l'alcool les prix d'été sont plus élevés que les prix d'hiver. La production passe à la fin de la campagne dans les mains du commerce. Les prix d'été sont déjà plus élevés parce qu'il faut compter les frais d'entrepôt, les pertes d'intérêt, etc. Mais les distillateurs à la fin de la campagne doivent vendre le plus tôt possible. L'offre est ici pressante. Tout au contraire, pendant l'été, il n'y a pas de production. L'offre ne peut donc plus être accrue et les commerçants ont des capitaux suffisants pour ne pas se défaire de la marchandise en période défavorable. Ici, la différence entre la force du capital des commerçants, d'une part, qui ont également à leur disposition le capital bancaire pour les reports et les avances sur gages, et celle des producteurs, souvent petits, cette différence joue un rôle dans la détermination des prix, certes pas ceux que doivent payer les consommateurs, mais ceux que le commerçant paye au producteur. Ces conditions, elles aussi, sont modifiées par un cartel de producteurs au détriment des commerçants et en faveur des producteurs. C'est ce que montre d'une façon très précise M. Stern, le président de la Centrale pour l'utilisation de l'alcool, quand il déclare : « Le syndicat fait bénéficier les distillateurs de la hausse des prix, à la fin de la campagne de distillation, le marché libre en fait bénéficier la spéculation. »

C'est précisément dans le domaine de la production agricole que la cartellisation - et les unions coopératives de production agricoles ne sont souvent que des commencements de cartels ou des cartels en petit - offre de grands avantages parce que c'est précisément la production agricole que la réglementation capitaliste par le prix convient le moins, que l'anarchie de la société capitaliste est inconciliable avec les conditions naturelles et techniques de la production agricole, de même que le capitalisme ne peut pas réaliser l'idéal d’une agriculture rationnelle, contrairement à l'industrie. Cette contradiction où la formation capitaliste des prix entre avec les conditions naturelles et techniques de la production agricole est encore aggravée par l'existence d'un marché à terme qui rend les changements de prix continuels. Ce qui est la faute du mode de production capitaliste en général est ainsi porté au passif du commerce a terme avec ses changements de prix souvent dramatiques provoqués par la spéculation ou simplement excessifs. Avec un peu de démagogie, cela peut facilement susciter parmi les producteurs agricoles une violente opposition à l'égard du commerce à terme 17.

Dans la mesure où un cartel peut restreindre l’anarchie, c'est précisément au sein du domaine agricole qu'il exerce l'action la plus favorable. Il est du caractère même de l’agriculture que les quantités de production des différentes années varient considérablement selon les conditions naturelles. Mais ces quantités de production influent directement sur les prix. Une production excédentaire exerce une forte pression sur les prix et accroît cette année-là la consommation. Par suite de la baisse des prix, la production l'année suivante sera limitée. Si là-dessus vient se greffer une mauvaise récolte, il y a pénurie, les prix augmentent rapidement, la consommation diminue. La production dispersée est relativement impuissante devant ces phénomènes. Mais le cartel a sur la formation des prix une plus grande influence, car il a la possibilité de constituer des stocks en temps voulu et d'empêcher par le contingentement de la production de trop fortes oscillations de prix. Bien entendu, le cartel capitaliste utilise cette possibilité pour obtenir d'une façon durable des prix élevés grâce à une limitation adéquate de la production. Mais il crée pour la production agricole des conditions plus stables.

C'est ainsi que le même président syndical Stern déclare : « Le Syndicat peut entreposer une grande partie des excédents, mais, cependant pas en quantités illimitées. Le marché libre, des que les excédents dépassent un certain niveau, fait baisser immédiatement les prix jusqu'à ce qu’ils soient tombés très au-dessous du prix de revient. Le Syndicat peut séparer le prix extérieur du prix intérieur, le marché libre, lorsqu'il y a des excédents qu'il faut exporter, dépend pour ses prix concernant l'ensemble de la production du résultat des exportations. Un exemple: en 1893-1894, il y a eu un excédent de 20 millions de litres en aucune façon dangereux, mais qui fit baisser le prix moyen de l'année à 31 marks. Si le Syndicat avait cette année-la exporté 10 millions de litres de plus et s'il avait perdu sur ces 10 millions 5 ou 8 marks par hectolitre, soit 500 000 ou 800 000 marks en tout, nous aurions épargné aux distillateurs une perte bien plus grande, car, supposons que pour l’ensemble de la production le prix à l’hectolitre eut été de 5 marks plus élevé nous aurions avec une perte de 500 000 à 800 000 marks élevé le prix de toute la production, soit 300 millions de litres, de 15 millions de marks.

« La Bourse n'a pas laissé se constituer des stocks importants et a compensé très rapidement un plus éventuel par un moins de la production. Les stocks qui existaient à la fin de la campagne (au 30 septembre de l'année) s'élevaient régulièrement, pendant toute la durée du marché libre de l'alcool, à environ 30 millions de litres. A différentes reprises, le stock a été inférieur, et une fois même de 9 millions de litres. Une seule fois, il a été très supérieur, en 1893-94, de 15 millions de litres. Ces quantités de 10 millions au-dessus ou au-dessous, ne représentent que 3 à 5 % de la production globale, mais cela suffit pour exercer une pression, considérable sur les prix. Mêmede petites quantités excédentaires rendent le spéculateur nerveux. Il les rejette quand il croit qu'on est à la veille d'une bonne récolte. L’équilibre apparent de la Bourse n’était rien d’autre au fond qu'anxiété et nervosité. » Quant à la raison pour laquelle l'égalisation par la Bourse lui déplaît, il la donne immédiatement : « L’égalisation est obtenue par la Bourse au moyen de la baisse des prix. » Mais ses mandants, les distillateurs et fabricants d’alcool groupes en cartel, ne veulent, eux d'égalisation que par la hausse 18.

De nombreux partisans du commerce à terme prétendent aussi qu'il assure une détermination plus précise des prix. Le marché à terme rassemble une plus grande quantité de gens compétents et la résultante de tant d'opinions compétentes doit être en général plus juste que celle d'un plus petit nombre. Mais la qualité de commerçant en grains ne donne pas encore la faculté de prévoir le rendement de la récolte, et cette faculté n'appartient ni à un, ni à un grand nombre de commerçants en grains. Même si l'adage, « La raison n'existe que chez un très petit nombre de personnes » ne vaut pas pour les gens de la Bourse, ces derniers ne possèdent sûrement pas, quelles que soient leurs qualités bibliques, le don de prophétie. En réalité, les prix à terme ne sont que des prix spéculatifs. Même un syndicat comme celui de l'alcool, qui exerce une influence directe sur la fixation des prix intérieurs et aurait été par conséquent beaucoup plus en mesure de donner des ordres à terme, n'en donne que peu volontiers. C'est ainsi que le directeur de la Centrale de l'alcool, Untucht, déclare : « Avec les offres à terme, il y a toujours eu des ennuis. Si cela avait dépendu de nous, nous aurions préféré être plus réservés avec les offres à terme... Quand quelqu'un offre un produit, il faut, pour qu'il puisse indiquer un prix, qu'il sache auparavant de quelles quantités il peut disposer. Nous ne pouvons naturellement le savoir que quand la campagne est déjà engagée depuis plusieurs mois. Même à ce moment-là nous ne sommes pas tout à fait à l'abri des erreurs, car c'est seulement la production des mois de printemps qui permet généralement de savoir si la campagne sera bonne ou mauvaise, surtout quand la situation est peu claire. On admettra pourtant que les informations de la Centrale, qui a une vue générale de l'ensemble de la production et qui en contrôle les quatre cinquièmes, sont d'un tout autre caractère que celles dont disposent les gens de la Bourse.

La raison qui pousse à exiger des prix à terme est que l'industrie de transformation doit, au moment où elle a des offres à faire, connaître également les prix des matières premières. Or, si la date de la campagne des matières premières ne coïncide pas avec celle où l'industrie de transformation passe ses commandes, le besoin apparaît, pour les marchandises qui connaissent de fortes oscillations de prix, de prix à terme. Le façonneur rejette ainsi le risque sur son fournisseur de matières premières. Mais les syndicats utilisent leur puissance pour le rejeter à leur tour, soit en maintenant les prix stables, soit en les fixant à terme à un niveau tel que tout risque disparaît pour eux. C'est ce qu'explique non moins directement M. Untucht : « Etant donné que nous nous trouvons devant une situation incertaine, nous avons eu la prudence (sic) de fixer les prix plutôt plus haut que plus bas. » Et dans le rapport du syndicat on lit ceci : « Alors que, pendant les quatre premières années du syndicat, de telles offres à terme ont été données au début du nouvel exercice, on a adopté depuis 1904-05 ce principe de ne fixer les prix généraux à la livraison qu'après nous être fait une idée du développement de la production. »

Dans l'enquête allemande sur la Bourse, les membres du comité d'enquête n'appartenant pas au monde des affaires (tels le conseiller privé Wiener et le député conservateur von Gamp) tiennent l'opération effective pour légitime, mais l'opération spéculative en Bourse pour illégitime, distinction que les gens d'affaires rejettent tout aussi régulièrement. Les premiers ne peuvent pas comprendre que, dans toutes les transactions capitalistes, la valeur d'usage n'a absolument aucune importance et n'est la plupart du temps qu'une triste nécessité - condition sine qua non. L'affaire à terme est en réalité l'expression la plus complète du fait que pour les capitalistes, seule compte la valeur d'échange. C'est précisément l'affaire à terme qui est ainsi le produit le plus légitime de la façon de voir capitaliste; elle est l'affaire en soi, d'où est exclue la forme d'apparition profane de la valeur, à savoir la valeur d'usage. Il est donc naturel que cette chose économique en soi apparaisse aux théoriciens non capitalistes comme purement transcendantale et que dans leur dépit ils la dénoncent comme une escroquerie 19. Ils ne voient pas que derrière la réalité empirique de chaque affaire capitaliste il y a le fait transcendantal d'une telle affaire en soi qui seule explique cette réalité empirique *. Le merveilleux est que les défenseurs de la valeur d'usage, dès qu'ils ont affaire à la Bourse, perdent la notion de la valeur d'usage elle-même. Ils considèrent de la même façon comme effective toute l'affaire, qu'il s'agisse d'échange de titres de revenu ou de marchandises, à condition que ces titres ou ces marchandises soient vraiment livrés. En quoi ils oublient que la circulation des titres n'est pour les échanges organiques de la société d'aucune importance, tandis que celle des marchandises est leur condition vitale.

A quelles absurdités peut conduire cette indifférence à l'égard de la valeur d'usage, c'est ce que montre l'exemple suivant. Pour que la marchandise puisse fonctionner en tant que telle, il faut qu'elle remplisse certaines conditions, possède par conséquent dans une quantité déterminée un poids déterminé, avoir une certaine couleur, une certaine odeur, etc. C'est seulement alors qu'elle correspond au « type » exigé pour la livraison. Pour le commerce à terme du café à Hambourg, le type était assez mauvais. C’est pourquoi on diminuait la qualité des bonnes sortes en y ajoutant des haricots noirs, des pierres, etc. A Berlin, le type était meilleur. Aussi, pour y rendre le café livrable, il fallait enlever soigneusement ce qu'on y avait ajouté à Hambourg. C'est bien là l'exemple le plus étrange des faux frais capitalistes 20. Mais il y a mieux. A Hambourg, un cartel s'était constitué. Il en résulta une pénurie de café livrable. Il n'y avait de livrable que le café mélangé de pierres. Les meilleures sortes de café exigeaient par conséquent, du fait qu'elles ne correspondaient pas à la qualité demandée pour la livraison, un denier à Dieu. En d'autres termes, il fallait, pour obtenir du café de meilleure qualité, payer une amende. Mais cela correspond à la logique capitaliste appliquée d'une façon conséquente, car pour l'acheteur, le membre du cartel, ce qui l'intéresse, ce n'est pas la valeur d'usage, mais seulement la valeur d'échange. Celle-ci détermine toute l'action économique, qui précisément n'est pas production ou transfert de valeur d'usage, mais obtention de bénéfice 21.

Les défenseurs du mode de production capitaliste s'efforcent de démontrer la nécessité de ses différentes manifestations en identifiant la forme spécifiquement économique et par conséquent historique découlant de la production capitaliste avec le contenu technique, qui par rapport à la forme transitoire, est durablement nécessaire, et concluent de cette fausse identification à la nécessité de la forme. C'est ainsi qu'ils soulignent emphatiquement la nécessité de la haute direction et de la surveillance de chaque processus de travail social pour démontrer par là, d'une façon générale, la nécessité de la direction capitaliste qui découle de la propriété privée. Ainsi ils ne conçoivent pas le commerce comme un acte de circulation spécifique, mais comme répartition des biens entre les consommateurs. C'est ainsi qu'Ehrenberg explique le commerce comme une répartition par-delà le temps 22; Et comme la répartition, bien entendu, est toujours nécessaire a un certain stade de développement technique, le commerce et la spéculation sont nécessaires, aux aussi, et leur suppression une impossibilité, une utopie. Si en plus on identifie encore « nécessaire » et « productif », on en arrive comme Ehrenberg à ce résultat grotesque que la spéculation est une branche de production tout comme l’agriculture. Et pourquoi pas, puisque le sol et une action rapportent l'un et l'autre de l'argent? En cela on confond tout simplement le commerce avec le transport, l'empaquetage, la division, etc., et on identifie la spéculation et l'emmagasinage, opérations qui sont, bien entendu, nécessaires dans tout mode de production techniquement développé. Mais même une personnalité beaucoup plus sérieuse et perspicace qu'Ehrenberg comme le professeur Lexis 23 ne sait comment expliquer le commerce à terme, car lui non plus ne voit pas la différence qu'il y a entre la forme économique spécifique du commerce à terme des marchandises en Bourse et le simple commerce des marchandises. Il ne voit pas le rôle spécifique de la spéculation et cherche à prouver la nécessité du commerce à terme en s'efforçant de démontrer qu'il s'agit d'un commerce véritable.

Son adversaire Gamp a beau jeu de montrer que le commerce à terme crée un nombre considérable d'échanges de marchandises qui n'ont rien à voir avec la répartition du producteur au consommateur. Lexis montre qu'il est plus facile au commerce à terme de trouver des acheteurs. C'est exact, mais ces « acheteurs » ne sont ordinairement pas les consommateurs, mais eux-mêmes à leur tour des « vendeurs », autrement dit des spéculateurs. Toutefois, il est faux de vouloir faire découler le commerce et même le « commerce » à terme, la spéculation à terme, d'un besoin absolu de distribution. Le commerce ne satisfait que le besoin de distribution dans une société capitaliste et sa nécessité n'est que temporaire, même au sein de cette société, ainsi que le prouve l'élimination du commerce par les syndicats et les trusts. Qui considère le commerce comme « productif », c'est-à-dire non seulement réalisant le profit, mais le produisant, tombe dans une confusion complète : il célèbre comme un avantage de la cartellisation l'épargne de frais commerciaux, ce qui ne peut constituer un avantage que si les opérations commerciales représentent des frais, par conséquent ne sont pas productives.

La nécessité du marché à terme consiste en réalité en ce que, d'une part, il permet aux capitalistes productifs, industriels et commerciaux, de ramener à zéro leur temps de circulation et de s'assurer ainsi contre les oscillations de prix qui peuvent se produire pendant le temps de circulation en les rejetant sur la spéculation, dont c’est la fonction spécifique. Il permet, d'autre part, de faire accomplir par le capital-argent (bancaire) une partie des fonctions qui incombent au capital commercial. Pour ces opérations, on n'obtient pas le profit moyen, mais l'intérêt, la différence accroît le profit industriel (bénéfice de l'entrepreneur). Enfin, et ceci est lié à ce qui précède, le marché à terme permet la transformation du capital-argent en capital commercial, tout en gardant a ce dernier le caractère de capital commercial argent, et ouvre ainsi au capital bancaire la possibilité de renforcer son contrôle sur le commerce et l'industrie et de conserver à une partie de plus en plus grande du capital productif le caractère de capital-argent qui est à la disposition de la banque.

 

 

Notes


1 M. Russel, de la Société d'escompte, donne la définition suivante : « L'essence de la spéculation commerciale consiste à percevoir un changement de la conjoncture et, si possible, à se garantir d'avance au moyen du commerce à interne » (Enquête sur la Bourse, I, p. 417).

2 Enquête Sur la Bourse, II, p. 2072.

3 Ce raffinement est la source de nombreux abus, qui disparaissent là où existe une fluidité véritable et facile à constater, comme par exemple pour l'eau-de-vie (degré d'alcool) et en partie pour le sucre (degré de polarisation).

4 « Cette forme spéciale de l'opération à terme n'a donc pas été créée seulement pour faciliter le commerce effectif, mais elle sert en dernière analyse à donner aux capitalistes ou aux spéculateurs, c'est-à-dire au propriétaire du capital momentanément disponible, la possibilité de le placer provisoirement (ou durablement) dans la branche commerciale en question, même s'il en ignore tout. Ce capitaliste ... se distingue par conséquent du négociant en grains par le motif de son activité. » Celui-ci veut échanger des céréales, celui-là tirer profit des fluctuations de prix. Le capitaliste prend ainsi en même temps le risque (voir Fuchs, « Le Commerce à terme des marchandises » dans Annuaire pour législation..., 1891, 1er cahier, p. 71). A quoi il faut ajouter que la recherche du gain est bien entendu le motif commun de toutes les activités capitalistes. Différente seulement est la façon dont ce gain peut être obtenu.

5 C'est ainsi qu'Offermann rapporte à propos de la Bourse de la laine au Havre qu'en 1892 2 000 balles y ont été vendues effectivement et 16 300 sur le marché à terme. De même, le commerce à terme du coton y est dix fois plus important que le commerce effectif. Pour une récolte de 8 à 9 millions de balles, 100 millions environ ont été échangés sur le marché à terme (Enquête sur la Bourse, p. 3368).

6 « Assurément il ne faut pas se faire d'illusions sur les initiés dans le commerce à terme. S'il était possible de prévoir de quelle façon évoluera le marché et à quel prix il convient d'acheter ou de vendre, ce serait magnifique. Ce que je puis dire en me basant sur une vieille expérience, c’est que l'intuition est tout. On dit ordinairement qu’il faut être informé. Malheureusement cela ne sert à rien et les commerçants se trompent fréquemment... Le commerçant est aussi ignorant que le cultivateur et, quand il a étudié tous les rapports, il n'en sait pas plus qu'avant et les choses se passent d’ordinaire tout autrement », avoue le commerçant Damme (Enquête sur la Bourse, II, p. 2858).

7 Les droits de protection n'égalisent pas ce prix, mais ne font qu'élever le prix allemand d'un montant supérieur à celui du marché mondial, permettant au producteur de céréales d'obtenir un profit même quand ce prix est bas.

8 Sur la participation au commerce à terme en général, M. Kaempf, président de la Chambre de commerce de Berlin, déclare : « Quand les vagues sont hautes, tout le monde est content. Quand elles sont basses, ce sont les gens les plus riches qui font ce genre d'affaires » (Enquête sur la Bourse, II, p. 813).

9 Tout à fait délicieux est l'entretien entre M. von Gamp et M. Horwitz sur le chagrin que le commerçant se croit moralement tenu, d’éprouver à la pensée des pertes que subissent les petites gens : ce n’est pas dans la nature du commerçant. Ou vous supprimez le marché ou vous lui laissez la nature qui lui est propre (Enquête sur la Bourse, III, p. 2459). Pour les économistes éthiques la Bourse remplit la fonction d'un cabinet d'aisances moral. Ses autres fonctions leur restent cachées.

10 Voir Enquête sur la Bourse, rapport de la commission, p. 90.

11 « Les petits commerçants et les outsiders se sont retirés du commerce du café, il est entre les mains de grands consortiums » (Enquête sur la Bourse, p. 2065). Ce qu'explique de la manière suivante l'expert van Gülpen : « On peut faire énormément de choses avec de gros capitaux quand ils sont dirigés sur des articles isolés. » Les grandes maisons de grains de Londres sont opposées à l'introduction du commerce à terme, par lequel le commerce serait démocratisé et sa position dominante supprimée. Ibidem, p. 3542.

12 H. Buesch, « Le Commerce des grains de Berlin sous la législation allemande sur la Bourse », Annuaire pour l'économie nationale et la statistique, III, t. XXXIII, 1907, 1er cahier, p. 53.

13 Ibidem, p. 87. Voir la prévision de ce développement chez Landesherger : « Les plus grandes maisons de commerce de grains ne font pas d'opérations à terme, elles font l'assurance en soi. C'est pourquoi la suppression du commerce à terme doit avoir pour résultat de concentrer le commerce des grains dans les mains des grandes firmes capitalistes aussi nécessairement que l'interdiction des opérations à terme pour certaines catégories de valeurs a mis cette branche du commerce des valeurs dans les mains des grandes banques » (Ibidem, p. 45).

14 Enquête sur la Bourse, pp. 3373 sq. Déclaration d'Offermann.

15 Berliner Tageblatt du 19 octobre 1907.

16 Discussions dans le cadre de l'enquête concernant les cartels allemands sur les unions dans l'industrie de l'alcool. Déclaration du directeur de la Centrale pour l'utilisation de l'alcool, Bourzutschky.

17 Landesberger déclare très justement : « La lutte menée par les agriculteurs contre le commerce à terme s’explique également par des faits importants de l'économie. L'agriculture est plus que n'importe quelle autre branche de production soumise à certaines conditions données de temps et de lieu. Cela veut dire que le facteur coût de production y est beaucoup plus stable que dans d'autres secteurs. Cela tient à la liaison du capital avec l'agriculture, l'endettement des cultivateurs, à la difficulté d'employer, ne serait-ce que d'une façon approximative, dans les mêmes proportions ou avec un égal succès les armes dont disposent d'autres branches de production contre des conjonctures défavorables : spécialisation de la production accroissement ou réduction temporaires de l'activité, etc. Nulle part, le facteur extra-personnel de toute vie économique, à savoir la conjoncture, ne domine à tel point le facteur personnel, à savoir le coût de production. Et la conjoncture est, pour l’agriculture des pays de l'Europe centrale, défavorable depuis plusieurs décennies. Mais la conjoncture est reflétée par le commerce à terme. Le commerce qui ne peut échapper à la conjoncture, qui est influencé par elle aux deux pôles de son processus économique, tant à l'achat qu'à la vente est contraint de réagir sur elle avec une fonction spécifique. L'organe pour cette fonction est le commerce à terme et sa tâche de rendre saisissable d'une façon économique la conjoncture mondiale de la traduire le plus clairement possible. Le commerce à terme sous sa forme la plus complète, libéré de tout excès, devrait refléter fidèlement la conjoncture. Mais dans ce miroir l'agriculture verrait surtout une conjoncture pour elle défavorable. D’où son désir naturel de briser le miroir » (Landesberger, op. cit., pp. 44 sq.). Que l'interdiction du commerce à terme dans un pays déterminé est tournée grâce à l'utilisation de ce même commerce à terme dans un autre pays par les négociants et les spéculateurs disposant de gros capitaux, c'est une chose bien connue. C’est ainsi, par exemple, que le Dr Kuffler fabricant de produits cotonniers, déclare : « A Brême, où se font presque toutes les affaires d'importation de coton pour l'Europe centrale, il n'y a pas de commerce à terme, et pourtant chaque affaire est conclue à terme, notamment à Liverpool ou à New York » (voir Revue d'économie politique, de politique sociale et d'administra­ion, t. XI, p. 83). De même, l'interdiction du commerce à terme des grains en Autriche a eu pour résultat de transférer la spéculation à Budapest.

18 Cette déclaration montre également de quelle façon incomplète la Bourse remplit sa prétendue fonction d'égalisation dans le temps.

19 L'expert Simon a donc tout à fait raison de dire (Enquête sur la Bourse, II, p. 1584) : « Le désir d'un gain différentiel est le véritable fondateur de toute entreprise commerciale ou industrielle. » Si, en revanche, le président de la Reichsbank, Koch, objecte que les opérations d'achat, contrairement aux opérations différentielles, ont pour but de faire passer une marchandise d'une main dans l'autre, cette objection porte complètement à faux et n'est d'ailleurs pas comprise par Simon. Car la différence entre les deux opérations consiste en ce que le gain est constitué, dans le premier cas, par le profit moyen, dans le second, par une différence proprement dite.
Les économistes bourgeois confondent sans cesse les fonctions sociales des activités économique avec les motifs personnels de ces activités et attribuent à leurs auteurs comme motif l'accomplissement de ces fonctions dont ils n'ont naturellement aucune idée. Ils ne voient par conséquent pas du tout ce qui constitue le problème de l'économie : découvrir à ce lien fonctionnel des activités économiques, par lesquelles doit s'accomplir la vie sociale, de tout autres motifs, et de la fonction nécessaire elle-même comprendre les raisons personnelles qui font agir les producteurs capitalistes.

20Enquête sur la Bourse, II, p. 2079.

21Ibidem, p. 2135. Dans les pages suivantes, on peut lire quelques exemples encore pour les grains et l'eau-de-vie, où l'on voit, entre autres, que l'alcool rectifié ne peut pas être livré à la place de l'alcool brut.

22« Le commerce et la spéculation sont des genres particuliers de production, analogues à la production primitive et à l'activité manufacturière. Le commerce est ce genre de production qui a pour but de surmonter la pénurie locale de la nature en biens économiques. La spéculation, elle, poursuit le même but en ce qui concerne la pénurie de ces biens dans le temps. Considéré du point de vue de l'économie privée, le commerce utilise des différences de prix dans l'espace et la spéculation des différences de prix dans le temps. »
« L'opinion de la Bourse influence les prix sur la base de nouvelles de toutes sortes qui parviennent à la Bourse, nouvelles vraies et fausses sur les événements qui se sont déjà produits ou qui sont seulement attendus. Ces derniers sont déjà appréciés d'avance par l'opinion de la Bourse sur leur portée. Si elle utilise des prix bas pour créer des réserves pour l'avenir, des prix élevés pour permettre la disposition de réserves futures comme de réserves présentes, elle agit d’une façon productive : autrement, non » (Richard Ehrenberg, article « La Bourse », dans Dictionnaire des sciences sociales, 2° édition) .

23Enquête sur la Bourse, II, pp. 3523 sq.



Note de l'éditeur

* Ce vocabulaire porte témoignage de la culture philosophique de Hilferding et peut-être de l'influence de Max Adler, interprète marxiste de Kant. (Note de l'Ed.)



R. Hilferding
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