1910

 

Rudolf Hilferding

Le capital financier

TROISIEME PARTIE - LE CAPITAL FINANCIER ET LA LIMITATION DE LA LIBRE CONCURRENCE

CHAPITRE XII - CARTELS ET TRUSTS

1910



La façon dont se forment les unions d'entreprises capitalistes peut être considérée de trois points de vue.

La distinction entre unions homogènes et unions combinées concerne le caractère technique de l'union. Nous avons vu comment la formation de ces unions a des causes différentes, tant techniques qu'économiques.

La distinction entre unions partielles et unions à caractère de monopole repose sur leur situation différente sur le marché, le fait qu'elles contrôlent les prix ou au contraire sont dominées par eux. Pour contrôler les prix, il n'est pas nécessaire que toutes les entreprises du même genre soient unies. Il suffit de contrôler cette partie de la production qui est indispensable, à toutes les phases de la conjoncture, à l'approvisionnement du marché, le coût de cette production devant être plus faible que celui de la production des outsiders. C'est seulement à cette condition que la restriction de la production lors d’une crise incombera aux outsiders et que les prix n’auront besoin que d'être rabaissés au niveau du coût de production du cartel.

La distinction entre communauté d'intérêts et fusion, enfin, repose sur la différence entre les formes d'organisation. La première est fondée sur un accord entre deux ou plusieurs entreprises jusque-là indépendantes les unes des autres Dans la fusion, en revanche, deux ou plusieurs entreprises se fondent en une seule. Mais cette distinction ne concerne que la forme, non le fond. Celui-ci dépend du contenu même de l'accord sur lequel repose la communauté d'intérêts. En tout cas, cet accord supprime sur certains points l'autonomie des entreprises : la fusion la supprime complètement Mais, entre la limitation et la suppression, il n'y a qu'une différence de degré. Plus l'accord restreint l'autonomie des entreprises faisant partie de la communauté d'intérêts, plus elles se rapprochent de la fusion. Mais il y a différentes façons de restreindre l'autonomie d'une entreprise. On peut tout d'abord fixer par contrat l'organisation de l'entreprise de telle façon que, par exemple, la direction de cette entreprise doit se soumettre au contrôle d'un organe commun chargé de limiter certaines sortes de concurrence dans le domaine de la circulation en fixant certains délais et conditions de paiement, etc., par conséquent en unifiant lesdites conditions. Enfin, on peut fixer des restrictions concernant le domaine économique et la production.

Mais le contenu de l'accord entre les entreprises formant une communauté d'intérêts à caractère de monopole est déjà donné par le but même qu'il poursuit. Ce but, c'est l'accroissement du profit par la hausse des prix. Celle-ci est obtenue de la façon la plus simple par un accord sur les prix. Mais ces derniers n'ont rien d'arbitraire. Ils dépendent en premier lieu de l'offre et de la demande. Le simple accord sur les prix ne pourra être réalisé qu'en période de prospérité, où ils ont tendance à monter et encore seulement dans une mesure restreinte. Mais là non plus un simple accord sur les prix ne suffit pas. Le prix plus élevé pousse à une augmentation de la production. L'offre s'accroît et finalement l'accord sur les prix ne peut être maintenu, et au plus tard au début de la période de dépression le cartel sera brisé 1.

Pour que le cartel puisse durer, il faut que l'accord aille plus loin et entraîne un tel rapport de l'offre à la demande que le prix fixe sur le marché puisse être maintenu. Il faut par conséquent régler l'offre, contingenter la production. Si le respect de ces clauses représente l'intérêt de l'ensemble du cartel, il ne représente pas toujours celui de chacun de ses adhérents, qui peuvent en accroissant leur production diminuer leur prix de revient et s'efforcent par conséquent souvent de tourner les clauses en question. Mais la garantie la plus sûre du respect de ces clauses est fournie quand la vente des produits est assurée, non plus par les adhérents eux-mêmes, mais par un bureau central de ventes.

La sécurité du contrôle n'est pas le seul effet de cette mesure. Les rapports directs entre chaque entreprise et ses clients sont supprimés pour la durée du cartel, ainsi que l'indépendance commerciale des entreprises. Le cartel lie maintenant ses membres, non plus par un simple contrat, mais par une organisation économique commune. Pour sortir d'un tel cartel, il faut nouer de nouvelles relations avec les clients rétablir les anciens débouchés, tous efforts qui peuvent échouer ou en tout cas exiger certains sacrifices. Ce qui assure au cartel une plus grande solidité et une durée plus longue. Le cartel qui, d'une simple communauté d'entreprises liées par contrat, devient, par la suppression de l'autonomie commerciale de ces entreprises, une unité commerciale c'est ce qu'on appelle un syndicat. Mais, pour que le syndicat soit possible, il doit être indifférent aux acheteurs de savoir à laquelle des entreprises cartellisées Ils achètent. Ce qui suppose une certaine similarité de la production, condition indispensable pour la création de l'organisation étroite, durable et solide, que représente le syndicat. A propos de quoi il faut observer que la cartellisation d’articles spéciaux est en général plus difficile, du fait que les fabricants tirent un surprofit de l'utilisation de leurs marques spéciales, brevets, etc., et que la suppression de la concurrence a pour eux moins d’importance. C’est particulièrement le cas lorsque la cartellisation dans les industries qui leur fournissent les matières premières les oblige eux aussi à se cartelliser ou à s'unir d'une façon quelconque. D'un autre côté, la cartellisation a pour résultat une plus grande simplification de la production 2.

En schématisant quelque peu, on obtient le développement suivant du contenu des accords de communautés d'intérêts à caractère de monopole, où l'on peut bien entendu sauter par-dessus l'une ou l'autre des étapes de ce développement. D'abord, en tant que forme la plus lâche, forme en quelque sorte préliminaire, le « cartel de conditions ». Vient ensuite le règlement commun des prix mais, pour que ces derniers puissent être maintenus, il faut fixer l'offre en conséquence. Pour qu'il ne soit pas purement provisoire, le règlement des prix exige la fixation de la production. Et, pour éviter que les clauses de l'accord soient tournées, le meilleur moyen est de ne pas laisser aux entreprises la liberté des ventes, mais de confier celles-ci à un organisme commun, un bureau de ventes. Ainsi, chaque entreprise perd son indépendance commerciale, ses rapports directs avec la clientèle. Le respect du contrat est également assuré quand le profit ne revient pas à l'entreprise qui l'a vraiment réalisé, mais est réparti, selon des règles fixées d'avance, entre l'ensemble des entreprises. De même, l'achat des matières premières peut être fait en commun. Enfin, il peut y avoir aussi des atteintes à l'indépendance technique des entreprises. Celles qui sont mal équipées peuvent être fermées, d'autres spécialisées en vue de la fabrication de certains produits déterminés en vue desquels elles sont choisies, soit pour leur équipement technique, soit pour leur situation favorable au point de vue des débouchés 3. Tout cela peut se faire au moyen de la conclusion d'accords, donc dans des communautés d'intérêts. Mais une telle communauté d'intérêts est, par suite d'une certaine lourdeur de son organisation, différente de la fusion. La distinction : cartel ou trust, en tant que termes antagoniques, est donc mal posée. L'autonomie des entreprises peut aussi dans le cartel être à ce point réduite que toute différence avec le trust disparaît. La question est bien plutôt de savoir quels avantages présentent les restrictions apportées à cette autonomie. Dans la mesure où elles en présentent, le trust les possède d'avance, tandis que dans le cartel ils dépendent de la nature et des effets de l'accord sur lequel il repose 4.

L'union à caractère de monopole est une organisation économique de domination, en quoi elle ressemble aux organisations de domination de l'Etat. Les rapports entre cartel, syndicat et trust trouvent leur équivalent dans les rapports entre l'Etat confédéral, l'Etat fédéral et l'Etat unitaire. La mode qui consiste à vanter les mérites « démocratiques » du cartel par opposition au trust apparaît dans tout son caractère ridicule quand on l'applique au bienheureux Deutsches Bund.

S'il s'agit de la fixation des prix, le trust est supérieur au cartel. Ce dernier est obligé, pour fixer les prix, de se fonder sur le coût de production de l'entreprise produisant au coût le plus élevé, tandis que pour le trust il n'existe qu'un seul coût de production, où se compensent celui des entreprises les mieux outillées et celui des entreprises les plus mal outillées. Les prix du trust peuvent être fixés de telle sorte que la quantité des produits fabriqués soit la plus grande possible ; la masse des ventes compense le faible profit sur l'article isolé. En outre, le trust peut décider plus facilement que le cartel la fermeture des entreprises moins rentables. Il peut, en restreignant la production, faire tomber le poids de cette restriction sur les entreprises travaillant à un prix de revient élevé et faire baisser ainsi les coûts de production et au contraire augmenter la production des entreprises les mieux outillées. Le cartel ne peut, en règle générale, que répartir d'une façon égale l'accroissement de la production entre les entreprises qui en font partie. Ainsi, les fixations de prix par le cartel procurent aux entreprises les mieux outillées des surprofits, qui ne sont pas égalisés par la concurrence, puisque celle-ci est exclue par le cartel, et qui par conséquent semblent prendre le caractère d'une rente différentielle. Mais la différence par rapport à la rente foncière consiste en ceci que l'entreprise la plus mal outillée n'est en aucune façon, comme le plus mauvais sol, nécessaire à la satisfaction des besoins du marché. On peut la supprimer si sa production est transférée à des usines mieux outillées. Toutefois, comme les prix du cartel sont maintenus au début, l'accroissement de la production signifie pour les entrepreneurs travaillant à meilleur marché un surprofit. Ainsi il devient avantageux d'arrêter la production des entreprises travaillant à prix élevé. Mais la rente différentielle disparaît et il ne reste plus qu'un profit de cartel élevé.

C'est précisément dans le cartel de producteurs de matières premières que la différence entre les coûts de production est importante, parce que le montant de la rente foncière (mines) joue un rôle décisif dans le coût de la production. Aussi est-ce là que la tendance à fermer les entreprises moins rentables (au sens propre du terme : rapportant une moindre rente foncière) est la plus forte, de même que le penchant à maintenir des prix élevés, ce qui signifie de nouveau une restriction relativement forte de la production, que permet le monopole naturel. Les prix élevés des matières premières réagissent sur les prix, mais aussi sur la quantité de la production de l'industrie de transformation.


Notes

 

1 C'est à cette forme de cartels qu'Engels faisait allusion quand il écrivait : « Le fait que les forces productives modernes, qui se développent rapidement, bouleversent chaque jour davantage les lois de l'échange capitaliste des marchandises au sein desquelles elles doivent se mouvoir, ce fait s'impose aujourd'hui de plus en plus à la conscience des capitalistes eux-mêmes. Cela se manifeste notamment par deux symptômes. D'une part, par la nouvelle manie générale de protection douanière, qui se distingue des anciens droits de douane particulièrement en ceci que ce sont précisément les articles propres à l'exportation qu'elle protège le plus. (Ce fait est exact, mais il ne s'explique que si l'on considère la protection douanière moderne en liaison avec les cartels.) Deuxièmement, par les cartels (trusts) des fabricants de grandes branches de la production en vue de régler la production, et, par là, les prix et le profit. Il est évident que ces expériences ne sont possibles qu'en période économique relativement favorable. Le premier orage doit les jeter par-dessus bord et montrer que, si la production a besoin d'être réglée, ce n'est sûrement pas la classe capitaliste qui en est capable. Entre-temps, ces cartels n'ont d'autre but que de faire en sorte que les petits soient mangés encore plus rapidement par les gros » (Le Capital, III, p. 97, n. 16).

2 Le cartel veut une production de masse, dont la qualité, la forme, la matière première, etc., ne manifestent plus aucune différence sensible. A vrai dire, cela peut se faire tout aussi scientifiquement que dans les Bourses de marchandises, qui exigent également une certaine qualité des marchandises et fixent pour cela au moyen d'usages spéciaux quelle qualité doit posséder une marchandise pour pouvoir être livrée. Les cartels obtiennent le même résultat, soit en ne choisissant que certains articles standard dont dépend principalement la marche des affaires dans la branche. Soit en établissant certains types d'après lesquels tous les fabricants doivent produire, de sorte que toutes les différences de qualité disparaissent. C'est ainsi que le cartel international de verre à glace n'a soumis à l'accord que du verre d'une épaisseur de 10 à 15 millimètres. Le cartel austro-hongrois de la ficelle, lui, a imposé pour les sortes à fabriquer des modèles de qualité auxquels doivent se conformer tous les membres du cartel. De même le cartel austro-hongrois de la jute a imposé certains types déterminés pour la fabrication des sacs de jute (Grunzel, Sur les cartels, Leipzig, 1902, pp. 32 sq.).

3 Que les cartels puissent également exercer une certaine influence sur la production et la technique des entreprises, c'est ce que montre la déclaration suivante de Schaltenbrand, le président du directoire de l'Union allemande des aciéries : « Nous avons encore à examiner comment nous pourrons, en cas de maintien de l'Union, diriger les ventes afin qu'elles soient les plus avantageuses possible, quelle division du travail nous pourrons établir pour produire à meilleur marché dans ce sens que chaque usine n'ait pas à fabriquer tous les produits » (Débats contradictoires, 10° cahier, p. 236). Le cartel autrichien des machines-outils a établi lui aussi une large division du travail dans ses entreprises. Les profits sont versés à une caisse commune et répartie au prorata de la production.

4 Quand Grunzel déclare par conséquent (op. cit., p. 14) : « Cartel et trust ne sont pas très différents quant au degré, mais seulement quant au fond ; je ne connais pas un seul cas où, au cours des trente dernières années du mouvement de cartellisation si vigoureux en Europe, une forme aurait fait place à l'autre », il prend précisément la forme juridique pour le fond. Que le passage du cartel au trust ne soit pas fréquent, cela prouve seulement que les deux formes ont le même contenu. En quoi il ne faut pas oublier que l'affaiblissement croissant de l'indépendance des entreprises cartellisées les rapproche constamment des trusts. Mais la différence de la forme dépend d'autres facteurs, avant tout de l'évolution du système bancaire et de ses liens avec l'industrie, ainsi que des interventions de la loi. L'encouragement aux trusts apporté par la loi anticartels aux Etats-Unis est bien connu.

 

R. Hilferding
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