1910

 

Rudolf Hilferding

Le capital financier

TROISIEME PARTIE - LE CAPITAL FINANCIER ET LA LIMITATION DE LA LIBRE CONCURRENCE

CHAPITRE XV - LA FIXATION DES PRIX DES MONOPOLES CAPITALISTES.
TENDANCE HISTORIQUE DU CAPITAL FINANCIER

1910

Les unions partielles représentent une nouvelle étape de la concentration. Elles se distinguent de la forme précédente de concentration par anéantissement des entreprises plus faibles en ceci qu'avec l'union des entreprises il doit y avoir également union de la propriété, mais elles n'entraînent aucun changement fondamental dans les rapports de concurrence. Dans la mesure où elles ont des coûts de production moins élevés que les autres entreprises ou qu'elles n'avaient elles-mêmes avant leur union: elles sont mieux armées pour soutenir la concurrence. Si elles sont assez nombreuses et étendues pour contrôler la plus grande partie de la production, leur coût de production détermine les prix. Ces unions ont ainsi tendance à faire baisser les prix. Cela n'empêche, mais suppose au contraire, que les avantages de l'union puissent fournir aux entreprises unies un surprofit.

Il en est autrement des unions à caractère de monopole : les cartels et les trusts. Leur but est l'accroissement du taux de profit et elles peuvent y parvenir d'abord par la hausse des prix, quand elles sont en mesure de supprimer la concurrence. Mais quel sera le prix du cartel ? On confond d'ordinaire cette question avec celle du prix de monopole en général et l'on discute pour savoir si l'union à caractère de monopole est vraiment un monopole et dans quelle mesure elle en est un, si par conséquent les prix de ces unions doivent être vraiment égaux ou inférieurs aux prix de monopole, si ceux-ci sont déterminés par les rapports de dépendance mutuelle entre les coûts de production et le niveau de la production, d’une part, le prix et l'importance des débouchés, d'autre part. On discute également sur la question de savoir si le prix de monopole est égal au prix qui permette un débouché assez grand pour que l'échelle de la production n'accroisse pas le coût de production et que, par là, le profit sur l'unité de produit ne diminue pas trop. On fait valoir qu'un prix élevé fait baisser la vente et réduit par là l'échelle de la production, accroît par conséquent le coût et diminue le profit par unité, qu'un prix trop bas fait baisser le profit dans de telles proportions que l'accroissement des ventes ne compense plus la baisse des prix.

Ce qu'on ne peut prévoir et calculer sous le régime des prix de monopole, c'est la demande. Comment celle-ci réagira-t-elle à la hausse des prix ? Telle est la question. On peut certes fixer d'une façon empirique le prix de monopole, mais non le calculer objectivement, seulement d'une façon subjective, psychologique. C'est pourquoi les économistes classiques, avec lesquels nous rangerons également Marx, ont exclu de leurs calculs le prix de monopole, le prix des biens qui ne peuvent s'accroître à volonté. Au contraire, c'est l'occupation préférée des économistes de l'école psychologique d'« expliquer » les prix de monopole et, ce qu'ils préféreraient, c'est, partant d'une réserve de biens limitée, expliquer tous les prix comme étant des prix de monopole.

Pour l'économie classique, le prix est la forme d'expression de la production sociale anarchique et son montant indépendant de la force productive sociale du travail. Mais la loi objective des prix ne s'impose que par la concurrence. Si les unions à caractère de monopole suppriment la concurrence, elles suppriment par là même le seul moyen grâce auquel peut se manifester une loi objective des prix. Le prix cesse d'être une grandeur objectivement déterminée, il devient une opération arithmétique de ceux qui le déterminent volontairement et consciemment, au lieu d'un résultat une condition, d'un objectif un subjectif, d'un nécessaire indépendant de la volonté et de la conscience des participants un arbitraire et un fortuit. La vérification de l'enseignement marxien de la concentration, à savoir l'union à caractère de monopole, paraît ainsi aller à l'encontre de la théorie marxienne de la valeur.

Voyons cela de près. La cartellisation est un processus historique et elle conquiert les unes après les autres les branches de production capitaliste selon les conditions qui lui sont données. Nous avons vu comment le développement du capitalisme tend à réaliser de plus en plus ces conditions pour toutes les branches de production. A conditions égales, par conséquent à degré de développement égal de l'influence des banques sur l’industrie, à phase égale du cycle industriel, à composition organique du capital égale, une branche d'industrie sera d'autant plus mûre pour la cartellisation que la puissance financière de l'entreprise individuelle sera plus grande et plus faible le nombre des entreprises dans la branche d'industrie en question.

Supposons que ces conditions soient réalisées d'abord dans l'extraction du minerai de fer, que celle-ci soit cartellisée et augmente ses prix. La conséquence immédiate en sera la hausse du taux de profit pour les entrepreneurs. Mais cette hausse des prix du minerai entraîne pour les producteurs de fer brut une hausse de leur coût de production. Les prix de vente du fer brut n'en seront pas affectés au début. Sur le marché du fer, la cartellisation de l'extraction du minerai n'entraîne aucun changement. Le rapport de l'offre et de la demande, et par conséquent les prix, restent les mêmes. La hausse du taux de profit du cartel a donc pour conséquence une baisse du taux de profit pour les producteurs de fer brut. Mais qu'est-ce que cela signifie, au juste ?

Théoriquement, les conséquences suivantes peuvent se produire. Le capital quitte la sphère du taux de profit plus bas pour aller dans celle du taux de profit plus élevé. Le capital jusqu'alors employé dans la production du fer brut est maintenant passé dans l'industrie extractive. Pour celle-ci, une concurrence apparaîtrait qui se ferait d'autant plus sentir que la production du fer brut aurait été réduite. Les prix du minerai baisseraient, ceux du fer brut monteraient et, après quelques oscillations, l'ancienne situation serait rétablie après que vraisemblablement le cartel aurait éclaté dans l'intervalle. Mais nous savons déjà que les allées et venues du capital dans de telles branches de production trouveraient des limites difficiles à franchir. Cette voie vers l'égalisation des taux de profit n'est par conséquent pas possible.

Les prix de cartel n'ont d'importance que pour les producteurs de fer brut qui doivent acheter le minerai sur le marché. Pour éviter les effets du cartel, il suffit que les entreprises sidérurgiques acquièrent elles-mêmes des mines de fer. Par là elles deviennent indépendantes du cartel et leur taux de profit revient à son niveau normal. En devenant ainsi des entreprises combinées, elles obtiennent un surprofit par rapport aux autres, qui doivent payer leurs matières premières au prix fort, ainsi que le profit commercial des vendeurs de minerai. Mais il en est de même des entreprises minières qui passent à la production du fer brut : elles aussi l'emportent, dans la lutte pour la concurrence, en tant qu'entreprises combinées, sur celles qui ne le sont pas. Ainsi le cartel se révèle comme le meilleur stimulant vers la combinaison et, par là, vers une nouvelle concentration. Celle-ci se fera sentir surtout dans les branches d'industrie qui achètent et transforment les produits du cartel.

Nous avons vu que la tendance à la combinaison est provoquée et renforcée par certains phénomènes conjoncturels. La cartellisation renforce et modifie en même temps cette tendance. Une union à caractère de monopole peut lors d'une crise maintenir ses prix, alors que cela n'est pas possible à ses acheteurs non cartellisés. Pour ces derniers, aux effets de la crise vient s’ajouter l'impossibilité de réduire leur coût de production au moyen de l'achat à meilleur marché des matières premières qu'ils utilisent. A de tels moments, la tendance chez les entreprises non cartellisées à obtenir, au moyen de leurs propres mines, des matières premières à bon marché apparaît particulièrement forte. Si elles n'y parviennent pas, toute une série d'entreprises, par ailleurs parfaitement viables et bien équipées au point de vue technique, ne pourront plus fonctionner. Elles devront faire faillite ou se laisser acheter à bas prix par une entreprise minière pour qui l'acquisition à bon compte d'une usine sidérurgique constitue une garantie de rentabilité.

Une autre voie encore reste ouverte aux industriels de la métallurgie. En face de la puissance unie des propriétaires de mines, les producteurs de fer brut se tenaient isolés. Aussi étaient-ils impuissants à empêcher la hausse des prix des matières premières, de même qu'ils l'étaient à répercuter cette hausse dans le prix de leurs produits. Cela change dès qu'ils s'unissent eux-mêmes en cartel. Alors, ils sont en mesure d'opposer un front uni au cartel des propriétaires de mines et de montrer leur force en tant qu'acheteurs. Et, ils peuvent en outre, pour la vente de leurs produits, fixer eux-mêmes leurs prix et accroître ainsi leur taux de profit. En fait, on s’est engagé dans ces deux voies, tant celle de la combinaison que celle de la cartellisation, et le résultat du processus sera l'union combinée à caractère de monopole des producteurs de minerai et de fer.

Il est clair que ce processus doit s'étendre également aux autres acheteurs de produits sidérurgiques et à une sphère de production capitaliste après l'autre. C'est ainsi que les cartels développent leur force de propagande. La cartellisation signifie d'abord un changement du taux de profit. Ce changement se fait aux dépend du taux de profit des autres industries capitalistes. L’égalisation des taux de profit au même niveau ne peut se faire par un déplacement du capital. Car la cartellisation signifie que la concurrence du capital pour ses sphères de placement est entravée. Les limitations imposées à la liberté de mouvement du capital pour des raisons économiques et des rapports de propriété (monopole des matières premières) sont la condition de la suppression de la concurrence sur le marché entre les acheteurs. L'égalisation des taux de profit ne peut donc se faire que par une participation au taux de profit élevé par suite de la cartellisation ou la combinaison. L'une et l'autre signifient une concentration élevée et par conséquent la voie libre vers une nouvelle cartellisation.

Mais si celle-ci, pour des raisons quelconques, est impossible, quel est l'effet des prix de cartel et comment s’établiront-ils ?

Nous avons vu que l'accroissement du taux de profit obtenu par suite de l'élévation des prix du cartel ne peut pas avoir d'autres conséquences que celles qu'on obtient par une baisse du taux de profit dans les autres branches d'industrie. Le profit du cartel n'est rien d'autre que l'appropriation du profit des autres branches d'industrie. Or, nous savons déjà que dans les branches d'industrie à faible capital et forte dispersion des entreprises, il existe une tendance à la baisse du taux de profit au-dessous du niveau moyen social. La cartellisation signifie un renforcement de cette tendance, une nouvelle baisse du taux de profit dans ces branches. La façon dont cette baisse intervient dépend de la nature de la sphère en question. Une baisse trop forte entraîne un reflux du capital hors de ces sphères, reflux qui, du fait de la nature technique du capital dans ces sphères, n'est pas trop difficile.

Mais de quel côté doit-il se tourner, étant donné que les autres sphères à faible capital sont exploitées de la même façon par les industries cartellisées 1 ? C'est ainsi que finalement, dans ces industries non cartellisées, le profit des capitalistes en apparence encore indépendants devient un simple salaire de surveillance, ces capitalistes eux-mêmes de simples employés du cartel, des « capitalistes intermédiaires », des « entrepreneurs intermédiaires », analogues aux maîtres intermédiaires de l'artisanat.

Le prix du cartel dépend ainsi en fait de la demande. Mais celle-ci elle-même est une demande capitaliste. Le prix du cartel doit donc théoriquement être en fin de compte égal au coût de production, plus le taux de profit moyen. Mais ce dernier lui-même a changé. Il est différent pour la grande industrie cartellisée et pour les branches d'industrie tombées sous la dépendance de la première, et dont les capitalistes se sont vu ravir une partie de leur plus-value, réduite à un simple traitement.

Mais cette détermination des prix elle-même - comme le cartel isolé ou partiel - n'est que provisoire.

La cartellisation signifie un changement du taux de profit moyen. Celui-ci s'élève dans les industries cartellisées et baisse dans celles qui ne le sont pas. Cette différence pousse à la combinaison et au développement de la cartellisation. Pour les industries restées en dehors du mouvement, le taux de profit baisse. Le prix du cartel augmentera du montant, supérieur au coût de production des industries cartellisées, dont il a baissé dans les industries non cartellisées au-dessous de leur coût de production. Dans la mesure où il existe des sociétés par actions dans les industries non cartellisées, le prix ne peut pas baisser au-dessous de p+i, prix de revient, plus intérêt, sinon il n'y aurait pas de placement de capital possible. La hausse des prix du cartel trouve ainsi ses limites dans les possibilités de baisse du taux de profit dans les industries non cartellisées. Dans celles-ci, on assiste à une égalisation du taux de profit à un niveau plus bas par suite de la concurrence qui y règne entre les capitaux désireux de se placer.

La hausse des prix de cartel a pour résultat de modifier le prix des produits des entreprises non cartellisées. Cette modification provient de l'égalisation des taux de profit dans ces entreprises. Si elles formaient une unité, leurs prix resteraient les mêmes. Cela n'aurait d'autre conséquence qu'un taux de profit moindre que précédemment du fait de la hausse des prix des matières premières et, par conséquent, du coût de production. Si le prix était jusqu'alors de 100, le taux de profit de 20 %, il n'est plus maintenant que de 10 %, puisque le coût de production, qui était jusque-là de 80, est monté, par suite de la cartellisation, à 90. Mais, comme dans les entreprises non cartellisées le coût de production augmente, du fait de la cartellisation, d'une façon différente selon la composition organique de leur capital, il doit se produire une égalisation. Celles qui utilisent les plus grandes quantités de matières premières dont le prix a été augmenté par le cartel doivent augmenter le prix de leurs produits, et celles qui en consomment moins pourront baisser les leurs. En d'autres termes, les industries non cartellisées dont le capital a une composition organique supérieure à la moyenne verront leur coût de production augmenter, et celles dont le capital a une composition organique inférieure à cette moyenne le verront baisser, au contraire, tandis que celles dont le capital a une composition organique moyenne ne connaîtront aucun changement. D'ordinaire, on ne considère que l'augmentation des prix et l'on s'imagine alors que chaque hausse du coût de production peut être rejetée purement et simplement sur le consommateur. Mais cette hausse du coût de production peut même dans certains cas entraîner une baisse des prix.

La détermination des prix montre encore quelques autres particularités. Supposons que le capital des industries non cartellisées soit de 50 milliards. Avec un taux de profit de 20 %, le coût de production est de 60 milliards. Là dessus, les industries non cartellisées en achèteraient 50 milliards. Leur coût de production serait donc, à taux de profit égal, de 60 milliards également, et la valeur du produit global, par conséquent, de 120 milliards. Mais les industries cartellisées ont augmenté leur taux de profit, ce qui a fait baisser celui des industries non cartellisées, lequel n'est plus ainsi que de 10 %. Ce profit a diminué parce qu'elles doivent payer, pour leurs matières premières, non plus 50, mais environ 55 milliards. (Je néglige ici le capital variable, qui dans cet exemple ne joue aucun rôle.) Mais, si le cartel reçoit 55 milliards pour 50, il doit, pour 60 milliards, en recevoir 66. Or, les prix doivent être les mêmes, non seulement pour les consommateurs capitalistes, mais pour tous les consommateurs. D'après notre hypothèse, par conséquent, les 10 milliards qui vont directement aux consommateurs doivent être achetés, non pas 10, mais 11 milliards. Les consommateurs achètent par conséquent la masse des produits des entreprises non cartellisées aux anciens prix, ceux des entreprises cartellisées à des prix plus élevés. Une partie du profit du cartel provient donc des consommateurs, par quoi il faut entendre ici tous les milieux non capitalistes qui tirent un revenu dérivé. Mais les consommateurs restreindront peut-être leurs achats à cause des prix élevés. Et ici nous arrivons à la deuxième barrière à laquelle se heurtent les prix de cartel. L'augmentation des prix doit, premièrement, laisser aux industries non cartellisées un taux de profit qui permette la poursuite de la production. Mais elle doit, en outre, ne pas entraîner une diminution trop forte de la consommation. Cette seconde barrière dépend elle-même de l'importance du revenu dont disposent les classes non productives. Mais, comme pour les industries cartellisées dans leur ensemble la consommation productive joue un rôle beaucoup plus important que la consommation improductive, la première de ces deux barrières est en fait la plus déterminante.

Toutefois, la diminution du profit dans les industries non cartellisées a pour résultat de ralentir leur développement. La baisse du taux de profit signifie qu'un nouveau capital n'y affluera que lentement. Mais, en même temps, du fait de la baisse du taux de profit, il y aura une lutte d'autant plus acharnée pour les débouchés, et plus dangereuse, que déjà une baisse des prix relativement faible suffit à elle seule pour supprimer le maigre profit. En outre, une autre conséquence se produit : là où grâce à leur supériorité, les industries cartellisées parviennent à réduire le profit à un simple salaire de surveillance, il n'est plus possible de constituer des sociétés par actions, puisque tant le bénéfice du fondateur que les dividendes ne peuvent être payés que sur le revenu dépassant le simple salaire de surveillance. Ainsi la cartellisation entrave le développement des industries non cartellisées, En même temps, elle aggrave chez ces dernières la concurrence et renforce par là la tendance à la concentration, jusqu'à ce que finalement elles soient elles-mêmes en mesure de se cartelliser ou de s'intégrer à une industrie déjà cartellisée.

La libre concurrence impose l'expansion croissante de la production par suite de l'introduction d'une meilleure technique. Pour les cartels, celle-ci a également pour résultat un accroissement du profit. Ils y sont du reste contraints, car autrement ils courraient le risque qu'un outsider mette à profit cette amélioration de la technique pour l'utiliser dans la nouvelle lutte pour la concurrence qui s'ensuivrait contre les cartels. Que cela soit ou non possible dépend du caractère du monopole que s'est assuré le cartel. Un cartel qui a monopolisé également les conditions naturelles de sa production, comme c'est le cas, par exemple pour les syndicats de l'industrie minière, ou qui travaille avec un capital de très haute composition organique, de telle sorte qu'une nouvelle entreprise aurait besoin de capitaux énormes que seules les banques pourraient fournir, ce qu'elles ne feront pas pour ne pas entrer en conflit avec le cartel, un tel cartel est hautement protégé contre une concurrence de ce genre. Là, l'amélioration de la technique signifie un surprofit, lequel ne disparaîtrait pas finalement du fait de la concurrence qui ferait baisser les prix des marchandises. L'introduction d'une meilleure technique ne profite pas dans ce cas aux consommateurs, mais seulement à ces cartels et ces trusts solidement organisés. Mais elle pourrait entraîner un accroissement de la production, dont l'écoulement exigerait une baisse des prix, sans laquelle il n'y aurait pas accroissement de la consommation. cela peut se produire, mais pas nécessairement ; il serait également possible que, par exemple, le trust de l'acier emploie celte technique améliorée dans quelques-unes de ses usines, dont la production suffirait alors pour couvrir tous les besoins aux anciens prix, tout en fermant d'autres usines. Les prix resteraient les mêmes mais, le coût de production ayant diminué, il en résulterait an accroissement du profit. Il n'y aurait pas augmentation de production, des ouvriers seraient licenciés, qui n'auraient plus aucune perspective de retrouver du travail. Un résultat analogue pourrait se produire également dans l'organisation du cartel. Les plus grosses entreprises introduiraient une technique améliorée et étendraient ainsi leur production ; pour pouvoir le faire à l'intérieur du cartel, elles achèteraient aux entreprises plus faibles leur participation et les fermeraient. Dans ce cas, on aurait introduit une meilleure technique et concentré la production, sans que celle-ci augmente.

La cartellisation signifie des surprofits considérables 2 et nous avons vu comment ces surprofits capitalisés affluent en masse dans les banques. Mais, en même temps, les cartels ont pour résultat de ralentir le placement des capitaux. Dans les industries cartellisées, parce que la première mesure que prend le cartel est de restreindre la production ; dans les industries non cartellisées, parce que la baisse du taux de profit a pour résultat immédiat d'empêcher les nouveaux placements de capitaux. C'est ainsi que, d’une part, croît rapidement la masse des capitaux destinée à l'accumulation, tandis que, d'autre part, leurs possibilités de placement diminuent. Cette contradiction appelle une solution, et c'est l'exportation du capital. Celle-ci n'est pas une conséquence de la cartellisation ; c'est un phénomène inséparable du développement capitaliste. Mais la cartellisation aggrave brusquement la contradiction et crée le caractère aigu de l'exportation de capital.

La question se pose de savoir où est en fait la limite de la cartellisation. A quoi il faut répondre qu'il n'y a pas de limite absolue, mais plutôt une tendance à une expansion continue de la cartellisation. Les industries non cartellisées tombent de plus en plus, nous l'avons vu, sous la dépendance de celles qui le sont déjà, pour être finalement annexées par elles. Ce qui fait que le résultat du processus est la formation d'un cartel général. Toute la production capitaliste est réglée consciemment par un organisme qui fixe les dimensions de la production dans toutes ses sphères. La fixation des prix est alors purement théorique et ne signifie plus que la répartition du produit global entre les magnats du cartel, d'une part, et la masse des autres membres de la société, d'autre part. Le prix n'est plus alors le résultat d'un rapport matériel entre les hommes, mais une sorte purement comptable d'assignation de choses par des personnes à d'autres personnes. L'argent ne joue plus aucun rôle. Il peut disparaître complètement puisqu'il s'agit d'une répartition de choses et non d'une répartition de valeurs. Avec l'anarchie de la production disparaît l'apparence matérielle, l'objectivité de valeur de la marchandise et par conséquent l'argent. Le cartel répartit le produit. Les éléments matériels de la production sont reconstitués et employés à une nouvelle production. Sur le nouveau produit, une partie est distribuée à la classe ouvrière et aux intellectuels, l'autre revient au cartel pour qu'il en fasse l'emploi qu'il voudra, C'est la société consciemment réglée sous une forme antagonique. Mais cet antagonisme est un antagonisme de répartition. Cette répartition elle-même est réglée consciemment et, par là, la nécessité de l'argent disparaît. Le capital financier dans sa forme achevée se détache du sol nourricier où il a pris naissance. La circulation de l'argent est devenue inutile, le mouvement incessant de l'argent a atteint son but, la société réglée, et le « mouvement perpétuel » de la circulation prend fin.

La tendance à la formation d'un cartel général et celle qui pousse à la création d'une banque centrale se rencontrent et de leur union naît la puissante force de concentration du capital financier. Dans ce dernier, toutes les formes partielles de capital s'unissent. Le capital financier apparaît comme capital-argent et possède en fait sa forme de mouvement A-A', c'est-à-dire d'argent rapportant de l'argent, qui est la forme la plus générale et la plus matérielle du mouvement du capital. En tant que capital-argent, il est mis, sous les deux formes de capital de prêt et de capital fictif, à la disposition des producteurs. Ce rôle d'intermédiaire est joué par les banques, qui en même temps cherchent à s'approprier une partie de plus en plus grande de ce capital et à donner ainsi au capital financier la forme de capital bancaire. Celui-ci devient de plus en plus la simple forme - forme d'argent - du capital fonctionnant vraiment, c'est-à-dire du capital industriel. En même temps, l'indépendance du capital commercial disparaît de plus en plus, tandis que la séparation du capital bancaire et du capital industriel s'efface dans le capital financier. Au sein du capital industriel lui-même, les limites des différentes sphères sont supprimées par l'union croissante de branches de production jusqu'alors séparées et indépendantes, la division du travail social, c'est-à-dire la division dans les différentes sphères de la production, qui ne sont liées que par leurs échanges en tant que parties intégrantes de l'organisme social, est constamment réduite, tandis que, d'autre part, la division du travail technique au sein des différentes entreprises est poussée de plus en plus loin.

Ainsi s'efface dans le capital financier le caractère spécial du capital. Ce dernier apparaît en tant que force unie, qui domine souverainement le processus vital de la société, force qui découle directement de la propriété des moyens de production, des richesses naturelles et de tout le travail passé accumulé, et la disposition du travail vivant comme découlant des rapports de propriété. En même temps, la propriété, concentrée et centralisée entre les mains de quelques grandes associations de capital, apparaît directement opposée à la grande masse des non-capitalistes. La question des rapports de propriété reçoit son expression la plus claire. la plus nette, la plus brutale, tandis que celle de l'organisation de l'économie sociale se trouve elle-même résolue par le développement du capital financier.

 

Notes

1 En même temps, le caractère du profit de cartel change. Il consiste en travail non payé, en plus-value, mais pour une part en plus-value que les ouvriers de capitalistes étrangers ont produite.

2 Le surprofit de cartel prend une forme intéressante dans le cas suivant. La fourniture de machines-outils destinées à l'industrie allemande de la chaussure était jusque dans les années 90 en des mains américaines. Les fabriques fournissant des machines-outils à l'Allemagne se sont groupées en une Deutsche Vereinigte Schuhmaschinengesellschaft (D. V. S. G.). Ces machines ne sont pas vendues, mais seulement louées. Si un fabricant de chaussures désire une de ces machines, il signe un contrat pour une durée de cinq à vingt ans. « Par ce contrat, la firme s'engage à monter la machine, à procéder gratuitement à toutes les réparations nécessaires et à toutes les améliorations, ainsi qu'a fournir les pièces détachées à des prix modérés. En revanche, le fabricant de chaussures verse une taxe fixe qui correspond à peu près au prix de fabrication de la machine et, en outre, un certain droit pour 8 000 tours de la machine... Ces droits représentent un montant de 14 à 20 pfennigs par paire de chaussures, que le fabricant verse à la D. V. S. G., tribut dont nous ne pouvons estimer l'importance que si nous apprenons que par exemple, pour 1907, trois fabriques de chaussures d'Erfurt, employant 885 ouvriers, qui utilisent principalement ces machines, ont payé 61 300 marks pour une seule année d'utilisation » (K. Rohe, op. cit., p. 32). L’intéressant consiste en ceci : l’utilisation des machines donne aux fabricants allemands un surprofit parce qu'elle leur permet de dominer leurs concurrents. Le trust américain les a obligés à lui verser une part de ce surprofit (non le surprofit tout entier autrement il n'y aurait plus de raison d'utiliser ces machines). La stipulation d'une rente annuelle facilite l'achat de la machine et renforce la dépendance des fabricants à l'égard du trust, puisqu'il est lié à cette machine. Toutes les améliorations qui y sont apportées sont immédiatement appliquées et accroissent le surprofit, par là les affaires du fabricant, mais aussi le droit dû au trust, qui s'approprie ainsi une part de ce surprofit. Le bénéfice de ces améliorations revient ainsi en majeure partie au trust, pour une part moindre aux utilisateurs des machines et seulement pour une partie infime aux consommateurs.


R. Hilferding
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