1910

 

Rudolf Hilferding

Le capital financier

QUATRIEME PARTIE - LE CAPITAL FINANCIER ET LES CRISES

CHAPITRE XVII - LES CAUSES DE LA CRISE

1910

 

Si l'on considère la complexité des rapports de proportionnalité qui doivent être maintenus dans la production pourtant anarchique, on est tenté de se demander qui veille au maintien de ces rapports. Il est clair que c'est la loi des prix qui doit remplir cette fonction, puisque ce sont les prix qui règlent la production capitaliste et que les changements de prix sont déterminants pour l'expansion ou la diminution de la production, l'engagement d'une production nouvelle. Il en découle la nécessité d'une loi de valeur objective comme seul régulateur possible de l'économie capitaliste. La violation de ces proportions doit par conséquent s'expliquer par une perturbation dans les formations de prix telle que ces dernières ne laissent plus reconnaître d'une façon exacte les nécessités de la production. Comme cette perturbation est périodique, il faut montrer que celle qui se produit dans la loi des prix l'est également.

Ce qui intéresse le capitaliste, ce n'est pas le niveau absolu du prix de son produit, mais le rapport entre le prix du marché et le prix de revient, en d’autres termes le taux de son profit. C'est ce taux qui décide en définitive dans quelle branche d'industrie il investit son capital. Si le profit baisse considérablement, il renoncera complètement à de nouveaux investissements - surtout s'il s'agit de placement important de capital fixe, car un capital ainsi placé est fixé pour longtemps, et le prix du capital fixe est déterminant pour le calcul du taux de profit.

Or nous savons que la composition organique du capital change. Pour des raisons d'ordre technique, la part du capital constant croît plus rapidement que celle du capital variable. De même, celle du capital fixe croît plus vite que celle du capital circulant. Mais la diminution relative de la part du capital variable a pour conséquence une baisse du taux de profit. La crise signifie absence de débouchés. Or dans la société capitaliste, absence de débouchés suppose arrêt de nouveaux placements de capital, lequel suppose à son tour baisse du taux de profit. Cette baisse est déterminée par le changement de la composition organique du capital qui s'est produit lors du nouveau placement de ce capital. La crise ne signifie rien d'autre que le moment où intervient cette baisse du taux de profit. Mais la crise est précédée d'une période de prospérité, où les prix et les profits sont élevés. Comment s'accomplit ce tournant mondial capitaliste, ce passage de la joie de l'activité fiévreuse, des profits élevés et de l'accumulation croissante, à la désolation de l'arrêt des débouchés, de la disparition des profits et de l'immobilisation massive du capital ?

Tout cycle industriel commence par une expansion de la production, dont les causes varient dans le détail selon les facteurs historiques concrets, mais se ramènent en général à l'ouverture de nouveaux marchés, à l'apparition de nouvelles branches de production, à l'introduction d'une nouvelle technique, aux besoins croissants par suite de l'accroissement de la population. Une demande accrue apparaît qui entraîne d'abord dans certaines branches de production une hausse des prix et des profits. A la suite de quoi, la production s'élargit dans ces sphères, ce qui a pour résultat une demande accrue dans les sphères qui fournissent les moyens de production pour les branches en question. D'où nouveaux placements de capital fixe, remplacement rapide des vieilles installations périmées au point de vue technique. Le phénomène se généralise, chaque branche d'industrie crée par son extension une demande pour les autres, les sphères de production s'alimentent réciproquement, l'industrie devient pour l'industrie le meilleur client.

Ainsi, le cycle commence avec le renouvellement et l'accroissement du capital fixe qui constituent la base principale de la prospérité, au cours de laquelle les extensions se poursuivent de pair avec les plus grandes tensions des forces productives existantes. « Dans la même mesure, par conséquent, où, avec le développement du mode de production capitaliste, s'accroissent la valeur et la durée du capital fixe accumulé, se développe la durée de l'industrie et du capital industriel dans chaque installation particulière en cycles de plusieurs années, disons de dix en moyenne. Si, d'une part, le développement du capital fixe prolonge cette durée, elle est raccourcie, d'autre part, par la transformation constante des moyens de production, qui de même s'accroît constamment avec le développement du mode de production capitaliste. Avec elle aussi, par conséquent, le changement des moyens de production et la nécessité de leur remplacement constant par suite de leur usure morale longtemps avant qu'ils soient usés matériellement. On peut donc admettre que, pour les branches les plus importantes de la grande industrie, ce cycle de vie est maintenant en moyenne de dix ans. Ce qui importe, ce n'est pas un chiffre déterminé, mais ceci : de ce cycle, s’étendant sur plusieurs années, de transformations liées les unes aux autres, dans lequel le capital est contraint par sa partie fixe, découle une base matérielle des crises périodiques, où l'affaire traverse des périodes successives de tension, de moindre activité, de culbute, de crise. Ce sont certes les périodes où du capital est investi, très différentes les unes des autres. Cependant, la crise constitue le point de départ d'un nouveau placement. C'est par conséquent aussi - si l’on considère l'ensemble de la société - plus ou moins une nouvelle base matérielle pour le prochain cycle de transformation 1. »

Mais la hausse du taux de profit a, au début de la période de prospérité, une autre cause encore que cet accroissement de la demande dont nous venons de parler. En même temps et comme conséquence de l'accroissement de la demande, le temps de transformation du capital diminue. La période de travail se raccourcit, parce que l'introduction d'améliorations techniques permet une fabrication plus rapide du produit, que le nombre des ouvriers auxiliaires dans les mines est réduit au minimum en faveur de l'extraction proprement dite, que les machines, par suite de l'accélération de leur temps et surtout de la prolongation du temps de travail (suppression des pauses, heures supplémentaires, embauchage de nouveaux ouvriers) sont utilisées d'une façon plus intensive, etc. En outre, le temps de circulation diminue ; les débouchés sont faciles ; souvent même le temps de circulation est réduit à zéro, car on travaille sur commande ; pour toute une série de branches d'industrie importantes, les ventes sur les marchés intérieurs augmentent par rapport à celles qui ont lieu sur les marchés extérieurs plus éloignés, ce qui signifie là aussi une diminution du temps de circulation. Tout cela a pour résultat une hausse du taux de profit annuel, étant donné que le capital productif et par conséquent aussi le capital variable qui produit la plus-value se transforment plus rapidement.

La diminution du temps de transformation signifie par ailleurs une diminution relative du capital-argent que doivent avancer les industriels par rapport au capital productif. D'une part, le capital productif existant est mieux utilisé sans dépense supplémentaire de capital-argent ou tout au moins sans dépense supplémentaire correspondante grâce à la réduction de la période de travail provenant de l'accélération du tempo des machines et d’une façon générale à une utilisation plus intensive des moyens de production existants. Mais, d'autre part, le temps de circulation diminue et, par là, les dimensions du capital que le capitaliste doit conserver à côté du capital fonctionnant vraiment dans la production. Ainsi diminue le capital qui n'est employé qu'à des buts de circulation, par conséquent improductif, par rapport au capital employé dans la production et créateur de profit. La réduction du temps de circulation et la transformation plus rapide diminuent en même temps la partie du capital immobilisé en tant que réserve de marchandises qui n'occasionne que des frais. Ainsi s'élève le taux annuel de la plus-value et du profit et ce dernier plus fortement encore par suite de la diminution du capital employé à des fins de circulation. En même temps s'accroît la masse de la plus-value et, par là, la possibilité de l'accumulation.

Ainsi la prospérité industrielle ne signifie rien d'autre que l'amélioration des conditions de mise en valeur du capital. Mais les mêmes causes qui mènent d'abord à la prospérité incluent en elles des forces qui aggravent peu à peu les conditions de mise en valeur, jusqu'au point où les nouveaux placements de capitaux sont rendus impossibles et où les ventes s'arrêtent complètement.

Si l'accroissement de la demande signifie par exemple dans la première phase du cycle industriel une hausse du taux de profit, celle-ci ne se produit que dans des conditions qui préparent une baisse future de ce même taux d'intérêt. Pendant la période de prospérité, de nouveaux investissements considérables de capitaux ont lieu, qui correspondent à l'état le plus récent de la technique. Mais nous savons que des améliorations de la technique se traduisent par une plus haute composition organique du capital. Celle-ci signifie baisse du taux de profit, aggravation des conditions de mise en valeur du capital, et cela pour deux raisons : d'une part, parce que le capital variable a diminué par rapport au capital global et que par conséquent le même taux de plus-value s'exprime dans un taux de profit plus bas ; de l'autre, parce que plus la part du capital fixe par rapport au capital circulant est grande, plus le temps de transformation du capital s'accroît. Et l'on sait que l'allongement du temps de transformation du capital signifie baisse du taux de profit.

A cela s'ajoutent d'autres causes qui allongent le temps de transformation. A l'apogée de la prospérité, la période de travail peut se prolonger parce qu'il peut y avoir pénurie de forces de travail, particulièrement de travail qualifié, même si l'on ne tient pas compte des luttes pour les salaires qui d'ordinaire, en de telles périodes, sont fréquentes. Des perturbations dans le processus du travail peuvent également se produire du fait de l'utilisation trop intensive du capital constant, par conséquent, d'une accélération trop rapide de la vitesse des machines, qui peuvent également être endommagées par suite de l'embauchage d'ouvriers non exercés ou de négligences dans les réparations et les travaux auxiliaires en vue d'utiliser au maximum la courte durée de la haute tension industrielle, ce qui a pour résultat d'allonger dans la suite le temps de circulation. Les besoins du marché intérieur une fois satisfaits, il faut chercher d'autres marchés extérieurs plus éloignés. L'écoulement des marchandises, leur reconversion en argent, se ralentissent, tous facteurs qui entraînent une baisse du taux de profit dans la seconde phase de la prospérité.

A quoi viennent s'ajouter d'autres facteurs. Pendant la prospérité, la demande de force de travail, dont le prix monte, s'accroît. D'où diminution du taux de la plus-value et du profit. En outre, le taux d'intérêt s'élève peu à peu au-dessus de son niveau normal pour des raisons qu'il faut encore mentionner, ce qui fait baisser en conséquence le bénéfice de l'entrepreneur. Certes, en revanche, le bénéfice du capital bancaire - c'est là un fait qu'on néglige ordinairement - s'accroît. Mais les banques ne sont plus dans cette période en mesure de prêter de l'argent aux industriels pour leur permettre d'élargir la production. D'abord, dans cette période, la spéculation, aussi bien sur les marchandises que sur les valeurs, est à son plus haut niveau, ce qui exige des crédits plus importants. Ensuite, nous le verrons, le crédit de circulation que les industriels s'accordent entre eux ne suffit pas pour satisfaire aux demandes accrues, ce qui oblige ici aussi à avoir recours aux banques. C'est pourquoi elles auront tendance à conserver leur bénéfice sous sa forme liquide d'argent, ce qui empêche sa transformation en capital productif, par conséquent la véritable accumulation et l'élargissement du processus de reproduction. Il en résulte une perturbation du processus de production, du fait que, par suite des entraves apportées à la reconversion du capital-argent que les banques ont acquis grâce à la hausse du taux d'intérêt et maintenu sous forme d'argent, une partie du capital productif destiné à la reproduction élargie reste invendable. Ainsi la diminution du bénéfice de l'entrepreneur signifie pour l'ensemble de la classe capitaliste une aggravation croissante des conditions de mise en valeur du capital, un ralentissement de l'accumulation.

La crise se produit au moment où les tendances à la baisse du taux de profit que nous venons de décrire l'emportent sur celles qui ont amené, par suite de l'accroissement de la demande, une hausse des prix et du profit. Mais, ici, deux questions se posent : d'abord, comment ces tendances qui mettent fin à la prospérité s'imposent dans et par la concurrence capitaliste ; ensuite, pourquoi ce phénomène se réalise d'une façon soudaine et non progressive. Cette dernière question est à vrai dire de moindre importance, car le passage de la prospérité à la dépression est pour le mouvement ondulatoire de la conjoncture l'élément décisif et que la soudaineté de ce changement est d'ordre purement secondaire.

Une chose est claire : si la hausse des prix pendant la période de prospérité était générale, elle resterait purement théorique. Si les prix de toutes les marchandises s’élevaient de 10 ou de 100 %, leur rapport relatif d'échange serait inchangé 2. La hausse n'aurait aucun effet sur la production; il n’y aurait aucun, changement dans la répartition du capital entre les différentes branches de production, dans les rapports de proportionnalité. Si la production se poursuivait dans les justes proportions, telles qu'elles ont été schématiquement exposées plus haut, celles-ci ne seraient pas modifiées et par conséquent aucune perturbation ne s’ensuivrait. Mais il en est autrement si dans le caractère même de la hausse des prix, des facteurs apparaissent qui détruisent cette symétrie. Les changements dans la formation du prix pourront entraîner alors des changements dans la proportionnalité des branches de production, étant donné que les changements de prix et de profit exercent une influence déterminante sur la répartition du capital entre les différentes branches de production. Cette possibilité devient réalité quand il apparaît que la hausse des prix doit amener nécessairement une modification des rapports de la répartition du capital. Et, en effet, il existe certains facteurs qui empêchent cette symétrie.

La modification de la composition organique du capital qui entraîne, en dernière instance, la baisse du taux de profit, sera - abstraction faite de révolutions techniques et en ne considérant que la moyenne des changements techniques permanents - d'autant plus grande qu'on emploiera plus de machines, de capital fixe, d'une façon générale. Car, plus sera importante la quantité de machines déjà utilisées, de connaissances scientifiques etc., plus grande la possibilité d'une installation plus rationnelle, dune technique améliorée, de modes d’expériences plus scientifiques. D'autant plus fortes seront les tendances à une plus haute composition organique. Mais celle-ci n'est que l'expression économique d'une productivité accrue, laquelle signifie de son côté un prix moindre pour la même quantité de marchandises. C’est pourquoi les capitaux nouvellement placés travaillent au début avec un surprofit, ce qui explique qu’ils affluent dans ces placements. Ici apparaît déjà un facteur de trouble : plus est important le surprofit à réaliser dans ces nouvelles sphères de placement, plus les capitaux y affluent. Cela ne change que lorsque les produits de ces sphères arrivent sur le marché et que leur quantité surabondante fait baisser les prix 3. Entre-temps, la demande de ces sphères a fait monter également les prix des produits des autres branches d'industrie et entraîné dans ces branches un afflux de capitaux, bien que dans une mesure moins importante, car, du fait que la technique y est moins développée, le surprofit y est moins élevé. Ce qui a de nouveau pour conséquence qu'ici la hausse des prix, du fait que le capital n'a pas augmenté dans la même proportion, est relativement moins forte. Dans la première sphère de production, le surprofit est considérable, dans la seconde il est plus faible ; cela s'équilibre peu à peu par la diminution du surprofit à la suite d'un plus grand afflux de capitaux là et par la hausse des prix à la suite d'un afflux relativement moindre ici.

Avec le développement de la production capitaliste s'accroissent les dimensions du capital fixe, accroissement qui va de pair avec une différenciation croissante des industries en ce qui concerne les dimensions du capital fixe employé. Plus elles sont grandes et plus il faut de temps pour créer de nouvelles installations et plus grande sera aussi la différence du délai pendant lequel, dans les différentes branches d'industrie, la production pourra être élargie. Mais, plus est long le temps nécessaire pour de nouvelles installations, plus l'adaptation aux besoins de la consommation est difficile, plus l'offre est en retard sur la demande, plus les prix montent et plus est générale dans de telles industries la tendance à l'accumulation.

Plus grande est la masse du capital fixe, plus il faut de temps pour procéder aux nouveaux changements et pour que la capacité de production augmente. Mais, jusqu'à ce moment-là, l'offre sera en retard sur la demande. L'augmentation du nombre des hauts fourneaux, l'ouverture de nouvelles mines de charbon, l'installation de nouvelles voies ferrées, exigent un temps plus long que l'augmentation des produits textiles ou de la fabrication de papier. Ainsi, tandis qu'avec le niveau de la composition organique du capital s'accroissent les causes qui doivent amener à la longue une baisse du taux de profit, on assiste dans ces sphères, pendant la période de prospérité, par suite des changements intervenus dans les rapports de concurrence, comme dans celui de l'offre et de la demande, du fait que la première augmente plus rapidement que la seconde, à une hausse des prix plus forte que dans d'autres branches de production. Non seulement le profit ne diminue pas, mais la modification de la composition organique du capital est accompagnée au début d'une hausse des prix et des profits, et les prix, d'une façon générale, auront d'autant plus tendance à monter que cette composition organique se développera. Cependant, le capital afflue dans les sphères de profit élevé. Le capital à accumuler sera donc dirigé de préférence dans ces sphères et cela jusqu'à ce que les nouvelles installations soient terminées et que la concurrence des nouvelles entreprises se fasse sentir. Il y a ainsi la tendance à un excès d'investissement, une sur-accumulation du capital dans les sphères de haute composition organique par rapport à celles où elle est plus basse. Disproportion qui se manifeste quand les produits des premières parviennent sur le marché. Leur écoulement est entravé par le fait que la production dans les secondes ne s'accroît pas au même rythme que dans les premières, mais plus rapidement, et en revanche d'une façon moins intensive. Cela explique pourquoi c'est dans les branches d'industrie les plus développées au point de vue technique que les crises se manifestent le plus fortement ; ainsi, dans les périodes précédentes, d'abord dans l'industrie textile et plus tard seulement dans les industries lourdes. La crise est en général la plus forte là où la transformation du capital est la plus lente et les améliorations techniques les plus importantes, ce qui est le cas là où la composition organique du capital est la plus élevée.

La crise elle-même entraîne d'abord une baisse des prix et des profits au-dessous du niveau normal, c'est-à-dire du coût de production, plus le profit moyen. La production se contracte, les entreprises les plus faibles s'écroulent et seules parviennent à se maintenir celles qui, en dépit de la baisse des prix, réussissent à obtenir le profit moyen. Mais ce dernier a maintenant un niveau différent. Il ne correspond plus à la composition organique du capital au point de départ du cycle industriel, mais à la composition organique nouvelle, plus haute, du capital.

Au contraire, dans les industries où le capital fixe est de dimensions moindres, il y a adaptation plus rapide à la consommation, la baisse des prix est limitée (abstraction faite des fluctuations de prix des matières premières) et l'accumulation moins rapide. C'est une cause supplémentaire de disproportionnalité, de concentration des capitaux à la recherche de placements sur les branches d'industrie où les hausses de prix sont les plus rapides et les plus élevées, et qui explique pourquoi, d'une façon générale, les crises sont d’autant plus fortes que le capital fixe est plus important et dans les branches d'industrie où il l'est le plus.

A quoi il faut ajouter que plus est considérable la masse de capital qu'exige l'état de la technique à un moment donné pour une branche de production donnée, plus est difficile une adaptation quantitative exacte de l'accroissement de la production à la consommation élargie. Il est techniquement irrationnel et par conséquent absurde au point de vue économique d'augmenter la production de l'acier au moyen de l'installation d'une petite aciérie. La technique détermine ici le degré d'augmentation de sa propre autorité sans pouvoir se soucier s'il coïncide ou non avec les besoins de la consommation. Dans les industries lourdes, quand les forces productives existantes sont pleinement utilisées - et les variations dans les possibilités d'utilisation sont un important facteur de compensation des petites fluctuations de la demande -, l'accroissement de la production ne peut se faire que par grandes masses, d'une façon brutale, et non dans les dimensions modestes des périodes du début du capitalisme. Ici aussi, la capacité d'adaptation des industries légères est beaucoup plus grande et par conséquent la hausse des prix dans la période intermédiaire plus faible.

A ces disparités dans la formation des prix qui proviennent de la différence de la composition organique du capital s'en ajoutent d'autres qui découlent de conditions purement naturelles. Nous avons vu qu'une tendance à la suraccumulation existe dans les sphères de haute composition organique. Celles-ci sont, d'une part, de grandes consommatrices de matières premières, mais, d'autre part, fournisseurs de matières premières et de produits semi-fabriqués (fer, charbon, etc.) à d'autres industries. Ici peuvent se produire des perturbations de la proportionnalité :

« On a vu qu'une fois les marchandises transformées en argent, vendues, une certaine partie de cet argent doit être reconvertie en éléments matériels du capital constant et cela dans les proportions exigées par le caractère technique donné de chaque sphère de production. Ici, dans toutes les branches - si l'on fait abstraction du salaire -, l'élément le plus important est la matière première, y compris les matières de remplacement, qui sont importantes notamment dans les branches de production où n'entre aucune matière première proprement dite, comme les mines et l'industrie extractive, d'une façon générale... Si le prix de la matière première augmente, il peut être impossible, une fois ôté le salaire de la valeur marchandise, de la remplacer complètement. C'est pourquoi de vives fluctuations de prix peuvent entraîner des interruptions, des bouleversements et même des catastrophes dans le processus de reproduction. Ce sont surtout des produits agricoles proprement dits, des matières premières provenant de la nature organique, qui sont exposés à de telles fluctuations de valeur par suite de changements survenus dans les résultats de la récolte - ici encore, en faisant abstraction du système du crédit.

« Une autre disproportion, que nous ne mentionnerons que pour mémoire - étant donné que la concurrence comme le système du crédit restent ici encore en dehors de notre étude -, est la suivante. Il est dans la nature des choses que des matières végétales ou animales, dont la croissance et la production sont soumises à certaines lois organiques, liées a des périodes de durée naturelles, ne peuvent être augmentées brusquement dans les mêmes proportions que, par exemple, les machines et autre capital fixe, charbon, minerai, etc., dont l'accroissement peut, dans un pays développé au point, de vue industriel, ne demander qu'un délai très court. C’est pourquoi il est possible et même avec une production capitaliste développée, inévitable, que la production et l’accroissement de la partie du capital constant qui consiste en capital fixe : machines, etc., acquièrent une avance considérable sur la partie de ce capital qui consiste en matières premières organiques, de telle sorte que la demande de ces matières premières s'accroît plus rapidement que leur offre, d'où une augmentation de leur prix...

« Celle-ci a pour conséquence : 1°) que ces matières premières viennent de plus loin, ce qui fait que le prix le plus élevé couvre de plus grands frais de transport ; 2°) que la production s'en accroît, ce qui peut, selon la nature de la chose, mais peut-être seulement un an plus tard, augmenter vraiment la masse des produits, et 3°) qu’on utilise toutes sortes de produits de remplacement jusqu'alors inutilisés, et même les déchets. Quand la hausse des prix commence à exercer une action sensible sur la production et les importations, le moment est la plupart du temps déjà venu où, par suite de la hausse continue du prix de la matière première et de toutes les marchandises où elle entre comme élément, la demande diminue avec comme conséquence une baisse des prix. Abstraction faite des convulsions, que cela provoque par la dépréciation du capital sous différentes formes, d'autres circonstances interviennent, qu’il nous faut mentionner également.

« Mais déjà, d’après ce qui vient d'être dit, une chose est claire : plus la production capitaliste est développée, plus grands par conséquent les moyens d'accroissement soudain et prolongé de la partie du capital constant qui consiste en machines, etc., plus rapide l'accumulation (comme notamment dans les périodes de prospérité), et plus grande la surproduction relative de machines et autre capital fixe, plus fréquente la sous-production relative de matières premières végétales et animales, plus vive la hausse de leurs prix et la réaction qu'elle entraîne, et plus fréquentes les convulsions provoquées par cette violente fluctuation de prix de l'un des principaux éléments du processus de reproduction 4. »

« Plus, par conséquent, nous étudions de près l'histoire de la production du présent le plus immédiat, d'autant plus régulièrement nous trouvons, notamment dans les principales branches d'industrie, le passage constant d'une cherté relative à la baisse ultérieure qui en découle des matières premières tirées de la nature 5. »

A ces perturbations s'en ajoutent d'autres qui proviennent de la façon dont le capital fixe est reproduit. Nous avons vu que dans la simple reproduction, le capital fixe usé doit être égal au nouveau capital-argent de réserve. Une certaine réserve de marchandises et un certain capital-argent sont la condition de la reproduction, qui sans cela serait arrêtée sur tel ou tel point. De telles petites compensations sont d'ailleurs facilitées par l'élasticité du capital lui-même qui permet, en forçant la production, en utilisant le travail provenant d'heures supplémentaires, de satisfaire certains besoins pressants. La tension fiévreuse de toutes les possibilités de production diminue aussi bien la réserve de marchandises, d'une part, que celle d'argent, d'autre part (d'une façon relative et absolue), et supprime par là un facteur qui sert en temps normal à compenser les différences. La diminution du capital-argent de réserve devient, dans la phase qui précède la crise, absolue, d'abord parce que c'est à ce moment-là que la demande de capital-argent de la part des capitalistes industriels est la plus forte, ensuite parce que, du fait du ralentissement des reflux et, par là, du crédit de circulation, la demande d'argent en tant que moyen de paiement augmente rapidement. Une nouvelle perturbation dans l'écoulement des marchandises ne peut plus être compensée par l'intervention de capital-argent de réserve et conduit par conséquent à la faillite.

Un autre dérèglement de la proportionnalité peut survenir du fait que le rapport de la production à la consommation s'est modifié. Pendant la période de prospérité, les prix montent, et par là le profit. La hausse des prix des marchandises doit être plus forte que celle des salaires, sinon le profit ne pourrait pas augmenter. Par conséquent, la part de la classe capitaliste sur le produit nouveau s'accroît plus rapidement que celle des ouvriers. La consommation augmente d'une façon absolue, puisque aussi bien les capitalistes que les ouvriers accroissent leur consommation. Plus rapidement encore s'accroît l'accumulation, car c’est précisément maintenant que le stimulant à l'accumulation agit le plus fortement, bien qu'il faille toujours un certain temps jusqu'à ce que la consommation de luxe augmente. Celle-ci est élastique et s'adapte très facilement à la tendance à l’accumulation. Ainsi un déplacement se produit : une partie relativement plus importante du profit sert a l’accumulation, une autre relativement plus petite à la consommation. Mais cela signifie que celle-ci ne suit pas l’accroissement de la production. A quoi s'ajoute encore cette partie restée inchangée de la consommation qui revient aux couches de revenus composées de traitements fixes ou qui ne sont pas directement alimentées par la production dont les fluctuations, par conséquent, ne les touchent que d’une façon indirecte.

Ainsi apparaissent, au cours de la période de conjoncture, des disproportions dues à des perturbations dans la formation des prix. Car tous ces facteurs signifient des déviations des prix du marché par rapport aux coûts de production et ont pour conséquence de gêner la régulation de la production, laquelle dépend, tant dans ses dimensions que dans sa direction, de la formation des prix. Il est clair que ces perturbations doivent amener finalement un arrêt des débouchés. Elles sont accompagnées de phénomènes de crédit qu’il nous faut maintenant analyser.


 

Notes


1 Marx, Le Capital, II, pp. 164 sq.

2 Au premier abord, la période de prospérité semble caractérisée par une hausse générale et égale des prix, la période de dépression par une baisse de même nature. C'est la raison pour laquelle on a cherché si longtemps et si opiniâtrement la cause de la crise dans un changement de valeur de l'argent. C'est là que la croyance superstitieuse en la théorie de la quantité trouve son plus ferme appui.

3 « Indubitablement, le développement économique dans l'industrie minière et métallurgique en Lorraine-Luxembourg a été beaucoup trop rapide et a agi d'autant plus fortement que les nouvelles usines sont entrées en activité avec un certain retard, ce qui a contribué à accroître fortement la demande pendant la période de haute conjoncture. Mais, lorsque les nouvelles usines se mirent à produire, à la fin de l'année 1899 et au printemps de l'année 1900, le point le plus élevé de la conjoncture était déjà dépassé, ce qui fait qu'elles eurent pour résultat d'accroître l'offre... En sortant par conséquent de la catégorie des consommateurs et en apparaissant sur le marché avec leur propre production, ces usines eurent pour effet d'accroître considérablement la capacité de production, ce qui rendait une surproduction inévitable. » Les Perturbations dans la vie économique allemande au cours des années 1900 et suivantes, II, « L'Industrie minière et métallurgique », p. 48.

4 Marx, Le Capital,I, pp. 94 et 95. Voir également Marx, Théories sur la plus-value, II, 2, pp. 289 sq.

5 Marx, Le Capital, III, I, p. 98.

R. Hilferding
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