1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


4

Économisme et lutte des classes

Révolution politique, « auto-gestion », « auto-réforme »

Mais Pablo s'est trouvé en minorité au «  Congrès mondial de réunification  », il vient d'être suspendu par le « Secrétariat unifié  », nouvelle mouture du «  S.I.  ». Germain, Frank et leurs associés de la réunification ne veulent pas être pris pour des «  pablistes  ». A preuve, le chapitre III, intitulé comme il se doit : « Les tâches des marxistes révolutionnaires  », de la résolution du « Congrès de réunification » sur «  Le conflit sino-soviétique et la situation en U.R.S.S. et dans les autres Etats ouvriers  », qui commence en ces termes :

«  Les marxistes révolutionnaires ont avant tout le devoir de développer sans cesse leur critique révolutionnaire de la bureaucratie et de son régime, quelles que soient les formes où ce régime se manifeste actuellement. La IV° Internationale ne dissimule pas que son but stratégique pour l'U.R.S.S. et les démocraties populaires d'Europe orientale reste la révolution politique anti-bureaucratique afin de réaliser le programme précisé dans le Programme de Transition (1938) et dans les documents ultérieurs de notre mouvement international.  »
(Idem, p. 63.)

Que voilà d'excellentes intentions ! Elles n'éliminent pourtant pas la nécessité de quelques questions préliminaires. Comment se fait-il que, pendant plus de dix ans, Germain et Frank aient nié l'existence du pablisme ? Le pablisme a des origines, des racines : quelles sont-elles ? Quelles ont été, pour la IV° Internationale et ses organisations, les effets du rôle dirigeant qu'y a joué Pablo ? Il a été pendant plus de douze années votre «  secrétaire général  », votre «  guide  » théorique et politique, sur la ligne définie par lui dans «  Où allons-nous ?  », ligne qu'il n'a fait, aujourd'hui, que développer jusqu'à ses ultimes conséquences. Voilà des questions pertinentes, qui pourtant, comme bien d'autres, risquent fort de rester sans réponse. Car la seule que pourraient y faire Germain, Frank, et leurs associés de la «  réunification  », la voici : Pablo va trop loin, trop vite, trop ouvertement ; nos routes commencent à diverger; la fonction politique qui est la nôtre exige que nous gardions le style et la méthode qui firent les beaux jours du «  pablisme  », et qui consistent à enrober le révisionnisme de phrases «  trotskystes  » ; il nous faut continuer à barrer la route à la reconstruction d'une authentique IV° Internationale, car nous n'existons politiquement qu'en gardant le masque du «  trotskysme  ». Où puiserions-nous nos phrases révolutionnaires, si nous cessions de vivre en parasites du capital théorique et politique du trotskysme, surtout maintenant que le «  trotskysme  », - avec les guillemets convenables, bien entendu - commence à être bien porté dans les «  milieux de gauche  » ?

Il faut ici souligner qu'avant que Pablo n'allât «  trop loin  », le «  S.I.  » unanime de la belle époque a pris, à propos des perspectives du développement économique comparé de l'U.R.S.S. et des Etats-Unis (pour ne citer que cet exemple), des positions à peine moins dithyrambiques que celles du Pablo minoritaire de 1963.

Bornons-nous à deux citations. En 1959, un proche collaborateur de Germain, Henri Vallin, écrivait dans un article intitulé «  Du 20° au 21° congrès du P.C. de l'U.R.S.S.  » :

«  Malheureusement pour les apologistes du capital, l'industrie soviétique continue de progresser à un rythme au moins double de celui de la croissance des pays capitalistes les mieux placés - et elle conserve ce taux de croissance même lorsqu'elle atteint le niveau de développement de la puissance industrielle du monde. Frappés de stupeur, les capitalistes découvrent maintenant la magie de la progression géométrique... On est saisi de vertige. Telle est pourtant la dynamique irréversible de l'économie planifiée, même freinée par la bureaucratie.
Pour évaluer les perspectives ouvertes à l'U.R.S.S. par les objectifs du plan septennal, on peut partir de l'hypothèse que ces objectifs seront atteints.  »
(«  Quatrième Internationale », n° 5, février 1959, p. 35.)

On sait de reste aujourd'hui, alors que le « grand septennat » va s'achever, que lesdits objectifs ne seront nullement atteints. Henri Vallin était-il lui-même «  frappé de stupeur  », comme un vulgaire capitaliste, devant la «  magie de la progression géométrique  » ? Toujours «  pris de vertige  », il écrit un peu plus loin :

«  Il est cependant probable que la production des textiles et des industries alimentaires par tête d'habitant soviétique dépassera en 1965 celle des principaux pays d'Europe occidentale. Le niveau d'industrialisation et le standing de vie de pays comme l'Autriche, Italie, voire les Pays-Bas, pourrait être atteint ou approché à ce moment en U.R.S.S.  »
(Idem, p. 36.)

Plus loin encore :

« ... Il n'en reste pas moins qu'au cours des cinq dernières années, le niveau de vie du peuple a connu un progrès absolument sensationnel (... ). Pendant cette période (le septennat), le peuple soviétique acquerra la base matérielle d'une vie civilisée, comparable à celle de nombreux pays d'Europe centrale et occidentale. »
(Idem, pp. 37-38.)

Mais laissons H. Vallin plongé dans son vertige géométrique, et écoutons la voix très officielle du « 6° congrès mondial », dont les décisions engagent d'autant plus Germain, Frank et Cie qu'elles ont, nous disent-ils, été adoptées à la «  quasi-unanimité  » («  Quatrième Internationale », n° 12, 1° trimestre 1961, p. 5), et ce, en l'absence de Pablo, emprisonné à Amsterdam. Le dit «  6° congrès mondial  » a adopté une résolution intitulée «  Tendances et perspectives de l'économie mondiale  » dont le 18° point est consacré à «  La compétition économique entre les Etats ouvriers et les pays capitalistes  ». On peut y lire :

« ... Les 10 à 20 années à venir s'annoncent comme la dernière période historique pendant laquelle les Etats capitalistes conserveront une certaine avance sur l'économie des Etats ouvriers.
Mais cette avance ira constamment en se rétrécissant. Et au fur et à mesure que les récessions s'amplifieront, que l'écart entre la capacité de production et la production courante s'élargira dans une série croissante de branches industrielles capitalistes et que la révolution coloniale aura arraché de plus en plus de pays au marché mondial capitaliste, cette supériorité pourra être interrompue par de brèves phases pendant lesquelles les Etats ouvriers se hisseront déjà au même niveau de production courante que les États capitalistes.  »
(Idem, p. 42.)

Et, un peu plus loin, dans le paragraphe 19 consacré à «  La compétition sur le marché mondial  » :

« La compétition passera peu à peu du domaine des matières premières à celui des produits finis. Déjà, l'U.R.S.S. est un gros exportateur de machines et de biens d'équipement dans divers pays semi-coloniaux. Elle pourrait développer énergiquement ces exportations, même vers des pays capitalistes avancés, et y joindre sous peu l'exportation massive de biens de consommation bon marché (montres, machines à coudre, bicyclettes et motocyclettes, matériaux de construction, appareils de radio et de télévision, etc.). Elle pourra également mettre en question le monopole anglo-américain d'instruments et appareillages pour l'industrie nucléaire sur le marché mondial.  »
(Idem, p. 43.)

Après cela, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle  !

Poursuivons maintenant l'examen de la résolution « majoritaire déjà citée de 1963 :

«  Dans le conflit sino-soviétique et, plus généralement, dans les polémiques actuelles au sein des partis communistes, la IV° Internationale condamne de la façon la plus énergique l'emploi de moyens d'Etat pour résoudre des questions théoriques et politiques. Elle condamne notamment les mesures économiques prises par la direction kroutchévienne à l'égard de la Chine et de l'Albanie. Elle souligne à nouveau la nécessité d'une séparation entre la politique de l'Etat ouvrier et celle du Parti communiste. Elle condamne le fait que les divergences et les conflits entre directions de partis provoquent des représailles et des ruptures sur le plan des Etats.  »
(Ouvrage cité, p.63.)

Une fois de plus, Germain, Frank et consorts voient le monde à l'envers. Les arguments «  théoriques et politiques » des dirigeants de l'U.R.S.S. ne sont qu'une tentative de justifier la politique de l'état ouvrier dégénéré (ils ont encore oublié ce détail) géré par la bureaucratie parasitaire, contre-révolutionnaire, prête à immoler à l'impérialisme les conquêtes de la révolution chinoise sur l'autel de la « coexistence pacifique ». Les arguments « théoriques et politiques » des dirigeants chinois ne peuvent pas davantage être considérés en eux-mêmes, car ils ne sont pas non plus l'expression des intérêts du prolétariat mondial; ils ne font que refléter la nécessité, pour les bureaucrates chinois, de se défendre contre les conséquences de la politique de la bureaucratie du Kremlin en ce qui les concerne, sans pourtant risquer que ne soit remise en cause leur gestion bureaucratique des conquêtes de la révolution chinoise.

Indépendamment de ce contexte, ce «  conflit  » sur des «  questions théoriques et politiques  » est totalement inintelligible. «  Condamner  » dans l'abstrait «  le fait que les divergences et les conflits entre directions de partis provoquent des rup­tures sur le plan des Etats  », ce n'est pas seulement faire de la morale à peu de frais, c'est masquer l'essentiel : c'est faire comme s'il s'agissait de divergences entre organisations qui se proposeraient toutes comme objectif la lutte pour la révolution socialiste mondiale et tout cela pour se donner finalement le ridicule de distribuer les bons et les mauvais points :

« « La ligne chinoise est globalement plus progressive que celle des kroutchéviens... Toutefois, la IV° Internationale critique la direction chinoise sur d'autres questions d'importance très grande - appréciation sur les conséquences possibles d'une guerre nucléaire, attitude envers certaines bourgeoisies nationales de pays sous-développés, caractérisation de l'Etat ouvrier yougoslave, attitude sur le problème de la déstalinisation, etc. »
(Idem, p. 63.)

On peut ainsi ignorer à la fois le véritable attentat contre la Chine que constitue la politique du Kremlin, et les raisons de défendre «  inconditionnellement  » la Chine, c'est-à-dire indépendam­ment des « thèses » chinoises et des bons ou mauvais points qu'elles méritent ; raisons de même nature que celles dont Trotsky s'inspi­rait pour ne pas repousser la possibilité « d'un front unique avec la partie thermidorienne de la bureaucratie contre l'offensive ouverte de la contre-révolution capitaliste ». On peut également passer sous silence l'impasse où sa politique conduit la bureaucratie chinoise; le caractère antimarxiste des positions théoriques et politiques qu'elle exprime; la véritable nature de la crise du stalinisme; les problèmes qu'elle pose, pourquoi et comment la IV° Internationale et son programme représentent la seule issue pour le prolétariat mondial, ce qui, finalement, enlève toute possibilité d'utilisation tactique éventuelle des « thèses » chinoises ou autres aux « marxistes révolutionnaires ».

La clé de cet examen apparemment farfelu du conflit (idéolo­gique) sino-soviétique n'est pas loin :

«  Dans le cadre du mouvement communiste international, la IV° Internationale (...) soutient la nécessité d'une conférence internationale du mouvement commu­niste, qui soit préparée par une large discussion démocratique avec la participation de toutes les tendances marxistes révolutionnaires. La IV° Internationale doit avoir le droit de participer à une telle conférence. »
(Idem, p. 63.)

Les choses s'éclairent, Germain, Frank et leurs associés réunifiés se situent, comme Pablo lui-même, «  dans le cadre du mouvement communiste international  », pêle-mêle avec Kroutchev hier, Kossy­guine aujourd'hui, Mao-Tsé-toung, les ombres de Thorez et de Togliatti, Gomulka, Kadar, Ulbricht et tant d'autres «  marxistes révolutionnaires  ».

Fameux «  mouvement communiste  » : la grande majorité en est liée à la bureaucratie contre-révolutionnaire du Kremlin et s'aligne sur elle, forme avec elle un appareil contre-révolutionnaire sans précédent dans l'histoire; les autres, tels Tito ou Mao­Tsé-toung, défendent des intérêts particuliers, qui ne peuvent pas davantage être identifiés à ceux du prolétariat mondial.

Mais la crise du stalinisme ? s'écriront nos « majoritaires ». La crise du stalinisme n'a jamais signifié que les appareils contre-révolutionnaires cessent ou cesseront de l'être. Elle signifie que, devant l'affrontement des classes hostiles, pris dans des contradictions insurmontables, les appareils craquent et qu'ils seront brisés; que, partant, ils libéreront alors des militants révolutionnaires susceptibles de contribuer à la construction d'un authentique mouvement communiste international, la IV° Internationale. Cela ne se fera toutefois pas indépendamment de l'activité de celle-ci et de son aptitude à montrer, en théorie et en pratique, les visages multiples de la contre-révolution, à aider les militants staliniens en crise à comprendre la nature foncièrement anti-communiste, malgré les étiquettes, des appareils bureaucratiques.

Outre qu'une «  conférence internationale du mouvement communiste  » ne pourrait être qu'une tentative de surmonter les contradictions entre appareils aux dépens du mouvement ouvrier, ce mot d'ordre vise à détourner les militants des Partis communistes de la recherche d'une issue qui leur soit propre : il revient à leur dire : « Ton salut est dans et par les appareils.  » Demander la «  participation de la IV° Internationale  » à une telle conférence, c'est manifestement rêver tout éveillé. Pauvre Germain ! Ni Tito, ni Kroutchev, ni Mao ne recourront à ton arbitrage. C'est aussi vouloir faire de la IV° Internationale la cinquième roue des appareils bureaucratiques; c'est dire à tout militant communiste qui cherche une issue : « Vois ! nous-mêmes, "terribles trotskystes", n'aspirons qu'à revenir bien sagement dans le giron de la grande famille. » C'est, en trois mots, la plus ignoble trahison, et c'est précisément cela le pablisme.

«  Mais nous sommes pour la révolution politique en U.R.S.S. ! », ergotera la « majorité » du « S.U. » (ex « S.I. » ). Continuons :

«  En Union soviétique, les marxistes révolutionnaires doivent lutter à l'étape actuelle surtout pour étendre et approfondir le processus de déstalinisation, obliger la bureaucratie à faire des concessions plus substantielles aux masses et à l'intelligentsia.  »
(Idem, p. 63.)

«  Obliger la bureaucratie à faire des concessions plus substantielles ! » Vous avez bien lu. Nous nageons en plein réformisme: faire « pression » sur la bureaucratie pour qu'elle fasse des « concessions ». Alors que tout marxiste sait que, même en régime capitaliste, les réformes sont le sous-produit des luttes révolutionnaires.

Toute la récente histoire des luttes engagées par le prolétariat d'Europe orientale, qui préfigurent ce que sera la révolution politique en U.R.S.S. (sans que, toutefois, l'identification puisse être totale, en raison des questions particulières que posent ces pays) illustre que, seule, la lutte révolutionnaire, la mobilisation des masses, oblige la bureaucratie à reculer, puis fait éclater l'appareil.

En Allemagne de l'Est, en Pologne, c'est l'action révolutionnaire des masses qui a contraint la bureaucratie à reculer, à faire des « concessions ». L'action des masses a utilisé les contradictions de l'appareil, mais sans parvenir à le briser : appuyé sur les baïonnettes du Kremlin, l'appareil a finalement réussi à briser l'action des masses. En Hongrie, l'action des masses avait réussi à briser l'appareil, c'est pour cela qu'elle fit la révolution. Dans le peu de temps qu'elle eut pour se développer, elle liquida l'appareil; elle ne le réforma pas.

«  Le droit des ouvriers à défendre leurs revendications par la grève sera soutenu non pas d'une façon abstraite, mais en partant des expériences et des mouvements qui ont effectivement eu lieu.  »
(Idem, p. 63.)

Que signifie ce galimatias ? «  Le droit des ouvriers à défendre leurs revendications par la grève  » sera soutenu, «  non pas d'une façon abstraite  », mais par la grève, l'action de masse elle-même ; «  les expériences des mouvements qui ont effectivement eu lieu  », toute l'histoire du mouvement ouvrier, montrent qu'il n'existe pas d'autre méthode; le droit de grève, comme tout autre droit, ne se conquiert que par la pratique de ce droit.

«  (Les marxistes révolutionnaires) lutteront aussi pour la liberté d'information et notamment pour le droit des citoyens soviétiques de connaître directement et complètement les positions différentes qui existent ou pourront exister dans les organismes du parti et de l'Etat. Il en sera de même en ce qui concerne les différentes positions qui existent dans les partis communistes.  »
(Idem, p. 63.)

Ici encore la seule manière de lutter pour le «  droit d'information  » est d'informer soi-­même. Mais, pour nos «  unifiés  », le droit à l'information se réduit au droit de connaître les «  différentes positions qui existent ou pourront exister dans les organismes du parti et de l'Etat  ». La lumière doit venir des institutions de la bureaucratie elle-même - c'est ce qui se passe au sein de la bureaucratie qui est déterminant. L'essentiel ce sont les conflits internes de la bureaucratie, l'action des masses n'étant qu'une force d'appoint. Une politique révolutionnaire établit au contraire le rapport inverse : utilisation des contradictions de la bureaucratie, pour faciliter le mouvement des masses qui fera exploser et détruira cette bureaucratie. Il ne reste plus à la «  IV° Internationale » qu'à s'intégrer dans les conflits de la bureaucratie en soutenant l'aile considérée comme «  progressive  » et d'attendre que celle-ci active des « réformes » - et un strapontin à la fameuse conférence !

Il nous faut maintenant revenir sur cette petite phrase : «  Il faut plus particulièrement insister sur la critique des conséquences néfastes de la gestion bureaucratique dans l'économie et mettre en avant la nécessité d'organismes de contrôle et de gestion ouvrière dans les entreprises.  » (Idem, p. 63.) Cela se rapporte aux organismes créés par la bureaucratie elle-même, ainsi la fameuse «  autogestion ouvrière  » en Yougoslavie, dont Germain fait une panacée.

C'est sympathique, l'«  autogestion ouvrière  ». Malheureusement l'«  autogestion ouvrière  » ne peut exister que là où le pouvoir politique est exercé par la classe ouvrière. L'«  autogestion » octroyée par les bureaucrates n'est qu'une tentative de river le travailleur à l'horizon de son entreprise, qu'il ne peut pas contrôler effectivement, quelle que soit la «  loi  », car le fonctionnement de son entreprise est subordonné à l'ensemble du fonctionnement de l'économie et de l'état; qui plus est, à l'intérieur de l'entreprise, le travailleur reste subordonné au parti, qui est le parti de la bureaucratie régnante. La classe ouvrière, pour remplir son rôle historique, doit d'abord prendre conscience de sa propre existence en tant que classe. La fameuse « autogestion » n'est qu'une tentative de l'en empêcher en l'atomisant. Cette décentralisation de l'économie par le haut se résout en une tentative de lier le sort des travailleurs à la prospérité de «  leur  » entreprise prise individuellement.

A cet égard, il est intéressant de se référer à la lutte entre le gouvernement Kadar et les conseils ouvriers hongrois. Dans sa brochure «  La formation du Conseil central ouvrier de Budapest en 1956  », Balàzs Nagy l'explique :

« ... Il lui fallut (à Kadar) briser le pouvoir croissant des conseils ouvriers. Suivant le décret sur les comités révolutionnaires, une décision gouvernementale parut le 13 novembre, concernant les conseils ouvriers. Elle énonça que les conseils ouvriers avaient droit de prendre une décision concernant les affaires de l'entreprise que le directeur devait réaliser, SI ELLE N'ÉTAIT PAS EN CONTRADICTION AVEC LES LOIS ET LES DÉCRETS EN VIGUEUR (Il ne faut pas oublier qu'à ce moment-là, la quasi-totalité des lois et des décrets promulgués depuis 1950 étaient en vigueur. Par conséquent, cette décision est une contradiction en elle-même.). La décision stipule que les conseils avaient le droit de se prononcer sur les problèmes de salaire et de décider de la distribution d'une partie du bénéfice de l'usine. Finalement, elle précisa que les ouvriers devaient élire leurs conseils dans les trois semaines à venir.
Le gouvernement essaya de cantonner l'activité des conseils dans les problèmes purement économiques, les écartant ainsi de la sphère politique. Il se moqua des ouvriers en déclarant que même dans le domaine économique, le conseil doit rester dans le cadre de la juridiction actuelle. Qui plus est, ce décret imposa aux ouvriers le gouvernement comme un organe jouissant du droit de prescrire ce qu'ils peuvent ou ne peuvent pas faire. Cela est net, surtout là où le décret laisse entendre que les conseils étaient des organes d'usine, que l'idée de construire des conseils d'arrondissement ou même central était absurde et que, par conséquent, il n'y avait qu'un organe national ou central, celui du gouvernement. »
(Ouvrage cité, pp. 13-14.)

Ainsi Kadar, voulant briser les conseils ouvriers, les limite à des fonctions économiques. Germain et consorts ne vont pas manquer de protester, en citant la même brochure de Balàzs Nagy :

«  Le 31 octobre 1956... eut lieu une réunion ouvrière où furent présents les délégués de vingt-quatre grosses entreprises... Cette réunion adopta une décision qui résume en neuf points «  les principes des droits et des activités des conseils ouvriers  ».
Le premier point déclare que «  l'usine appartient aux ouvriers  » et le deuxième fixe que «  l'organe suprême dirigeant de l'entreprise est le conseil ouvrier démocratiquement élu par les travailleurs  ».
Il est à noter que les cinquième, sixième et septième points définissent les droits du Conseil ouvrier, droits qui consistent à :
  1. approuver et ratifier chacun des plans de l'entreprise;
  2. décider la fixation et la détermination de la base de salaire;
  3. décider de tout contrat de transport à l'étranger,­
  4. décider du déroulement de toute opération de crédit;
  5. arbitrer sur le commencement et la cessation d'embauche concernant tous les salariés;
  6. engager le directeur de l'entreprise, responsable devant le conseil ouvrier. »
(Idem, pp. 4-5.)

Et, plus loin :

«  Ces conseils ouvriers élus par la démocratie directe représentèrent les travailleurs et les usines et formulèrent les revendications ouvrières. Leur autorité reposa sur l'idée qui naquit lors de leur fondation tout au début de la révolution, lorsque « ... la pensée vint tout de suite que si, en Yougoslavie, de tels conseils ouvriers se construisaient et prenaient la propriété des usines en leurs mains, cela pourrait également se produire chez nous. »
(Idem, p.11.)

Toute la question est de ne pas confondre la forme et le contenu. Les conseils ouvriers hongrois surgissaient de la lutte des travailleurs comme instruments de cette lutte. S'ils se référaient aux « conseils » yougoslaves, institués d'en haut par la loi, sous le contrôle de la bureaucratie, ces «  conseils  »-là étaient pourtant tout autre chose.

C'est une banalité de constater que les mêmes mots peuvent recouvrir un contenu totalement différent. La différence qui sépare «  l'autogestion  » yougoslave et les organismes mis en place à cet effet par le gouvernement yougoslave ou la Ligue des Communistes de Yougoslavie, des revendications et des organismes mis en place par les travailleurs hongrois, est assez analogue à celle qui sépare les syndicats surgis de la lutte des classes des «  syndicats  » construits par en haut par les gouvernements bonapartistes ou fascistes. Dans un cas, il s'agit d'organismes de contrôle sur la classe ouvrière, dans l'autre, des organisations élémentaires de classe des travailleurs. Une juste appréciation de ces différences fondamentales est indispensable, y compris pour pouvoir utiliser tactiquement les contradictions internes qui peuvent s'y développer.

Cependant, dans un article paru en juillet 1958, «  Le nouveau programme des communistes yougoslaves », Germain développe une argumentation remarquable tellement elle est spécieuse :

« Même si l'on suppose (ce n'est pas une supposition, c'est un aveu) que la plupart des conseils ouvriers sont en fait télécommandés par la Ligue des Communistes de Yougoslavie, dont les militants, membres du conseil, prennent les véritables décisions, il y a quelque chose de fondamental qui est changé par rapport au système encore en vigueur en U.R.S.S. Dans le système stalinien, l'effort de "convaincre" le peuple (c'est-à-dire l'effort de propagande !) SUIT l'application de la décision; dans le système yougoslave, il doit maintenant la PRÉCÉDER. La différence est de taille, et elle transforme, même dans le pire des cas, les conseils ouvriers en une gigantesque école de la démocratie socialiste.  »
(« Quatrième Internationale », n° 3, juillet 1958, pp. 24-25.)

Fort bien. Et cette «  gigantesque école de la démocratie socia­liste  » a abouti... à quoi ?

«  Les thèses du congrès des conseils ouvriers ne nient point que le système des conseils ouvriers soit encore loin de fonctionner de façon parfaite. Elles constatent que la décentralisation économique a engendré des tendances au particularisme et à"l'égoïsme d'entreprise" (tendance anarcho-syndicaliste). Elles constatent qu'au sein même des conseils ouvriers de puissantes tendances bureaucratiques se sont développées, dont les racines plongeraient dans l'insuffisance du développement des forces productives du pays.  »
(Idem, p. 25.)

Curieuses «  écoles de la démocratie socialiste  », qui développent le particularisme et le bureaucratisme  ! Les constatations qu'est obligé de faire Germain lui-même qu'il n'y a pas un gramme de «  démocratie socialiste » dans les « conseils » yougoslaves, précisément parce que la démocratie socialiste se conquiert; elle n'est jamais octroyée par en haut.

Les conseils ouvriers hongrois étaient surgis de la lutte des masses, c'est pourquoi leur revendication de «  l'usine aux ouvriers  » n'était pas le moins du monde entachée d' «  économisme ». Les conseils ouvriers s'engagèrent immédiatement dans la lutte politique. Ils se fédérèrent, s'organisèrent, constituant un second pouvoir face au gouvernement, et tinrent longtemps tête au gouvernement Kadar après le 4 novembre 1956, date de la seconde intervention russe. Dans le cadre de la planification économique basée sur la propriété étatique, des moyens de production, il n'y a pas de pouvoir économique en soi, le pouvoir économique ne peut pas être dissocié du pouvoir politique; le lien entre le pouvoir économique et politique est évident.

«  La nouvelle montée de la révolution en U.R.S.S. commencera, sans aucun doute, sous le drapeau de la LUTTE CONTRE L'INÉGALITÉ SOCIALE ET L'OPPRESSION POLITIQUE. A bas les privilèges de la bureaucratie ! A bas le stakhanovisme  ! A bas l'aristocratie soviétique avec ses grades et ses décorations  ! Plus d'égalité dans le salaire de toutes les formes de travail !
La lutte pour la liberté des syndicats et des comités d'usines, pour la liberté de réunion et de presse se déve­loppera en lutte pour la renaissance et l'épanouissement de la DEMOCRATIE SOVIÉTIQUE.  »
(« Programme de transition », nouvelle édition, p. 49.)

Ainsi, les revendications économiques sont le tremplin de la lutte politique et vont de pair avec elle. Et, par-dessus tout, ce n'est pas à la bureaucratie qu'il faut demander des «  réformes ». Toutes les revendications expriment les besoins objectifs des masses; elles sont un appel à leur mobilisation contre la bureaucratie et pour son renversement.

Que devient donc chez nos pablistes sans Pablo, la « révolution politique » ? Il n'en reste plus que les mots. C'est sans doute Joseph Hansen qui l'a expliqué le plus clairement dans sa critique du livre de Deutscher, «  Le prophète banni  » (3° tome de sa biographie de Trotsky). Il écrit :

«  Deutscher soutient toujours qu'une « réforme progressive » est plus probable qu'une «  explosion révolutionnaire  ». Mais il reconnaît que ceci ne peut être qu'une hypothèse. On ne peut en définitive avoir que « peu ou pas de certitude ». Il écrit finalement : « En tout cas, l'auteur de cet ouvrage préfère laisser à un historien de la prochaine génération le soin d'émettre le jugement définitif sur la théorie de Trotsky d'une révolution politique. »
Je n'ai pas l'intention de me lancer maintenant dans une discussion avec Deutscher sur "auto-réforme" ou "révolution politique", qui constitue une question ardue. Je vais seulement évoquer la question fondamentale. L'IMMINENCE D'UNE REVOLUTION POLITIQUE N'EST PAS EN QUESTION (souligné par nous), et ce n'est pas là-dessus que porte le désaccord. Il s'agit en fait d'une discussion de PRINCIPE, qui porte sur le caractère de la CASTE DIRIGEANTE de l'Union soviétique. D'après Trotsky, il ne s'agissait pas seulement d'une bureaucratie, mais de quelque chose de plus, quelque peu semblable à une classe par sa rapacité et son besoin de monopoliser le pouvoir, mais sans les bases économiques et la stabilité économique d'une véritable classe. Une telle formation sociale est-elle susceptible, de son propre gré, d'apporter aux masses des formes réelles de démocratie prolétarienne ? Trotsky pensait que non, dans ce sens que la mise en œuvre effective de la démocratie prolétarienne signifierait la liquidation de la bureaucratie en tant que couche sociale bénéficiant de privilèges particuliers. Une réponse négative impliquait en elle-même que la révolution politique était la seule ressource laissée aux masses pour intervenir en vue de leur propre pouvoir. Ce fait ne signifiait pas nécessairement une "explosion violente" bien qu'il implique nécessairement un profond bouleversement sous l'initiative des masses.
Aucune des concessions accordées jusqu'ici par les héritiers de Staline n'a mis en cause le monopole politique détenu par la caste bureaucratique. Les conclusions de Trotsky sembleraient donc avoir été confirmées par la nature des réformes elle-­même.
Pour le mouvement trotskyste mondial, l'accord de Deutscher sur la validité du programme de Trotsky entraîne en principe la possibilité d'une collaboration pratique avec lui, même si l'action, en ce qui le concerne, ne peut jamais aller au-delà du travail pour la «  réforme progressive  ». Puisque les tenants de la « réforme progressive » et ceux de la « révolution politique » ont en vue le même but - l'instauration dune démocratie prolétarienne dans les Etats ouvriers -, une base de coopération suffisamment large existe entre eux. On pourrait ajouter à ceci que c'est sans doute au cours du processus dans lequel les masses soviétiques chercheront à obtenir des réformes toujours plus importantes qu'elles détermineront finalement dans les faits qui a vu le plus clairement, et qui a plus ou moins succombé aux illusions quant à la manière dont pourra en définitive être rectifiée la déviation stalinienne de la structure politique. »
(« Quatrième Internationale », n° 21, février-mars 1964, pp. 47-48.)

Hansen commence par dire qu'une discussion sur « auto-réforme » (position de Deutscher) ou « révolution politique » est ardue, ensuite il nous affirme «  l'accord de Deutscher sur le programme de Trotsky » ! C'est incroyable  ! En fait, ce n'est pas Deutscher qui est d'accord avec « le programme de Trotsky », ce sont Hansen, Germain et Frank qui sont d'accord avec les positions de Deutscher. En effet, on peut mettre le signe égal entre auto-réforme et réforme progressive : dans les deux cas, on assiste à une transformation progressive du régime. Dans le premier cas, c'est de son mouvement propre que la bureaucratie se réforme et disparaît progressivement, absorbée par la « démocratie prolétarienne » ; dans le second cas, on y ajoute la « pression des masses », mais la bureaucratie disparaît également progressivement au fur et à mesure que croît la « démocratie prolétarienne ». C'est bien la position de Hansen-Germain-Frank, clairement exprimée par Hansen (et implicite dans toutes les thèses des « majoritaires du congrès de réunification » ). Le processus à venir étant celui « dans lequel les masses soviétiques chercheront à obtenir des réformes toujours plus importantes », Hansen est bien d'accord avec Deutscher puisque « l'imminence d'une révolution politique n'est pas en question » (autrement dit, ladite révolution n'est pas à l'ordre du jour). D'ailleurs, la «  révolution politique » n'est pas nécessairement « une explosion violente » - c'est-à­-dire qu'elle n'est pas une révolution, mais une succession de réformes.

Le tour est joué : la révolution politique est escamotée, les prestidigitateurs en lutte des classes gardent cependant la formule en réserve. Elle peut être utile. Je suis « trotskyste », vive la révolution politique ! Je suis pabliste, vivent les réformes ! La divergence entre le «  S.U. » et Pablo réside en ceci : pour Pablo, la « rénovation révolutionnaire du mouvement communiste » est pour ainsi dire un fait accompli sous la direction de Kroutchev; pour Germain-Hansen- Frank, elle est en cours, et « plutôt » sous la direction de Mao-Tsé-toung, quoique... Il faut garder une porte de sortie. Cette «  divergence  » a des raisons politiques, mais ils ont un tronc commun qui constitue précisément l'essence du pablisme : la capitulation devant les appareils.


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