1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

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La voie froide coupée, révolution et contre-révolution à l'ordre du jour


Les objectifs du gaullisme

La grève des mineurs conditionna toute la politique ultérieure de de Gaulle et de son régime politique. Elle ne modifia pas ses objectifs et, d'une certaine manière, rendit plus indispensable de les atteindre. Le V° Plan devint « l'ardente obligation » du gaullisme. il fut ratifié par le Parlement alors qu'aucun des quatre précédents ne le fut. Il codifia les buts que s'assigne le capital financier français, confronté à l'affaiblissement de ses positions coloniales, à la nécessité de s'intégrer plus profondément au Marché Commun, au marché mondial, à la division internationale du travail. Ces grandes lignes étaient parfaitement explicites. Il suffit de rappeler que le déficit de la balance commerciale française est un phénomène chronique, compensé ces dernières années par le rapatriement de capitaux, les investissements de capitaux étrangers en France, la spéculation qui joua jusqu'au début 1968 en faveur du franc. Or, le V° Plan expliquait :

« l'équilibre de notre balance des paiements avec les pays hors zone franc peut être recherchée sous deux formes différentes. Dans une première solution, un large déficit de la balance des paiements serait compensée par un excédent des mouvements de capitaux publics et privés de l'ordre de 300 millions de dollars ».

Pour atteindre ce simple objectif, il eût fallu que les exportations croissent d'environ 10 % par an. Et surtout que la classe ouvrière ait accepté les « sacrifices nécessaires ». Mais l'objectif qu'aurait du atteindre (la 2° solution, la seule correspondant aux besoins fondamentaux du capital financier français) le V° Plan était défini comme suit : « devenir exportateur net de capitaux » ce qui exigerait que « l'excédent des échanges de marchandises puisse atteindre 500 millions de dollars », afin que soit équilibrée la balance des paiements.

« L'ardente obligation du plan » impliquait un bouleversement radical de la structure du capitalisme français, des rapports sociaux en France de 1962 à 1970 : 25 % d'agriculteurs en moins, 37 % de commerçants indépendants en moins, liquidation des industries retardataires, charbons, textiles, etc., d'anciennes régions industrielles comme l'Est et le Nord de la France, rentabilisation des entreprises publiques ou nationalisées   S.N.C.F., houillères, R.A.T.P., EDF., G.D.F.; élimination, concentration, fusion, des entreprises industrielles afin que :

« la plus grande entreprise française de chaque secteur soit en moyenne dix fois plus grande que l'entreprise ou que le secteur d'entreprise qui paraît avoir la taille optimale sur le seul marché français. Les quelques rares entreprises qui ont dépassé ce stade n'auraient besoin de croître que trois à quatre fois, celles qui ne l'ont pas atteint de vingt à trente fois. »

Il ne suffit pas de croître, « il faut éliminer la graisse et ne conserver que le muscle »; les secteurs dits de pointe devaient être favorisés : la construction électrique, mécanique, l'électronique, la chimie ; mais l'effort à entreprendre se mesure lorsque l'on sait que parmi les 100 premières entreprises mondiales figurent seulement trois sociétés françaises Renault, C.P.F. et Rhône Poulenc   et encore la première française n'est elle que la 88° entreprise mondiale.

Cette tentative désespérée de stopper la dégringolade du capital financier français, de lui donner les moyens de se battre sur le marché européen et mondial, exigeait que l'état bourgeois possède les moyens d'imposer une stricte discipline à toutes les couches de la bourgeoisie, à la petite bourgeoisie des villes et des campagnes et y compris à certaines couches du grand capital. Il fallait surtout que la jeunesse et la classe ouvrière soient cadenassées, impuissantées, pieds et poings liés.

Pour ne citer qu'un exemple, l'un des objectif « retenu » par le V° Plan était de rendre l'industrie sidérurgique compétitive sur le plan international. Lionel Stoleru, déjà cité, se félicite : enfin un secteur où le V° Plan a donné des résultats concluants, sans qu'ils soient décisifs face à la concurrence internationale.

« Au terme de l'année 1968, c'est à dire à mi chemin du plan professionnel, les progrès réalisés sont considérables. En dépit d'un certain retard pris sur le programme d'investissements, des gains de productivité élevés ont été obtenus, ce qui a pour contre-coup d'arracher les réductions d'effectifs. »

Vient ensuite le communiqué de victoire (le décompte des armes pris à l'ennemi et le nombre de soldats tués) :

« le chiffre de 15 000 licenciements prévus pour la durée du plan est déjà atteint en 1968 et on peut penser que la diminution du personnel ouvrier atteindra 30 000 personnes, soit le quart des effectifs présents en 1966. » (Idem page 114).

La « graisse » est éliminée. Le V° Plan est la tentative de généraliser à l'ensemble de l'économie les « succès » obtenus dans la sidérurgie. Le rapport Nora et les annexes qui concernent les services publics et les industries nationalisées et émanent de l'élaboration du V° Plan, soulignent qu'il est indispensable de réduire du quart ou du tiers le personnel de la S.N.C.F., de la R.A.T.P., de liquider en grande partie les houillères, etc. au cours des années à venir.

Il va de soi que l'enseignement, de la maternelle à l'université, la formation professionnelle, devrait être, au même titre que l'industrie, le commerce, l'agriculture, les services publics, « reconverti ». La réforme Fouchet y pourvoya ainsi que la loi sur la formation professionnelle d'octobre 1966. Pierre Doize, au nom du P.C.F., expliquait fort justement à l'Assemblée Nationale :

« Le projet de loi illustre les recommandations du V° Plan de redistribuer les responsabilités de l'Éducation Nationale et la profession. Il répond au vœux du patronat français en confiant par voie conventionnelle, le sort de centaines de milliers de jeunes de 14 à 17 ans à des grandes entreprises qui leur donneront une formation utilitaire et strictement limitée... Le projet de loi apparaît donc comme un nouvel instrument au service des monopoles en leur permettant de mieux réaliser leurs objectifs dans le domaine de la concentration et de l'exploitation renforcée des travailleurs ».

C'est le moins qu'on en puisse dire. Michel Debré était pour sa part beaucoup plus explicite en présentant la loi au parlement :

« Il faut prévoir, d'une manière institutionnelle, la possibilité d'une coordination et d'une animation. Il faut prévoir aussi ce qu'on appelle la liaison université industrie, et ce que j'étendrai en disant liaison université industrie syndicat, car la formation professionnelle, qui doit s'adapter aux préoccupations économiques et techniques et qui s'applique aux adultes comme aux jeunes, ne peut être traitée comme l'éducation classique de la jeunesse ».

Mais plus loin il souligne :

« Cette loi complète ce que la réforme de l'enseignement a déjà souligné, à savoir la place capitale de l'enseignement technique et de la formation professionnelle dans l'effort de l'état et des groupements ou collectivités associés à l'état ».

Députés du P.C.F. et socialistes s'abstinrent, démontrant qu'ils acceptaient allégrement que l'enseignement et la formation professionnelle soient adaptées aux exigences du V° Plan : mise à la disposition du patronat d'une main d'œuvre polyvalente, mobile et déqualifiée, formation maison de cadres techniques.

L'état fort, l'état policier qui corsète la bourgeoisie dans son ensemble, qui soumet toutes les couches sociales, qui tend tous les ressorts de la société au profit exclusif du capital financier, s'impose comme indispensable, en raison de la décrépitude de la bourgeoisie française, de la nécessité de tenter un suprême effort, pour, sinon surmonter, tout au moins limiter la dégringolade de l'impérialisme français. L'équation commune aux pablistes et aux staliniens (capitalisme de monopoles = planification de la production, planification des profits, planification de la croissance des salaires, de l'amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs, mais suppose en compensation la fin de la démocratie parlementaire bourgeoise) est une pure et simple falsification. Le parlementarisme bourgeois a laissé place au bonapartisme, à la tentative de construire l'état fort, en raison de son impuissance à faire prévaloir exclusivement les intérêts du capital financier, de l'impérialisme malade et décadent, au détriment du prolétariat, de la jeunesse, de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, et même d'importantes couches de la bourgeoisie. L'intégration des syndicats à l'état bourgeois est fondamentalement différente de la simple collaboration de classe en ce qu'elle est nécessaire pour transformer les centrales syndicales en courroies de transmission de la politique de l'État bourgeois, qui doit détruire les conquêtes de la classe ouvrière, opérer des coupes sombres dans son pouvoir d'achat, organiser la surexploitation, rejeter des milliers de travailleurs hors du cycle de la production, vouer la jeunesse à la déchéance et au désespoir.

Complémentaire à « l'ardente obligation du plan », au démantèlement de l'éducation nationale et de la formation professionnelle, les ordonnances de l'été 1967 ont un triple objectif : par la création de l'Agence Nationale de l'Emploi, organiser la polyvalence et la mobilité des travailleurs à l'échelle nationale; par la réforme de la Sécurité Sociale, donner au patronat le contrôle des caisses, préparer la mise à la disposition de l'« économie nationale » des réserves, réduire les prestations versées aux travailleurs, détruire le minimum de droit à la santé qu'ils ont conquis; par l'intéressement, mettre en place les éléments de l'« association capital travail », autrement dit faire participer les travailleurs à leur propre exploitation et prélever sur ce qui devrait normalement s'inclure dans leur salaire des fonds mis à la disposition de leurs exploiteurs.

Ce programme, cohérent du point de vue du capital financier, comprenait une série de mesures politiques indispensables à son application : réforme administrative, institution des CODER, qui font des préfets nommés par l'état les véritables détenteurs du pouvoir sur les plans régionaux et locaux, projet de transformation du Conseil Économique et Social en Sénat corporatif ; commissions au plan qui associent les « forces vives de la nation » à l'élaboration de « l'ardente obligation »; réforme des comités d'entreprises qui donne « des responsabilités aux représentants des syndicats dans la gestion de l'entreprise ». Tout cet édifice participe de la mise en place des structures de l'État corporatif. En haut, l'état qui décide, ensuite des organismes fonctionnant à tous les niveaux et sur tous les plans, de l'entreprise à la région, jusqu'à l'échelle nationale, qui sont composées de membres désignés par l'État et fonctionnant sous le contrôle de ses représentants; dirigeants syndicaux, patronaux, « élites » de toutes sortes. La politique des revenus, dont les commissions Toutée Grégoire furent les premiers organismes, s'inclut dans cet ensemble : l'état, en ce qui concerne la S.N.C.F., la R.A.T.P., l'E.D.F., le G.D.F., les charbonnages de France, après constations entre « partenaires sociaux », fixe la masse salariale ; les organisations syndicales en commun avec les directions d'entreprises la répartisse entre les salariés; au moment de la mise en place des commissions Toutée Grégoire, au lendemain de la grève des mineurs en 1963, il était prévu qu'elles auraient à conclure des « contrats de progrès », qui feraient dépendre les salaires, les conditions de travail, de la productivité, de la réalisation du plan. Le vote en mai 1967 des pouvoirs spéciaux au gouvernement   au delà de la justification immédiate qui en était donnée   les ordonnances, avait une signification plus générale : l'Assemblée Nationale élue était dessaisie un peu plus encore de ses droits législatifs, au bénéfice du gouvernement et de l'édification de l'État corporatif .

Bien entendu, la mise en place d'une puissante machinerie policière, militaire, aux fins de répression participait de l'« ardente obligation du plan » : réorganisation du Ministère de l'intérieur, quasi suppression de toutes garanties d'indépendance pour les juges du parquet, réforme de la procédure d'instruction (institution du secret), allongement du délai de garde à vue; renforcement de l'appareil policier, C.R.S., gardes mobiles, polices urbaines, polices parallèles; défense en surface du territoire, transformation progressive de l'armée en armée de métier, et jusqu'à l'organisation de la police de la route; commencement de limitation du droit de grève (juillet 1963).

Aux temps, pas si lointains pour qu'ils soient déjà oubliés, où le bonapartisme mettait en place les structures de l'État bourgeois corporatiste et policier, pablistes en tous genres, réformistes, P.S.U., staliniens, ne voyaient aucun inconvénient à la participation des appareils syndicaux aux commissions du Plan, aux CODER, aux commissions Toutée Grégoire, aux multiples organismes d'intégration des syndicats à l'État bourgeois. Comment et pourquoi s'y seraient ils opposés, puisqu'aussi bien « objectivement », selon eux, la classe ouvrière en tirait de substantiels avantages : la bourgeoisie « accepte de leur céder un certain nombre d'avantages qu'elle prévoit ». Et cela gracieusement notons le, par amour de l'humanité puisque « pendant deux décennies, le centre de gravité de la révolution mondiale s'était déplacé vers les pays coloniaux, la victoire de la révolution chinoise coïncidant avec la défaite de la vague révolutionnaire d'après guerre en Europe occidentale ».


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