1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

2

La voie froide coupée, révolution et contre-révolution à l'ordre du jour


Partout les mêmes problèmes

De tous les impérialismes européens, l'impérialisme français est sans doute le plus malade, mais tous sont atteints des mêmes maux. Chaque pays a sa propre histoire, ses propres caractéristiques. Les rapports politiques entre les classes qui ont permis au capital financier français de porter au pouvoir de Gaulle, se sont développés de façon différente dans d'autres pays. Il n'en reste pas moins que l'analyse de l'« l'ardente obligation du plan », de la mise en place de l'État bourgeois corporatif et policier en France, éclaire les tendances profondes de la société bourgeoise dominée par le capital financier telles qu'elles se sont affirmées depuis une dizaine d'années. justement, la crise particulièrement accentuée de l'impérialisme français, le fait que le capital financier put avoir recours à de Gaulle et constituer les structures de l'État bourgeois corporatif et policier dégagent ces tendances profondes communes à tous les impérialismes européens, les soulignent, les mettent en relief.

Tous, à des degrés divers, doivent modifier profondément la structure de leur économie reconstruite après la guerre sur leurs anciennes bases. En Belgique, l'ancien secteur industriel de Wallonie doit pratiquement disparaître. En Allemagne, la vieille Ruhr, fondement de l'industrialisation passée du pays, doit être profondément affectée par la liquidation partielle des charbonnages. En Italie, les vieilles industries de Trieste, de Gênes, de constructions navales et autres, sont également sacrifiées. En Angleterre, les vieilles industries charbonnières et textiles à l'origine de la puissance du capitalisme anglais sont également plus ou moins condamnées. Superficiellement, il peut apparaître qu'après tout il s'agit simplement de passer d'un stade à un autre, de substituer aux anciens fondements de la puissance industrielle de nouveaux fondements : après l'âge du textile, celui du charbon et de l'acier; après l'âge de la machine à vapeur, celui de l'énergie électrique; ensuite vient l'âge de la chimie, de l'énergie d'origine nucléaire, de l'électronique, des ordinateurs, etc. (selon les théories chères à Germain Mandel et à beaucoup d'autres sur les 2°, 3°, 4° révolutions industrielles). En ce cas, il s'agirait de simples crises d'adaptation et de croissance. Mais il n'en est rien. Pour tous, il s'agit d'éliminer « la graisse et de ne conserver que le muscle »; formule brillante qui exprime une réalité qui l'est moins. Partout se fait pressante la nécessité de devenir concurrentiel dans les secteurs dits de pointe, c'est à dire non seulement d'éliminer les secteurs industriels, commerciaux, agricoles, retardataires mais encore de traduire les exigences de la concurrence dans les rapports entre le capital financier et les autres couches sociales, à commencer par ceux avec la classe ouvrière, d'où réformes de l'enseignement, de la formation professionnelle, la déqualification, la mobilité de la main d'œuvre, la liquidation des conquêtes ouvrières, des droits et garanties conquis par les travailleurs.

L'antagonisme capitaliste Europe Amérique renaît, qui exacerbe du même coup les antagonismes entre les bourgeoisies européennes, à l'intérieur de chaque bourgeoisie, et les contradictions de classes. La reconstitution de l'économie capitaliste en Europe Occidentale sur les anciennes bases aboutit finalement à renforcer les contradictions de classes. Chaque bourgeoisie est confrontée à la nécessité d'affronter son prolétariat. Au cours des années 60, toutes les bourgeoisies ont cherché les voies et les moyens de ligoter le prolétariat et en fin de compte de le briser.

La venue de de Gaulle au pouvoir en France fut un succès de classe pour toutes les bourgeoisies européennes ainsi que pour l'impérialisme américain. Si de Gaulle était parvenu à ligoter et à briser le prolétariat français, inéluctablement les prolétariats anglais, allemand, belge, italien, espagnol, en eussent subi le contrecoup politique. S'appuyant sur le régime gaulliste, facteur d'ordre en Europe, en tenant compte des conditions politiques de leurs pays, les bourgeoisies anglaise et allemande notamment ont utilisé la politique des revenus, la politique d'intégration des syndicats à l'état bourgeois.

En Angleterre, les « Tories » étaient parfaitement incapable d'imposer directement aux travailleurs la politique des revenus. Au pouvoir depuis 1964, le gouvernement du Labour Party s'y employa. En Allemagne occidentale la soi disant « cogestion » est déjà une sérieuse entrave à l'indépendance de classe des syndicats. Mais elle ne suffit plus au capitalisme allemand. Le « miracle allemand » participait de la subordination du prolétariat allemand au capital par la méditation du S.P.D. et de la D.G.B. Avant même que se manifestent les premiers symptômes d'essouflement économique, la bourgeoisie allemande ressentait la nécessité d'aller plus loin que la « cogestion » et de renfoncer, contre la classe ouvrière, le pouvoir central d'État. Tel était l'objet des « lois sur l'état d'urgence » qui renforcèrent les liens de dépendances des organisations syndicales par rapport à l'État bourgeois, et la centralisation de l'État bourgeois en subordonnant plus étroitement les Lander au pouvoir central. Le parti démocrate chrétien s'est heurté à une forte opposition émanant des syndicats de la D.G.B., qu'il ne put vaincre qu'avec la caution du S.P.D. et la formation du gouvernement de grande coalition Kiesinger-Brandt.

A la suite de l'écrasement de la révolution hongroise, à partir de la venue au pouvoir de de Gaulle en France, les bourgeoisies européennes, pressées par les contradictions renaissantes, organisent la contre attaque contre le prolétariat. Mais la politique des revenus, les tentatives d'intégration des syndicats à l'état, les tendances à constituer un État fort, s'inscrivent comme des aspects particuliers d'un cours politique de l'impérialisme s'efforçant de reprendre l'initiative politique dans la lutte des classes mondiale, puissamment aidé par la politique de la bureaucratie du Kremlin. L'exemple de l'Allemagne est particulièrement significatif. La social démocratie allemande (S.P.D.) rejeta, au Congrès de Bad-­Godesberg en 1959, toute référence au marxisme et à la lutte des classes et s'affirma comme un parti national allemand. Le lien de cause à effet entre le rejet du marxisme, de la lutte des classes, par le S.P.D. et l'écrasement du mouvement révolutionnaire des travailleurs de l'Est de l'Allemagne en juin 1953, de la révolution hongroise de novembre 1956, de l'octobre polonais de 1956, est évident. La crainte du stalinisme domine le prolétariat allemand depuis 1945 ; le partage de l'Allemagne en deux tranché dans sa chair vive, l'écrasement par les tanks de la bureaucratie du mouvement révolutionnaire en Allemagne de l'Est, de la révolution hongroise, ne pouvait que renforcer l'emprise de la bureaucratie du S.P.D. sur le prolétariat de l'Ouest de l'Allemagne et favoriser son cours de plus en plus droitier. Une fois de plus le stalinisme méritait bien de l'impérialisme.

Il contribuait efficacement à lui redonner l'initiative dans la lutte des classes mondiales. Et, tandis que, dans les pays capitalistes économiquement développés d'Europe, les bureaucraties réformistes, les appareils staliniens, les appareils des organisations syndicales se couchent devant la bourgeoisie et acceptent de ligoter la classe ouvrière, la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites transmettent la pression de l'impérialisme sur le prolétariat de l'U.R.S.S. et des pays de l'Est, par le truchement des « réformes » de la planification. Par elles, les prolétariats de ces pays sont menacés des mêmes maux dont sont menacés les prolétariats de l'Europe Occidentale : la « rentabilisation » des entreprises signifie que nombre d'entre elles, socialement nécessaires, seront liquidées parce que non rentables; la polyvalence et la mobilité de la main d'œuvre s'imposent; le chômage s'installe, la sélection à l'entrée de l'université est mise en place; la réforme de la formation professionnelle devient nécessaire; les garanties et droits sociaux sont remis en cause. Parce qu'elle est plus avancée qu'ailleurs, les résultats de la réforme de la planification en Yougoslavie montrent clairement vers quoi tendent ces réformes : les chômeurs se comptent par centaines de milliers ; d'autres centaines de milliers de travailleurs sont contraints de s'expatrier pour trouver du travail ; la rentabilisation, l'appel aux capitaux étrangers démantèlent la planification ; le retard économique des régions les plus arriérées s'accentue.

Selon leur méthode bien connue, les renégats de la IV° Internationale isolent les « faits » les uns des autres, la politique des revenus, les tentatives d'intégration des syndicats à l'État bourgeois, la mise en place de l'État bourgeois fort, d'une analyse d'ensemble. Les années 1960 furent marquées par une offensive générale de l'impérialisme contre la classe ouvrière et les masses exploitées. Et l'intervention massive de l'impérialisme américain contre les ouvriers et les paysans vietnamiens, les coups d'état militaires fomentés en Indonésie, au Brésil, en Grèce et ailleurs en Afrique et en Amérique latine, font partie d'une même attaque généralisée contre le prolétariat mondial, indissociable des tentatives d'instaurer en Europe des états forts, d'intégrer les syndicats à l'Etat bourgeois, et de la pénétration du capital en U.R.S.S. et en Europe de l'Est, favorisé par les « réformes économiques ».


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