1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

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La voie froide coupée, révolution et contre-révolution à l'ordre du jour


Entre le prolétariat et la bureaucratie : la guerre civile

Du point de vue des intérêts de la bureaucratie du Kremlin, des bureaucraties satellites, de l'appareil international du stalinisme, Staline avait empiriquement compris qu'il ne fallait laisser aucune faille dans l'appareil. Aussi ridicule qu'il en paraisse, la bureaucratie du Kremlin   ou plutôt son centre dirigeant   doit décider de tout, aussi bien en art, en littérature, en sciences qu'à propos de la planification. Les rapports sociaux nés de la révolution d'octobre ne sont pas un vain mot. Dès qu'une brèche s'ouvre dans l'édifice bureaucratique, leur contenu se manifeste, ils nourrissent l'art, la littérature, le développement de la science qui deviennent critiques de la gestion bureaucratique, du parasitisme de la caste privilégiée. De la critique littéraire et artistique, de la liberté en art, en littérature, dans les sciences à la critique sociale et politique, il n'y a qu'un pas. Les revendications de liberté en art, en science, en littérature deviennent revendications des libertés politiques. Ce processus se constate dans tous les pays de l'Europe de l'Est et en U.R.S.S., comme il s'est manifesté en Chine.

Le « drame » de la bureaucratie du Kremlin et des bureaucraties satellites vient justement de ce qu'il est impossible de maintenir les méthodes de gestion de Staline, en fonction des pressions contradictoires des prolétariats et de l'impérialisme.

Avant qu'éclate ouvertement la crise qui a disloqué la bureaucratie tchécoslovaque, les antagonismes entre les différentes bureaucraties satellites, et entre elles et la bureaucratie du Kremlin, s'étaient manifestés avec force. Chaque bureaucratie de l'Europe de l'Est s'efforçait de nouer ses propres relations économiques et politiques avec l'impérialisme et particulièrement avec l'impérialisme allemand. La Tchécoslovaquie (sous Novotny), la Hongrie, la Roumanie se désintéressaient complètement des intérêts des bureaucraties de la R.D.A. et de Pologne. La bureaucratie du Kremlin dut intervenir et leur imposa, au cours d'une conférence des pays de l'Europe de l'Est (tenue en 1967), sa propre ligne. La bureaucratie du Kremlin joue son propre jeu, en suivant les mêmes « principes » qui guident les bureaucraties satellites : elle noue les liens qui lui conviennent avec les impérialismes américain, anglais, français, japonais, allemand.

Chaque bureaucratie a ses propres déchirements internes qui résultent de leur impasse. Khrouchtchev a été renversé par l'équipe Brejnev Kossyguine. Sa politique se concluait par une impressionnante collection d'échecs : aggravation de la crise de la planification et échec de la « mise en valeur des terres vierges »; capitulations successives devant l'impérialisme à Cuba, à Berlin et ailleurs; échecs vis à vis de la Chine. Ses successeurs n'ont pu faire mieux.

Longtemps, en raison de la position stratégique dans la lutte des classes mondiale du prolétariat tchécoslovaque, la bureaucratie du Kremlin soutint, contre vents et marées, Novotny, comme elle soutint Ulbricht en Allemagne de l'Est, consciente que tout ébranlement en Tchécoslovaquie ou en Allemagne de l'Est se répercuterait sur l'ensemble des pays de l'Est et en U.R.S.S. et mettrait en cause tout l'édifice bureaucratique. Novotny ne pouvait cependant pas éluder la crise de l'économie tchécoslovaque. il lui fallait chercher une issue par la « réforme de la planification », copie de celles des autres pays de l'Europe de l'Est et de l'U.R.S.S.

Aux prises avec ses propres contradictions en U.R.S.S., confronté aux forces centrifuges à l'œuvre dans les pays de l'Europe de l'Est, affaibli par la crise de son appareil international, menacé par les conséquences de la crise de la bureaucratie chinoise, le Kremlin fut contraint de lâcher Novotny lorsque, en Tchécoslovaquie, il devint incapable de contrôler les contradictions à l'intérieur de l'appareil bureaucratique, expression particularisée des contradictions générales de l'ensemble de l'appareil stalinien.

Pas plus en Tchécoslovaquie qu'ailleurs, la réforme de la planification n'est la cause de la crise de la bureaucratie : elle l'exprime, la révèle et elle lui donne tout son développement. L'immobilisme devenu impossible, les forces sociales s'affrontent ; le Kremlin reste le pilier de l'appareil contre révolutionnaire, la force sur laquelle peuvent et doivent s'appuyer les tendances pro bourgeoises, pro impérialistes, restaurationistes. La « réforme de la planification » s'engage à l'initiative de la bureaucratie dans l'impasse, mais elle accuse toutes ses contradictions, dissocie ses composantes les unes des autres. Le prolétariat à également besoin d'une « réforme de la planification ». La lutte politique se développe sur le terrain même de la « réforme de la planification ». Dans l'ébranlement général de l'appareil, la confusion est nécessairement grande, une même formule prend des contenus différents, surtout lorsque, comme en Europe de l'Est, à la spoliation bureaucratique se superpose l'oppression nationale. La « réforme de la planification » soulève et recoupe tous les problèmes politiques, ce qui aggrave encore la crise de l'appareil. Les revendications de liberté en art, en littérature s'élèvent. Elles deviennent bientôt revendications des libertés démocratiques. La classe ouvrière s'en saisit et, organisée par les rapports sociaux de production, elle leur donne un contenu de classe ; ainsi, l'initiative contre­-révolutionnaire de la bureaucratie se retourne en sens contraire : la révolution politique s'amorce. Elle soulève également la question de la « réforme de la planification », mais celle que doit réaliser le prolétariat. En posant le problème de la « réforme » de l'économie à son corps défendant, la bureaucratie signifie que c'est toute la vie qu'il faut changer, et met en mouvement toutes les forces sociales qui tentent de résoudre, chacune sur leur propre plan, la crise de la société qui n'est que la crise de la bureaucratie parasitaire. Elle a donné le signal de l'affrontement.

Ce processus s'est développé en Tchécoslovaquie, mais il existe également, à des degrés divers, en Pologne, en Yougoslavie, en U.R.S.S. Le mouvement des étudiants polonais, yougoslaves, les revendications des intellectuels en U.R.S.S., les grèves en U.R.S.S., et en Yougoslavie s'alimentent aux mêmes sources. Lorsque la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites se décidèrent à intervenir en Tchécoslovaquie, la bureaucratie tchécoslovaque perdant totalement pied, elles ont précipité la crise de la bureaucratie tchécoslovaque et révélé que la seule force sociale organisée et capable de combattre   la bourgeoisie étant expropriée, la bureaucratie volant en éclats  était le prolétariat, entraînant derrière lui les peuples tchécoslovaques. Elles ont démontré que la « réforme de l'économie » ne pouvait suivre les voies pacifiques, ne pouvait être appliquée à froid, qu'elle exigeait la guerre civile contre le prolétariat. Mais, par là même, elles ont multiplié la crise de l'appareil international du stalinisme et la crise propre de la bureaucratie du Kremlin au point qu'à son tour celle ci est menacée d'éclatement : le terme de son intervention, c'est la guerre civile contre le prolétariat tchécoslovaque.

Elle doit réaliser le programme énoncé par la « Pravda » aux premiers jours de l'occupation : « épurer 40 000 contre révolutionnaires » . Cependant, la Tchécoslovaquie n'est pas un cas particulier : réduire par la force le prolétariat tchécoslovaque serait un prélude.

La bureaucratie du Kremlin a les mêmes problèmes à résoudre en U.R.S.S. : au bout, il y a la guerre civile contre tous les prolétariats de l'Europe de l'Est et celui de l'U.R.S.S., l'éclatement de la bureaucratie en U. R. S. S.

La crise politique sévit déjà au Kremlin : faut il pousser plus loin la réforme de la planification, quelles relations nouer avec la Chine, comment trouver un terrain d'accord avec l'impérialisme, comment résoudre la crise tchécoslovaque ?

Toutes ces questions recoupent celles fondamentales : comment faire face au prolétariat soviétique, aux artistes, aux écrivains, aux intellectuels de l'U.R.S.S., quels rapports établir entre les différentes couches de la bureaucratie ?

La bureaucratie du Kremlin hésite, se dissocie, réagit empiriquement. En U.R.S.S. se font entendre les mêmes revendications que soulevèrent les intellectuels de Pologne et de Hongrie au cours des années qui précédèrent 1956, en Tchécoslovaquie au cours des années qui précédèrent 1968. Plus encore, une opposition communiste trouve les moyens de se donner un embryon d'organisation, une forme d'expression : « le Samizdat ». Elle exige le respect des droits inscrits dans la Constitution, réclame justice pour les nationalités opprimées.

La grève générale française de mai juin 68 et l'ouverture du processus de révolution politique en Tchécoslovaquie acquièrent seulement toute leur signification, comme moment de la lutte des classes mondiale. Il faut les intégrer au mouvement du prolétariat mondial qui, appuyé sur les conquêtes antérieures, s'est engagé dans le cours de la révolution prolétarienne mondiale, qui englobe les luttes révolutionnaires dans les pays économiquement arriérés (dont la révolution chinoise). Mais ils s'inscrivent à un stade bien défini de cette lutte de classe mondiale, celui oÙ la putréfaction du capital atteint le cœur, le pivot, le bastion, de l'impérialisme mondial, tandis que se poursuit l'irrémédiable décadence des vieilles puissances impérialistes européennes ; celui où la bureaucratie du Kremlin, les bureaucraties satellites sont en lutte ouverte avec le prolétariat de l'U.R.S.S. et de l'Europe de l'Est qui se dresse pour les chasser du pouvoir politique et se réapproprier les conquêtes de la révolution commencée en 1917, en s'appuyant sur le nouvel assaut révolutionnaire des prolétariats des pays capitalistes avancés; celui où révolution sociale et révolution politique fusionnent en Europe en un même processus. Mai juin 68 en France, août 68 en Tchécoslovaquie, ont cristallisé les nouveaux rapports politiques qui se développaient entre les impérialismes, entre eux et la bureaucratie du Kremlin, les bureaucraties satellites, la bureaucratie chinoise, entre elles et à l'intérieur de chacune d'elles, parce qu'ils ont exprimé les relations politiques qui se sont constituées au cours des vingt cinq dernières années au sein du prolétariat mondial, entre lui et l'impérialisme, et surtout entre lui, les bureaucraties parasitaires, les appareils et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. A leur tour ils furent un nouveau point de départ de la lutte des classes mondiale et de l'ensemble des rapports politiques qui l'expriment et la constituent.


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