1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

3

La voie froide coupée, révolution et contre-révolution à l'ordre du jour


Faillite d'une politique

De Gaulle défendait les intérêts spécifiques du capitalisme français lorsqu'il tentait de prendre une certaine distance à l'égard de la politique de l'impérialisme américain. Alors qu'augmentait la pression de l'impérialisme américain et de la bureaucratie du Kremlin sur la bureaucratie chinoise, il reconnaissait la République Populaire de Chine. En Europe il manœuvrait entre la République Fédérale Allemande, les bureaucraties satellites de l'Europe de l'Est, la bureaucratie du Kremlin. Sa politique consistait à utiliser la pression globale que l'impérialisme exerce sur la Chine, l'U.R.S.S., les pays de l'Europe de l'Est, pour faire prévaloir les intérêts de l'impérialisme français : pénétration du capital français en Europe de l'Est et en U.R.S.S., « présence française » en Asie. il s'efforçait en même temps de se dégager de la politique de l'impérialisme américain qui entraîne les impérialismes décadents, inéluctablement, à la ruine, bien qu'incapable de s'affranchir de la dépendance qui est celle de tous les impérialismes vis à vis de l'impérialisme américain.

Au delà de la défense des intérêts spécifiques de l'impérialisme français, De Gaulle traduisait les inquiétudes d'importantes couches du capital aussi bien français, anglais, allemand, qu'américain. Il essayait de définir une orientation moyenne qui sauvegarde les intérêts généraux de l'impérialisme sans que soient mises trop brutalement à l'épreuve les bureaucraties parasitaires. Cette voie moyenne, il la définissait dans son discours de Pnom Penh.

Au fond, De Gaulle, et avec lui une partie de l'impérialisme mondial, redoutaient que, l'impérialisme américain donnant libre cours à ses besoins spécifiques, la bureaucratie chinoise, la bureaucratie du Kremlin, et les bureaucraties satellites, l'appareil international du stalinisme se rompent sous la pression des forces de classe contraires et fondamentales, au même moment où les impérialismes décadents d'Europe seraient précipités dans une crise irrémédiable qui ne trouverait de solution que par la guerre civile à l'échelle européenne   à l'issue imprévisible   et qui, de toute façon, réduirait les bourgeoisies européennes à la situation de bourgeoisies compradores.

De Gaulle tentait l'impossible : corseter la classe ouvrière française, intégrer à froid les organisations syndicales, restaurer l'État bourgeois capitaliste et policier sans guerre civile, en utilisant les appareils bureaucratiques, en France, et ouvrir la porte à la pénétration capitaliste en Chine, en U.R.S.S., en Europe de l'Est, sans que se brisent les bureaucraties parasitaires. Si une semblable entreprise était réalisable, au moins en ce qui concerne les prolétariats des pays capitalistes d'Europe, après la défaite politique subie par le prolétariat français, De Gaulle paraissait le mieux placé, bénéficier des meilleures conditions politiques, pour la mener à bien. il usa de toutes les ressources, particulièrement de la politique capitularde de la S.F.I.O., du P.C.F., et des appareils bureaucratiques des syndicats.

La grève des mineurs démontra qu'en dépit de la politique traître des appareils bureaucratiques, la classe ouvrière, utilisant les droits, garanties, libertés démocratiques, antérieurement conquis, utilisant les organisations qui la constituent comme classe, ne céderait pas sans combat. Après la grève des mineurs, à plusieurs reprises, elle contraignit les directions confédérales à engager des grèves générales de 24 heures : le 11 décembre 1964, le 17 mai 1966, le 17 mai 1967. Elles le firent à leurs corps défendant et s'empressèrent de détruire immédiatement l'unité de classe un moment réalisée, de disloquer la classe ouvrière en utilisant les grèves tournantes.

Ces grèves générales de 24 heures n'en démontraient pas moins que la classe ouvrière était capable de se mobiliser comme classe. Elles contraignirent De Gaulle à ruser avec les lois de la lutte de classe, à porter des coups partiels et durement ressentis par la classe ouvrière et la jeunesse, tout en évitant et en différant l'affrontement.

A l'automne 1967 et au printemps 1968, les mouvements de la classe ouvrière et de la jeunesse prirent une autre tournure : à Caen, au Mans, ailleurs, les travailleurs, utilisant les organisations syndicales tout en débordant les appareils, commencèrent à affronter l'appareil d'État. Sur le fond de ces actions de la classe ouvrière s'engagèrent les luttes des étudiants qui, à leur tour, catalysèrent la volonté de combat de la classe ouvrière que cristallisa la manifestation du 13 mai 1968 et la grève générale de mai juin 68 : la classe ouvrière reprenait l'initiative dans la lutte de classe, la chute de De Gaulle consacrait l'échec de sa politique [1].

Ce que ne put réussir De Gaulle, discipliner la classe ouvrière et la jeunesse, instaurer l'État corporatiste et policier par la voie froide, ni Wilson en Angleterre, ni Brandt en Allemagne de l'Ouest, ni Pietro Nenni en Italie, ne pouvaient le réaliser en dirigeant des gouvernements bourgeois ou en y participant. Le Labour Party au pouvoir fut incapable d'appliquer la politique des revenus. Dès 1966, la grève des marins britanniques faisait échouer cette tentative.

En 1969, le gouvernement Wilson dû renoncer à la loi anti grève et anti syndicale élaborée par Barbara Castle. La coalition gouvernementale Kisinguer Brandt fit voter les lois sur « l'état d'urgence » au Bundestag, mais ces lois ne règlent rien par elles mêmes.

La grève générale française et la chute de De Gaulle ont donné un nouvel élan au prolétariat des pays capitalistes d'Europe, de la lointaine Laponie aux mineurs du Limbourg, jusqu'aux Asturies, les grèves éclatent et se succèdent ; elles prennent une grandiose ampleur en Allemagne de l'Ouest à l'automne 1969, en Italie au cours de ce même automne et du printemps 1970, et la grève des dockers britanniques   a peine le gouvernement conservateur constitué   amorce une période de lutte de classe intense en Grande Bretagne où la bourgeoisie a déjà à faire face à une puissante montée des couches les plus exploitées en Irlande du Nord.

Désespérément, les appareils bureaucratiques des syndicats s'efforcent de limiter et de déformer ces combats de la classe ouvrière de l'Europe de l'Ouest, en réduisant au minimum les revendications, en tentant de leur enlever toute portée politique.

Les confédérations ouvrières italiennes transforment la grève générale en une succession de grèves tournantes corporatistes ou régionales périodiques de 24 heures, ou encore suspendent l'ordre de grève générale sous prétexte que le gouvernement Rumor a démissionné.

La direction du Labour Party approuve l'établissement de l'État d'urgence qui autorise le gouvernement à utiliser la troupe pour briser la grève des dockers. Mais, partout, ces mouvements posent la question du pouvoir et du régime social, même lorsqu'ils prennent l'apparence de mouvements « économiques » ; tous se déclenchèrent en réaction à l'attaque des conditions d'existence et de travail que les bourgeoisies ne peuvent différer, pressées qu'elles sont par les contradictions montantes de l'ensemble du système impérialiste mondial, qui, bien entendu, affectent le plus brutalement les impérialismes décadents d'Europe.

Tous ces mouvements sont engagés pour défendre les positions antérieurement conquises, devenues intolérables pour le capital. Tous ces mouvements s'alimentent réciproquement.

La grève générale de mai juin 68 a des effets vivifiants sur la lutte de classe des prolétariats de tous les pays ; les grèves des travailleurs, les manifestations, en Argentine, au Vénézuela, les actions des étudiants ont été impulsées par les échos de la grève générale française, comme la tragique lutte des étudiants mexicains de septembre 1968.

Toutes ces luttes procèdent des mêmes causes fondamentales que Nixon exprime à sa manière lorsqu'il annonce en ces termes l'intervention des troupes américaines au Cambodge :

« Nous vivons dans une ère d'anarchie, qu'il s'agisse des États Unis ou des pays étrangers. Nous assistons à des assauts irréfléchis contre toutes les grandes institutions qui ont été créées par les civilisations libres au cours de ces cinq derniers siècles ».

Très explicitement, il s'agit du capitalisme, de l'impérialisme. Ils bandent leurs forces pour se survivre, incapables d'échapper à une crise qui les disloquerait autrement qu'en développant la réaction sur toute la ligne :

Nixon confirme en poursuivant :

« Si, lorsque les dés sont jetés, les États Unis se comportent comme un géant impuissant et pitoyable, les forces du totalitarisme et de l'anarchie menaceraient les institutions libres du monde entier. Si nous ne relevions pas le défi, toutes les autres nations seraient averties qu'en cas de véritable crise, et malgré leur immense puissance, nul ne pourrait compter sur les États Unis »

Quelques semaines plus tard, il déclarait que le capital américain devrait avoir recours à la politique des revenus, c'est à dire détruire les acquis du prolétariat américain.

Par la force des choses, l'impérialisme mondial a une très haute conscience de l'unité de la lutte des classes mondiale. Il ne coupe pas, comme Frank Mandel Germain Maitan le font, la lutte des classes en tranches. Il connaît les rapports entre la poursuite de l'intervention au Vietnam, la préparation à la guerre contre la Chine, la grève générale de mai juin 68 en France, l'immense vague de lutte qui déferle sur l'Europe Occidentale et l'attaque qu'il lui faut engager contre le prolétariat américain.

Mieux que quiconque peut être, De Gaulle appréciait le rôle décisif de l'appareil stalinien, aussi bien en ce qui concerne le développement de la lutte de classe en Europe Occidentale que pour maintenir la division en deux du prolétariat mondial et servir d'instrument de la pénétration du capital en U.R.S.S. et en Europe de l'Est.

La montée de la révolution politique en Tchécoslovaquie n'en signifie pas moins que la méthode de pénétration à froid du capital en Europe de l'Est, en U.R.S.S., en Chine, a échoué tout comme a échoué la tentative de discipliner à froid le prolétariat d'Europe Occidentale aux impératifs des impérialismes décadents.


Notes

[1] Voir “ "la grève générale de mai-juin 1968" de François Demassot.

 


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