1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

5

"Nouvelles avant-gardes" ? Non ! Reconstruction de la IV° Internationale !


Mutations politiques et continuité du pablisme

Deux ans plus tard, que reste-t-il des « idées de Mai » ? Rien ! La raison en est fort simple, il n'y eut jamais « d'idées de mai ». Cette engageante appellation servait d'étiquette aux vieilles camelotes idéologiques. La Sorbonne, Censier, après Nanterre, étaient devenus des marchés aux puces idéologiques. L'ex‑J.C.R. voulut rassembler toute la quincaillerie intellectuelle. Weber et Bensaïd manifestent leur extrême satisfaction lorsqu'ils évoquent le meeting du 9 mai à la Mutualité :

« La J.C.R. tient meeting dans la grande salle de la Mutualité. Cette réunion est prévue de longue date. Elle porte un titre prophétique : « la jeunesse de la Révolte à la Révolution », les leaders des principaux mouvements étudiants doivent y prendre la parole. Daniel Cohn‑Bendit, demande à la J.C.R. d'ouvrir son meeting à tout le mouvement. Après les interventions des orateurs prévus, on pourrait reprendre et conclure les débats amorcés boulevard Saint‑Michel. Nous acceptons la proposition. » (Idem page 130).

L'ex‑J.C.R. avant d'être dissoute par le gouvernement se dissolvait politiquement elle‑même. Elle se situait à sa juste place parmi l'aréopage de la « nouvelle avant‑garde », et offrait sa tribune au « substitut provisoire du parti révolutionnaire », aux multiples incarnations. C'est à ce meeting que :

« Ernest Mandel présente une remarquable analyse de la révolte étudiante dans les centres impérialistes, fondée sur une nouvelle appréciation de la place qu'occupe la force de travail intellectuelle, dans le processus de production. Enfin, toutes les composantes du mouvement étudiant exposent à loisir leur point de vue sur l'état présent de la lutte et les perspectives d'avenirs »

Bensaïd fait preuve de la meilleure volonté :

« Dressant le bilan de l'expérience du « 22 Mars » il invite tous les groupes d'avant‑garde à s'intégrer dans le mouvement. Il faut que les groupuscules comprennent que le développement de l'avant‑garde dépend de l'essor du mouvement des masses et qu'en conséquence, ils aient à cœur d'assurer sa progression. Il ne s'agit nullement de se fondre dans le mouvement et d'y disparaître. Il s'agit d'abandonner l'attitude groupusculaire qui consiste à chercher en toute occasion à imposer sa griffe et à imposer son label au dépens du mouvement de masse. »

Daniel Cohn‑Bendit, nommé « co‑président du meeting », exige plus encore, il

« se déclare d'accord avec Bensaïd « sauf sur la question du parti révolutionnaire ». Reprenant largement le thème de l'intégration dans le mouvement de masse, il adjure les groupuscules de rejeter l'esprit de chapelle dans lequel il voit une résurgence des traditions staliniennes propres au mouvement communiste français. Il y a place pour un mouvement de masse unique regroupant dans l'action tous les groupes se situant sur la gauche du P.C. Un tel mouvement s'organiserait à la base en commissions et comités qui élaboreraient souverainement leur ligne d'intervention. » (Idem pages 130 et 131).

Sur la lancée de Bensaïd il développe l'attaque contre la construction du parti révolutionnaire, contre le bolchevisme, en invoquant le stalinisme. Le meeting donnera également l'occasion au responsable de l'U.J.C.M.L. de reprendre contre Trotsky et le trotskysme les calomnies staliniennes.

« Enfin, intervient Jean‑Louis Peninou, animateur du M.A.U. « heureusement pour nous, dit‑il, le gouvernement n'a pas reculé hier soir, car dans ce cas, nous reculions aussi. Le mouvement, malgré son extraordinaire capacité de combat a montré à quel point il était vulnérable. Tant que nous. ne serons pas organisés, toutes les récupérations, tous les compromis seront possibles. Nous n'avons pas besoin d'un Comité central de grève, c'est le rôle de l'U.N.E.F. et du S.N.E.Sup, dans les conditions actuelles de remplir les fonctions de porte‑parole et de centre coordinateur du mouvement. Il nous faut des comités à la base pour organiser l'unité de la base dans l'action et surtout pour l'action. »

La « nouvelle avant‑garde », les têtes multiples du « substitut provisoire au parti révolutionnaire » ayant parlé, Weber et Bensaïd concluent, satisfaits :

« De ces débats se dégage une attitude commune. Sur le plan politique, elle se définit par la volonté de poursuivre jusqu'à son terme l'épreuve de force engagée dans l'espoir d'ouvrir une crise majeure dans la société politique française. Sur le plan organisationnel, elle se définit par le respect de l'autonomie du mouvement de masse, qu'il ne s'agit pas de « chapeauter » ou de « noyauter », mais d'organiser à la base sur des thèmes de contestation radicale de l'Université et dans la ligne déjà appliquée à Nanterre : de la contestation de l'Université à la contestation de la société bourgeoise. » (Idem page 13 3).

Ce meeting, entièrement dominé par Cohn‑Bendit était une première esquisse de « l'unité des révolutionnaires ». Il illustre ce que furent les « idées de Mai » : un mélange d'anarchisme dégénéré, d'anticommunisme, et d'idéologie émanant de la C.F.D.T. et du P.S.U. Mais si rances que soient les « idées de Mai », elles poursuivent leur chemin. Une fois de plus les renégats de la IV° Internationale en sont les champions. L'illustre compère de Janus‑Germain‑Mandel, Livio Maitan, au IX° Congrès mondial des pablistes, les développaient sous une autre forme :

« La perspective fondamentale, la seule réaliste pour l'Amérique Latine est celle d'une lutte armée susceptible de durer de longues années. C'est pourquoi, la préparation technique ne saurait être conçue tout simplement comme l'un des aspects du travail révolutionnaire mais comme l'aspect fondamental, dans les pays où les conditions minima ne sont pas encore réunies... l'axe principal sera pour toute une période la guerilla rurale... même si l'initiative apparaît au début comme venant de l'extérieur ou unilatérale (ce fut le cas de la guérilla bolivienne du Che). »

Cette politique exige :

« l'intégration dans le courant révolutionnaire historique représenté par la révolution cubaine et l'O.L.A.S., ce qui implique, au‑delà des formes, intégration dans le front révolutionnaire continental que l'O.L.A.S. constitue. »

Les mêmes idées, la même méthode, se retrouvent : en mai‑juin 68, les étudiants étaient les protagonistes du cycle provocation‑répression‑mobilisation, en Amérique Latine ce sera « la guérilla rurale... Même si l'initiative apparaît au début comme venant de l'extérieur ou unilatérale ». Surdétermination de la lutte des classes ; dissolution politique, sinon organisationnelle, de l'organisation qui prétend construire le parti révolutionnaire à l'intérieur d'un conglomérat de courants et tendances animés par les idéologies petites‑bourgeoises ; anarchisme dégénéré de Cohn‑Bendit, guérillisme populiste de Che Guevara sont les ingrédients de cette mixture politique ; recherche de forces sociales et politiques extérieures au prolétariat qui se substituent à lui, et nécessairement lutte contre la conception bolchevique du parti révolutionnaire ; bien que naturellement aucune comparaison ne puisse être faite, en tant qu'hommes et combattants, entre le « jeanfoutre » Cohn‑Bendit et Che Guevara qui sacrifia sa vie à ses idées. Le pablisme a connu et connaîtra maintes pérégrinations politiques, il reste constamment fidèle à lui‑même en ceci : recherche d'un substitut dans la lutte de classe au prolétariat, recherche d'un substitut à la lutte pour la construction du parti révolutionnaire. Hier, les pablistes prévoyaient que la bureaucratie du Kremlin serait contrainte au cours de « la guerre qui venait » d'exproprier la bourgeoisie mondiale, de réaliser les tâches de la révolution prolétarienne, ils estimaient que la construction du socialisme durerait des siècles : « l'entrisme sui generis » était la conclusion logique de cette analyse. Plus tard « l'épicentre de la révolution » fut enfin trouvé : les pays économiquement arriérés. Et les partis petits-bourgeois ‑ F.L.N. algérien, mouvement du 26 juillet cubain, M.N.R. bolivien, jusqu'aux Panthères Noires, etc. ‑ devenaient les exemples types de partis révolutionnaires. Désormais, les nouvelles découvertes théoriques de Germain‑Mandel l'affirment, les intellectuels et apprentis intellectuels sont les moteurs de la lutte des classes « dans les centres impérialistes » tandis que son collègue Livio Maitan s'en remet, en ce qui concerne l'Amérique Latine, à la guérilla même « importée de l'extérieur et unilatérale ». En conséquence : en mai-juin 68 l'ex‑J.C.R. se dissolvait politiquement au sein de la « nouvelle avant-garde », et, aujourd'hui, les organisations latino-américaines pablistes doivent « s'intégrer à l'O.L.A.S. ». Il y aura d'autres variations. Déjà, certaines se sont produites. A l'origine « Rouge » se proposait, sans programme, sans ligne politique définie, sans frontières, de rassembler « la nouvelle avant-garde ». Les meneurs de jeu espéraient faire accepter par des tours de passe-passe les positions du Secrétariat Unifié et tirer les ficelles d'une organisation mal définie politiquement. Il fallut déchanter : bêtement, la « minorité » s'en tint aux écrits de Weber et Bensaïd qui écrivaient :

« Il n'y a pas d'avant-garde auto‑proclamée. Le mouvement présent est l'épreuve de vérité dans laquelle chacun sera jugé à sa juste mesure. » (Idem page 130).

Elle réplique : fonder la Ligue communiste, adhérer au Secrétariat Unifié, c'est « s'auto‑proclamer avant-garde ». Car:

« Il est faux que nous ayons été capables (en mai-juin 68 et après) d'ouvrir au mouvement les perspectives politiques et organisationnelles, c'est‑à‑dire de jouer effectivement le rôle d'avant-garde... notre acquis théorique... Nous contestons que cet acquis nous ait permis de fournir au mouvement de masse de réelles perspectives politiques et organisationnelles... point 9 du préambule (du texte de la tendance majoritaire) il est dit : « parce que nous comprenons la nécessité d'une organisation et sa vocation internationale nous pensons aujourd'hui constituer l'avant-garde ». Donc, nous constituons l'avant-garde non parce que nous sommes capables de faire faire aux masses l'expérience pratique de leur situation de classe mais bien parce que... nous comprenons la nécessité d'une organisation ! « La compréhension de la nécessité d'une organisation internationale » est d'abord posé en tant que telle détachée des tâches politiques que l'organisation a à remplir, et de sa capacité à les remplir effectivement (fétichisme d'organisation) ; ensuite, cette même compréhension fétichisée de l'organisation d'avant-garde est à son tour posée comme critère de notre nature d'avant-garde ! Dès lors nous sommes une avant-garde ! Dès lors nous sommes une avant-garde autoproclamée... Parce que nous comprenons et acceptons le fétichisme d'organisation. » (textes minoritaires, page 32, Rouge, n° 6‑7).

Selon la « méthode », et en se situant sur le terrain de Weber, Bensaïd, Frank, Germain, les « minoritaires » ont raison. Les promoteurs de la Ligue Communiste affirment bien :

« La Ligue est la continuation actuelle d'un courant fondamental du mouvement ouvrier, de Marx à Lénine et Trotsky, le marxisme révolutionnaire ‑ sans compromission théorique aucune. Elle se sert de ses acquis fondamentaux pour élaborer ses propres analyses ».

Mais ils ajoutent tout aussitôt :

« La fondation de la Ligue regroupe et délimite un courant que nous estimons essentiel pour la construction du Parti Révolutionnaire. Mais la Ligue n'est pas le Parti et le Parti ne sera pas construit le jour où la Ligue sera suffisamment pleine. Ce qui manque pour que la Ligue soit un parti, c'est outre une implantation ouvrière, un programme précis permettant à la classe ouvrière de se reconnaître dans « Rouge » et par conséquent à « Rouge » de diriger les actions de la classe ouvrière. ».

Sans programme, sans politique, sans stratégie, il est, en effet, difficile à la classe ouvrière de se reconnaître en « Rouge ». Il ne saurait évidemment être question que « Rouge » dirige les actions de la classe ouvrière, ou même intervienne, sauf sur des improvisations, à l'intérieur de la classe ouvrière. D'autant que les promoteurs de « Rouge » précisent :

« Aucun courant ne possède aujourd'hui ce programme. Nous pensons que l'intervention politique de « Rouge » dans ce domaine peut-être décisive notamment par sa capacité d'explication. Cependant, des éléments de programme (des éléments, rien que des éléments) doivent naître tout autant de la confrontation de militants organisés (Lutte Ouvrière, divers courants M.L., Rouge, etc.) face aux mêmes problèmes de la réflexion théorique de notre organisation à partir de ses thèses propres. » (Idem pages 13 et 14).

Qu'est‑ce que Rouge et la Ligue Communiste, sinon des « références théoriques » (comme ils disent) et l'auto‑ proclamation d'une avant-garde sur un terrain purement organisationnel « national et international » ?

Les représentants de la « tendance majoritaire » Abrahamovici et Stein, écrivant un texte, « La fin de l'histoire » (B.D.R. N° 15), ils restent d'airain :

« De tout ceci, il ressort qu'il y a à la base des interprétations de Rivière et Creach une méconnaissance qui a dû entraîner un certain nombre de confusions entre stratégie et tactique (à propos de l'entrisme) ou entre programme et théorie : le programme comme synthèse des expériences du mouvement ouvrier n'est pas un dogme et on ne saurait prétendre avoir un véritable programme tant qu'on ne sera pas intervenu comme avant-garde effective et non plus potentielle. » (Idem page 42).

Mais « la fin de l'histoire » prend ensuite l'allure d'une retraite précipitée que sonne un certain Gérome !! En arrière toute. Souvenons-nous. Mais si nous avons un programme. Ne sommes‑nous pas « trotskystes » :

« Dans la vie, les textes programmatiques de base qui fondent la IV° Internationale et, en particulier, le programme de transition ne sont pas sortis du crâne d'un idéologue, fût‑ce Trotsky lui‑même, mais ont été élaborés longuement et en particulier par Trotsky, comme un bilan théorique du marxisme et du bolchévisme et comme un pronostic politique et organisationnel pour toute une période historique également déduit de cette longue expérience. Tant vaut la méthode, tant valent les produits ». (Texte de la tendance majoritaire B.D.R., n° 16, page 48).

Ce qui était considéré comme du vinaigre (page 42, B.D.R. 15), est devenu un grand cru (page 46, B.D.R. 16), en quelques pages et un seul bulletin des diffuseurs de « Rouge ». Ce breuvage ne supportera pas la bouteille. Déjà quelques lignes plus loin, Gérome explique :

« Il est évident que le programme n'est pas un objet que l'on porte en se contentant d'en préserver les approches (version lambertiste). Un programme est vivant et doit être fructifié ou dégénérer et le problème en 1969, doit être posé sous la forme : la IV° Internationale (entendons les renégats de la IV° Internationale), après la mort de Trotsky, a-t‑elle enrichi, renforcé, développé son programme, ou au contraire l'a‑t‑elle laissé se décomposer en idéologie? »

En d'autres termes : l'a-t-elle lacéré, renié, a‑t‑elle piqueté ici et là des « idées », et remplacé le Programme de Transition par une soupe éclectique ? Rendons acte à Gérome, cela fut fait, et bien fait. Nuls autres que les « majoritaires » n'en témoignent, qui remettent à un temps indéterminé l'élaboration « d'un véritable programme ». La mesquine astuce d'en appeler soudain au programme de fondation de la IV° Internationale, longtemps vilipendé, abandonné, trahi, contre une tendance qui eut le tort de développer de façon conséquente les « principes » qui furent à l'origine de « Rouge », s'explique en fonction du besoin politique des renégats de la IV° Internationale de disposer « d'une section française ». Elle fit long feu. Le dialogue a repris avec d'autres courants, d'autres tendances : Lutte Ouvrière d'un côté, et, de l'autre, l'organisation, oh ! combien ouvrière et révolutionnaire qu'est le P.S.U. expression sur le plan politique de l'idéologie que véhicule la C.F.D.T. La logique du pablisme conduit à la liquidation de l'organisation pabliste elle‑même « au sein du mouvement (dit) réel des masses ». Et ce « mouvement (dit) réel des masses » est toujours l'apparence immédiate ; la soi-disant « délégation de pouvoir » ainsi que Germain‑Mandel qualifie les appareils bureaucratiques ; la petite-bourgeoisie plus ou moins radicale des pays économiquement arriérés ; les expressions petites-bourgeoises de la crise de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin, comme en mai-juin 68 en France.

L'aisance à se renier des renégats de la IV° internationale est stupéfiante. Ils se « libèrent » de la « tactique » de « l'entrisme sui-generis » superbement. Un certain Samuel chante le De profondis de la « tactique entriste » : «la tactique entriste a vécu ». « Construisons la Ligue pour construire le Parti. » Lesté d'une pierre au cou et balancé par‑dessus bord, le cadavre de la « tactique entriste » revient tout de même à la surface. Selon Samuel la «tactique de l'entrisme sui-generis » procédait de l'appréciation suivante :

« La perspective la plus probable est celle de la guerre qui vient... Si donc on peut s'attendre à une certaine évolution à gauche des P.C. l'éventualité la plus probable est néanmoins l'apparition de rupture en leur sein ne produisant pas d'emblée des partis marxistes révolutionnaires, mais des formations centristes de gauche dans lesquelles les trotskystes auront à jouer un rôle déterminant... De fait l'analyse conjoncturelle que fondait l'entrisme s'est révélée fausse. Jusqu'en 1953, elle semblait être confirmée par les faits. La campagne d'hystérie anticommuniste battait son plein aux U.S.A. La guerre de Corée semblait préfigurer la conflagration mondiale. Le P.C.F. développait pour la première fois depuis 1930 une nouvelle « phase gauche » (rampes de fusées V2 jetées à la mer, manifestation quasi-insurrectionnelle contre Ridgway‑la‑peste, etc.). Mais en réalité la bourgeoisie américaine ne voulait pas d'un nouveau conflit et aux U.S.A. mêmes, la guerre de Corée était impopulaire. L'erreur fondamentale d'appréciation se situait dans l'analyse des perspectives économiques. Comme tout le monde, le secrétariat international s'attendait à de graves récessions en Occident. Or, on devait assister au contraire à un extraordinaire « boom » économique (le « boom » de la guerre de Corée). A la surprise de tous les théoriciens marxistes et bourgeois, l'économie capitaliste amorçait une phase de longue expansion. Le capitalisme international n'était pas acculé à la guerre. Dès 1953 apparaissaient les premiers signes de détente. La politique de guerre froide ne survit pas à Staline. Bientôt les successeurs au Kremlin reprendront le cours de la « coexistence pacifique ». (Cahiers Rouge, n° 6‑7, pages 119‑120).

La « résolution du C.E.I. » (décembre 1969) qui tire « le bilan de l'entrisme » est beaucoup plus discrète. Elle jette un voile sur ce « lointain passé ». Mais l'un et l'autre de ces textes escamotent l'essentiel : l'analyse « qui fondait l'entrisme sui generis » n'était pas « conjoncturelle », elle révisait fondamentalement le marxisme. Pablo l'entreprenait, Frank, Germain et consorts l'entérinaient. Que ces messieurs se souviennent :

« La réalité sociale objective pour notre mouvement est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu'on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l'écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique. » (« Où allons‑nous ? », Quatrième Internationale, février‑mars 1951, page 40).

Et encore .

« Le vrai rapport des forces entre l'impérialisme et les forces qui lui sont opposées, ne se mesure pas simplement sur le plan des ressources matérielles et techniques réciproques mais aussi sur le plan des rapports sociaux, des rapports de classes ( ... ) l'élan révolutionnaire des masses dressées contre l'impérialisme s'ajoute comme une force supplémentaire aux forces matérielles et techniques qui combattent cet impérialisme. » (Idem page 42).

La bureaucratie du Kremlin, et son appareil international, devenait la force motrice de l'histoire, et le prolétariat lui était subordonné. L'essentiel était « les forces matérielles et techniques » dont la bureaucratie du Kremlin disposait. Cette nouvelle appréciation des forces motrices de l'histoire était étendue, généralisée, à tous les appareils bureaucratiques. L'analyse « rectifiée » des perspectives économiques ne « rectifiait » en rien la méthode, au contraire, elle en procédait. Il suffit de rappeler comment Germain‑Mandel « rectifie » Lénine pour s'en convaincre. En mai 1965 Pierre Frank écrivait une brochure intitulée « Construire le parti révolutionnaire ». La puissance d'analyse de Frank est impressionnante : il « construit le parti révolutionnaire », sans avoir besoin de faire, ne serait‑ce qu'une seule fois, une référence à la lutte des classes. Sont absents de sa brochure écrite en 1965 : la grève générale d'août 1953, juin 1953 en Allemagne de l'Est, la révolution hongroise des Conseils de novembre 1956 et l'Octobre polonais, la grève générale belge de 1960‑1961, la grève des mineurs français de mars‑avril 1963. Il faut le faire ! Seul, un « secrétaire de l’Internationale » pouvait réaliser ce tour de force, à condition d'être plongé jusqu'à la racine des cheveux dans « le mouvement réel des masses ». Il conclut sur un air de fanfare :

« Actuellement, nous sommes dans une période de flux révolutionnaire puissant (même s'il est accompagné ici ou là de revers temporaires partiels et de la stagnation non moins temporaire en Europe occidentale) et ce flux signifie la reconstitution du programme révolutionnaire sur une grande échelle en dépit de l'immense confusion théorique et politique existant dans les organisations.
N’y-a-t-il rien de plus remarquable que des phénomènes comme celui de la redécouverte sous une forme encore grossière et approximative de la théorie de la révolution permanente par les Chinois ? Ou bien le développement de la révolution cubaine qui a hissé sa direction, partant d'un humanisme sincère jusqu'au marxisme-léninisme, et portant cette direction à un niveau politique supérieur à celui des vieilles directions qui avaient appris le marxisme à l'école stalinienne ? » (page 28).

Toujours et encore, les appareils bureaucratiques, ou la petite bourgeoisie radicale, sont investis de la mission historique du prolétariat et du parti révolutionnaire. Le « spontanéisme », l'alignement et la dissolution au sein de la « nouvelle avant-garde », du « substitut provisoire au parti révolutionnaire », participent de la même méthode. Les résultats sont démonstratifs. Rappelons‑nous :

« Toute attitude révolutionnaire doit s'affirmer contre un milieu qui lui est hostile consciemment ou inconsciemment ; elle ne peut se développer intellectuellement car, de même que la classe ouvrière russe était spontanément trade‑unioniste, de même spontanément la classe ouvrière française est spontanément stalinienne et il lui faut aller contre ce stalinisme qui imprègne toute l'existence ouvrière. Il est plus difficile d'aller contre ce stalinisme que contre la spontanéité trade-unioniste car le stalinisme est organisé dès le départ, il a une intervention politique directe et des références idéologiques « révolutionnaires ». Le stalinisme déforme toutes les expressions autonomes de la lutte de la classe, ce qui rend difficile la prise de conscience directe et totale de son rôle de frein ». (Texte majoritaire. Cahiers « rouge » n° 6‑7, page 42).

« La classe ouvrière française est spontanément stalinienne » ? Pourquoi la classe ouvrière française seulement ? Si « la classe ouvrière française est spontanément stalinienne », les prolétariats en général sont spontanément staliniens. Il faut savoir : si « le prolétariat est spontanément stalinien » cela vient nécessairement de ce que le stalinisme exprime ses besoins et tendances profondes. Alors le stalinisme n'a nul besoin de « déformer toutes les expressions autonomes de la classe », l'un et l'autre se correspondent. Il en résulte : ou que la classe ouvrière « a la direction qu'elle mérite » ou que le stalinisme (la délégation de pouvoir) réalise ce dont le chargeait Pablo, la révolution socialiste (au cours des siècles de transition). La politique des renégats de la IV° Internationale se déplace entre ces deux pôles en fonction du temps et des circonstances. Sans qu'ils l'aient prévu, le mouvement des étudiants, la grève générale de mai-juin 68, les firent rompre avec « la tactique de l'entrisme sui generis ». Ils crurent que les poses et incantations pouvaient tenir lieu de politique, et donner à la classe ouvrière le sens du « sublime » révolutionnaire qui lui manquerait :

« le jeu‑kermesse culminait dans le grand défilé euphorique à travers Paris et d'une façon plus intime, jeu‑guérilla, jeu‑planétaire, dans le sens où enfin les évènements permettaient de mimer sérieusement (comme tout grand jeu) les barricades de l'histoire de France et les guérillas de Che Guevara... constituaient un véritable nouveau langage par lequel le mouvement étudiant s'adressait à la classe ouvrière, par‑dessus la tête des directions bureaucratiques. Les manifestations pseudo‑insurrectionnelles, les forêts de drapeaux rouges, les barricades, les occupations de Facultés, toutes ces transpositions inspirées de la tradition ouvrière, constituaient finalement un ensemble sémantique... Ce langage nouveau le prolétariat allait l'entendre, puis, à son tour, le parler » (Mai-juin 68 : une répétition générale, page 143).

Ils crurent faire l'économie de la construction du parti révolutionnaire. L'imagination aidant, ils ont même vu

« Les ouvriers les plus résolus, les plus combatifs qui demandent à venir à la Sorbonne, qui se reconnaissent davantage dans la lutte des étudiants (ou ce qu'ils prétendent telle : « le jeu kermesse ») que dans les proclamations de leurs directions syndicales... L'avant-garde ouvrière se tourne vers eux (les militants étudiants) comme vers un substitut, une direction de rechange pour leur demander ce que pourtant, faute de force et d'expérience (sic), ils ne peuvent leur donner » (idem page 158).

L'implacable réalité a dissipé ce rêve infantile. Ils en concluent : « la classe ouvrière est spontanément stalinienne ». Leur recherche de « jeux‑kermesse », de « nouvelles forces sociales », n'en devient que plus ardente, jusqu'au jour où ils découvriront à nouveau que les appareils et le stalinisme sont les vraies forces motrices de l'histoire. Les deux positions peuvent fort bien être combinées. En réalité, ils rejettent la responsabilité de leur trahison du programme de la IV° Internationale et de la lutte pour sa construction, sur le prolétariat.

La logique « théorique » du pablisme conduit à la liquidation. Mais la fonction politique du pablisme exige que le S.U. se présente comme étant la IV° Internationale, et s'oppose à la liquidation du S.U. et de ses organisations. De là, après avoir affirmé qu'il n'y a pas « d'avant-garde autoproclamée », que le programme reste à élaborer, ce retour « aux sources », à la nécessité de l'organisation, ce rappel du programme de fondation de la IV° Internationale, et dans la même foulée la négation de ce programme.

La rupture avec « l'entrisme sui generis » est consécutive à la crise de l'appareil international du stalinisme. Le mouvement de la classe ouvrière la dresse contre la politique des appareils bureaucratiques qui craquent. Bien qu'encore embryonnairement, des tendances se font jour qui cherchent une issue. Elles annoncent de gigantesques ruptures, des tendances infiniment plus puissantes. Le pablisme pour jouer son rôle doit opérer une mue politique : fini « l'entrisme sui generis », vive l'organisation indépendante, les « nouvelles avant-gardes ». La crise fondamentale du stalinisme se répercute à tous les milieux. Les milieux de la petite bourgeoisie, hier fascinés par la puissance politique de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international, agités par la crise de l'impérialisme, traduisent à leur manière la conjonction des crises de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin. Ils ressortent toute l'antiquaille idéologique, à peine retapée. Les pablistes se mettent au goût du jour. Ce qu'on appelle la « crise de l'Université » est un aspect de la crise de la société bourgeoise. De ce point de vue, le mouvement étudiant s'insère dans la lutte pour la révolution prolétarienne mais, en l'absence du parti révolutionnaire plongeant ses racines au plus profond du prolétariat, la crise du stalinisme et de l'impérialisme fait renaître toutes les variétés idéologiques petites-bourgeoises. Le milieu est propice au « gauchisme » et à bien d'autres choses. Cependant, la renaissance des idéologies petites-bourgeoises, le « gauchisme » ont des racines sociales, des causes politiques : le stalinisme barre la route à la solution prolétarienne de la crise de la société bourgeoise, mais les mouvements du prolétariat remettent en cause son contrôle sur la classe ouvrière. La recherche d'une issue, en l'absence du parti révolutionnaire, fait apparaître en surface, dans les milieux les plus instables socialement, des tendances et courants idéologiques petits-bourgeois.

Pas plus à l'université qu'ailleurs, le combat pour la construction du parti révolutionnaire ne saurait être différé ou évité, en raison du « milieu ». Les étudiants doivent fournir des militants et des dirigeants à la révolution prolétarienne en luttant sur leur propre terrain pour la construction du parti révolutionnaire. Le mouvement étudiant peut et doit s'intégrer à la lutte de classe du prolétariat. Le test de la politique pratiquée à l'université avant, pendant, et après mai-juin 68, pour autant que la crise du stalinisme et des appareils bureaucratiques, conjuguée à la crise de l'impérialisme, fait de ce milieu de bouillon de culture « idéologique », est non moins probant que celui de « l'entrisme sui generis ». Fondamentalement le stalinisme porte la responsabilité de la renaissance et du bouillonnement à l'université du « gauchisme », du « spontanéisme », de l'anarchisme dégénéré, du développement des idéologies maoïstes, P.S.U.‑ C.F.D.T. et autres. Il n'en est pas moins indispensable de lutter politiquement contre ces « idéologies » et ces tendances. Le pablisme s'est adapté à eux, comme précédemment il s'adaptait directement au stalinisme par « l'entrisme sui generis ». La place politique qui est la sienne ‑ tendance petite-bourgeoise du mouvement ouvrier ayant rompu avec le programme de la IV° Internationale et combattant, au nom de la IV° Internationale, contre la reconstruction de la IV° Internationale ‑ exigeait qu'il s'adapte aux prétendues « nouvelles avant-gardes », pour qu'il opère une mue politique.

La crise du stalinisme en est seulement à ses débuts. Les plus formidables affrontements entre les classes sont devant nous. Les prodigieux bouleversements entre les classes, à l'intérieur des classes, au sein du mouvement ouvrier sont encore à venir. Estimer que la classe ouvrière est immunisée contre la renaissance des vieilles idéologies serait avoir de dangereuses illusions. Au plus profond de la classe ouvrière, par la naissance ou la renaissance de multiples courants et tendances, elles se manifesteront d'autant plus que rompre politiquement avec telle ou telle expression du stalinisme ce n'est pas encore rompre avec toutes les déviations idéologiques qu'il a entretenues et renforcées; que la maturation politique du prolétariat et des militants ne s'effectuera pas au même rythme pour ses différentes couches, ni automatiquement. Les vieilles idéologies réapparaîtront selon des formes appropriées. Le « centrisme » est un danger particulièrement grave. Les militants de la classe ouvrière qui rompent avec le stalinisme et les organisations traditionnelles ne peuvent reconstituer spontanément le marxisme.

La mutation de « l'entrisme sui generis » à la théorie des « nouvelles avant-gardes » démontre que le pablisme opérera les mutations nécessaires à une nouvelle adaptation au « mouvement (dit) réel des masses ». Le pablisme ne change pas de nature parce qu'il a renié « l'entrisme sui generis », parce qu'il adopte la théorie des « nouvelles avant-gardes »; au contraire, sa nature exige qu'il opère cette mutation afin de remplir sa fonction politique. De nouvelles mutations sont à prévoir : elles sont précisément indispensables à la fonction politique du pablisme, en raison de sa nature qui ne change pas, mais s'affirme ainsi. Flanc‑garde des appareils bureaucratiques et de la bourgeoisie, le pablisme s'efforcera de cristalliser sur des positions centristes les courants et les tendances de la classe ouvrière, nés de la crise conjointe de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin, qui rompront avec les organisations traditionnelles. Ainsi, accomplira‑t‑il son rôle politique d'obstacle à la construction des partis de la IV° Internationale et à sa reconstruction.

La défaite du pablisme, comme celle du réformisme et du stalinisme, résultera du combat permanent, d'hier, d'aujourd'hui et de demain, pour la reconstruction de la IV° Internationale et de ses partis. Tout est là : la défaite ou la victoire de la révolution prolétarienne dépend de la solution de la crise de l'humanité qui est la crise de la direction révolutionnaire, que seule peut résoudre la IV° Internationale, armée de la théorie de la révolution permanente.


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