1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

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"Nouvelles avant-gardes" ? Non ! Reconstruction de la IV° Internationale !


L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, et la révolution permanente

Esquissée par Marx et Engels en 1850, développée par Trotsky en 1905, la théorie de la révolution permanente restait encore inachevée. Il lui fallait s'appuyer sur une analyse du stade de développement du mode de production capitaliste que constitue l'impérialisme, sur l'expérience analysée scientifiquement de la première phase de l'ère des guerres et des révolutions, y compris du stalinisme. Bien qu'il n'en ait jamais traité directement, bien qu'avant la révolution russe de 1917 Lénine en soit resté à la formule « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », qui, ainsi que l'explique Trotsky, « laissait entrouverte la question du mécanisme politique de l'alliance des ouvriers et des paysans (et) restait... une formule algébrique qui permettait, dans l'avenir, des interprétations politiques très différentes », et qu'il ne l'ait abandonnée ouvertement qu'en avril 1917 pour lancer le mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets », son analyse de l'impérialisme stade suprême du capitalisme, donne à la théorie de la Révolution Permanente son fondement. La solution des tâches démocratiques bourgeoises dépend du prolétariat dans les pays économiquement arriérés, parce que l'impérialisme est le stade du capitalisme pourrissant et que la bourgeoisie est désormais incapable de développer les forces productives. Le prolétariat peut et doit prendre le pouvoir dans les pays économiquement arriérés en s'appuyant sur la paysannerie, parce qu'il agit comme fraction du prolétariat mondial à l'heure où s'ouvre l'ère de la révolution prolétarienne mondiale.

La Russie était un pays économiquement arriéré, la bourgeoisie était incapable de réaliser la révolution démocratique bourgeoise par peur du prolétariat. Elle était plus ou moins liée aux vieilles classes dominantes. L'appareil d'Etat tsariste l'abritait des luttes de classe du prolétariat. En cela, la comparaison peut être faite avec la révolution de 1848 en Allemagne du Nord, en Autriche-Hongrie, en Italie. Dans ces pays dès 1848, les relations entre les classes étaient telles que la bourgeoisie comme classe fut incapable d'accomplir la révolution démocratique bourgeoise à la façon dont elle fut accomplie en France. Et nous avons vu quelles conclusions en tirèrent Marx et Engels. Néanmoins, l'unité de l'Allemagne du Nord et de l'Italie, des réformes bourgeoises profondes furent réalisées ; la bourgeoisie acquit une position dominante, sans qu'en Allemagne l'appareil d'Etat des hobereaux et de la bureaucratie prussienne soit renversé, en utilisant les contradictions européennes et la Maison de Savoie en Italie. Le mouvement ouvrier se développa, conquit aussi bien en Allemagne qu'en Autriche, qu'en Italie, droits, garanties, libertés, et, surtout en Allemagne avec la social-démocratie et les syndicats, d'importantes réformes.

« L’étrange destinée de la Prusse voulut qu'elle achevât vers la fin du siècle, sous la forme agréable du bonapartisme, sa révolution démocratique bourgeoise qu'elle avait commencée en 1808‑1813, et continuée quelque peu en 1848. Et si tout va bien, si tout le monde reste bien tranquille, et si nous devenons tous assez vieux, nous pourrons peut être voir, en 1900, que le gouvernement de Prusse a vraiment supprimé toutes les institutions féodales, que la Prusse en est arrivée enfin au point où en était la France en 1792.
« La suppression du féodalisme, si nous voulons nous exprimer positivement, signifie l'instauration du régime bourgeois. Au fur et à mesure que les privilèges aristocratiques tombent, la législation devient bourgeoise. Et ici, nous nous trouvons au cœur même des rapports de la bourgeoisie allemande avec le gouvernement », écrit Engels (préface à la Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, page 20).

Les tâches démocratiques bourgeoises furent en grande partie réalisées par l'Etat des hobereaux et de la bureaucratie prussienne, tandis que le prolétariat conquérait de puissantes positions de classe. La réalisation des tâches démocratiques bourgeoises par l'Etat des hobereaux et de la bureaucratie prussienne donnera à l'impérialisme allemand des aspects très particuliers. Engels écrivait en 1872 :

« En réalité, en Allemagne aussi, l'Etat tel qu'il existe est le produit nécessaire de l'infrastructure sociale. En Prusse ‑ la Prusse fait aujourd'hui autorité ‑ il existe, à côté d'une noblesse terrienne toujours puissante, une bourgeoisie relativement jeune et surtout très couarde qui jusqu'ici n'a conquis ni le pouvoir politique direct comme en France, ni le pouvoir politique plus ou moins indirect comme en Angleterre. Mais à côté de ces deux classes, il y a un prolétariat intellectuellement très développé et qui s'accroît rapidement et s'organise davantage de jour en jour. Nous trouvons donc ici, à côté de la condition fondamentale de l'ancienne monarchie absolue : l'équilibre entre la noblesse foncière et la bourgeoisie, la condition fondamentale du bonapartisme moderne : l'équilibre entre la bourgeoisie et le prolétariat. » (La Question du logement.)

La bureaucratie prussienne et la caste militaire liées aux hobereaux jouiront d'une grande autonomie étant donné ce type de bonapartisme très particulier qui se maintiendra jusqu'à la révolution allemande de 1918. Néanmoins, la bourgeoisie allemande acquit une position dominante, que la formation du capital financier accentua par l'interpénétration de l'aristocratie terrienne, de la caste bureaucratique et militaire et des magnats du capital financier. La réalisation des tâches démocratiques bourgeoises par l'Etat de la bureaucratie prussienne et des hobereaux, le rôle finalement déterminant de la bourgeoisie, malgré sa couardise, et singulièrement du capital financier sont des phénomènes qui ne s'expliquent qu'en relation avec la période de développement capitaliste qui s'étend de 1840 à 1900. La croissance prodigieuse du capitalisme allemand, qui rattrapa et dépassa les capitalismes français et anglais, qui connut des rythmes de développement et de concentration, au cours de cette période, comparables seulement à ceux du capitalisme américain, a renforcé automatiquement le poids et le rôle de la bourgeoisie allemande. L'Etat de la bureaucratie prussienne dut se mettre à son service, devint son agent historique.

Mais le capitalisme en Allemagne se développa comme une des composantes du mode de production capitaliste dans son ensemble qui, à l'échelle mondiale, connut, au cours de cette période, un développement intensif et extensif prodigieux. La bourgeoisie allemande imposa à l'Etat de la bureaucratie prussienne ses besoins, la réalisation des tâches démocratiques bourgeoises, finalement elle se l'assujettit par le truchement du capital financier, en raison de sa puissance croissante comme une des composantes de la bourgeoisie mondiale, qui dans son ensemble, n'avait pas encore épuisé son rôle progressiste, car elle développait à une allure sans précédent jusqu'alors les forces productives. Le prolétariat lui‑même, si redouté qu'il soit par la bourgeoisie allemande, bénéficiait de la croissance des forces productives en s'organisant, se renforçant, en arrachant droits, libertés, garanties et de cette façon concourait également à la réalisation des tâches démocratiques bourgeoises. La révolution sociale n'était pas immédiatement à l'ordre du jour, quelle que soit l'âpreté de la lutte des classes. La révolution européenne de 1848, la Commune de Paris esquissèrent la grande œuvre de la révolution prolétarienne mondiale que commença le prolétariat russe en 1905.

La bourgeoisie russe, pour son malheur, connut sa période d'essor au stade du capitalisme pourrissant. Aux entraves historiques antérieures se sont conjugués les liens immédiats, directs, du capitalisme russe avec l'impérialisme, là où la crise de l'impérialisme se nouait : en Europe. Les guerres russo-japonaises se situent au commencement et comme prélude aux guerres entre impérialismes. La bourgeoisie russe, alors qu'un sursis était laissé aux capitalismes japonais et américain qui, en un premier temps, bénéficièrent de la crise de l'impérialisme centrée en Europe, était immédiatement impliquée, entraÎnée, dominée par la crise du système impérialiste. Elle fut incapable de développer les forces productives et de s'imposer à la manière de la bourgeoisie allemande. Il est vrai qu'entre 1890 et 1914 le mode de production capitaliste connut un grand essor à l'intérieur de l'empire tsariste, mais dans le cadre du développement capitaliste qui précéda la première guerre impérialiste mondiale où l'économie d'armement s'emparait de l'Europe, et qui débouchait sur la plus formidable entreprise de destruction de forces productives connue jusqu'alors, la première guerre impérialiste mondiale.

Dans ces conditions, seul, le prolétariat russe ouvrait aux classes exploitées une solution à leurs problèmes, la terre, la paix, les libertés démocratiques; seul, il était à même d'ouvrir la voie au développement des forces productives, par ses propres solutions, par son propre développement : c'est pourquoi il fut la force dirigeante de la révolution russe, même si celle-ci commençait sur des revendications démocratiques bourgeoises. Mais le prolétariat russe joua ce rôle comme fraction du prolétariat mondial qui a à son ordre du jour la révolution prolétarienne mondiale. L'histoire a démontré que la bourgeoisie surmontait tous les obstacles et finissait par s'imposer comme classe dominante tant que le mode de production capitaliste développait les forces productives. C'est pourquoi Marx et Engels ne purent qu'esquisser la théorie de la Révolution Permanente. Mais c'est aussi pourquoi, si géniale qu'elle fût en 1905 et 1917, la théorie de la Révolution Permanente élaborée par Trotsky restait bancale : l'analyse de l'impérialisme stade suprême du capitalisme, faite par Lénine, était indispensable à la théorie de la Révolution Permanente. Ayant, à partir de la première guerre impérialiste, mit ses comptes théoriques à jour quant au stade de développement du capitalisme, Lénine était alors tout préparé, pour « changer de chemise », à mettre au rancart la vieille formule « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », adopter le mot d'ordre « tout le pouvoir aux Soviets », engager la lutte pour la dictature du prolétariat. La progression de Lénine se marque par ses études et publications théoriques au cours des quelques années qui précèdent octobre 1917: à « L'impérialisme stade suprême du capitalisme » succédaient les « thèses d'avril » et, à la veille d'Octobre, « l'Etat et la Révolution ». Lénine poursuivait des fins pratiques : il préparait et se préparait à la vague révolutionnaire qui naîtrait, selon lui, de la première guerre impérialiste. C'est sur cette base que Trotsky pourra écrire :

« La théorie de la Révolution Permanente (se pose) comme la question du caractère, des liens internes et des méthodes de la révolution internationale en général ».

D'ailleurs Trotsky considérait le programme de la IV° Internationale, comme le « programme de la Révolution Permanente ».

« La IV° Internationale n'élève pas de cloisons étanches entre les pays arriérés et les pays avancés, entre les révolutions démocratiques et socialistes. Elle les combine et les subordonne à la lutte mondiale des opprimés contre les oppresseurs. De même que la seule force révolutionnaire de notre époque est le prolétariat international, de même le seul programme réel capable de liquider toute oppression sociale et nationale est le programme de la révolution permanente ». (La Guerre impérialiste et la Révolution prolétarienne, manifeste de la Conférence d'alarme de la IV° Internationale ‑ 26 mai 1940).

Qui détache la théorie de la Révolution Permanente de l'analyse léniniste de l'impérialisme stade suprême du capitalisme, qui estime que le (néo-) capitalisme développe les forces productives et joue à l'échelle mondiale un rôle progressiste, détruit la base de la théorie de la Révolution Permanente. Il la déchire en lambeaux, chacun d'entre-eux peut alors être utilisé pour couvrir une politique opposée à la théorie de la Révolution Permanente.

Les « théoriciens » du « néo‑capitalisme », de la croissance tumultueuse des forces productives, sont en opposition radicale avec la théorie de la Révolution Permanente. Leurs « théories » impliquent que le mode de production capitaliste, l'effondrement ou le recul relatif de certains pays capitalistes permettront à des bourgeoisies nationales de constituer leur (fragment manquant dans l'original - N.R.) productives, l'impérialisme n'est pas le stade suprême du capitalisme, du capitalisme pourrissant. Par suite le développement inégal du mode de production capitaliste, l'effondrement ou le recul relatif de certains pays capitalistes permettront à des bourgeoisies nationales de constituer leur propre marché, de développer, intégrée à l'économie mondiale et à la division internationale du travail, leur économie nationale comme une entité spécifique. Si une telle possibilité existait, l'histoire démontre qu'alors la bourgeoisie ‑ de ces pays, par des voies politiques originales, parviendrait à résoudre, ou à faire résoudre les tâches de la révolution démocratique bourgeoise : réforme agraire, indépendance nationale, etc. Et sous l'étiquette trompeuse de la « Révolution Permanente », les renégats de la IV° Internationale confient en pratique aux dictatures bonapartistes petites-bourgeoises, militaires et autres, le soin de réaliser pour les pays arriérés aujourd'hui ce que réalisa au siècle dernier l'Etat de la bureaucratie et des hobereaux prussiens pour l'Allemagne. Ils collent l'étiquette socialiste sur les tentatives de réaliser une sorte de capitalisme d'Etat des Ben Bella, Nasser, et autres, et l'affaire est faite. Leur éclectisme foncier leur permet en même temps de s'adapter à la « théorie » de « la construction du socialisme dans un seul pays ». Trotsky, Lénine, tous les marxistes ont démontré que si le prolétariat de quelque pays que ce soit s'emparait du pouvoir, il ne le conserverait qu'autant que la crise de l'impérialisme mondial ébranlerait celui-ci dans ses fondements, et, en dernière analyse qu'autant qu'à l'échelle internationale le prolétariat renverserait la bourgeoisie et s'emparerait des principales forces productives. Au cas où l'impérialisme ne serait pas le stade suprême du capitalisme, celui du capitalisme pourrissant, la prise du pouvoir par le prolétariat dans un pays économiquement arriéré ou avancé serait due à une conjoncture nationale exceptionnelle, et le prolétariat ne garderait pas plus le pouvoir que ne le garda le prolétariat parisien en 1871. A moins que la lutte des classes mondiale et l'économie mondiale se divisent en secteurs n'ayant que des relations mineures entre eux.

Les « théoriciens » du « néo‑capitalisme », de la « division du monde en secteurs », comme Staline, en pratique, accordent un avenir historique aux bourgeoisies des pays économiquement arriérés et fournissent une nouvelle mouture de la « théorie » de « la construction du socialisme dans un seul pays ». Et cela au nom de la révolution permanente, dont les agents seraient les petites bourgeoisies radicalisées et les bureaucraties parasitaires


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