1977

"(...) Les « fronts populaires » sont à l'ordre du jour lorsque se prépare une crise révolutionnaire, que la révolution prolétarienne s'avance et surgit : ils en sont le contraire, sa négation. (...)"

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Fronts populaires d'hier et d'aujourd'hui

Stéphane Just (avec Ch. Berg)

Le Front populaire en pratique : hier

Espagne : 1935 - 1939

L'histoire du Front populaire en Espagne s'étend de 1935 à 1939. Précédée d'une situation de crise politique de la bourgeoisie, qui débouche sur une situation révolutionnaire, elle comprend : une crise révolutionnaire, un coup d'Etat militaire qui échoue, une révolution, la guerre civile, l'étranglement de la révolution à l'intérieur du camp républicain, la défaite et l'écrasement des masses, enfin la victoire du franquisme. Ce sont là des événements d'une richesse immense dont les enseignements sont inépuisables. Il faudrait écrire des volumes pour en restituer la richesse. De nombreux ouvrages déjà ont été écrits, d'autres paraîtront encore... Nous avons de façon déterminée pris le parti inverse : dégager les traits essentiels du Front populaire en Espagne. La raison en est simple : le Front populaire en Espagne est une épure de la politique des fronts populaires. Nous espérons que cette méthode la dégagera dans sa tragique pureté.

Accord de Front Populaire pour les élections de février 1936

Le 15 janvier 1936, la Gauche républicaine, l’Union républicaine, le parti socialiste, l'Union générale des travailleurs, le parti communiste espagnol, la Fédération nationale des jeunesses socialistes, le parti syndicaliste, le parti ouvrier d'unification marxiste, signaient le Programme de l'alliance électorale qu'ils contractaient en vue des élections aux Cortes du 16 février. Cet accord électoral était le document de base du Front populaire qu'il constituait. A défaut d'autre chose, ce texte a au moins l'avantage de définir précisément le contenu du Front populaire. Il s'agissait « d'un plan politique commun servant de base et de charte de coalition de leurs forces respectives dans la compétition électorale prochaine et de normes de gouvernement que devraient appliquer les partis républicains avec l'appui des forces ouvrières en cas de victoire ».

Le premier point prévoyait « une large amnistie des délits politiques commis antérieurement à novembre 1935, même s'ils n'ont pas été considérés comme tels par les tribunaux ».

Point capital pour l'immense masse des travailleurs. Après l'écrasement du mouvement révolutionnaire des Asturies et l'échec du mot d'ordre de grève générale d'octobre 1934, la répression avait été féroce : 5 000 morts, 10 000 blessés, 40 000 emprisonnés. Malgré la chute en septembre 1935 du gouvernement Lerroux composé de catholiques, de monarchistes et de profascistes, quelque 30 000 travailleurs et militants restaient emprisonnés.

Le deuxième point s'engageait à « défendre la liberté et la justice comme mission spéciale de l'Etat républicain et de son régime constitutionnel », et il définissait dans quel cadre : « le règne de la Constitution  ». Aucune équivoque n'existait : «liberté », « démocratie », peut-être, mais dans le respect de l'ordre, des institutions, de l'Etat, du gouvernement bourgeois.

Une constante revenait sans cesse dans cet accord, l'affirmation de la défense de l’ordre, de l’Etat, de la propriété.

Point 3 : « Les républicains n’acceptent pas le principe de la nationalisation de la terre et de sa remise gratuite aux paysans demandée par les délégués du parti socialiste. Ils considèrent comme concevables les mesures [...] qui proposent le rachat de la terre par le paysan et le cultivateur moyen et petit, non seulement pour faire œuvre de justice mais parce qu'elles constituent la base la plus solide de la reconstruction économique nationale. »

Point 5 : « Les républicains n'acceptent pas l'allocation de chômage demandée par les représentants ouvriers.  »

Point 6 : « Les partis républicains n'acceptent pas les mesures de nationalisation des banques proposées par les partis ouvriers.  »

Le point 7 enregistrait que « la République telle que la conçoivent les partis républicains n'est pas une République dirigée par des motifs sociaux ou économiques de classe, mais un régime démocratique animé par des motifs d'intérêts publics et de progrès social  ». L'intérêt public est toujours bien sûr celui du mode de production existant, le mode de production capitaliste, et ce sont les classes dominantes de ce système de production qui représentent cet intérêt. En conséquence, la République des républicains ne saurait être dirigée par les motifs sociaux et économiques des classes exploitées. Et le point 7 ajoutait : « Les Partis républicains n'acceptent pas le contrôle ouvrier demandé par la délégation du parti socialiste.  »

Doucereux, Jacques Duclos estime que « le grand défaut de ce programme résdait dans le fait qu'il ne posait pas le problème de la réforme agraire  ».

De son côté, le parti ouvrier d'unification marxiste (P.O.U.M.) a justifié sa signature au bas de cet accord et sa participation au Front populaire en invoquant la loi électorale et le mouvement des masses qui, selon le P.O.U.M., était si fort qu'il ne pouvait que se rallier. La loi électorale, en effet, était au plus haut point antidémocratique. En d'énormes circonscriptions, il fallait présenter une liste de candidats. La liste ayant recueilli le plus de voix au premier et unique tour des élections obtenait automatiquement 80 % des députés. Le but de la loi électorale était d'empêcher ou de réduire la représentation des partis ouvriers aux Cortes. Elle était un des fleurons de la légalité républicaine espagnole. Voulant l'amnistie, espérant un profond changement, le 16 février, les masses votèrent pour les listes du Front populaire. La loi électorale joua au profit de ces listes qui, avec quelques centaines de milliers de voix d'écart, obtenaient une confortable majorité de députés aux Cortes : 287 sièges contre 132 à la droite et 32 au centre. Mais là encore, le véritable contenu du Front populaire apparaissait. En raison du scrutin de listes, les listes ont été constituées avant les élections par les états-majors et reflétaient l'esprit du Front populaire que les résultats traduisaient : 84 députés à la Gauche républicaine d'Azaňa, 37 à l'Union républicaine de Martinez Barrio, 38 à l'Esquerra de Companys, 90 au parti socialiste, 16 au P.C.E., 1 au P.O.U.M., 1 au parti syndicaliste de Pestaňa.

Certes, au nombre de suffrages, 4 838 449 voix contre 4 446 251, la majorité des listes Front populaire était faible, mais elle signifiait une extraordinaire poussée politique des masses.

Le suffrage universel, les institutions et les formes politiques bourgeoises, affaiblissent et déforment toujours la force véritable du prolétariat et des masses populaires : un citoyen est formellement égal à un autre citoyen. La loi électorale espagnole était faite sur mesure pour permettre à la bourgeoisie et à ses instruments politiques de fausser la représentation des masses. Le trucage et la violence aidaient la loi et se surajoutaient aux pressions de toutes sortes, administratives, religieuses, etc. Pour surmonter les obstacles classiques du suffrage universel, ceux propres à la « démocratie espagnole », et ceux qui résultaient de la position classique des anarchistes (la Fédération anarchiste ibérique et la Confédération nationale du travail, sans appeler au boycott selon leurs traditions, n'avaient pas appelé à voter pour les listes Front populaire), il fallait que les masses soient d'ores et déjà engagées en un puissant mouvement de radicalisation politique. Ce mouvement était également affaibli, truqué, vidé de son contenu, si l'on considère la répartition des sièges. Les partis bourgeois dAzaňa et Barrio, étaient surreprésentés. Les masses se tournaient vers les partis ouvriers et non vers « les partis républicains qui n'acceptaient pas la nationalisation de la terre et sa remise gratuite aux paysans, l'allocation de chômage, la nationalisation des banques, la République sociale, le contrôle ouvrier », etc.

Les partis bourgeois confortaient la République bourgeoise, les partis de la classe ouvrière confortaient les partis bourgeois, et tout ce beau monde était à cheval sur le dos des masses qu'il écrasait

Une République aux abois dès sa naissance

En réalité, la révolution prolétarienne dont l'Espagne était grosse depuis des années venait à son terme. Depuis la chute du dictateur Primo de Rivera en 1930, congédié par le roi Alphonse XIII et les oligarques, la crise du régime ne cessait de s'approfondir. Le 12 avril 1931, les élections municipales provoquées et préparées pourtant par le successeur de Primo de Rivera, Berenguer, donnèrent une majorité écrasante aux partis républicains. Le roi Alphonse XIII, sans abdiquer pour autant, s'enfuyait,

 La II° République espagnole était proclamé.. Les élections aux Cortes constituants du 28 juin confirmèrent les résultats des élections municipale,. Le gouvernement provisoire était présidé par Zamora, catholique, conservateur et centralisateur. Il s'étendait jusqu'aux socialistes Prieto et Largo Caballero, secrétaire de l'Union générale des travailleurs. Bientôt, Zamora, Opposé à la séparation de l'Église et de l'État et aux lois sur le, congrégations, démissionnait du gouvernement. Le républicain Azaňa lui succédait. Zamora n'en devenait pas moins président de la République après l'adoption de la Constitution le 9 décembre 1931. La politique du gouvernement républicain-socialiste d'Azaňa combinait des concessions extrêmement limitées aux masses, la lutte contre l'Église, et la répression.

Pierre Broué écrit : « Cette politique de répression brutale, l'arsenal juridique que le gouvernement se donne (comprend) avec la loi d'avril 1932 sur le contrôle des syndicats la loi sur l'ordre public de juillet 1933, la loi sur les vagabonds permettant de poursuivre et de frapper en même temps chômeurs et militants professionnels, l'obligation d'un préavis de huit jours pour toute grève, la multiplication des arrestations préventives, la protection accordée par la police aux commandos anti-anarchistes. »

Les élections municipales d'avril 1933 traduisaient la désaffection des masses à l'égard des partis républicains. Le ministère Azaňa tombait. Un gouvernement dirigé par Lerroux lui succédait, Zamora dissolvait les Cortes. Les abstentions furent massives : plus de 40 % dans les provinces de Barcelone, Saragosse, Huesca, Tarragone, Séville, Malaga, Cadix. La C.N.T. et la F.A.I. avaient appelé à ne pas voter. Les socialistes conservaient leurs voix. Mais ils avaient présenté leurs propres listes et la loi électorale jouant, le nombre de leurs députés aux Cortes était réduit de moitié. Les républicains étaient battus. Le nouveau gouvernement liquide les réformes des premières années de la République.

Le 10 avril 1932, le général Sanjurjo avait tenté à Séville un pronunciamiento. A l'initiative de la C.N.T., les travailleurs de Séville avaient répliqué par la grève générale et brisé cette tentative de coup d'Etat. Sanjurjo avait été condamné à mort et ensuite gracié. Le nouveau gouvernement amnistiait Sanjurjo et les putschistes.

Mais l'extrême droite classique, inspirée par Mussolini et impulsée par l'Eglise, s'était regroupée. Elle avait formé l'Action populaire dirigée par Gil Robles. En même temps se constituait, dirigée également par Gil Robles, la C.E.D.A. (Confédération espagnole des droites autonomes). La C.E.D.A. était devenue le groupe politique le plus important aux Cortes. Longtemps, la C.E.D.A. resta néanmoins écartée du gouvernement. Gil Robles exigea d'entrer au gouvernement. Le 1° octobre 1934, un nouveau gouvernement était formé, dirigé par Leroux, il comprenait trois ministres de la C.E.D.A.

La marche à l'Etat corporatiste et fasciste était ouverte. Le 4 octobre, l'U.G.T. donna l'ordre de grève générale. Mais la C.N.T., sur le plan national, n'était pas d'accord. A Barcelone, le mouvement fut rapidement liquidé. A Madrid, la grève fut effective. Mais les dirigeants de l'U.G.T. voulaient que cette grève soit pacifique. La grève se poursuivit jusqu'au 12 octobre. En revanche, dans les Asturies, la C.N.T., et en dernière minute le P.C.E., appelaient à la grève générale aux côtés du P.S. et de l'U.G.T. La grève générale fut effective le 4. Le 5, dans toutes les Asturies, les grévistes désarmaient la police. Le 6, ils s'emparaient d'Oviedo. Ils constituaient le Comité révolutionnaire qui prit le contrôle des Asturies. L'échec du mouvement sur le plan national devait permettre au gouvernement de concentrer ses troupes sur les Asturies. Il les lança à l'assaut, troupes marocaines et légion étrangère en tête. Oviedo tomba le 12 octobre. Les combats se poursuivirent jusqu'au 18 octobre.

La crise politique de la bourgeoisie n'était pas résolue pour autant. Le gouvernement Lerroux restait instable. La C.E.D.A. était minoritaire au sein du gouvernement. Zamora refusa de donner à Gil Robles, qui l'exigeait, la direction du gouvernement. Mais les scandales discréditèrent bientôt complètement le gouvernement, que quittent les ministres de la C.E.D.A. En septembre 1935, le gouvernement Lerroux était contraint de démissionner. Les Cortes devenaient ingouvernables. Zamora se résigna à les dissoudre. La République parlementaire agonisait. Les élections de février 1936 marquèrent un tournant décisif.

Contradictions de classes et axe du pouvoir en Espagne

Lorsque Alphonse XIII s’enfuit et que la II° République fut proclamée, républicains et socialistes qui composaient le gouvernement se déclarèrent fiers de la « glorieuse exception d'une révolution pacifique ». En fait, la fuite d'AIphonse XIII était la conséquence de la chute de Primo de Rivera à propos de laquelle Trotsky écrivait : « La dictature de Primo de Rivera est tombée sans révolution.

« En d'autres termes, cette première étape est le résultat des maladies de la vieille société, et non des forces révolutionnaires d'une société nouvelle. Ce n'est pas par hasard. Le régime de la dictature qui ne se justifiait plus aux yeux des classes bourgeoises par la nécessité d'écraser immédiatement les masses révolutionnaires, représentait en même temps un obstacle aux besoins de, la bourgeoisie dans les domaines économique, financier, politique et culturel. Mais la bourgeoisie a évité jusqu'au bout la lutte : elle a laissé la dictature pourrir et tomber comme un fruit gâté.  »

L'Espagne, de 1930 était dans une impasse totale. L'histoire lui léguait un lourd passif. La décadence espagnole a touché dès sa formation la bourgeoisie naissante. Malgré les barrières douanières, elle est intégrée au marché mondial et à la division internationale, mais sa part dans le marché mondial n'était avant 1914 que de 1,2%, et elle était tombée après guerre à 1,1%. Les investissements étrangers sont considérables dans les mines, les transports, l'industrie électrique, etc. Mais la faible base économique, les échanges insuffisants, le marché intérieur trop étroit, ont eu comme conséquence d'arrêter le processus d'unification nationale. Les nationalismes locaux catalan, basque, castillan, loin de s'affaiblir, de disparaître, se maintiennent, s'ils ne se renforcent pas. La langue espagnole parlée dans le monde par des dizaines de millions de femmes et d'hommes, c'est le « castillan ». Elle n'est pas celle de toute l'Espagne. Soixante-dix pour cent de la population sont agraires : « 50 000 hobereaux possèdent la moitié du sol, 10 000 plus de 100 hectares... Le duc de Medinaceli 79 000 hectares, le duc de Peňaranda 51 000  », écrit Broué. Dans le Centre et le Nord, en revanche, ce sont des millions de paysans qui, propriétaires de petits lopins ou métayers, sont néanmoins écrasés. Broué donne quelques autres exemples significatifs : 45 % d'illettrés, mais 80 000 prêtres, nonnes ou religieux, deux fois et demie l'effectif des étudiants. L'enseignement aux mains de l'Eglise ; 11 000 domaines ; le cardinal Segura, primat d'Espagne, avait un revenu de 600 000 pesetas et affirmait : « Le bain est une invention de païens, sinon du diable lui-même. »

La question agraire est une question centrale : sans sa solution, il est impossible de constituer un marché national important, indispensable au développement de l'économie capitaliste.

Et pourtant, le développement industriel a été suffisant pour que se constitue un prolétariat d'un million et demi d'ouvriers, employés dans l'industrie, le commerce, les transports, sans compter les fonctionnaires, sur 21 millions d'habitants.

La I° République espagnole (11 février 1873 - janvier 1874) avait révélé l'irrémédiable impuissance de la bourgeoisie. Le radicalisme des masses populaires et petites-bourgeoises en France, en 1789-1794, a brisé l'Ancien Régime et ouvert la voie à la bourgeoisie. En Espagne, la bourgeoisie à peine au pouvoir entrait directement et ouvertement en contradiction avec les masses, brisait le mouvement cantonaliste qui lui-même n'avait ni programme national ni perspective unifiant l'ensemble de l'Espagne. Le 3 janvier 1874, un coup d'Etat militaire du général Pavia mit fin à la République démocratique. Il fut suivi d'un autre coup d'Etat militaire le 29 décembre 1874 qui mit Alphonse XII sur le trône. Trotsky écrit : « Dans le pays du particularisme et du séparatisme, l'armée a pris par la force des choses une importance énorme comme force de centralisation. Elle est devenue non seulement l'appui de la monarchie, mais aussi le conducteur du mécontentement des classes dominantes, et avant tout de son propre mécontentement.  »

Pendant la guerre de 1914-1918, l'Espagne resta neutre. Sans avoir à se moderniser, l'économie espagnole profita de la guerre et connut un moment de grand essor, surtout les industries nécessaires à la guerre : mines, métallurgie, textiles. Le prolétariat s'accrut en nombre et en puissance. La guerre terminée, le contrecoup fut d'autant plus dur que le développement avait été rapide et réalisé en fonction d'un marché artificiel qui absorbait les marchandises espagnoles à n'importe quelles conditions. Toutes les classes sociales furent touchées, mais le prolétariat espagnol, dont la puissance s'était considérablement accrue, plus que toute autre classe.

Quoique la classe ouvrière espagnole ait été longtemps peu nombreuse et peu concentrée, le mouvement ouvrier est très ancien. Influencée par Bakounine, la Fédération régionale espagnole de l'Internationale comptait plusieurs dizaines de milliers de membres au cours des années 1870-1880. En juillet 1879, le parti socialiste ouvrier espagnol était constitué. Il fonda en août 1888 la centrale syndicale Union générale des travailleurs (U.G.T.). Les 30 et 31 octobre et 1er novembre 1910 à Barcelone, la Confédération nationale du travail (C.N.T.) était constituée sous l'influence des anarcho-syndicalistes, au cours d'un congrès auquel participaient plus de 120 délégués. En juillet 1909, en réplique à un décret de mobilisation des réservistes pour les envoyer combattre au Maroc, les travailleurs de Barcelone s'insurgeaient. Les syndicalistes appelèrent à la grève générale révolutionnaire le 26 juillet. Barcelone se couvrit de barricades. L'insurrection gagna l'ensemble de la Catalogne, et dura jusqu'au 31 juillet.

Le 18 décembre 1916, l'U.G.T. et la C.N.T. donnaient ensemble un ordre de grève générale de 24 heures. A partir de 1917, le souffle de la révolution russe attisait le feu révolutionnaire du jeune prolétariat espagnol. Du 12 au 19, grève générale nationale à l'appel de l'U.G.T. et de la C.N.T., que l'armée réprimait dans le sang. De 1919 à 1923, ce fut une suite de grands mouvements, de batailles parfois sanglantes. La C.N.T. comptait plus d'un million d'adhérents et l'U.G.T. plusieurs centaines de milliers. La seule solution bourgeoise, ce fut une fois encore : la dictature, la répression, le pouvoir de l'armée. Le 23 septembre 1923, un coup d'Etat militaire portait au pouvoir le général Primo de Rivera, que les contradictions entre les classes dominantes allaient conduire à l'impasse et faire tomber en janvier 1930 ainsi qu'un fruit pourri.

De la crise de la bourgeoisie à une situation révolutionnaire

La chute de Primo de Rivera et ensuite la fuite d’Alphonse XIII furent ainsi appréciées par l'I.C. : « Il faut se rendre compte nettement qu'en dépit des formes de guerre civile auxquelles donne issue l'essor révolutionnaire d'Espagne, la classe ouvrière ne joue qu'un rôle infime dans ce mouvement. De ce fait, les mouvements de cet ordre défilent sur l'écran historique comme un simple épisode qui ne laisse pas de traces profondes dans l’esprit des masses travailleuses et n'enrichit pas leur expérience de la lutte des classes. » (Manouliski, secrétaire du C.E. de l'I.C., X° Plénum, 1930.)

En revanche, de la chute du dictateur, Trotsky écrivait : « La suite du développement de la crise espagnole signifie le réveil révolutionnaire de millions d'hommes dans les masses laborieuses » (13 juin 1930).

De la proclamation de la République à la répression sanglante de la grève générale et de l'insurrection des Asturies, le bouillonnement dans le prolétariat, la petite paysannerie, ne cessa pas. Répondant à la Pravda, Trotsky écrivait le 28 mai 1931 : « Que la révolution socialiste ne soit pas en Espagne la "tâche immédiate", c’est incontestable. Il serait plus exact de dire que l'insurrection armée dans le but de la prise du pouvoir du prolétariat n'est pas en Espagne une " tâche immédiate ". Pourquoi ? Parce que l'avant-garde morcelée du prolétariat n'entraîne pas encore derrière elle les masses paysannes opprimées. Dans ces conditions, la lutte pour le pouvoir serait une entreprise d'aventuriers. »

Cela allait être confirmé a contrario par les actions putschistes des anarchistes et notamment les tentatives de janvier 1933 et de décembre 1933 qui décimèrent la C.N.T.

Au printemps 1933, une première ébauche de front unique ouvrier s'esquissait à Barcelone : l'Alliance ouvrière (A.O.). Elle comprenait le Bloc ouvrier et paysan, la Gauche communiste, l'U.G.T. catalane, l'Union socialiste, les syndicats minoritaires au sein de la C.N.T., l'Union des rabassaires (petits paysans), le petit parti communiste de Catalogne (P.S.E.). Avec l'appui de Largo Caballero, déçu par sa participation au gouvernement Azaňa-Prieto, l'Alliance ouvrière s’étendait en Catalogue, à Madrid, à Valence. Dans les Asturies, la direction de la C.N.T. se déclarait d'accord avec la constitution d'une Alliance ouvrière. L'Alliance ouvrière sera donc réalisée et elle comprendra l'U.G.T. et la C.N.T. Mais la direction nationale de cette dernière était contre le front unique des organisations ouvrières que matérialisait l'Alliance ouvrière.

Quant à la direction du P.C.E. en 1933 et au début de 1934, elle étendait sa caractérisation de social-fasciste du P.S.O.E. à l'Alliance ouvrière. Dans les Asturies, ce n'est qu'au moment de l'insurrection d'octobre 1934 que le P.C.E. se ralliera à l'A.O. C'est l'A.O. qui donna sa puissance à l'insurrection d'octobre 1934 dans les Asturies. En revanche, la division des rangs ouvriers dans l'ensemble de l'Espagne, le refus des dirigeants nationaux de la C.N.T. de se joindre au mouvement, alors que les dirigeants de la C.N.T. des Asturies y participaient, entraînera la défaite de la grève générale d'octobre 1934, l’isolement et l'écrasement des Asturies.

La situation, les courants et tendances du mouvement ouvrier espagnol se comprennent en mettant en relation diverses données. Premièrement, l'anarchisme qui reflète la difficulté de la classe ouvrière à se dégager de l'état arriéré, inachevé, de tout en Espagne, le particularisme, le localisme petit-bourgeois. Mais cela n'explique pas tout. Dès leur formation, la P.S.O.P. et l'U.G.T. sont timorés et subissent l'influence des grands partis de la II° Internationale. Ils sont parlementaristes sans qu'en Espagne existe le cadre politique parlementaire. L'anarchisme trouve une nouvelle forme en organisant des syndicats révolutionnaires. L'anarcho-syndicalisme est le prix à payer pour l'opportunisme du P.S.O.E. et de l'U.G.T. Les anarchistes pénétrèrent dans certains syndicats dirigés par des réformistes et en prirent la direction. Ils fondèrent la C.N.T. qui se proclama pour la grève générale, le boycott des élections, le sabotage, l'émeute, l'apolitisme, le refus des chefs, l'hostilité à tous les partis politiques et à tous les gouvernements.

C'était l'anarcho-syndicalisme. Bientôt, l'influence de la C.N.T. dépassa celle de l'U.G.T. Un dernier élément contribuera à donner au mouvement ouvrier espagnol sa physionomie. Les militants de la C.N.T. ont été très influencés par la révolution russe. Cependant, le parti communiste espagnol naît de la scission du P.S.O.E. en 1921. Il est formé de la J.S., de la minorité du P.S., de dirigeants de la C.N.T. Trotsky et Lénine estiment cependant que la C.N.T. rassemble le meilleur des militants révolutionnaires. Hélas ! la dégénérescence gangrène bientôt la III° Internationale. Le P.C.E. devient un repoussoir. Le 24 juillet 1927, les libertaires constituèrent la Fédération anarchiste ibérique (F.A.I.). Trois mille militants de la fédération de Catalogne et des Baléares allaient quitter le P.C.P. et rejoindre le Bloc ouvrier et paysan dirigé par un des fondateurs du P.C.E., Maurin, et l'ancien fonctionnaire de l'I.C. Gorkin. Andrés Nin, autre fondateur du P.C.E. et secrétaire de l'Internationale syndicale rouge, partisan de Trotsky, était exclu du P.C.E. Le P.C.E., aux élections de 1933, n'aura qu'un seul élu, à Malaga.

Ultérieurement, Nin et Andrade, le 25 septembre 1934, rejoignaient les dirigeants du Bloc ouvrier et paysan et formaient avec eux le parti ouvrier d'unité marxiste. Le P.S.O.E. et l'U.G.T. ont cours des années 1931-1936, une croissance importante, et ont connu des processus politiques plus importants encore. C'est d'abord la formation d'une aile gauche, après 1933, sous la direction de Largo Caballero en opposition à l'aile droite de Prieto. L'aile gauche se formait en réaction à la politique de participation au gouvernement Azaňa qui avait conduit à de durs échecs, foulant aux pieds les intérêts des masses. L'aile gauche exprimait non sans faiblesse la radicalisation du prolétariat. Prieto contrôlait l'appareil du P.S.O.E., mais Caballero avait une influence prépondérante sur l'U.G.T. Phénomène d'une portée aussi grande : les Jeunesses socialistes évoluaient à gauche. Sous la direction de Santiago Carrillo, elles cherchaient leur voie. Après avoir regardé du côté du trotskysme, les J.S. vont se rallier au stalinisme, fusionner avec les J.C. et former en avril 1936 les Jeunesses socialistes unifiées. Trotsky, dès le début 1934, invitait ses partisans espagnols à pénétrer à l'intérieur du P.S.O.E. et des J.S., à y développer un courant. Il se fondait sur la perspective qu'après la défaite en Allemagne, après la politique du social-fascisme pratiquée par les P.C., à un premier stade la radicalisation des masses se manifesterait au travers des P.S. Il estimait qu'il s'y formerait des ailes gauches cherchant la voie et le programme de la révolution, que ces forces seraient décisives et qu'il fallait les capter pour construire le parti révolutionnaire.

Mais les trotskystes espagnols se refusèrent à suivre cette orientation. Nin préférait former le P.O.U.M. avec le Bloc ouvrier et paysan. Le P.O.U.M., rappelons-le, devait signer l'accord électoral de Front populaire. Trotsky rompit politiquement avec Nin. Le faible groupe trotskyste qui restait n'a eu que peu d'impact sur les événements.

Le mouvement ouvrier, hétérogène et confus, subissait en outre la pression des mouvements nationalistes : notamment basque, et de l'Esquerra de Companys en Catalogne.

C'est ce mouvement ouvrier, tel qu'il est, que les masses ouvrières et paysannes vont utiliser pour traduire leurs besoins et aspirations. L'impasse politique et la crise de la bourgeoisie vont ouvrir les vannes et les contradictions sociales explosives seront avivées par la crise économique des années 30. Lénine avait défini trois conditions constituantes d'un situation révolutionnaire :

« 1. - Impossibilité pour les classes dominantes de conserver leur domination sous une forme non modifiée ; telle ou telle crise du "sommet" crise de la politique de la classe dominante, qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l'indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas d'ordinaire que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore plus que " le sommet ne le puisse plus ".
« 2. - Aggravation, plus qu'à l'ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.
« 3. - Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l'activité des masses, qui, en période de " paix " se laissent piller tranquillement, mais qui, en période orageuse, sont appelées, tant par l'ensemble de la crise que par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante. »

Auxquelles il ajoute : « ... La capacité de la classe révolutionnaire de mener des actions révolutionnaires de masses assez vigoureuses pour briser (ou " entamer ") l'ancien gouvernement qui ne "tombera" jamais, même à l'époque des crises, si on ne le " fait choir ". »

Ces trois conditions étaient pleinement réunies dans les années 1930 en Espagne. D'une étonnante clairvoyance, Trotsky estimait cependant que la marche vers la révolution serait sans doute lente, mais qu'elle était inéluctable. Mais la marche à la révolution et la révolution elle-même allaient être traduites et orientées par le mouvement ouvrier et les organisations qui le composaient ; et, finalement, elles dépendaient de ces organisations.

La crise révolutionnaire... le coup d'Etat militaire

Au lendemain des élections du 16 février 36, Zamora rappela au pouvoir Azaňa qui formait un gouvernement. Les socialistes, sous la pression de Largo Caballero et de l'U.G.T., refusaient d'y participer. Le P.S.O.E. soutient le gouvernement républicain bourgeois dont la tâche, dit Caballero, est d'appliquer le programme bourgeois de Front populaire.

En mai, Zamora est destitué par les Cortes qui élisent Azaňa à la présidence de la République. Le nouveau gouvernement formé par Quiroga ne comprend pas non plus de socialistes, bien que Prieto se soit prononcé pour un gouvernement à l'image du Front populaire. Le gouvernement est débordé. Il court après les masses pour les contenir. L'amnistie est votée. Les conseils municipaux sont rétablis, ainsi que le statut d'autonomie de la Catalogne, un statut d'autonomie basque est mis à l'étude. Une « réforme agraire » dans les cadres définis par le pacte de Front populaire est également mise à l'étude. Mais, dès le lendemain des élections, les masses ont ouvert les prisons. Les paysans commencent à s'emparer des terres et à se les partager. Les masses imposent les libertés démocratiques. Les grèves s’étendent. Eglises et couvents flambent (il faut se souvenir de la position sociale et politique de l'Eglise en Espagne). Les employée des tramways de Madrid décident de gérer eux-mêmes la compagnie. Le 1er juin, les 70 000 travailleurs du bâtiment de Madrid débraient. Le 4 juillet, le gouvernement impose aux patrons qu'ils satisfassent partiellement les revendications. L'U.G.T. donne l'ordre de reprise, mais la C.N.T. appelle à la poursuite de la grève. Des affrontements ont lieu entre militants U.G.T. et C.N.T. La classe ouvrière, la paysannerie, ne sont pas unifiées, elles n'ont pas de perspective politique qui les rassemble et ordonne leur mouvement. Au contraire.

Les affrontements armés entre militants ouvriers, travailleurs, paysans et bandes fascistes prennent de l'ampleur. En octobre 1933, José Antonio Primo de Rivera, fils du dictateur, a fondé la Phalange, qui fusionnera en février 1934 avec les Juntes offensives nationales syndicalistes. Tandis que les chefs militaires organisés dans l’Union militaire espagnole, appuyés par l'Eglise et les carlistes préparent le soulèvement, la Phalange engage déjà la guerre civile. Elle assassine les militants ouvriers, elle s'efforce de répandre la terreur dans les quartiers ouvriers. En riposte à l'assassinat d'un lieutenant des gardes d'assaut qui instruisait les milices socialistes, une quinzaine de gardes d'assaut s'emparent du leader monarchiste Calvo Sotelo et l'exécutent.

Le gouvernement et les dirigeants des organisations et partis ouvriers savent que les généraux préparent un soulèvement, mais le gouvernement de Front populaire cautionne le corps des officiers, sa loyauté vis-­à-vis de la République. Les staliniens et le P.S.O.E., dont l'appareil est entre les mains de Prieto, cautionnent le gouvernement. Les dirigeants de la C.N.T. et de l'U.G.T. sont incapables de définir une orientation, de tracer une ligne politique qui organise et mobilise les masses face au soulèvement qui se prépare. Largo Caballero se contente de demander au gouvernement d'« armer le peuple ».

Le 17 juillet, le soulèvement militaire éclate au Maroc. D'abord, toute la journée du 17, le gouvernement nie. Ce n'est que le 18 qu'il admet qu'« une partie de l'armée s'est soulevée ». Alors que l'armée se soulève à Malaga et à Séville, il affirme : « Dans la péninsule personne n'a adhéré à une entreprise aussi absurde. »

A 15 heures, il répond aux partis et aux syndicats ouvriers «  Le gouvernement prend acte des offres d'aide [...]. Grâce aux mesures préventives prises par le gouvernement, on peut dire qu'un vaste mouvement antirépublicain a été étouffé, Il n'a trouvé aucune assistance dans la péninsule et a seulement réussi à recruter quelques partisans dans une fraction de l'armée. »

Largo Caballero demande toujours au gouvernement de distribuer des armes aux organisations ouvrières. Une fois encore, le gouvernement s'y refuse. Une fois encore, le P.S.O.E. et le P.C.E. appuient le gouvernement. Un communiqué commun déclare : « Le moment est difficile, non désespéré. Le gouvernement est sûr de posséder les moyens suffisants pour écraser cette tentative criminelle. Au cas où les moyens seraient insuffisants, la République a la promesse solennelle du Front populaire. Il est prêt à intervenir dans la lutte à partir du moment où l'on réclamera son aide. Le gouvernement commande et le Front populaire obéit.  » Et que fait le gouvernement ? Il abandonne sans combattre l'Espagne à la clique militaro-fasciste et le 19, à 4 heures du matin, il démissionne.

Ce n'est qu'au soir du 18 que la C.N.T. et l'U.G.T. donnent l'ordre de grève générale et une fois encore, sans ouvrir de perspectives politiques, sans centralisation, sans plan.

La révolution

C'est dans ces conditions que les masses, que les dirigeants régionaux et locaux vont réagir et combattre. Rien n'est plus prodigieux et significatif que cette réaction des cadres régionaux et locaux et des masses. Sans perspective, sans organisation, sans armes, en ayant à leur tête un gouvernement formé en hâte, que dirige Martinez Barrio, qui est élargi sur la droite et dont I'objectif est de négocier avec les généraux rebelles, les masses font échouer le coup d'Etat militaire. Car c'est un échec. Echec à Barcelone, Madrid, Valence, Malaga. La flotte passe du côté des masses. Echec au Pays basque, dans les Asturies. En bien des endroits, si la clique militaro-fasciste prend le contrôle de la situation, c'est en raison des atermoiements imposés aux masses. A Saragosse, ce sont les dirigeants de la C.N.T. qui invitent les travailleurs à rentrer chez eux les 17 et 18, sur les instances du gouverneur, lequel a des assurances de loyauté du général commandant la place. Le 19, les militaires passent à l'action : c'est le massacre. Dans de nombreuses villes, il en est ainsi. Oviedo est prise de cette façon. Au mois de juillet, les franquistes n'occupent encore qu'une partie de l'Andalousie au Sud, la Galicie, une partie des Asturies, la Navarre, la Vieille Castille, une partie de l'Aragon. Ils sont coupés en deux. Ils ne feront leur jonction qu'à la mi-août en conquérant l'Estrémadure.

L'action révolutionnaire des masses a mis en échec le pronunciamiento. A Barcelone, les travailleurs dirigés par les militants de la C.N.T., du P.O.U.M., combattent pendant trois jours, et prennent d'assaut les casernes. A Madrid également. Partout, les « colonnes » partent à l'attaque des troupes rebelles et reprennent nombre de villes que celles-ci semblaient devoir contrôler. Bien que les « colonnes », en l'absence d'armement, d'un plan d'ensemble, de centralisation, d'organisation, d'expérience, ne puissent rivaliser sur le plan purement militaire, aux premiers jours, avec l'armée encadrée par le corps des officiers, qui a un plan, possède les moyens techniques, a un objectif politique précis. L'ensemble de ces données démontre la profondeur, la puissance élémentaire du mouvement révolutionnaire des masses qui malgré tout met en échec le coup d'Etat.

L'Etat bourgeois, sa police, ses administrations, ont volé en éclats dans l'ensemble du pays. Dans les zones occupées par les rebelles, l'armée constitue le pouvoir autour duquel s'agglomèrent les autres organismes de l'Etat bourgeois. Partout ailleurs, se sont constitués des comités issus directement des masses ou rassemblant les représentants des organisations ouvrières. A côté du gouvernement de la Généralité de Catalogne, s'organise à Barcelone le Comité central des milices de Catalogne qui siège en présence de délégués de la Généralité et est constitué de représentants des syndicats et de partis ouvriers. En Aragon, libéré en partie par les « colonnes », le Conseil d’Aragon que la C.N.T. dirige, a été constitué en septembre 1936. A peu près dans toutes les villes et provinces où la rébellion est battue, des comités, des juntes, formés de militants des partis et syndicats ouvriers se sont constitués : à Valence, c'est le Comité exécutif populaire qui étend son autorité sur l'ensemble de la province du Levant ; dans les Asturies, à Gijón, s'est constitué un Comité de guerre, et un Comité populaire à Sama de Langria, qui fusionnent en septembre. A Malaga, c'est un Comité de salut public. A Badajoz, c'est le Conseil provincial. A Madrid, la situation est plus confuse. Une situation de double pouvoir s'est établie. Dans la journée du 19 juillet, à peine constitué, le gouvernement de Martinez Barrio doit laisser la place, devant le soulèvement des masses, à un nouveau gouvernement : le gouvernement Giral. Ce gouvernement décrète ce qui est un état de fait : la dissolution de l'armée, l'armement des milices ouvrières formées par les partis et les syndicats ouvriers.

Du même mouvement où ils s'emparaient localement et régionalement du pouvoir politique, les masses et les militants s'emparaient des usines et des terres, sans autre forme de procès. Ils faisaient fonctionner les usines, constituaient des communautés agraires ou se partageaient les terres.

La question du pouvoir

 Ce profond mouvement de masse, c'est la révolution. Mais la victoire de la révolution exige beaucoup plus : liquider l’ancien pouvoir, les débris de l'Etat bourgeois, constituer un pouvoir central, construire un Etat ouvrier, agir en fonction d'une perspective et selon un plan. Cette perspective, ce plan, seul un parti révolutionnaire lié aux masses ainsi que l'était le parti bolchevique en 1917 peut les fournir. En Espagne, un tel parti n'existe pas. L'U.G.T. n'est pas un parti. De plus, Largo Caballero qui la dirige ne veut pas appliquer lui-même le programme de Front populaire qu'il qualifie de bourgeois, mais il appuie les gouvernements qui s'engagent à l'appliquer. Pour le reste, il peut à l'occasion être très radical en paroles. Le P.O.U.M. a signé l'accord de Front populaire et est une organisation hétérogène implantée surtout en Catalogne. La C.N.T.-F.A.I. est en principe contre tout pouvoir politique. « Les hommes de la C.N.T., aguerris, audacieux, énergiques, allaient devenir les grandes vedettes du drame. Pourtant, à cause du récent congrès de Saragosse, ils ne pouvaient débuter dans de pires conditions idéologiques. Ils n'avaient pas de plan de combat, pas d'orientation, pas de doctrine claire, pas de vue sur ce qu'il fallait faire ou ne pas faire en période révolutionnaire. Le "concept confédéral du communisme libertaire" dépourvu du moindre réalisme, extra-temporel et muet sur le chemin à suivre, les laissait désemparés. [1] »

Le gouvernement Giral n'avait pas de forces. L’Etat bourgeois n’était plus que morceaux épars. Le pouvoir n'était plus qu'une ombre. Mais le gouvernement Giral restait le gouvernement « légitime », le gouvernement central, et le Front populaire, le P.S.O.E., le P.C.E., l'étayaient politiquement. Ils étaient ses relais et affirmaient sa souveraineté. Ils s'activaient à reconstruire l'Etat bourgeois démantelé. Ils agissaient ainsi que des forces centralisées, sur une ligne politique précise et nationale, centralisant l'action gouvernementale, reconstruisant un Etat central. Leur force venait d'abord de ce que la situation ne pouvait s'éterniser ainsi. Il fallait un pouvoir central, une politique d'ensemble, et ce d'autant plus que la guerre civile ne permettait pas de ruser avec la question : soit un gouvernement ouvrier et paysan, un Etat ouvrier ou... un gouvernement bourgeois reconstruisant l'Etat bourgeois.

Reconstruction de l'Etat bourgeois

Le 4 septembre, Giral démissionne, Largo Caballero forme le nouveau gouvernement. C'est un tournant. Pour la première fois, un dirigeant socialiste et de l’U.G.T. dirige un gouvernement. Qui plus est, Largo Caballero a, au cours des mois qui ont précédé le soulèvement militaire, parlé de la dictature du prolétariat ; en août, il a été question de balayer le gouvernement Giral et de constituer, sous sa direction, un gouvernement U.G.T.-C.N.T.-P.S.-P.C.E.-F.A.I., dont seraient exclus les partis bourgeois. Mais Largo Caballero forme un gouvernement de Front populaire auquel participent le P.S., le P.C.E., l'U.G.T., et six ministres des partis bourgeois.

Son programme : d'abord gagner la guerre et... la révolution viendra après. Tout d’abord, la C.N.T. ne participe pas au nouveau gouvernement, mais elle reconnaÎt son « autorité ».

 A Valence, le Comité exécutif populaire apporte son soutien au nouveau gouvernement et à son programme. La dissolution du Comité central des milices à Barcelone, la formation d'un gouverne­ment de la Généralité de Catalogne présidé par Companys, dirigeant du parti catalan bourgeois, l'Esquerra, devenu fantomatique, la participation de tous les partis à ce gouvernement, y compris le P.O.U.M., signifient la subordination et la destruction des organismes de pouvoir ouvrier et la reconstruction de l'appareil d'Etat bourgeois. Le 31 octobre c'est au tour du Conseil d'Aragon de reconnaître l'autorité du gouvernement central. Finalement, le 4 novembre, la C.N.T. entre au gouvernement. La capitulation est complète... au nom, bien sûr, des circonstances exceptionnelles.

Le P.C.E. a une ligne et s'y tient : le Front populaire. En Espagne, il la justifie d'un double point de vue : « La révolution qui se déroule dans notre pays est la révolution démocratique bourgeoise... En cette heure historique, le P.C. fidèle à ses principes révolutionnaires et respectueux de la volonté du peuple se place aux côtés du gouvernement qui exprime cette volonté, aux côtés de la République, aux côtés de la démocratie. Le gouvernement espagnol est un gouvernement issu du triomphe électoral du 16 février et nous le soutenons et le défendons parce qu'il est le représentant légal du peuple en lutte pour la démocratie et la liberté. » (Dolores Ibarruri, Mundo Obrero, 30 juillet 1936.)

Et ensuite : « Nous combattons sincèrement pour la République démocratique, parce que nous savons qui si nous commettons l'erreur de combattre pour la révolution socialiste dans notre pays – et même pour une période relativement éloignée après la victoire – nous donnerions la victoire au fascisme : nous verrions dans notre pays non seulement les envahisseurs fascistes, mais à leurs côtés les gouvernements démocratiques du monde, qui ont déjà dit explicitement que dans la situation européenne actuelle, ils ne toléreraient pas une dictature du prolétariat dans notre pays.  » (Santiago Carrillo, discours à la conférence des J.S.U., janvier 1937.)

 En outre, le P.C.E. bénéficie politiquement de l'aide matérielle et en cadres de l'U.R.S.S., les brigades internationales sont politiquement contrôlées par l'Internationale communiste. Il contribue puissamment à la défense de Madrid. Son influence grandit, de 30 000 ses effectifs sont passés (selon ses dirigeants) à plus de 1 million, d'autant qu'il est le refuge de tout ce qui s'oppose résolument à la révolution.

Au printemps 1937, la situation politique n'est plus la même qu'en juillet et septembre 1936. L'Etat est en pleine reconstruction. Une armée républicaine est reconstituée, la police fonctionne à nouveau. Les conseils municipaux ont repris leurs fonctions et les masses sont refoulées par le gouvernement. Le pouvoir judiciaire est rétabli, etc.

Déjà, le P.O.U.M. a été exclu du gouvernement de la Généralité de Catalogne. Le gouvernement Caballero a rempli sa fonction : gouvernement « gauche » de Front populaire, permettant la participation de toutes les organisations ouvrières, inspirant confiance aux masses, qui le prennent pour leur gouvernement, mais instrument de reconstruction de l'Etat bourgeois. Une nouvelle étape doit être franchie. Le P.C.E. va jouer pleinement son rôle.

Au printemps 1937, les masses sont à nouveau en fermentation au Levant et en Catalogne en particulier. Une nouvelle explosion révolutionnaire due au désappointement causé par la politique du gouvernement Caballero, tant en ce qui concerne la conduite de la guerre que par son impéritie économique, que par les coups portés aux organismes de masse, se prépare. Le P.C.E. veut aller jusqu'au bout. Son terrain d'attaque sera Barcelone, la capitale révolutionnaire de la Catalogne. C'est ainsi que les incidents se multiplient : le lundi 3 mai, sous les ordres de Rodriguez Salas, commissaire à l’ordre public, membre du parti socialiste unifié de Catalogne (appellation en Catalogne du P.C.E.), trois camions de gardes d’assaut pénètrent à l'intérieur du central téléphonique et veulent s'en emparer. Le central téléphonique est sous le contrôle d'un comité U.G.T.-C.N.T., il est gardé par la C.N.T. Le feu est mis aux poudres. A l'initiative des comités et militants locaux, la classe ouvrière se mobilise. Le prolétariat se soulève et contrôle pratiquement la ville. Immédiatement, les dirigeants de la C.N.T. interviennent. Ils négocient un « compromis » avec Companys. La C.N.T. et les gardes se retirent du central téléphonique. La C.N.T. appelle les travailleurs à abandonner les barricades, à retourner au travail. Ses dirigeants dénoncent le groupe des « Amis de Durruti » qui veulent poursuivre la lutte, Leur capitulation est complète. Ils arrêtent les colonnes du P.O.U.M. et de la C.N.T. qui descendent sur Barcelone pour aider les ouvriers. En revanche, le gouvernement central, s'il envoie les ministres de la C.N.T. Garcia Oliver et Federica Montseny appeler au calme les travailleurs de Barcelone, fait croiser devant le port une partie de la marine de guerre, et détache du front de Jarama une colonne motorisée de 5000 gardes d'assaut. Il nomme le général Pozas, ancien chef de la garde du P.C.E., commandant des troupes de Barcelone. Le P.S.U.C. Poursuit son offensive. Il assassine les militants de la C.N.T. et de la F.A.I., tels Berneri et son collaborateur Barbieri. Il occupe, en en chassant la C.N.T., la principale gare de Barcelone. Dans toute la Catalogne, l'offensive contre-révolutionnaire se développe. C'en était fait de l'autonomie de la Catalogne. Une nouvelle étape de la reconstruction et de la centralisation de l’Etat bourgeois s'ouvrait.

Du gouvernement de l'Etat fort... à la défaite

Le gouvernement Caballero n'était plus adapté aux tâches nouvelles du Front populaire qui sont désormais la répression, porter des coups mortels aux masses. Il démissionne le 14 mai.

Le nouveau gouvernement est dirigé par Juan Negrin du P.S.O.E. Son cabinet comprend des ministres P.S.O.E., du P.C.E., des partis républicains, de l'Esquerra catalane. L'U.G.T. et la C N.T ne participent plus. Le gouvernement Negrin écrase tout ce qui subsiste de la révolution. Le P.O.U.M. est interdit. Ses militants sont arrêtés. Nin est enlevé et assassiné par le N.K.V.D. Le Conseil de défense de l'Aragon est dissout. Tous les comités nés de juillet 1936 et qui subsistent encore sont détruits. L'autonomie de la Catalogne n'est plus qu'une illusion vide de contenu.

La F.A.I. est mise au pas. Les dirigeants de la C.N.T. s'inclinent devant le nouveau gouvernement. Un moment Largo Caballero résiste : il n'accepte pas que l'U.G.T. applique la politique que le gouvernement Negrin exige d'elle. Un comité P.S.O.E.-P.C.E. est mis alors debout. Par de véritables coups de force appuyés directement sur l'appareil d'Etat, il brise la résistance de l'U.G.T. à la politique du gouvernement. La censure est établie. Le gouvernement monopolise les émetteurs radio. Une police spéciale est constituée : le Service des investigations militaires (S.I.M.), que contrôlent le P.C.E. et le N.K.V.D. Il n'y a plus de milices mais une armée nationale. Des tribunaux spéciaux sont institués.

En Espagne, plus qu'ailleurs, le pouvoir bourgeois est fondé sur l'unité du sabre et du goupillon. L’Eglise est une puissance politique et sociale réactionnaire, en outre, elle est propriétaire foncier et joue un rôle économique important. La révolution a obligatoirement balayé cette institution, cette force politique, sociale, économique, réactionnaire. Le gouvernement Negrin rétablit la liberté du culte et dispense les prêtres de service armé. En revanche, le 14 août 1937, une circulaire interdit toute critique à l'égard du gouvernement d'U.R.S.S.

Réaction sociale et réaction politique vont ensemble.

En juillet 1936, les travailleurs se sont emparés des grosses entreprises capitalistes et en assument la gestion. En attendant de les rendre à leurs « légitimes propriétaires », le gouvernement prend directement en main leur gestion.

Les terres avaient été occupées en juillet 1936 par les paysans pauvres et sans terre, sous l'impulsion des militants de la C.N.T., de la F.A.I., du P.O.U.M. En Aragon, en Catalogne, au Levant, les propriétaires terriens réclament et recouvrent «leurs terres ». Ils sont appuyés par le gouvernement. En Catalogne, le décret sur la collectivisation n'est pas appliqué, le gouvernement Negrin le considère comme illégal.

A la fin 1937, début 1938, les gouvernements de Front populaire ont porté des coups décisifs au prolétariat, aux paysans pauvres, à la jeunesse. L'appareil d'Etat bourgeois est reconstruit. Les masses sont politiquement mortellement frappées.

L'Espagne était grosse d'une révolution. L'ensemble des contradictions politiques et sociales y conduisaient. La crise politique de dislocation du vieux système de domination politique derrière lequel s'alignait la bourgeoisie, avaient ouvert de larges brèches dans l’édifice de l’ordre social et politique, et dans ces brèches, les masses s'étaient engouffrées. A partir de décembre 1935, janvier 1936, la révolution frappait à la porte. Elle se précisait après les élections de février 1936. C'est pour mettre fin à cette situation que le soulèvement militaro-fasciste avait eu lieu. Mais au contraire, il avait précipité le processus. La révolution avait déferlé.

 L'Espagne était un nœud de contradictions sociales et politiques. La crise politique était la conséquence et la manifestation de l’impuissance de la bourgeoi­sie à les résoudre. Aux paysans affamés de terre, ou voulant se libérer du fardeau du métayage, aux nationalités étouffant dans le carcan d'une unité nationale inachevée, il fallait une direction qui les entraÎne sur la voie de la solution à leurs problèmes : ce ne pouvait être que le prolétariat. Lui seul pouvait, à la tête des masses exploitées d'Espagne, exproprier les grands propriétaires terriens, résoudre les problèmes des métayers, assurer les droits des nationalités en constituant une Espagne unifiée, prendre en charge les libertés démocratiques, toutes les tâches que, plus d'un siècle de l'histoire de l'Espagne Ie démontrait la bourgeoisie espagnole était incapable d'assumer. Seul le prolétariat pouvait à la fois rompre les liens de subordination de l'Espagne exploitée par de grandes sociétés capita­listes étrangères, et libérer le Maroc colonisé par l'impérialisme croupion espagnol. Mais il ne pouvait se mettre à la tête des masses exploitées qu'en accomplissant ses propres tâches, en résolvant ses propres questions politiques et sociales : prendre le pouvoir, exproprier le capital, planifier l'économie. Tout se résumait à cela : quel Etat ? quel gouvernement ?

Un gouvernement des organisations et partis ouvriers, balayant les débris de l'Etat bourgeois disloqué, s'appuyant sur les comités ouvriers et paysans, les centralisant et en faisant la base et l'armature de l'Etat ouvrier ; ou un gouvernement des organisations et partis ouvriers alliés à l'« ombre politique » de la bourgeoisie, mais respectant cette ombre, tentant de lui insuffler vie et réalité, recontituant pièce par pièce et globalement l'Etat bourgeois disloqué et détruisant les organismes ouvriers et paysans nés aux jours de juillet 1936.

Rappelons-le. Le Front populaire était un choix : « les républicains n'acceptent pas la nationalisation et la remise gratuite des terres aux paysans, respectent la Constitution  ». Le Front populaire allait à l'encontre des besoins et aspirations des masses. Le soulèvement militaro-fasciste s'était produit en vue de briser la révolution montante. Il la précipita. Le Front populaire l'écrasa. Dès lors, la suite était inévitable au gré des relations internationales entre les grandes puissances impérialistes et la bureaucratie du Kremlin.

Aux premières heures du soulèvement, la révolution pouvait balayer Franco. Plus tard, le programme de la révolution pouvait encore permettre de vaincre et y compris de décomposer les troupes de Franco. L'œuvre des gouvernements de Front populaire, ce fut essentiellement de détruire les instruments révolutionnaires et de démoraliser par là même les combattants et l'arrière républicains.

Le paysan voulait la terre, les ouvriers les usines, tous voulaient les libertés ; le prolétariat construisait les éléments d'un nouveau pouvoir : les gouvernements de Front populaire foulaient aux pieds tout cela ou le détruisait. Les Maures formaient les troupes de choc de l'armée de Franco. Les gouvernements de Front populaire pouvaient disloquer cette armée : il leur suffisait de proclamer l'indépendance sans conditions du Maroc espagnol. Cette arme non plus, ils ne l'utilisaient pas et ne pouvaient l'utiliser. La bourgeoisie espagnole à cette période ne pouvait l'accepter. De plus, donner l'indépendance au Maroc espagnol, c'était dénoncer les puissances colonialistes, la France en particulier, qui avait colonisé tout le Maghreb. Or, les gouvernements de Front populaire se réclamaient de la croisade des « démocraties » contre le fascisme.

La guerre est la prolongation de la politique par d'autres moyens. La guerre civile est une lutte de classes poussée à ses limites ultimes. La contre-révolution victorieuse entraînait la défaite de l'Espagne républicaine. L'écrasement du prolétariat de Barcelone, de la paysannerie de Catalogne, d’Aragon, du Levant, la mise au pas des nationalités, la liquidation des libertés préludaient et annonçaient la victoire de Franco. De façon limitée et épisodique la bureaucratie du Kremlin a fourni des armes à la République espagnole. Elle les lui a fait payer en se faisant livrer les réserves d'or de la Banque d'Espagne. Mais la fourniture de matériels militaires, l'envoi de techniciens, l'encadrement des brigades internationales, ont été de puissants moyens de pression sur les gouvernements espagnols. Negrin devenait un instrument du P.C.E. Le N.K.V.D. s'installait en Espagne. Corrélativement, aux procès de Moscou, la répression se développait selon les moyens, les méthodes et les buts de la bureaucratie du Kremlin. Finalement, d'ailleurs, les spécialistes russes, les cadres militaires et politique envoyés en Espagne, furent en grande partie exterminés à leur retour en U.R.S.S. L'aide russe dépendait des intérêts et des combinaisons diplomatiques du Kremlin. Alors que la politique du P.C.E. brisait les armes révolutionnaires, cassait le ressort des masses exploitées espagnoles, les armes proprement dites n'étaient jamais suffisantes pour vaincre uniquement sur le plan militaire. Jusqu’à l'automne 1936, l'U.R.S.S. ne livra pratiquement pas d'armes. De l'automne 1936 au printemps 1937, les envois d'armes sont relativement importants. Ensuite, les envois d'armes vont diminuer et finalement cesser au milieu de l'année 1938 les brigades internationales seront dissoutes.

A cette époque, la bureaucratie du Kremlin est engagée en des manœuvres diplomatiques complexes afin d'obtenir des engagements précis de la France et de l'Angleterre en cas de guerre de l'Allemagne contre l’U.R.S.S. ; en même temps qu'elle cherche à réaliser un accord avec l'Allemagne hitlérienne. Elle se désintéresse de l'Espagne, qui dans un cas comme dans l'autre ne peut plus être qu'une gêne dans son jeu. Le sort de l'Espagne est définitivement scellé. Au cours de l'année 1938 et au début 1939, c'est l'effondrement. Le 28 mars 1939, les troupes fascistes entrent à Madrid.

Sur la pierre tombale du Front populaire espagnol, on peut écrire son bilan : un million de morts, et depuis, quarante ans d'exploitation des masses, des années et des années de misère et d'atroce répression.

Dans l'esprit où nous avons rédigé ce chapitre, pour le conclure, nous laissons la parole à Trotsky. Ce serait affadir, affaiblir, cette rigoureuse conclusion que de la paraphraser. Or, la fin que nous poursuivons est d'éclairer le mieux qu'il nous est possible les militants et travailleurs sur le contenu de la politique des fronts populaires.


TROTSKY - « LEÇON D'ESPAGNE : DERNIER AVERTISSEMENT » 17 décembre 1937 (Extraits)

« La théorie du front populaire

 Il serait pourtant naïf de penser qu'à la base de la politique du Komintern en Espagne se trouvaient quelques « erreurs » théoriques. Le stalinisme ne se guide pas sur la théorie marxiste, ni sur quelque théorie que ce soit, mais, empiriquement, sur les intérêts de la bureaucratie soviétique. Entre eux, les cyniques de Moscou se moquent bien de la « philosophie » du front populaire à la Dimitrov. Mais ils ont à leur disposition, pour tromper les masses, des cadres nombreux de propagandistes de cette formule sacrée, sincères ou filous, naïfs ou charlatans. Louis Fischer avec son ignorance et sa suffisance, son état d'esprit de raisonneur provincial organiquement sourd à la révolution, est le représentant le plus répugnant de cette confrérie peu attrayante. L'« union des forces progressistes », le « triomphe des idées du front populaire », l’» atteinte portée par les trotskystes à l’unité des rangs antifascistes »… Qui croirait qu’il y a quatre-vingt-six ans que le Manifeste communiste a été écrit ?

Les théoriciens du front populaire ne vont pas plus loin que la celle de la première règle d'arithmétique, celle de l’addition : la somme des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libéraux est supérieure à chacun de ses termes. Pourtant, l’arithmétique ne suffit pas dans l'affaire. Il faut au moins la mécanique : la loi du parallélogramme des forces se vérifie, même en politique. La résultante est, comme on sait, d'autant plus courte que les forces divergent entre elles. Quand les alliés politiques tirent dans des directions opposées, la résultante est égale à zéro. Le bloc des différents groupements politiques de la classe ouvrière est absolument nécessaire pour résoudre les tâches communes. Dans certaines circonstances historiques, où un tel bloc est capable d'attirer à lui les masses petites-bourgeoises opprimées dont les intérêts sont proches de ceux du prolétariat, la force commune d'un tel bloc peut se trouver beaucoup plus grande que la résultante des forces constituantes. Au contraire, l'alliance du prolétariat avec la bourgeoisie, dont les intérêts, à l'heure actuelle, dans les questions fondamentales, font un angle de 180 degrés, ne peut, en règle générale, que paralyser la force révolutionnaire du prolétariat.

La guerre civile, où la force de la seule violence a peu d'action, exige de ses participants un dévouement suprême. Les ouvriers et les paysans ne sont capables d'assurer la victoire que quand ils mènent la lutte pour leur propre émancipation. Les soumettre dans ces conditions à la direction de la bourgeoisie, c'est assurer d'avance leur défaite dans la guerre civile.

Ces vérités ne sont d'aucune manière le fruit d'une analyse purement théorique. Au contraire, elles représentent la conclusion irréfutable de toute l'expérience historique, au moins à partir de 1848. L'histoire moderne des sociétés bourgeoises est pleine de fronts populaires de toutes sortes, c'est-à-dire de combinaisons politiques les plus diverses pour tromper les travailleurs. L'expérience espagnole n'est qu'un nouvel anneau tragique de cette chaîne de crimes et de trahisons. L’alliance avec l'ombre de la bourgeoisie

Le fait le plus étonnant politiquement est que, dans le Front populaire espagnol, il n'y avait pas au fond de parallélogramme des forces : la place de la bourgeoisie était prise par son ombre. Par l'intermédiaire des staliniens, des socialistes et des anarchistes, la bourgeoisie espagnole s'est subordonné le prolétariat sans même se donner la peine de participer au Front populaire : la majorité écrasante des exploiteurs de toutes nuances politiques était passée dans le camp de Franco. Sans aucune théorie de la révolution permanente, la bourgeoisie espagnole a compris, dès le début du mouvement révolutionnaire des masses, que, quel que soit son point de départ, ce mouvement était dirigé contre la propriété privée de la terre et des moyens de production, et qu'il était absolument impossible d'en venir à bout par les moyens de la démocratie.

C'est pourquoi il n'est resté dans le camp républicain que des débris insignifiants de la classe possédante. MM. Azaňa, Companys et leurs semblables, avocats politiques de la bourgeoisie, mais nullement la bourgeoisie elle-même. Ayant tout misé sur la dictature militaire, les classes possédantes surent en même temps utiliser leurs représentants politiques de la veille pour paralyser, désagréger, puis étouffer le mouvement socialiste des masses sur le territoire « républicain ».

Ne représentant plus à aucun titre la bourgeoisie espagnole, les républicains de gauche représentaient bien moins encore les ouvriers et les paysans : ils ne représentaient rien en dehors d'eux-mêmes. Pourtant, grâce à leurs alliés socialistes, staliniens et anarchistes, ces fantômes politiques ont joué dans la révolution un rôle décisif.

Comment ? Très simplement en tant qu'incarnation du principe de la révolution démocratique, c'est-à-dire de l'inviolabilité de la propriété privée.

Les staliniens dans le Front populaire

Les causes de l'apparition du Front populaire espagnol et sa mécanique interne sont parfaitement claires. La tâche des chefs en retraite de l'aile gauche de la bourgeoisie consistait à stopper la révolution des masses et à regagner la confiance perdue des exploiteurs : pourquoi Franco si nous, les républicains, pouvons faire la même chose ? Sur ce plan essentiel, les intérêts d'Azaňa et de Companys coïncidaient pleinement avec ceux de Staline, pour lequel il était nécessaire de gagner la confiance des bourgeoisies anglaise et française en montrant qu'il était capable de protéger l'ordre contre l'anarchie. Azaňa et Companys servaient nécessairement de couverture à Staline face aux ouvriers : lui-même, Staline, est évidemment pour le socialisme, mais il ne peut pas repousser la bourgeoisie républicaine. Staline est nécessaire à Azaňa et Companys en tant que bourreau expérimenté jouissant d'une autorité de révolutionnaire. Sans lui réduits à être un ramassis de zéros, ils n’auraient pu, ni osé attaquer les ouvriers.

Les réformistes traditionnels de la II° Internationale, depuis longtemps affolés par le cours de la lutte de classe, reçurent un regain d'assurance du fait du soutien de Moscou. Ce soutien fut d'ailleurs accordé non à tous les réformistes, mais seulement aux plus réactionnaires : Caballero représentait la face du parti socialiste tournée vers l'aristocratie ouvrière, tandis que Negrin et Prieto tournaient toujours leur regard vers la bourgeoisie. Negrin a vaincu Caballero grâce à l’aide de Moscou. Les socialistes de gauche et les anarchistes, prisonniers du Front populaire, se sont efforcés, il est vrai, de sauver de la démocratie ce qui pouvait en être sauvé. Mais comme ils n'ont pas su mobiliser les masses contre les gendarmes du Front populaire, leurs efforts se sont en fin de compte réduits à de pitoyables lamentations. Les staliniens se sont ainsi trouvés alliés à l'aile la plus droitière, la plus ouvertement bourgeoise du parti socialiste. Ils ont dirigé leurs coups à gauche, contre le P.O.U.M., les anarchistes et les socialistes de gauche, c'est-à-dire contre les groupements centristes qui, quoique imparfaitement, reflétaient la pression des masses révolutionnaires.

Ce fait politique, significatif en lui-même, donne aussi la mesure de la dégénérescence du Komintern au cours des dernières années. Nous avions autrefois défini le stalinisme comme un centrisme bureaucratique ; les événements ont donné un certain nombre de preuves de la justesse de cette affirmation, mais elle est actuellement dépassée. Les intérêts de la bureaucratie bonapartiste ne correspondent plus au caractère hybride du centrisme. Dans sa recherche d'accommodements avec la bourgeoisie, la clique stalinienne est capable de s'allier seulement aux éléments les plus conservateurs de l'aristocratie ouvrière dans le monde par là, le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme dans l'arène mondiale est définitivement établi.

Les avantages contre-révolutionnaires du stalinisme

Nous arrivons là au cœur de la solution de l'énigme : comment et pourquoi le parti communiste espagnol, insignifiant tant par son nombre que par ses dirigeants, a-t-il été capable de concentrer entre ses mains tous les leviers du pouvoir, en dépit de la présence d'organisations socialistes et anarchistes incomparablement plus puissantes ? L'explication courante suivant laquelle les staliniens ont tout simplement troqué le pouvoir en échange des armes soviétiques reste superficielle. Pour prix de ses armes, Moscou a reçu de l'or espagnol. Cela suffisait, selon les lois du marché capitaliste. Comment Staline a-t-il réussi à obtenir également le pouvoir dans ce marché ? A cela, on répond d'ordinaire : en accroissant son autorité aux yeux des masses par des fournitures militaires, le gouvernement soviétique a pu exiger, comme condition de son aide, des mesures décisives contre les révolutionnaires et écarter ainsi de sa route de dangereux adversaires. C'est indiscutable, mais c'est seulement un aspect de la question, et le moins important. En dépit de l'« autorité » acquise grâce aux fournitures soviétiques, le parti communiste espagnol est demeuré une petite minorité, et il a rencontré, de la part des ouvriers, une haine toujours plus grande [2]. Il ne suffisait pas d'autre part que Moscou posât des conditions : encore fallait­-il que Valence les acceptât. C'est là le fond du problème. Car non seulement Companys et Negrin, mais aussi Caballero, quand il était président du Conseil, tous sont allés, de plus ou moins bon gré, au-devant des exigences de Moscou. Pourquoi ? Parce que ces messieurs eux-mêmes voulaient maintenir la révolution dans le cadre bourgeois.

Ni les socialistes, ni même les anarchistes, ne se sont sérieusement opposés au programme stalinien. Ils avaient eux-mêmes peur de la rupture avec la bourgeoisie. Ils étaient mortellement effrayés devant chaque offensive révolutionnaire des ouvriers. Grâce à ses armes et à son ultimatum contre-révolutionnaire, Staline a été pour tous ces groupes le sauveur. Il leur assurait en effet ce qu'ils espéraient, la victoire militaire sur Franco, et, en même temps, les affranchissait de toute responsabilité pour le cours de la révolution. Ils se sont donc empressés de mettre au rancart leurs masques socialistes et anarchistes, avec l'espoir de les utiliser de nouveau quand Moscou aurait rétabli pour eux la démocratie bourgeoise. Pour comble de commodité, ces messieurs pouvaient justifier leur trahison envers le prolétariat par la nécessité de l'entente militaire avec Staline ; de son côté, ce dernier justifiait sa politique contre-révolutionnaire par la nécessité de l'entente avec la bourgeoisie républicaine.

C'est seulement de ce point de vue plus large que devient claire pour nous l'angélique patience dont ont fait preuve, vis-à-vis des représentants du G.P.U., ces champions du droit et de la liberté que sont Azaňa, Companys, Negrin, Caballero, Garcia Oliver et autres. S'ils n'ont pas eu le choix, comme ils l'ont affirmé, ce n'est nullement parce qu'ils n'avaient pas les moyens de payer avions et tanks autrement que par des « têtes » révolutionnaires et les droits des ouvriers, c'est parce qu'il leur était impossible de réaliser leur propre programme « purement démocratique », c'est-à-dire antisocialiste, autrement que par la terreur. Quand les ouvriers et les paysans s'engagent dans la voie de la révolution, c’est-à-dire s'emparent des usines, des grandes propriétés, et chassent les anciens propriétaires, prennent localement le pouvoir, alors, la contre-révolution, bourgeoise-démocratique, stalinienne ou fasciste - tout se tient - n'a plus d'autre moyen d'arrêter le mouvement que par la violence sanglante, le mensonge et la tromperie. L'avantage de la clique stalinienne dans cette voie consistait en ce qu'elle a immédiatement entrepris d'appliquer des méthodes qui dépassaient Azaňa, Companys, Negrin et leurs autres alliés de « gauche ».

Staline confirme à sa manière la théorie de la révolution permanente

 Ainsi, sur le territoire de l’Espagne, se sont affrontés deux programmes. D'une part, celui de la sauvegarde à tout prix de la propriété privée contre le prolétariat, et, si possible, de la sauve­garde de la démocratie contre Franco. De l'autre, le programme d'abolition de la propriété privée grâce à la conquête du pouvoir par le prolétariat. Le premier exprimait le programme du capital par l'intermédiaire de l'aristocratie ouvrière, des sommets de la petite bourgeoisie et surtout de la bureaucratie soviétique. Le second traduisait, en langage marxiste, les tendances, pas pleinement conscientes, mais puissantes, du mouvement révolutionnaires des masses. Pour le malheur de la révolution, il y avait, entre la poignée des bolcheviques et le prolétariat révolutionnaire, la cloison contre-révolutionnaire du Front populaire.

La politique du Front populaire, à son tour, ne fut nullement déterminée par le chantage de Staline en tant que fournisseur d'armes. Assurément, le chantage est compris dans les conditions internes de la révolution elle-même. Le fonds social de celle-ci avait été, au cours des six dernières années, l'offensive croissante des masses contre la propriété semi-féodale et bourgeoise. C'est précisément la nécessité de défendre cette propriété qui a jeté la bourgeoisie dans les bras de Franco. Le gouvernement républicain avait promis à la bourgeoisie de défendre la propriété par des mesures « démocratiques », mais il enregistra, surtout en juillet 1936, une faillite complète. Quand la situation sur le front de la propriété devint encore plus menaçante que sur le front militaire, les démocrates de tout poil, y compris les anarchistes, s'inclinèrent devant Staline, et ce dernier n'a trouvé dans son arsenal d'autres méthodes que celles de Franco.

Sans les persécutions contre les trotskystes, les poumistes, les anarchistes révolutionnaires et les socialistes de gauche, les calomnies fangeuses, les documents forgés, les tortures dans les prisons staliniennes, les assassinats dans le dos, sans tout cela, le drapeau bourgeois, sous le drapeau répu­blicain, ne se serait pas maintenu deux mois. Le G.P.U. ne s'est trouvé maître de la situation que parce qu’il a défendu de façon plus conséquente que d’autres, c’est-à-dire avec plus de fourberie et de cruauté, les intérêts de la bourgeoisie contre le prolétariat.

Au cours de sa lutte contre la révolution socialiste, le démocrate Kerensky avait d'abord cherché un appui dans la dictature de Kornilov, puis il avait tenté de rentrer à Petrograd dans les fourgons du général monarchiste Krasnov ; d'autre part, les bolcheviques, pour mener la révolution démocratique jusqu'au bout, ont été contraints de renverser le gouvernement des charlatans et des bavards démocratiques. Ce faisant, ils ont mis fin en passant à toutes les tentatives de dictature militaire ou fasciste.

La révolution espagnole montre une nouvelle fois qu’il est impossible de défendre la démocratie contre les masses révolutionnaires autrement que par des méthodes de la réaction fasciste. Et, inversement, il est impossible de mener une véritable lutte contre le fascisme autrement que par les méthodes de la révolution prolétarienne. Staline a lutté contre le trotskysme (la révolution prolétarienne) en détruisant la démocratie par les mesures bonapartistes et le G.P.U. Cela réfute une nouvelle fois, et définitivement, la vieille théorie menchevique que s'est appropriée le Komintern, théorie qui fait de la révolution socialiste deux chapitres historiques indépendants, séparés l'un de l'autre dans le temps. L’œuvre, des bourreaux de Moscou confirme à sa manière la justesse de la théorie de la révolution permanente.


Notes

[1] Cesar M. Lorenzo, Les Anarchistes et le pouvoir.

[2] Dans un ouvrage paru en 1971, G. Hermet, sur la base des sources du P.C.E., écrit que « le parti compte en mars 37, 55 % de paysans, dont une majorité de petits exploitants, et près de 10 % de membres des classes moyennes et des professions libérales, contre seulement 35 % d'ouvriers d'industrie ».

Il ajoute que « 53 % des membres se trouvent dans l'armée », et parle de « ruralisation » et d’ « embourgeoisement des effectifs communistes » pendant la guerre civile (Les Communistes en Espagne, p. 46-49).

Il semble incontestable que le P.C.E. devenu « parti de l'ordre » servit de refuge aux partisans de l' « ordre » qui ne se recrutaient pas particulièrement en milieu ouvrier.


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