1980

"Le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs"
Un exposé de formation publié dans "La Vérité" n°592 (Juin 1980)


La grève générale et la question du pouvoir

Stéphane Just

Introduction


En France, la grève générale est à nouveau à l'ordre du jour. En une de ses formules concentrées, Trotsky écrivait à propos de la grève générale de juin 1936 : « Ce ne sont pas des grèves corporatives. Ce ne sont pas des grèves. C'est la grève. C'est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs. C'est le début classique de la révolution. » (Où va la France ?)

Ainsi que l'a dit Marx, « toute lutte de classe (c'est‑à‑dire toute lutte d'une classe contre une autre classe) est une lutte politique. » Dès lors que la classe ouvrière commence à se rassembler, à s'organiser comme classe, elle définit des objectifs qui lui sont propres, elle engage le combat politique contre les classes dominantes, contre la bourgeoisie notamment. En même temps, elle dégage les méthodes et les moyens de combat qui lui sont propres et qui correspondent à sa place dans la production sociale et les rapports politiques. La grève est au centre des moyens de combat de la classe ouvrière. Très rapidement, lorsque la classe ouvrière s'efforce d'atteindre des objectifs qui lui sont généraux comme classe, lorsqu'il lui faut engager le combat contre les classes exploiteuses, contre la bourgeoisie, la question de la grève générale se pose.

L 'Angleterre a été le berceau du mode de production capitaliste. C'est dans ce pays que, à partir des rapports internationaux, il a pris son essor. L'Angleterre est aussi le pays où le mouvement ouvrier s'est le plus tôt organisé et constitué comme tel. Dès les années 1820, de nombreux syndicats se forment. En 1838, la « Grand national consolidated Trade union » (littéralement : la plus grande union consolidée des métiers) représente déjà près d'un million de membres.

Au début 1834, une tentative est faite pour organiser une grève générale en vue d'arracher la journée de huit heures. Elle échoue. A la fin de l'année, la GNCTU se dissout. Parallèlement à la constitution du mouvement syndical se développe un mouvement qui combat pour les droits politiques de la classe ouvrière : la « National union of the working class and others » est fondée en avril 1831, notamment dans le combat pour le suffrage universel. Elle annonce le mouvement chartiste.

« La suppression universelle simultanée de la force productive dans tous les métiers apparaît en 1832 sous le nom de "Grand national holiday". Les chartistes l'appelleront tantôt "sacred month", tantôt "general strike" », écrit Edouard Dolléans dans son Histoire du mouvement ouvrier.

Le chartisme et la Grève Générale

C'est une nouvelle association ouvrière, la « London working association », fondée le 16 juin 1836, qui élabore la « Charte du peuple ». Pendant dix ans, la Charte sera au centre des luttes de la classe ouvrière anglaise. Elle comprenait six points : suffrage universel, parlement annuel, vote au scrutin secret, indemnisation des membres du parlement, suppression des obligations de propriété, circonscriptions électorales égales. Le 28 février 1837, une pétition comprenant ces six points est rédigée. La campagne politique pour la « Charte du peuple » prend son essor au début de 1838. Le 21 mai, 150 000 personnes se réunissent à Glasgow pour la soutenir. Ainsi que l'écrivent A.‑L. Morton et G. Tate, auteurs de l'« Histoire du mouvement ouvrier anglais » :

« En 1838, la victoire paraissait proche et presque tous pensaient que la Charte allait être gagnée en quelques mois, ou, au pire, en quelques années. La réunion de Glasgow le 21 mai fut suivie de rassemblements semblables dans tous les grands centres : 80 000 personnes à Newcastle; 100 000 à Bradford; 200 000 à Birmingham. La manifestation la plus impressionnante fut le rassemblement de Kersal Moor, près de Manchester, où 250 000 personnes environ participèrent à ce que S. Macoby appelle "probablement le plus grand rassemblement politique qui se soit jamais tenu dans ce pays". Il eut lieu un lundi et fit fermer toutes les usines de la région.
A l'approche de l'hiver, des réunions aux flambeaux eurent lieu dans des quantités de villes du Lancashire et du Yorkshire. Au cours de ces réunions, on recueillit des signatures pour la pétition et on élut des délégués à la convention qui devait se tenir à Londres au printemps et constituer l'organisme de direction et d'unification de tout le mouvement »

La convention chartiste se réunit le 4 février à Londres. Il s'agit d'un véritable parlement ouvrier. Le 7 mai la pétition portant 1 250 000 signatures est déposée au Parlement anglais. La convention, ne s'estimant pas en sécurité à Londres, s'installe à Birmingham. Le 12 juillet, par 235 voix contre 46, le Parlement rejette la pétition.

« Le 16 juillet, au cours d'une réunion où il y eut peu d'assistants, la convention décida d'ordonner une grève générale le 12 août. Mais rien ne fut fait pour mettre à exécution cette décision; il semble qu'il n'y ait eu aucun contact entre la convention et les syndicats, sans l'appui desquels une telle grève était impossible. Le 22 juillet, la décision fut annulée et un appel fut lancé pour des grèves d'avertissement "de deux ou trois jours, afin de consacrer tout ce temps à des défilés solennels et des réunions". Il y fut répondu largement dans plusieurs régions du Lancashire et du Yorkshire, et notamment dans le Durham, où de nombreux mineurs débrayèrent.
Cependant, ce recul encouragea le gouvernement; il y voyait un aveu de faiblesse, et en août il effectua des arrestations en masse. Très vite, des centaines de chartistes se retrouvèrent en prison, dont plusieurs dirigeants. La convention ne put pas opposer de chefs à cette attaque et elle fut dissoute le 12 septembre sans avoir pris d'autres décisions. »

Le mouvement chartiste reprit avec plus d'ampleur en 1841. Une « National charter association » (Association nationale de la Charte) est constituée. La nouvelle pétition nationale est couverte par 3 315 752 signatures. Présentée en mai 1842 au Parlement, celui‑ci la rejette par 287 voix contre 49.

La Grève Générale et la question du pouvoir

« L'été de 1842 vit donc une explosion de grèves absolument sans précédent à la fin d'une longue dépression, relatent encore Morton et Tate. Elle commença en juin et juillet chez les mineurs et les ouvriers du fer du Staffordshire et du Warwickshire. Quand une mine ou une usine métallurgique fermait, les ouvriers allaient chercher les autres travailleurs du voisinage et les faisaient débrayer pour marquer leur solidarité. Le mouvement est souvent désigné sous le nom de "PIug Riots" (émeutes des soupapes), car la pratique courante consistait à débrancher les chaudières pour les arrêter. Bientôt le mouvement s'étendit à toute la région industrielle du Nord ainsi qu'à l'Écosse et au Pays de Galles. Au début d'août, le même processus commença dans les filatures du Lancashire, à Stalybridge, Ashton, Hyde. Le 9 août, Manchester fut immobilisée par des défilés venus de toutes les villes environnantes. Le 13, ce fut le tour de Burnley. Bientôt la vague déferla sur le Yorkshire, les Potteries et d'autres régions.
A mesure qu'il s'étendait, le mouvement évolua. Les événements des dix années précédentes avaient appris aux travailleurs que l'action industrielle seule ne pouvait leur donner ce qu'ils voulaient sans une transformation politique de la société. L'un après l'autre, des meetings décidèrent que "tout travail devrait cesser jusqu'à ce que la Charte du peuple devienne la loi du pays". »

Une fois encore, la grève générale est à l'ordre du jour. Cependant, écrivent A. L. Morton et G. Tate :

« La direction de l'Association nationale de la Charte ne prenait aucune part à cette agitation. Une conférence avait été prévue ‑ pure coïncidence ‑ pour le 12 août à Manchester. Les délégués eurent la surprise de trouver la ville en pleine grève. Ils durent réviser à la hâte leur agenda pour discuter de cette situation nouvelle (…)
Mais la conférence ne prit aucune décision pratique et se sépara en laissant la grève se poursuivre sans direction centrale. Pour rendre la situation encore pire, O'Connor attaqua violemment McDouall dans le "Northern Star" et dénonça la grève comme étant une manœuvre de l’"Anti Corn Law League" destinée à réduire les salaires et distraire l'opinion publique de la Charte.
Sans direction, sans organisation et sans fonds, la grève échoua. »

En 1847, le mouvement pour la Charte a un renouveau au moment des élections générales. Une nouvelle pétition recueille 1 975 000 signatures. Elle est présentée au Parlement le 10 avril 1848.

« Un grand meeting fut prévu à Kennington Common, qui devait être suivi d'une marche vers Westminster. Le gouvernement exploita alors au maximum la panique que lui-même et la presse avaient contribué à créer. Sous prétexte qu'il soupçonnait la préparation d'un coup d'État révolutionnaire, il mobilisa de nombreuses troupes ainsi que des milliers de policiers spéciaux. S'étant assuré ces énormes forces, il annonça que le meeting de Kennington pouvait avoir lieu mais que la marche vers Westminster était interdite. Devant cette menace, les dirigeants chartistes décidèrent d'annuler le défilé, pensant que c'était la seule façon d'éviter un massacre. La pétition fut présentée par une petite délégation et, malgré ses 1 975 000 signatures, elle était moins impressionnante que ne l'avait laissé entendre O'Connor et que ne l'avait espéré avec confiance la masse des partisans. Le gouvernement eut l'avantage de pouvoir annoncer une victoire sans avoir eu à livrer bataille. »

C'en était fini du mouvement chartiste, d'autant que, sur le continent, le mouvement révolutionnaire de 1848 était écrasé.

Premier mouvement politique ouvrier de masse, le chartisme a ceci de remarquable que les revendications démocratiques apparaissent aux plus larges masses comme entièrement liées aux revendications économiques. Déjà, la classe ouvrière est le porteur des revendications démocratiques et la force agissante pour les arracher à la bourgeoisie alors la plus puissante du monde. La relation entre revendications économiques et revendications politiques dès l'aube du capitalisme et du mouvement ouvrier s'établit à chaque moment. Ainsi que le font remarquer les auteurs de l'« Histoire du mouvement ouvrier anglais » :

« La "National charter association" peut prétendre à juste titre être le premier véritable parti de la classe ouvrière. »

Pour lutter sur le terrain politique, la classe ouvrière doit se constituer en parti distinct. A chaque moment crucial du combat politique se pose la question de la grève générale. L'échec du chartisme (tout relatif car un ensemble de conquêtes en résultera, au moins indirectement, pour la classe ouvrière anglaise, comme la loi des dix heures, la loi sur les usines, au cours des années 1840) est évidemment consécutif aux conditions objectives : la bourgeoisie était encore une classe historiquement nécessaire, à l'aube de sa mission historique progressive. Pourtant, d'ores et déjà le mouvement chartiste montre que la lutte de masse du prolétariat contre le gouvernement et la bourgeoisie, pour ses revendications économiques et politiques, dans la mesure où elle exige la mobilisation comme classe, passe le plus souvent par la grève générale. Elle montre aussi que la grève générale ne se suffit pas à elle-même, mais qu'elle est bien le « rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs », une des premières étapes possibles de la révolution prolétarienne. Le mouvement chartiste souligne également l'importance de la direction révolutionnaire. A trois reprises, en 1838, 1842, 1848, la direction du mouvement chartiste s'est révélée être en dessous de ses tâches historiques; elle a été incapable d'assumer jusqu'au bout son rôle de direction politique du prolétariat et en conséquence elle a précipité sa défaite.


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