1979

"(...) Est-il possible qu'au cours de la nouvelle période de la révolution, de cette période qui va voir se multiplier les « circonstances exceptionnelles », à nouveau des partis petits-bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ? Vraisemblablement oui." Un article de "La Vérité" n°588 (Septembre 1979)


A propos d'une possibilité théorique et de la lutte pour la dictature du prolétariat

Stéphane Just


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Stratégie de la lutte pour le pouvoir, pour la dictature du prolétariat

La transformation des rapports de propriété en Europe de l’Est, au nord de la Corée, en Yougoslavie, en Chine, ensuite en Indochine et à Cuba, a incontestablement alimenté le révisionnisme. La lecture du manifeste du pablisme, l'article de Michel Pablo « Où allons-nous ? », que Quatrième Internationale de février-avril 1951 publiait, en rend compte. Le manifeste du révisionnisme réduisait le « Programme de transition » au fameux passage sur les circonstances exceptionnelles pouvant contraindre les partis petits-bourgeois, y compris les partis staliniens, à aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie. Il l'interprétait à sa façon et bien entendu en modifiait le contenu. Les circonstances exceptionnelles devenaient l'inévitabilité d'une guerre de l'impérialisme américain contre les Etats ouvriers dégénérés.

Pablo établissait le complexe dialectique suivant :

« Une telle guerre prendrait dès le début le caractère d'une guerre civile internationale, particulièrement en Europe et en Asie, qui passerait rapidement sous le contrôle de la bureaucratie soviétique, des partis communistes, ou des masses révolutionnaires. La guerre dans de telles conditions, dans un rapport de forces tel que celui qui existe actuellement, serait essentiellement la révolution. La progression de la révolution anticapitaliste dans le monde éloigne mais en même temps précise le danger de guerre générale. La guerre serait cette fois la révolution.
Les deux notions de la révolution et de la guerre, loin de s'opposer ou de se distinguer en tant que deux étapes considérablement différentes de l'évolution, se rapprochent et s'entrelacent au point de se confondre par endroits et par moments. A leur place, c'est la notion de la révolution-guerre, de la guerre-révolution, qui émerge et sur laquelle doivent se fonder les perspectives et l'orientation des marxistes révolutionnaires de notre époque. »

Précédemment, en quelques phrases, Pablo avait substitué au fondement de la théorie marxiste, à la division de la société en classes, le « concept » des blocs :

« La réalité sociale objective, pour notre mouvement, est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu'on le veuille ou non ces deux éléments constituent la réalité sociale objective tout court, car l'écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent essentiellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique. »

Pablo en concluait :

« Une telle guerre, loin d'arrêter la lutte qui se poursuit essentiellement au désavantage de l'impérialisme, l'intensifierait et la porterait à son paroxysme. Elle romprait tous les équilibres, entraînant toutes les forces dans la lutte, accélérerait le processus déjà commencé de la transformation convulsive de notre société, qui ne s'apaisera qu'avec le triomphe du socialisme international. Le sort du stalinisme se réglerait précisément dans cette période de bouleversements gigantesques.
Des gens qui désespèrent du sort de l'humanité parce que le stalinisme dure et remporte même des victoires abaissent l'histoire à leur mesure. Ils auraient voulu que tout le processus de transformation de la société s'accomplisse dans les délais de leur courte vie afin qu'ils puissent être récompensés de leurs efforts pour la révolution. Quant à nous, nous réaffirmons ce que nous avons écrit dans le premier article que nous avons consacré à l'affaire yougoslave : cette transformation occupera probablement une période historique entière de quelques siècles, qui sera remplie entre-temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme nécessairement éloignés des formes "pures" et des normes. »

Le révisionnisme et la position de Trotsky

Pour qui voulait comprendre, tout était parfaitement clair. La bureaucratie du Kremlin a exproprié le capital à l'est de l'Europe et au nord de la Corée, les PC yougoslave et chinois l'ont exproprié dans leur pays, cela en fonction de circonstances exceptionnelles. Mais des circonstances encore plus exceptionnelles se préparent, la guerre-révolution, révolution‑guerre, qui rompra tous les équilibres, entraînant toutes les forces dans la lutte. Pour parler net : la bureaucratie du Kremlin et les autres appareils bureaucratiques, à l'échelle mondiale cette fois, selon les mêmes méthodes et par des processus analogues à ceux utilisés en Europe de l'Est, au nord de la Corée, en Yougoslavie, en Chine, exproprieront le capital. Ce n'est qu'au bout de « siècles de transition » que le socialisme sera réalisé. En d'autres termes, « longue vie » aux bureaucraties, dont la bureaucratie du Kremlin est le prototype. Elles jouent un rôle indispensable, historiquement nécessaire, progressiste, étant sous‑entendu que le prolétariat est incapable d'exproprier le capital par ses propres méthodes et ses propres moyens. Les apologistes du castrisme développent des points de vue parents de ceux de Pablo. Certes la guerre-révolution, révolution‑guerre, est passée de mode. Il reste qu'ils substituent au prolétariat, à la réalisation de sa dictature, l'action d'organisations petites‑bourgeoises empiriques mais conséquentes; à la construction de partis de la IV°Internationale et de la IV°Internationale, ils substituent le soutien à Castro, aujourd'hui instrument international de la bureaucratie du Kremlin, consacré avec son équipe comme la plus éminente direction révolutionnaire qui ait existé depuis celle du parti bolchevique.

De telles conceptions attaquent les fondements du marxisme. « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes », lit-on au début du « Manifeste du Parti communiste ». Et l'histoire est essentiellement l'histoire des deux classes fondamentales de la société actuelle, la bourgeoisie et le prolétariat, les autres classes et couches sociales s'alignant ou s'insérant dans la lutte de ces deux classes. Elles remettent en cause l'unité mondiale dans le temps et l'espace de la lutte des classes à l'époque présente. Elles font fi du développement réel de cette lutte des classes, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

L'expropriation du capital à la fin et au lendemain de la Deuxième Guerre en Europe de l'Est, au nord de la Corée, en Yougoslavie, en Chine, au Vietnam, à Cuba, sont le produit de la combinaison entre un gigantesque krach du mode de production capitaliste, de la société bourgeoise, du système impérialiste, et de la vague révolutionnaire qui se sont produits à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et poursuivis aux lendemains de celle‑ci.

Alors que s'effondrait l'impérialisme allemand, s'engageait à l'échelle de l'Europe le processus de la révolution prolétarienne. La révolution prolétarienne en Europe a été contenue et son développement limité par la politique conjointe de l'impérialisme américain et de la bureaucratie du Kremlin agissant directement et au moyen de son appareil international.

La révolution était à l'ordre du jour non seulement en Europe de l'Est mais en Italie, en France, en Belgique et en Allemagne, c'est-à-dire dans les pays les plus avancés de ce continent décisif du point de vue des rapports mondiaux entre les classes. La division de l'Europe en deux, l'occupation de l'est de l'Europe par les troupes de la bureaucratie du Kremlin, l'occupation de l'Allemagne par les armées impérialistes d'un côté, de la bureaucratie du Kremlin, de l'autre, ont été, conjointement à la politique de reconstruction des Etats bourgeois, de remise en route de l'économie capitaliste, pratiquée par les PC des pays de l'Europe de l'Ouest, indispensables au maintien du régime capitaliste en Europe de l'Ouest, et finalement dans le monde, à la restructuration du système impérialiste à partir et sous l'impulsion de l'impérialisme américain. De même, c'est la décomposition du tissu du système impérialiste, l'effondrement des impérialismes anglais, français, hollandais devant le Japon, l'effondrement de l'impérialisme japonais face aux USA, qui ont disloqué les structures impérialistes en Extrême‑Orient, c'est la puissante montée des masses en Chine et au Vietnam qui est à l'origine de l'expropriation de l'impérialisme, du capital, dans ces pays. Au contraire, la politique du PCC et du PCV a participé au maintien du système impérialiste dans le monde et lui a même permis de reprendre pied par exemple au Vietnam à la fin de la guerre. Les masses ont dû payer d'un prix effroyable cette politique : la guerre de Corée, les deux guerres impérialistes contre les pays d'Indochine, pour ne citer que les faits les plus apparents.

Encore faut-il rappeler ici que l'impérialisme américain n'a pu aller jusqu'à transformer la guerre de Corée en guerre ouverte contre la Chine, avec utilisation des armes atomiques, qu'en raison des rapports mondiaux entre les classes, USA inclus, que l'impérialisme français, soutenu par l'impérialisme américain, n'a pu mobiliser et utiliser tous les moyens qui lui auraient été nécessaires au cours de la première guerre d'Indochine, en raison des rapports entre les classes en France, en Europe et dans le monde; que l'impérialisme américain a été incapable d'écraser le Vietnam, également en raison des rapports mondiaux entre les classes après 1968, et singulièrement de l'opposition des masses américaines à la guerre. De façon plus générale, si l'impérialisme américain a été incapable de s'engager contre l'URSS, la Chine, les pays où le capital a été exproprié, c'est en raison des rapports entre les classes dans le système capitaliste et notamment dans les pays capitalistes avancés, dont évidemment les USA. Ces données, ces rapports, étant rappelés, ce que Trotsky écrivait dès 1939 apparaît bien comme essentiel :

« Pour avoir la possibilité d'occuper la Pologne au moyen d'une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a depuis longtemps trompé et continue de tromper les masses en URSS et dans le monde entier et a, de ce fait, provoqué la décomposition complète des rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n'est pas la transformation des rapports de propriété dans cette région ou une autre, mais le changement à opérer dans la conscience et l'organisation du prolétariat mondial, l'accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles. De ce point de vue décisif, la politique de Moscou, considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale. »

Force est de constater que la politique de la bureaucratie du Kremlin, des bureaucraties satellites, des PC yougoslave, chinois, vietnamien, celle de Fidel Castro (ou plus exactement celle du PC cubain), ont été indispensables au maintien du système impérialiste, de l'ordre bourgeois, à l'échelle internationale.

Le produit de contradictions non résolues

Par contre, il est nécessaire de rappeler qu'après avoir noté la possibilité théorique que des partis petits‑bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voulaient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie, jusqu'à constituer des « gouvernements ouvriers et paysans », le Programme de transition estimait :

« En tout cas, une chose est hors de doute : si même cette variante peu vraisemblable se réalisait quelque part, et qu'un « gouvernement ouvrier et paysan » dans le sens indiqué plus haut s'établissait, en fait il ne représenterait qu'un court épisode sur la voie de la véritable dictature du prolétariat. »

Or, en Yougoslavie, en Chine, en Indochine, à Cuba, ce type de « gouvernement ouvrier et paysan » n'a pas été qu'« un court épisode sur la voie de la véritable dictature du prolétariat ». Dans aucun de ces pays la véritable dictature du prolétariat n'a existé, ni n'existe. Par contre, les PC ont construit des Etats ouvriers bureaucratiques et, bien qu'à l'échelle de l'histoire quelques dizaines d'années passent vite, on ne peut parler d'un « court épisode ».

Pourquoi en a-t-il été ainsi ?

C'est la conséquence d'une contradiction qui n'a pas encore trouvé sa solution. La crise du mode de production capitaliste a atteint une telle profondeur qu'en certaines régions du monde tous les rapports économiques, sociaux et politiques se sont décomposés, qu'ils sont devenus d'une instabilité chronique, irréversible, aboutissant à de véritables effondrements. Inversement, la puissance sociale et politique du prolétariat mondial a crû considérablement depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par suite de ses conquêtes antérieures et nouvelles. En fonction de quoi, l'impérialisme n'a pas été capable d'écraser les mouvements révolutionnaires qui se sont produits dans ces pays. Par contre, la bureaucratie du Kremlin et son appareil international ont dressé de nouveaux et puissants obstacles sur la voie de la révolution prolétarienne dans chaque pays et mondialement, sans pouvoir bloquer totalement, il s'en faut, son développement.

Il est nécessaire de le répéter : l'expropriation du capital à l'est de l'Europe, en Corée du Nord, en Albanie, en Yougoslavie, en Chine, en Indochine, à Cuba, est à mettre au compte du prolétariat mondial. Le fait que la révolution prolétarienne mondiale n'ait pas encore été victorieuse, notamment que le prolétariat n'ait pas pris le pouvoir dans les métropoles impérialistes et que le capital n'y ait pas été exproprié, est à mettre au compte de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international. Plus encore, si le mouvement révolutionnaire des masses a été contenu là même où le capital a été exproprié, si le prolétariat a été, dans ces pays, frustré de l'exercice du pouvoir politique et de la gestion des nouveaux rapports de production, si des Etats d'origine ouvrière, certes, mais bureaucratiques, se sont constitués dès le départ, où une couche bureaucratique monopolise le pouvoir politique, écrase et spolie les masses, cela est dû à l'existence de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international, à leur action, à ce qu'ils ont engendré.

A la bureaucratie du Kremlin sont amarrées directement les bureaucraties parasitaires et contre-révolutionnaires de l'Europe de l'Est. Les PC, qui ont dévoyé, canalisé, corseté la révolution prolétarienne dans leurs pays, qui ont constitué des Etats ouvriers bureaucratiques lorsqu'ils sont allés plus loin qu'ils ne le voulaient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie, même si, s'engageant sur cette voie où à la suite de leur prise du pouvoir, ils ont rompu leur lien direct de subordination au Kremlin, n'en ont pas moins été des rouages de son appareil international, qui les a modelés. Les violentes contradictions qui opposent les bureaucraties parasitaires entre elles, qui dressent telle ou telle d'entre elles contre celle du Kremlin, n'empêchent pas que toutes procèdent de l'existence de cette dernière, qu'elles ont toutes été, en quelque sorte, induites par elle. Historiquement, elles en procèdent et en dépendent. Elles dépendent de relations nationales et mondiales entre les classes où la bureaucratie du Kremlin et son appareil international ont une fonction que seuls ils peuvent remplir.

Doit être inclus comme élément déterminant de ces contradictions le fait que la crise de la direction révolutionnaire n'a toujours pas été résolue, ni à l'échelle internationale, ni à celle de quelque pays que ce soit. La crise du système impérialiste, la vague révolutionnaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, n'ont pas permis de la résoudre. Tout au contraire, en un premier temps les masses se sont portées vers les partis et organisations traditionnels et notamment staliniens, les chargeant d'un contenu révolutionnaire qu'ils n'ont pas, et les entraînant parfois justement beaucoup plus loin que ceux-ci ne l'auraient voulu sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie. Outre le mouvement classique qui fait qu'au premier stade de la révolution prolétarienne les masses se dirigent vers les organisations traditionnelles avec l'illusion qu'elles vont répondre à leurs aspirations, la victoire de l'URSS sur l'impérialisme allemand, le prestige usurpé que la bureaucratie du Kremlin et les PC en ont tiré, ont renforcé politiquement la bureaucratie du Kremlin et son appareil international. Bien qu'en même temps ce mouvement contenait en lui son contraire, c'est-à-dire la crise politique de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international, leur remise en cause et finalement leur destruction; Ultérieurement, la crise qui a disloque la IV°Internationale devait rendre plus difficile encore, différer la solution de la crise de la direction révolutionnaire. La crise de l'impérialisme, les mouvements révolutionnaires, ne s'en sont pas moins développés, réclamant des réponses.

En raison de l'ensemble de ces rapports, de leurs relations, la possibilité théorique que le « Programme de transition » évoque s'est développée plus loin (jusqu'à la constitution d'États ouvriers bureaucratiques, et pas seulement de gouvernements ouvriers et paysans), et plus durablement que prévu. Pourtant, son contenu, ce qu'elle implique, est plus que jamais valable : la crise conjointe de l'impérialisme, de la bureaucratie du Kremlin et des bureaucraties parasitaires et contre-révolutionnaires en est la vivante manifestation.

Révolution politique : la crise conjointe se noue

Très rapidement, l'antinomie entre la révolution prolétarienne et l'existence de la bureaucratie du Kremlin et de toutes les bureaucraties parasitaires s'est manifestée brutalement au grand jour.

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la bureaucratie du Kremlin et son appareil international ont atteint leur puissance politique maximum. Ils ont été capables de protéger de la révolution prolétarienne le système impérialiste dans son ensemble. Ils ont été les agents politiques indispensables de la reconstruction des Etats bourgeois disloqués de l'Europe de l'Ouest, de l'économie capitaliste, de la remise sur pied de ces impérialismes conjointement avec l'impérialisme américain, la puissance et les ressources de celui-ci permettant de restructurer le système impérialiste, de financer la reconstruction de l'économie capitaliste. Mais, déjà, il leur a été impossible d'empêcher que la guerre révolutionnaire en Yougoslavie ne débouche sur la constitution d'un Etat ouvrier bureaucratique, mais qui échappe au contrôle et à la subordination étroite et directe au Kremlin. Ils n'ont pu empêcher qu'en Chine la guerre civile aboutisse à l'expropriation du capital impérialiste et finalement du capital chinois, à la constitution d'un Etat ouvrier bureaucratique, mais échappant au contrôle et à la soumission à la bureaucratie du Kremlin.

Dès 1948, la rupture brutale entre la bureaucratie du Kremlin et la bureaucratie yougoslave démontrait que fondamentalement l'extension des rapports de production de transition du capitalisme au socialisme, ces rapports fussent-ils contrôlés et exploités par une autre bureaucratie également parasitaire, la constitution d'Etats ouvriers, fussent-ils bureaucratiques, était en dernier ressort antagonique à l'existence de la bureaucratie du Kremlin. Les purges terriblement sanglantes qu'à partir de 1949 la bureaucratie du Kremlin a opérées dans les PC de l'est de l'Europe, pourtant ses agents qu'elle avait mis au pouvoir, ont aussi exprimé de violentes crises ayant les mêmes causes profondes.

Bientôt des mouvements majeurs se produisaient : en Allemagne de l'Est en juin 1953, le prolétariat se soulevait contre la bureaucratie du Kremlin et ses agents est-allemands. Le prolétariat de l'est de l'Allemagne écrivait le prologue à la révolution politique nécessaire pour renverser la bureaucratie du Kremlin et toutes les bureaucraties parasitaires, pour instaurer ou restaurer (URSS) la dictature du prolétariat, construire ou reconstruire un Etat ouvrier sain fondé sur les soviets, les conseils ouvriers, et gérer au profit des masses les rapports de production de la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, en les débarrassant de leurs déformations. Après, ce fut le mouvement révolutionnaire d'octobre 1956, en Pologne, la révolution hongroise des conseils de novembre 1956, que les tanks de la bureaucratie du Kremlin ont noyée dans le sang, comme ils avaient noyé dans le sang le mouvement révolutionnaire du prolétariat de l'est de l'Allemagne. La révolution politique surgissant devenait une réalité vivante, alors que la possibilité théorique que le « Programme de transition » évoque continuait à se concrétiser en Indochine, qu'elle allait quelques années plus tard se concrétiser à Cuba. L'attitude politique de la bureaucratie chinoise reprochant à celle du Kremlin de ne pas avoir fait preuve plus rapidement de fermeté contre la révolution hongroise des conseils, celle, plus modérée, mais néanmoins laissant le Kremlin écraser en toute quiétude la révolution hongroise des conseils, de la bureaucratie yougoslave, sont d'autant plus significatives que, quelques années plus tard Moscou et Pékin devaient rompre et s'affronter ouvertement : le lien interne de dépendance de l'une à l'autre, et singulièrement par rapport à celle du Kremlin, se manifestait là. Contre le prolétariat et les masses, elles sont liées les unes aux autres, elles dépendent vitalement les unes des autres.

La bureaucratie chinoise allait vérifier très rapidement, directement, que la révolution politique était aussi à l'ordre du jour en Chine. Afin de tenter de dénouer les contradictions qui l'assaillent en permanence, en 1956-1957 elle inaugurait un cours de libéralisme contrôlé. Très rapidement, ce cours a pris fin : des profondeurs du PCC et du pays surgissaient des revendications et des théories politiques annonciatrices de la révolution politique.

Depuis, l'actualité de la révolution politique n'a cessé de s'affirmer. En Chine, au cours des années 1960, la « Révolution culturelle », qu'une aile de la bureaucratie avait impulsée pour résister à l'aile droitière et restaurationniste traduisant la pression de la bureaucratie du Kremlin et de l'impérialisme, a dû être brutalement close, car derrière commençait à se profiler la révolution politique, des théories, des revendications, des mouvements qui, comme la « Commune de Changhaï », menaçaient la bureaucratie chinoise dans son ensemble. En 1968 en Tchécoslovaquie, en Pologne, à diverses reprises, l'actualité de la révolution politique s'est traduite par de puissants et violents mouvements de masse contre la bureaucratie « nationale » et celle du Kremlin.

L'émergence de la révolution politique exprimait une modification d'une importance incommensurable dans les rapports mondiaux - un saut qualitatif se produisait dans les rapports antagoniques entre les masses, la bureaucratie du Kremlin et les autres bureaucraties parasitaires. Les contradictions qui de tout temps ont assailli la bureaucratie du Kremlin, et qui font que son histoire est une série de crises et de convulsions, ont toujours été inséparables des rapports économiques, sociaux et politiques, des rapports mondiaux entre les classes. Elles en ont toujours été une composante. Pourtant, dès lors que la révolution politique n'a plus seulement été un article du « Programme de transition », mais est devenue une réalité vivante, la crise de l'impérialisme nourrissant la révolution prolétarienne et la crise de la bureaucratie du Kremlin et des autres bureaucraties parasitaires s'interpénétraient indissociablement, devenaient au sens le plus étroit et direct conjointes : la révolution sociale et la révolution politique devenaient directement, en pratique, liées l'une à l'autre, comme deux expressions de la révolution prolétarienne mondiale.

L'année 1968, en ouvrant une nouvelle période de la révolution prolétarienne mondiale, a donné tout son contenu à cette caractérisation : crise conjointe de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin et des autres bureaucraties parasitaires. D'autant plus remarquables ont donc été les prises de position de Castro, soutenant de Gaulle et son régime contre la grève générale en France, et l'intervention de la bureaucratie du Kremlin contre le prolétariat et les peuples tchécoslovaques. Ces prises de position illustrent la dépendance du régime politique cubain actuel par rapport à la bureaucratie du Kremlin, mais aussi au maintien de l'ordre impérialiste. Castro a d'ailleurs, bien normalement, soutenu le général Alvarado et son régime au Pérou, l'« Unité populaire » au Chili, etc., autant de barrages dressés contre le développement de la révolution prolétarienne menaçante.

De ce point de vue, il faut revenir à cette fameuse possibilité théorique que formulait le « Programme de transition », et sur cette partie de la citation généralement splendidement ignorée où le texte stipule : « Des partis petits‑bourgeois, y compris staliniens, pourront aller plus loin qu'ils ne le veulent sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie. » En analysant attentivement cette proposition, on constate qu'il n'y est pas question d'une rupture totale de ces partis petits‑bourgeois ou staliniens avec la bourgeoisie. Cela signifierait qu'ils seraient capables d'aller jusqu'au bout de la révolution prolétarienne, tout au moins jusqu'à sa victoire à l'échelle mondiale. Mais, précisément, le maintien de ces régimes politiques, des bureaucraties parasitaires, dépend d'un équilibre, instable à l'échelle nationale et à l'échelle internationale, que la victoire de la révolution prolétarienne dans un certain nombre de pays romprait inéluctablement et définitivement.

En dernière analyse, la bureaucratie du Kremlin est née du retard de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés, avant d'être à son tour, avec son appareil international, le plus efficace des défenseurs de l'ordre bourgeois à l'échelle internationale, et principalement dans ces pays. La possibilité de telles déformations de la révolution, les limites qui lui ont été imposées, la constitution d'États ouvriers bureaucratiques, de bureaucraties parasitaires, proviennent également du maintien de l'ordre bourgeois à l'échelle internationale, donc principalement dans les métropoles impérialistes. L'existence de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international, des bureaucraties parasitaires, dépend du maintien de l'ordre bourgeois à l'échelle internationale. Elles ne peuvent rompre le cordon ombilical qui les unit à cet ordre sans se nier elles‑mêmes.

C'est qu'elles sont des surgeons, des excroissances de nature bourgeoise à l'intérieur des Etats ouvriers qu'elles déforment, mutilent et dénaturent jusqu'à un certain point. Elles sont des reliquats et des résurgences bourgeoises maintenues et se développant en raison des limites nationales et internationales qui jusqu'à présent ont été imposées à la révolution prolétarienne. Elles manifestent la pression de la bourgeoisie mondiale. Elles sont les plus importants obstacles qui existent, à l'intérieur de ces pays, au plein développement des conquêtes révolutionnaires, des possibilités ouvertes par l'expropriation du capital, à la jonction entre les prolétariats de ces pays et les prolétariats des autres pays du monde, dans le processus de la révolution prolétarienne mondiale. Leur politique dite de « coexistence pacifique » n'est rien d'autre que la politique de coopération contre‑révolutionnaire avec l'impérialisme, la nouvelle Sainte-Alliance contre‑révolutionnaire, dont le pivot est à Washington et dont les deux ailes sont Moscou et Pékin, mais à laquelle coopèrent de façons diverses et Castro et les bureaucraties du Vietnam, du Cambodge, du Laos, de Yougoslavie, de Corée, d'Albanie, sans omettre les bureaucraties satellites de celle du Kremlin.

Les bureaucraties parasitaires incompatibles avec nouveaux rapports de production

L'antagonisme qui oppose ces bureaucraties, leurs régimes politiques, aux prolétariats de ces pays, au développement des forces productives que permet l'expropriation du capital, se mesure de façon particulière aujourd'hui.

Dans tous ces pays, la gestion des nouveaux rapports de production par les bureaucraties parasitaires provoque une crise aiguë, que ce soit en URSS, en Europe de l'Est, en Chine, en Yougoslavie, à Cuba, sans parler des pays d'Indochine et de l'Albanie. Ce n'est pas seulement l'extraordinaire pillage, par les bureaucraties omniprésentes, des richesses produites qui en est la cause : la gestion bureaucratique implique d'énormes gaspillages, de fantastiques distorsions. La planification rationnelle du développement des forces productives sur la base des rapports de production transitoires entre le capitalisme et le socialisme exige la participation active et consciente des producteurs à la détermination et à l'application du plan. Elle exige la coopération sur un plan d'égalité et de confiance des différents pays où le capital a été exproprié. Au lieu de quoi, l'existence des bureaucraties parasitaires surcharge l'économie de ces pays d'énormes fardeaux, comme par exemple la nécessité de participer à la course aux armements que l'impérialisme impose. Elle implique l'oppression et l'inégalité sociales et politiques, l'oppression, l'inégalité, le pillage nationaux.

Pire encore, elle amène jusqu'à des conflits armés entre bureaucraties pour contrôler des positions économiques, militaires, politiques dont chacune a besoin pour tenter de détendre ses propres contradictions, peser dans se rapports avec les autres bureaucraties, en faire des moyens de négociations avec l'impérialisme; ainsi de l'invasion du Cambodge et de la subordination du Laos par la bureaucratie vietnamienne, et de l'expédition militaire de la bureaucratie chinoise au Nord‑Vietnam. Bien entendu, le développement des forces productives dans ces pays rend de plus en plus intolérable leur coupure de la division internationale du travail. Mais la liaison nécessaire entre l'économie de ces pays et celles des autres pays ne peut être vraiment et pleinement positive qu'autant que dans les pays capitalistes, les pays développés, le capital est exproprié, et que les rapports qui s'établissent entre tous les pays soient des rapports de coopération et non les rapports concurrentiels qui sont ceux du marché mondial dominé par les grandes puissances impérialistes.

Les résultats s'inscrivent actuellement douloureusement dans l'économie des pays de l'Europe de l'Est. On y assiste à d'extraordinaires hausses des prix. Les bureaucraties parasitaires tentent de rendre concurrentielles sur le marché mondial certaines branches de l'économie et, partant, d'éliminer de nombreuses branches non concurrentielles. Leur objectif affirmé ouvertement (par exemple en Hongrie) est de pratiquer sur le marché hongrois la vérité des prix, de les aligner, par le jeu des lois qui s'y manifestent spontanément, sur les prix mondiaux.

Il s'agit de porter gravement atteinte à la planification, aux rapports de production, à la classe ouvrière et aux masses laborieuses. Cela s'ajoute à l'énorme endettement des pays de l'Europe de l'Est et de l'URSS vis-à‑vis des grandes puissances impérialistes.

L'orientation des bureaucraties parasitaires dans l'impasse est clairement révélée par le code des investissements étrangers que la bureaucratie chinoise vient de promulguer. Si ce code était appliqué, les capitalistes étrangers seraient autorisés à investir librement en Chine, à rapatrier à leur gré profit et capital. Ce serait évidemment une profonde brèche ouverte dans la planification; la porte ouverte à la pénétration massive du capital impérialiste en Chine; un coup extrêmement sévère porté aux conquêtes de la révolution chinoise, leur remise en, cause; une bataille ouverte contre le prolétariat et les masses laborieuses chinoises que la bureaucratie chinoise mènerait directement au compte de l'impérialisme.

Certes, aujourd'hui, la bureaucratie chinoise est celle qui va le plus loin dans cette direction. Mais la direction qu'elle prend ne fait que concrétiser la tendance plus ou moins affirmée de toutes les bureaucraties parasitaires et contre-révolutionnaires. Ainsi, il y a deux ans, la bureaucratie vietnamienne promulguait également un code des investissements étrangers, moins avantageux pour les investisseurs impérialistes éventuels que le code chinois, mais allant dans le même sens. En fait, les réformes économiques que les bureaucraties parasitaires ont, au cours de ces vingt dernières années, mises en avant impliquaient toutes le retour aux lois qui s'expriment sur le marché, l'intégration à la division internationale du travail et à la concurrence internationale, la rentabilisation des entreprises, l'appel aux capitaux étrangers.

A chaque fois, les bureaucraties parasitaires ont été contraintes de reculer. Face à l'opposition des prolétariats et des masses laborieuses, elles n'ont pu appliquer pleinement leurs réformes économiques. La vie de millions de prolétaires dépend en effet dans ces pays des rapports de production existants. Les remettre plus ou moins directement en cause, c'est remettre en cause l'existence de ces travailleurs. Mais les bureaucraties parasitaires ne renoncent pas : à chaque occasion, elles relancent leurs projets de réforme économique. L'antagonisme irréductible entre les prolétariats et les bureaucraties parasitaires se manifeste ainsi avec force, comme il s'exprime par la lutte pour les libertés démocratiques, dans les tentatives de constituer des syndicats indépendants de l'Etat et du parti.

Cette opposition peut être résumée ainsi : les bureaucraties parasitaires sont finalement les fourriers de la réaction bourgeoise, tandis que la classe ouvrière et les masses laborieuses s'orientent spontanément vers la révolution politique contre les bureaucraties parasitaires. Les bureaucraties parasitaires se maintiennent de plus en plus difficilement sur leurs anciennes positions, qui supposent un certain équilibre dans les rapports nationaux et internationaux entre les classes.

Plus le prolétariat des pays où le capital a été exproprié se renforce, plus s'affirme la faillite de la gestion bureaucratique des nouveaux rapports de production, de l'économie planifiée, plus se renforce la nécessité d'une intégration de l'économie de ces pays à une nouvelle division du travail, plus s'accusent les traits de la nouvelle période de la révolution prolétarienne, plus s'approfondit la crise propre du système impérialiste, plus s'approchent les échéances révolutionnaires dans les pays capitalistes avancés notamment, mais pas seulement, plus les bureaucraties parasitaires sont rejetées du côté de l'impérialisme et de la bourgeoisie. Il est vrai que, couches sociales hétérogènes, elles sont du même coup de plus en plus profondément déchirées et menacées de dislocation.

Quant aux prolétariats des pays où le capital a été exproprié, leur tendance est au contraire de reprendre la révolution prolétarienne là où les PC, en constituant des Etats ouvriers bureaucratiques, ont réussi à la stopper ou à la faire refluer. C'est-à-dire à aller vers la réalisation de la dictature du prolétariat. En URSS, le rétablissement de la dictature du prolétariat sur une base infiniment plus large et forte est également à l'ordre du jour.

En ce sens, le contenu de la possibilité théorique que le programme de fondation de la IV° Internationale évoque est pleinement vérifié : si loin que, sous l'influence de circonstances exceptionnelles (guerres, défaites, krach financiers, offensives révolutionnaires des masses, etc.), les partis petits-bourgeois, y compris staliniens, aient été obligés d'aller sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie, ils n'ont pas, ils ne peuvent pas couper le cordon ombilical qui les lie à la société bourgeoise, à la bourgeoisie mondiale. La bureaucratie du Kremlin est une excroissance sociale de nature bourgeoise se développant dans l'organisme de l'Etat ouvrier dégénéré. Les bureaucraties des autres pays où le capital a été exproprié sont également des excroissances sociales de nature bourgeoise. Lénine expliquait que l'Etat ouvrier est un Etat bourgeois sans bourgeoisie. Les Etats ouvriers dégénérés ou bureaucratiques dès leur origine sont des États ouvriers dont le caractère bourgeois s'est hypertrophié et tend à s'hypertrophier de plus en plus. Ils nourrissent et sont dirigée par une couche sociale étant l'expression du maintien de toute une série de rapports bourgeois dans les pays considérés, et du maintien de l'ordre bourgeois à l'échelle mondiale.

A quoi il faut ajouter que les partis staliniens, tant qu'ils ne sont pas au pouvoir, sont certes des instruments de la bureaucratie du Kremlin, mais restent des partis ouvriers‑bourgeois.

Lorsque des circonstances exceptionnelles les ont amenés à aller plus loin qu'ils ne l'auraient voulu sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie, lorsqu'ils ont été les noyaux de la constitution d'États ouvriers bureaucratiques, les noyaux constituants de bureaucraties parasitaires et privilégiées, ils cessent d'être des partis ouvriers‑bourgeois pour devenir l'organisation politique, les partis, des bureaucraties au pouvoir, ce qui affirme encore leur caractère contre‑révolutionnaire et les oppose directement aux prolétariats et aux masses de leur pays.

En fin de compte, l'alternative est alors, bien que les délais soient plus longs que prévu : ou la révolution reflue jusqu'à la victoire de la contre‑révolution bourgeoise, ou la révolution prolétarienne se développe à nouveau, sous forme de révolution politique, et instaure ou restaure la véritable dictature du prolétariat, le prolétariat construit ou reconstruit un Etat ouvrier sain, cela contre les partis petits-bourgeois, y compris staliniens, les détruit et balaie leurs débris. Cette éventualité est la plus probable dans la période actuelle, compte tenu des enseignements du passé.

La ligne de la lutte pour la dictature du prolétariat

En effet, en 1968, avec la grève générale française et le mouvement révolutionnaire en Tchécoslovaquie, une nouvelle période de la révolution prolétarienne s'est ouverte. Elle est caractérisée par l'imminence et la conjonction de la révolution sociale et de la révolution politique, notamment en Europe. Déjà, entre 1973 et 1977, un tournant dans les rapports mondiaux affirmait ces traits. Participant de cette période, un nouveau tournant se prépare et, à certains égards, il commence à s'engager, affirmant et dégageant plus encore ces traits : l'unité de la révolution sociale et de la révolution politique va être renforcée; le rôle contre-révolutionnaire de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international, des bureaucraties parasitaires, s'étaler avec plus de cynisme et de brutalité encore, et ce n'est pas peu dire. La crise conjointe de l'impérialisme et des bureaucraties parasitaires va se manifester par un renforcement des crises de domination de classe des différentes bourgeoisies, et des crises politiques des bureaucraties parasitaires accentuées. De nouveaux secteurs du système impérialiste sont menacés d'effondrement. Le marché mondial, la division internationale du travail, sont à la limite de la dislocation. Ce qu'il reste de l'ordre mondial édifié à Yalta et à Potsdam va être remis en cause. La question du gouvernement, du pouvoir, se pose d'ores et déjà en nombre de pays. Elle va se poser avec plus de force encore en raison de la décomposition de la société bourgeoise et des déchirements des bureaucraties parasitaires. Comment se développeront concrètement les événements ? Comme le dit le « Programme de transition », les lignes générales étant dégagées, il est inutile de se perdre en conjectures. C'est totalement imprévisible. Une chose est néanmoins certaine : ils auront une apparence chaotique.

Les circonstances exceptionnelles se multiplieront (krachs financiers, déconfiture économique, crise dislocante des appareils d'Etat, offensives révolutionnaires des masses, etc.). En même temps, ce serait une redoutable illusion de croire que, dans les pays capitalistes, les partis traditionnels, social‑démocrates et staliniens, disparaîtront pour laisser la place aux partis révolutionnaires fondés sur le programme de la IV° Internationale, et que se résoudra du même coup la question de la direction révolutionnaire nationalement et internationalement.

La construction de ces partis dépendra d'abord de ce que les militants et les organisations qui combattent sur le programme de la IV° Internationale sont capables de construire dès maintenant. Néanmoins, de toute façon, l'accomplissement de cette tâche restera vraisemblablement long et difficile. Les rapports à l'intérieur du mouvement ouvrier, de la classe ouvrière, ne sont plus, de loin, ce qu'ils étaient avant la guerre et à la fin de la guerre, où social-démocratie et stalinisme y exerçaient un véritable monopole, si ce n'est une véritable dictature, où, selon l'expression bien connue, « les trotskystes étaient des exilés dans leur propre classe ». L'histoire a fait son œuvre. L'expérience collective des masses a considérablement progressé.

Le raidissement, en particulier de l'appareil stalinien qui soutient de toutes ses forces en France, en Espagne, en Italie, au Portugal, partout en Europe, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, les régimes politiques chancelants, qui prend en charge les exigences du capitalisme en crise, comme les partis social-démocrates le font de leur côté, ces circonstances font surgir de grandes possibilités de construire des organisations, voire des partis révolutionnaires importants, avant que des crises révolutionnaires s'ouvrent, que déferlent des révolutions prolétariennes. Pourtant, ce ne seront pas encore des partis révolutionnaires ayant la confiance des plus larges masses et les dirigeant. Une fois encore, s'engageant de leur propre mouvement sur la voie de la révolution, forçant les barrages édifiés contre elles par les dirigeants des partis staliniens et social-démocrates, les masses se tourneront avec une confiance plus ou moins grande vers leurs partis traditionnels, espérant qu'ils répondront à leurs aspirations révolutionnaires. L'orientation que fixe le « Programme de transition » garde toute sa valeur :

« La tâche centrale de la IV° Internationale consiste à affranchir le prolétariat de la vieille direction, dont le conservatisme se trouve en contradiction complète avec la situation catastrophique du capitalisme à son déclin et constitue le principal obstacle au progrès historique. L'accusation capitale que la IV° Internationale lance contre les organisations traditionnelles du prolétariat, c'est qu'elles ne veulent pas se séparer du demi-cadavre politique de la bourgeoisie.
Dans ces conditions, la revendication adressée systématiquement à la vieille direction : « Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir ! », est un instrument extrêmement important pour dévoiler le caractère traître des partis et organisations de la Il°et de la III°Internationales, ainsi que de l'Internationale d'Amsterdam ( ... ).
Il est impossible de prévoir quelles seront les étapes concrètes de la mobilisation révolutionnaire des masses. Les sections de la IV°Internationale doivent s'orienter de façon critique à chaque nouvelle étape et lancer les mots d'ordre qui appuient la tendance des ouvriers à une politique indépendante, approfondissent le caractère de classe de cette politique, détruisent les illusions réformistes et pacifistes, renforcent la liaison de l'avant‑garde avec les masses et préparent la prise révolutionnaire du pouvoir. »

La crise des bureaucraties parasitaires, celle du Kremlin et de son appareil international, l'éclatement de révolutions politiques contre les bureaucraties parasitaires, modifieront considérablement le dispositif des forces et des partis politiques. Mais, pour l'instant, ce ne sont encore que des mouvements en perspective. Le dispositif des forces et des partis politiques est encore tel que les partis social‑démocrates et les partis staliniens, dans les pays capitalistes avancés, avec souvent les organisations. petites‑bourgeoises nationalistes dans les pays semi-coloniaux, sont toujours les partis dirigeants du prolétariat et des masses exploitées.

C'est vers eux que les masses se dirigent, en espérant qu'ils réaliseront leurs aspirations. Au nom des masses, nous devons formuler la revendication : rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir. Mais, de plus, alors même que la crise des bureaucraties parasitaires, de la bureaucratie stalinienne et de son appareil international, atteindra le point de rupture, la question de la direction révolutionnaire ne sera pas résolue automatiquement pour autant. Aucun processus mécanique n'amène à la construction des partis de la IV° Internationale, de l'Internationale.

Tant que les partis de la IV° Internationale n'auront pas conquis la direction des masses, le problème que le « Programme de transition » soulève demeurera. Sous une forme ou sous une autre, les organisations traditionnelles enracinées dans la classe ouvrière, dans l'histoire du mouvement ouvrier, resteront présentes et joueront leur rôle. L'éclatement des partis staliniens ne résoudra pas en soi la question. Il libérera sans doute des tendances multiples, dont certaines rejoindront la social-démocratie classique, alors que d'autres chercheront la voie de la construction du parti révolutionnaire sans pouvoir la trouver spontanément. Au cas où les organisations qui se situent sur le programme de la IV° Internationale ne seraient pas capables de se construire et d'influencer ces tendances, inéluctablement celles-ci se cristalliseraient en organisations et partis centristes, nouveaux obstacles sur la voie qui conduit à la réalisation de la véritable dictature du prolétariat. D'ailleurs, y compris dans les pays où existe une bureaucratie parasitaire, où la révolution politique en se développant ne peut, comme ce fut le cas en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie au XlV° Congrès du Parti communiste tchécoslovaque, que briser, faire éclater, le parti de la bureaucratie, rien n'est encore résolu pour autant. Inéluctablement d'anciens et de nouveaux partis et organisations surgiront, qui seront ce qu'ils seront, mais nullement automatiquement les partis qui restaureront ou instaureront la dictature du prolétariat. La ligne de la lutte pour le pouvoir, adaptée naturellement aux conditions concrètes de ces pays, devra trouver là aussi son application. Dans ces pays aussi la construction du parti de la IV° Internationale est inséparable d'une stratégie politique et

« de mots d'ordre qui appuient la tendance des ouvriers à une politique indépendante, approfondissant le caractère de classe de cette politique, détruisant les illusions réformistes et pacifistes, renforçant la liaison de l'avant-garde avec les masses et préparant la prise révolutionnaire du pouvoir ».

Le gouvernement ouvrier et paysan

La question n'est pas nouvelle. La révolution russe, la prise du pouvoir par le Parti bolchevique, l'immense prestige du Parti bolchevique auprès du prolétariat mondial et des masses opprimées, ont impulsé la construction de la Ille Internationale. Pourtant cela n'a pas suffi pour que ses partis obtiennent automatiquement la direction du prolétariat dans leur pays, et le dirigent sur la voie de la réalisation de la dictature du prolétariat.

La III° Internationale a dû se poser la question : comment y parvenir ? Une résolution du IV° Congrès de l'Internationale communiste y répond ainsi :

« Le gouvernement ouvrier (éventuellement le gouvernement paysan) devra partout être employé comme un mot d'ordre de propagande générale. Mais, comme mot d'ordre de politique actuelle, le gouvernement ouvrier présente la plus grande importance dans les pays où la situation de la société bourgeoise est particulièrement peu sûre, où le rapport des forces entre les partis ouvriers et la bourgeoisie met la solution de la question du gouvernement ouvrier à l'ordre du jour comme une nécessité politique.
Dans ces pays, le mot d'ordre du « gouvernement ouvrier » est une conséquence inévitable de toute la tactique du front unique.
Les partis de la II° Internationale cherchent, dans ces pays, à « sauver » la situation en prêchant et en réalisant la coalition des bourgeois et des social‑démocrates. Les plus récentes tentatives faites par certains partis de la II° Internationale (par exemple en Allemagne), tout en refusant de participer ouvertement à un tel gouvernement de coalition, pour le réaliser en même temps sous une forme déguisée, ne sont rien moins qu'une manœuvre tendant à calmer les masses protestant contre de semblables coalitions et qu'une duperie raffinée des masses ouvrières. A la coalition ouverte ou masquée bourgeoise et social-démocrate, les communistes opposent le front unique de tous les ouvriers et la coalition politique et économique de tous les partis ouvriers contre le pouvoir bourgeois pour le renversement définitif de ce dernier. Dans la lutte commune de tous les ouvriers contre la bourgeoisie, tout l'appareil d'Etat devra tomber dans les mains du gouvernement ouvrier et les positions de la classe ouvrière en seront renforcées.
Le programme le plus élémentaire d'un gouvernement ouvrier doit consister à armer le prolétariat, à désarmer les organisations bourgeoises contre-révolutionnaires, à instaurer le contrôle de la production, à faire tomber sur les riches le principal fardeau des impôts et à briser la résistance de la bourgeoisie contre‑révolutionnaire.
Un gouvernement de ce genre n'est possible que s'il naît dans la lutte des masses mêmes, s'il s'appuie sur des organes ouvriers aptes au combat et créés par les couches les plus vastes des masses ouvrières opprimées. Un gouvernement ouvrier résultant d'une combinaison parlementaire peut aussi fournir l'occasion de ranimer le mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais il va de soi que la naissance d'un gouvernement véritablement ouvrier et le maintien d'un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent mener à la lutte la plus acharnée et, éventuellement, à la guerre civile contre la bourgeoisie. La seule tentative du prolétariat de former un gouvernement ouvrier se heurtera dès le début à la résistance la plus violente de la bourgeoisie. Le mot d'ordre du gouvernement ouvrier est donc susceptible de concentrer et de déchaîner des luttes révolutionnaires.
Dans certaines circonstances, les communistes doivent se déclarer disposés à former un gouvernement avec des partis et des organisations ouvrières non communistes. Mais ils ne peuvent agir ainsi que si des garanties sont données que ces gouvernements ouvriers mèneront vraiment la lutte contre la bourgeoisie dans le sens indiqué plus haut. Dans ce cas, les conditions naturelles de la participation des communistes à un semblable gouvernement seraient les suivantes :
1. La participation au gouvernement ouvrier ne pourra avoir lieu qu'avec l'approbation de l'Internationale communiste.
2. Les membres communistes du gouvernement ouvrier restent soumis au contrôle le plus strict de leur parti.
3. Les membres communistes du gouvernement ouvrier restent en contact étroit avec les organisations. révolutionnaires des masses.
4. Le parti communiste maintient absolument sa physionomie et l'indépendance complète de son agitation.
Malgré ses grands avantages, le mot d'ordre du gouvernement ouvrier a aussi ses dangers, de même que toute la tactique du front unique. Pour parer à ces dangers, les partis communistes ne doivent pas perdre de vue que, si tout gouvernement bourgeois est en même temps un gouvernement capitaliste, il n'est pas vrai que tout gouvernement ouvrier soit un gouvernement vraiment prolétarien, c'est-à-dire un instrument révolutionnaire de pouvoir du prolétariat.
L'Internationale communiste doit envisager les éventualités suivantes :
1. Un gouvernement ouvrier libéral. Il y a déjà un gouvernement de ce genre en Australie; il est également possible dans un délai assez rapproché en Angleterre.
2. Un gouvernement ouvrier social-démocrate (Allemagne).
3. Un gouvernement des ouvriers et des paysans. Cette éventualité est à prévoir dans les Balkans, en Tchécoslovaquie, etc.
4. Un gouvernement ouvrier avec la participation des communistes.
5. Un véritable gouvernement ouvrier prolétarien qui, dans sa forme la plus pure, ne peut être incarné que par un parti communiste.
Les deux premiers types de gouvernement ouvrier ne sont pas des gouvernements ouvriers révolutionnaires, mais des gouvernements camouflés de coalition entre la bourgeoisie et les leaders ouvriers contre révolutionnaires. Ces "gouvernements ouvriers" sont tolérés dans les périodes critiques de la bourgeoisie affaiblie pour tromper le prolétariat sur le véritable caractère de classe de l'Etat, ou même pour détourner l'attaque révolutionnaire et gagner du temps, avec l'aide des leaders ouvriers corrompus. Les communistes ne devront pas participer à de tels gouvernements. Au contraire, ils devront démasquer impitoyablement devant les masses le véritable caractère de ces faux "gouvernements ouvriers ". Dans la période de déclin du capitalisme, où la tâche principale consiste à gagner à la révolution la majorité du prolétariat, ces gouvernements, objectivement, peuvent contribuer à précipiter le processus de décomposition du régime bourgeois.
Les communistes sont prêts à marcher aussi avec les ouvriers social‑démocrates, chrétiens, sans parti, syndicalistes, etc., qui n'ont pas encore reconnu la nécessité de la dictature du prolétariat. Les communistes sont également disposés, dans certaines conditions et sous certaines garanties, à appuyer un gouvernement ouvrier non communiste. Mais les communistes devront à tout prix expliquer à la classe ouvrière que sa libération ne pourra être assurée que par la dictature du prolétariat.
Les deux autres types de gouvernement ouvrier, auxquels peuvent participer les communistes, ne sont pas encore la dictature du prolétariat; ils ne constituent pas encore une forme de transition nécessaire vers la dictature, mais ils peuvent constituer un point de départ pour la conquête de cette dictature. La dictature complète du prolétariat ne peut être réalisée que par un gouvernement ouvrier composé de communistes. »

La nouvelle période de la révolution prolétarienne rend plus que jamais actuelles ces réponses politiques que formulait le IV° Congrès de l'Internationale communiste. La seule chose à modifier est que ce sont non seulement les partis social-démocrates qui soutiennent de toutes leurs forces la société bourgeoise pourrissante, mais les partis hier communistes, aujourd'hui staliniens, et que ceux-ci sont appelés à participer ou même éventuellement à diriger des gouvernements des deux premiers types. Bien entendu, pour l'instant, la participation d'organisations trotskystes aux différents types de gouvernements ouvriers et paysans dont il est question n'est pas plausible, en raison de leur faiblesse. Cependant, il ne faut jamais oublier que les organisations et partis de la IV° Internationale ont comme objectif, qui conditionne toute leur activité, d'acquérir une influence décisive sur le prolétariat et les masses exploitées, et, à leur tête, de lutter pour prendre le pouvoir. Toute leur activité, leurs mots d'ordre, vont dans ce sens. Renoncer ou oublier que les organisations trotskystes combattent pour cet objectif, que toute leur activité est conditionnée par cet objectif, c'est les transformer en « groupes de pression », les dénaturer, et finalement les liquider.

Ce sont les deux premiers types de gouvernement que la résolution cite qui sont aujourd'hui à l'ordre du jour, et dont elle dit qu'

« ils sont tolérés dans les périodes critiques de la bourgeoisie affaiblie pour tromper le prolétariat sur le véritable caractère de classe de l'Etat, ou même pour détourner l'attaque révolutionnaire du prolétariat et gagner du temps, avec l'aide des leaders ouvriers corrompus. »

Mais cette même résolution ajoute :

« Dans la période du déclin du capitalisme, où la tâche principale consiste à préparer à la révolution la majorité du prolétariat, ces gouvernements peuvent objectivement contribuer à précipiter le processus de décomposition du régime, bourgeois. »

Ce passage est de la plus grande importance : il sous-entend toute la dialectique des rapports entre les classes, des rapports au sein du prolétariat et des masses exploitées, de ceux-ci avec leurs organisations et partis. D'autant plus que s'approfondit la crise de la bourgeoisie, que se tendent les rapports entre les classes, d'autant plus les partis ouvriers‑bourgeois défendent la société bourgeoise, et même les régimes politiques et les gouvernements en place. Mais toute l'expérience du prolétariat et des masses leur dicte justement, au moment où ils ressentent que tout se concentre dans la question du gouvernement, du régime politique, où ils se convainquent de la nécessité de renverser l'ancien gouvernement, l'ancien régime, de porter au pouvoir un nouveau gouvernement pour bâtir un nouveau régime; il faut nous unir; lorsque le mouvement ouvrier est divisé, il faut que nos organisations s'unissent; en tout état de cause, il faut que nos organisations, nos partis ou notre parti se mettent à notre tête et luttent pour le pouvoir, pour constituer un nouveau gouvernement.

Une contradiction majeure se noue entre les aspirations et la volonté des masses et la politique des partis ouvriers-bourgeois. Les aspirations, la volonté des masses, doivent être dégagées, exprimées. Il faut les formuler. Mais il ne suffit pas de les formuler. Elles doivent devenir des forces matérielles, c'est-à-dire des expressions organisées. Le regroupement d'une avant-garde organisée, élément pour la construction du parti révolutionnaire, se lie indissolublement à l'action politique pour impulser l'organisation de l'unité des masses, pour qu'elles se donnent les moyens de submerger les obstacles à leur unité, à l'unité de leurs organisations, à la lutte pour en finir avec l'ancien gouvernement, l'ancien régime politique et porter au pouvoir un gouvernement de leurs organisations. Des aspirations des masses, de leur volonté, peuvent surgir les comités ouvriers, les soviets. Agissant et pour agir dans ce sens, les organisations trotskystes deviennent, non la direction des masses, mais expriment leurs aspirations et leur volonté. Elles dégagent les possibilités d'organisation des masses sur leur propre plan. Ainsi elles se donnent les moyens de leur construction.

Le prolétariat ne rompra pas du même coup ses liens avec ses organisations traditionnelles, ne se dégagera pas du même coup de l'influence des appareils bureaucratiques. A l'intérieur d'éventuels organismes autonomes des masses, les dirigeants des organisations traditionnelles siégeront, occuperont une place importante, sans doute la place la plus importante, ce qui relativisera l'autonomie de ces organismes. Et même si de tels organismes ne se constituaient pas encore, mais que l'action politique du prolétariat renverse l'ancien gouvernement et porte au pouvoir un gouvernement des partis ouvriers, ou éventuellement du parti ouvrier dominant au sein de la classe ouvrière, le prolétariat fera un bond politique considérable en avant.

Quoi qu'il en soit, la venue au pouvoir d'un gouvernement du ou des partis ouvriers‑bourgeois est une victoire politique des masses sur la politique bourgeoise des appareils bureaucratiques, en dépit de toutes les apparences. Le prolétariat, les masses exploitées, vérifient en pratique qu'il leur est possible de porter au pouvoir un gouvernement qu'elles considèrent comme leur gouvernement, dont elles espèrent qu'il satisfera leurs revendications et aspirations. Cette venue au pouvoir les invite à aller plus loin, à poursuivre sur la voie ouverte. Si les conseils, les soviets, n'ont pas encore surgi, ils surgiront inéluctablement au cours des développements ultérieurs, le mouvement des masses se poursuivant. Bien entendu, il s'agit d'affrontements, de lutte des classes, de lutte politique, où chacun est partie prenante et combat, dont l'organisation qui construit le parti révolutionnaire, et non d'une route tracée d'avance.

Les dirigeants des partis ouvriers‑bourgeois, les partis staliniens en particulier, mesurent parfaitement la portée de la venue au pouvoir de tels gouvernements. Aussi s'opposent-ils farouchement au front unique ouvrier, à la lutte pour renverser les gouvernements bourgeois et porter au pouvoir des gouvernements des partis ouvriers, ou du parti ouvrier, sans ministres représentant les organisations et partis bourgeois.

En cas de crise profonde de la bourgeoisie, de crise révolutionnaire, ils sont prêts à participer au pouvoir aux côtés de ministres des partis bourgeois. Les staliniens, experts contre‑révolutionnaires, occupant une place particulière au sein du mouvement ouvrier, ont mis au point la recette des « fronts populaires ». A l'aspiration des masses au front unique ouvrier, ils opposent l'« unité des démocrates » ou des « antifascistes », ou de toute autre chose « justifiant » la collaboration avec la bourgeoisie et certains partis bourgeois. Lorsque le mouvement profond des masses rend impossible le maintien de l'ancienne forme gouvernementale, voire de l'ancienne forme politique de domination de classe de la bourgeoisie, ils opposent au gouvernement des partis ouvriers les gouvernements de « front populaire » avec la participation de ministres bourgeois. Les « fronts populaires » ne sont pas des fronts uniques ouvriers élargis ou déformés, mais des contre-feux au front unique ouvrier et aux gouvernements des partis ouvriers.

Pour l'instant, dans la plupart des pays où la crise de la bourgeoisie atteint déjà un point critique, les partis ouvriers traditionnels s'efforcent de maintenir les régimes politiques et les gouvernements en place. Mais ils auront recours, lorsque la crise ne sera plus contenue, à des « fronts populaires », ou à des « fronts nationaux » dans les pays semi-coloniaux.

La bataille politique pour la rupture avec la bourgeoisie, pour un gouvernement des seuls partis ouvriers sans ministres représentant les organisations et partis bourgeois, s'identifie à l'action politique pour la mobilisation des masses, à l'organisation comme classe du prolétariat, à la lutte pour la révolution prolétarienne, précisément parce qu'elle épouse la façon dont les masses peuvent concrètement avancer. L'essentiel est de comprendre que cet armement politique, ces mots d'ordre, ont comme objectif la mobilisation des masses, de dégager, de faciliter l'initiative des masses, de renforcer au cours de cette bataille politique l'organisation qui construit le parti révolutionnaire, de construire un parti ayant sur elles une influence décisive, et donc de préparer la lutte pour un authentique gouvernement ouvrier et paysan, transition vers la réalisation de la dictature du prolétariat.

Cette variante reste possible

Est-il possible qu'au cours de la nouvelle période de la révolution, de cette période qui va voir se multiplier les « circonstances exceptionnelles », à nouveau des partis petits‑bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ? Vraisemblablement oui.

Mais ce serait ne pas comprendre le caractère de cette période que de redouter un renouvellement ou une prolongation des processus qui ont abouti à la constitution d'États ouvriers bureaucratiques relativement durables. Les masses prolétariennes des pays économiquement les plus développés, particulièrement d'Europe, s'engagent dans le processus de la révolution prolétarienne; les prolétariats - qui se sont puissamment renforcés - des pays où justement se sont constitués de tels Etats s'ébranlent pour renverser les bureaucraties parasitaires. La possibilité de la constitution de tels Etats a dépendu de l'existence de la bureaucratie du Kremlin, de son appareil international, de ce qu'ils ont induit, d'un certain équilibre national et international entre les classes. Mais, précisément, la nouvelle période de la révolution mondiale est celle de la crise conjointe de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin, où toute la puissance du prolétariat va jaillir, bousculant ce genre d'équilibre instable, et qui à la longue ne peut se maintenir. En d'autres termes : la nouvelle période de la révolution mondiale est celle du plein développement de la révolution prolétarienne mondiale. Par conséquent, celle où le programme de fondation de la IV° Internationale, « L'Agonie du capitalisme et les Tâches de la IV° Internationale », va avoir sa pleine application. La relation dialectique entre la question du pouvoir et la construction des partis de la IV° Internationale, la construction de celle-ci, est au centre de ce programme :

« il faut aider les masses dans le processus de leurs luttes quotidiennes à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière, et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. ( ... ) Tout dépend du prolétariat, c'est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

La tâche est immense. Elle sera difficile et longue. Il s'agit de construire des partis de la IV° Internationale, aussi bien dans les pays capitalistes que dans les pays où le capital a été exproprié, de l'URSS à Cuba, mais où le prolétariat est évincé de l'exercice du pouvoir. Encore faut-il nuancer : la reconstruction de la IV° Internationale ne sera pas la simple addition de la construction de partis nationaux, bien qu'elle exige la construction de partis nationaux. La reconstruction de la IV° Internationale impulsera la construction de tels partis. Dans les circonstances actuelles, il n'y a aucune raison de douter qu'elle sera menée à bien. Lorsque Trotsky écrivait :

« Si même cette variante peu vraisemblable se réalisait un jour quelque part, et qu'un "gouvernement ouvrier et paysan" dans le sens indiqué plus haut s'établissait en fait, il ne représenterait qu'un court épisode sur la voie de la véritable dictature du prolétariat »,

il se situait dans la perspective du plein développement, dans les pays économiquement développés, de la révolution prolétarienne, bousculant tous les rapports mondiaux, celle qui se concrétise aujourd'hui. Et il ne dissociait pas la réalisation de la dictature du prolétariat de la construction de la IV° Internationale et de ses partis. Certes, l'histoire n'est pas écrite d'avance, en particulier celle de la révolution prolétarienne. Ce sont les hommes qui, dans des conditions déterminées, font leur propre histoire, quelque tournure qu'elle prenne. Une chose est certaine : le relatif équilibre social et politique artificiellement maintenu par l'action politique de la bureaucratie du Kremlin, de son appareil international, de ses surgeons, par la mobilisation de toutes les réserves de l'impérialisme à l'initiative de l'impérialisme US, se conclut finalement par le pourrissement des fondements du système impérialiste, l'accumulation de contradictions mortelles dans les pays où le capital a été exproprié, tandis que le prolétariat s'est, au cours de ces trente dernières années, considérablement renforcé socialement et politiquement.

D'ores et déjà, est engagé le processus par lequel le prolétariat, le mouvement ouvrier, tend à se regrouper sur un nouvel axe. La nouvelle période de la révolution prolétarienne, la lutte des classes, ne vont cependant pas se dérouler selon un schéma bien ordonné. De fantastiques convulsions, des flux, des reflux, des situations chaotiques, sont inévitables. La bourgeoisie dans tous les pays capitalistes dominants, dans les métropoles impérialistes, dispose encore d'importantes ressources. Elle a une grande expérience, de profondes racines sociales. Les appareils bureaucratiques du mouvement ouvrier ont eux aussi de profondes racines. La pression de la société bourgeoise, des appareils bureaucratiques, sur les organisations se réclamant de la IV° Internationale est énorme. Mais il n'y a aucune raison de douter, les circonstances objectives étant éminemment favorables, de la construction des partis de la IV° Internationale et de la reconstruction de celle-ci. L'ensemble de ces données permettent, en cette année du centième anniversaire de la naissance de Léon Trotsky, d'affirmer la pleine validité du programme de la IV° Internationale, de sa stratégie de lutte pour la réalisation de la dictature du prolétariat, et donc que des « gouvernements ouvriers et paysans » dans le sens indiqué plus haut ne seront que des épisodes sur la voie de la véritable dictature du prolétariat.


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