1979

"(...) Est-il possible qu'au cours de la nouvelle période de la révolution, de cette période qui va voir se multiplier les « circonstances exceptionnelles », à nouveau des partis petits-bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ? Vraisemblablement oui." Un article de "La Vérité" n°588 (Septembre 1979)


A propos d'une possibilité théorique et de la lutte pour la dictature du prolétariat

Stéphane Just


Le programme de fondation de la IV° Internationale, L'Agonie du capitalisme et les tâches de la IV° Internationale, dit Programme de transition, est l'essence des apports de Trotsky au marxisme, des enseignements de plus de quarante années de son combat pour la victoire de la révolution prolétarienne. Il a pour le prolétariat, le mouvement ouvrier, autant d'importance que Le Manifeste du Parti communiste. Ces deux documents fondamentaux sont complémentaires.

En écrivant Le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels ont donné au prolétariat, au mouvement ouvrier, les principes, la méthode, la conception historique, la compréhension du rôle historique du prolétariat comme classe, sans lesquels celui-ci ne peut vaincre, prendre le pouvoir, s'émanciper en édifiant le socialisme, le communisme. Le Programme de transition, L'Agonie du capitalisme et les tâches de la IV° Internationale, condense la stratégie du prolétariat à l'époque de l'impérialisme, qui est aussi l'époque de la révolution prolétarienne mondiale, où chaque grande crise, chaque puissant mouvement du prolétariat soulève la question du pouvoir, celle de la dictature du prolétariat, mais qui ne peut être réalisée sans que soit résolue la crise de la direction révolutionnaire, la tâche de la IV° Internationale étant précisément de résoudre cette crise. La lutte pour le pouvoir, pour la réalisation de la dictature du prolétariat, et celle pour construire la IV° Internationale, ses partis nationaux, la solution de la question de la direction révolutionnaire sont donc l'essence du Programme de transition. Ces luttes sont indissociables.

Une possibilité théorique ouverte par le « Programme de transition »

Le Programme de transition affirme :

« Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres, elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste et cela dans la plus prochaine période historique, la civilisation humaine est menacée d'être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c'est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

D'autre part, il formule la possibilité théorique suivante :

 « Le mot d'ordre de " gouvernement ouvrier et paysan " est employé par nous uniquement dans le sens qu'il avait en 1917 dans la bouche des bolcheviks, c'est-à-dire comme un mot d'ordre antibourgeois et anticapitaliste, mais en aucun cas dans le sens " démocratique " que lui ont donné plus tard les épigones, faisant de lui, alors qu'il était une étape vers la révolution socialiste, la principale barrière sur cette voie.
De tous les partis et organisations qui s'appuient sur les ouvriers et les paysans et parlent en leur nom, nous exigeons qu'ils rompent politiquement avec la bourgeoisie et entrent dans la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan. Dans cette voie, nous leur promettons un soutien complet contre la réaction capitaliste. En même temps, nous déployons une agitation inlassable autour des revendications transitoires qui devraient, à notre avis, constituer le programme du " gouvernement ouvrier et paysan ".
La création d'un tel gouvernement par les organisations ouvrières traditionnelles est‑elle possible ? L'expérience antérieure nous montre, comme nous l'avons déjà dit, que c'est pour le moins peu vraisemblable. Il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous l'influence d'une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu'ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. En tout cas, une chose est hors de doute : si même cette variante, peu vraisemblable, se réalisait un jour quelque part, et qu'un " gouvernement ouvrier et paysan ", dans le sens indiqué plus haut, s'établissait en fait, il ne représenterait qu'un court épisode dans la voie de la véritable dictature du prolétariat. »

N'y aurait-il pas là une contradiction ?

Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de préciser ce que Trotsky entendait par « gouvernement ouvrier et paysan ». Trotsky explique :

« La formule du " gouvernement ouvrier et paysan " apparut pour la première fois en 1917 dans l'agitation des bolcheviks et fut définitivement admise après l'insurrection d'Octobre. Elle ne représentait dans ce cas (après la révolution d'Octobre-S.J.) qu'une dénomination populaire de la dictature du prolétariat déjà établie. L'importance de cette dénomination consistait surtout en ce qu'elle mettait au premier plan l'idée de l'alliance du prolétariat et de la classe paysanne, placée à la base du pouvoir soviétique. »

Le contenu que le Programme de transition donne à la formule du « gouvernement ouvrier et paysan » est celui que les bolcheviks lui donnèrent dans leur agitation en 1917, et non celui qu'il prit après Octobre :

« D'avril à septembre 1917, les bolcheviks réclamèrent que les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks rompent avec la bourgeoisie libérale et prennent le pouvoir dans leurs propres mains. A cette condition, les bolcheviks promettaient aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires, représentants petits-bourgeois des ouvriers et des paysans, leur aide révolutionnaire contre la bourgeoisie; ils se refusaient cependant catégoriquement, tant à entrer dans le gouvernement des mencheviks et des socialistes‑révolutionnaires, qu'à porter la responsabilité politique de son activité. Si les mencheviks et les socialistes révolutionnaires avaient réellement rompu avec les cadets (libéraux) et avec l'impérialisme étranger, le " gouvernement ouvrier et paysan " créé par eux n'aurait pu qu'accélérer et faciliter l'instauration de la dictature du prolétariat. »

Mais un gouvernement ne saurait être qualifié de « gouvernement ouvrier et paysan » du seul fait qu'il est composé de ministres des organisations ouvrières dans les pays capitalistes impérialistes, ou d'organisations considérées comme étant anti-impérialistes dans les pays semi-coloniaux. Le Programme de transition spécifie encore :

« Le mot d'ordre de « gouvernement ouvrier et paysan » est employé par nous uniquement dans le sens qu'il avait en 1917 dans la bouche des bolcheviks, c'est-à-dire comme un mot d'ordre antibourgeois et anticapitaliste, mais en aucun cas dans le sens " démocratique " que lui ont donné plus tard les épigones, faisant de lui, alors qu'il était une étape vers la révolution socialiste, la principale barrière sur cette voie. »

Un « gouvernement ouvrier et paysan » est un gouvernement de transition qui, en s'attaquant à l'Etat bourgeois et en prenant des mesures anticapitalistes radicales, donne une nouvelle impulsion à la mobilisation des masses organisées dans leurs comités, leurs soviets. De ce fait, il prépare la destruction de l'Etat bourgeois, la constitution d'un nouvel Etat qui réalise la dictature du prolétariat, l'Etat des comités, des soviets, l'Etat ouvrier, émanation du prolétariat organisé en classe dominante. L'impulsion à la mobilisation, à l'action politique, à l'organisation du prolétariat, pour la réalisation de sa dictature : en cela est la valeur du mot d'ordre du gouvernement ouvrier et paysan, et éventuellement de sa réalisation.

Aucune contradiction n'existe donc entre l'affirmation que « tout dépend du prolétariat et de sa direction, c'est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire » ( c'est-à-dire du parti et de l'Internationale révolutionnaires), et le mot d'ordre de gouvernement ouvrier et paysan, la revendication adressée systématiquement à la vieille (ou aux vieilles) direction : « Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir. »

Dans leur mouvement, les masses se tournent obligatoirement vers les « vieilles directions » dont elles espèrent qu'elles répondront à leurs besoins et satisferont leurs aspirations. Cette revendication a au contraire pour les masses, comme le dit le Programme de transition, « une énorme valeur éducative ». A l'appui de cette démonstration, il rappelle :

« Le refus obstiné des mencheviks et des socialistes‑révolutionnaires de prendre le pouvoir, qui apparut si tragiquement dans les journées de juillet, les perdit définitivement dans l'esprit du peuple et prépara la victoire des bolcheviks. »

Or,

« La tâche centrale de la IV° Internationale consiste à affranchir le prolétariat de la vieille direction dont le conservatisme se trouve en contradiction complète avec la situation catastrophique du capitalisme à son déclin et constitue le principal obstacle au progrès historique. »

Cette ligne politique est indispensable pour que, partant de l'expérience des masses, impulsant cette expérience, se construise dans l'action politique la nouvelle direction, c'est-à-dire que cette expérience se conclue positivement. Les masses n'apprennent que de leur expérience pratique au cours de leur action pratique.

Mais l'avant-garde organisée sur la base du programme, intervenant dans le mouvement des masses et l'impulsant, est indispensable pour que cette expérience se conclue positivement par la construction d'une nouvelle direction qui mène le prolétariat à la prise du pouvoir et à la réalisation de sa dictature.

Mais si « l'accusation capitale que la IV° Internationale lance contre les organisations traditionnelles du prolétariat, c'est qu'elles ne veulent pas se séparer du demi-cadavre politique de la bourgeoisie », comment la IV° Internationale peut-elle admettre la possibilité « de ce que sous l'influence d'une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris staliniens, puissent aller plus loin qu'ils ne le veulent eux-mêmes sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie », c'est-à-dire avancent vers la constitution d'un « gouvernement ouvrier et paysan » ?

On peut lire au début du Programme de transition :

« La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître. »

Dans l'article qui précède, le camarade Denis Folias [1] développe ce que signifiait pour Trotsky l'incapacité du mode de production capitaliste, parvenu à son stade impérialiste, à développer les forces productives. Ce n'est pas une notion passive : l'impasse du mode de production capitaliste engendre de fantastiques catastrophes.

La possibilité théorique selon laquelle « les partis bourgeois, y compris staliniens, puissent aller plus loin qu'ils ne le veulent eux-mêmes sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie » envisage plusieurs cas pouvant les y obliger, mais qui tous se ramènent à un seul : la possibilité d'un véritable effondrement social et politique de secteurs en tiers du système impérialiste, de la société bourgeoise pourrissante, en décomposition. Jusqu'où ces partis, obligés en de telles circonstances d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie, peuvent-ils aller ? Trotsky ne le dit pas. Le programme dit qu'« il est inutile de se perdre en conjectures ». Cependant, il spécifie jusqu'où, en toutes circonstances, les partis petits-bourgeois, y compris staliniens, ne peuvent aller : jusqu'à l'instauration de la dictature du prolétariat. En tout état de cause, la réalisation de la dictature du prolétariat exige l'existence d'un parti de la IV° Internationale conduisant le prolétariat à la victoire, cela dans chaque pays. Mais la lutte de classe du prolétariat dans un pays est une des composantes de la lutte des classes mondiale. La prise du pouvoir par le prolétariat dans un pays est un moment du processus de la révolution prolétarienne mondiale, qui se développe de façon inégale mais combinée. La solution à la crise de la direction révolutionnaire résultera également d'un processus inégal mais combiné, où s'imbriqueront construction de partis révolutionnaires dirigeant les masses prolétariennes à la prise du pouvoir, à la réalisation de leur dictature, et construction (reconstruction) de la IV° Internationale. La « possibilité théorique » que le programme de fondation de la IV° Internationale évoque est donc pleinement conforme à l'affirmation de principe que l'essentiel est la solution de la crise de la direction révolutionnaire.


Notes

[1] Voir La Vérité n° 588 (Sept. 1979) : « La théorie de la révolution permanente, théorie de la révolution prolétarienne mondiale ».


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