1979

"(...) Est-il possible qu'au cours de la nouvelle période de la révolution, de cette période qui va voir se multiplier les « circonstances exceptionnelles », à nouveau des partis petits-bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ? Vraisemblablement oui." Un article de "La Vérité" n°588 (Septembre 1979)


A propos d'une possibilité théorique et de la lutte pour la dictature du prolétariat

Stéphane Just


1
De premiers exemples : Yougoslavie, Albanie, Chine

La « variante peu vraisemblable » que le Programme de transition envisageait s'est concrétisée à une échelle gigantesque à la fin et à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. En Yougoslavie d'abord. L'Etat bourgeois yougoslave a été constitué à la suite de la Première Guerre impérialiste mondiale. Son appareil d'Etat était le prolongement de l'appareil d'Etat de la Serbie, alliée de la France et de l'Angleterre contre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Au lendemain de cette guerre, la Serbie devenait « un client » de l'impérialisme français. L'Etat serbe, pourtant extrêmement faible, établissait une dure oppression sur les différentes nationalités, lambeaux de l'ancien empire austro‑hongrois. L'oppression nationale se conjuguait en Yougoslavie à la féroce exploitation sociale que faisaient régner les grands propriétaires fonciers et les capitalistes subordonnés à l'impérialisme. Cet Etat bourgeois s'est effondré comme un château de cartes lorsque Hitler l'a envahi au début de 1941. Comme tous les PC, à partir de juin 1941, le Parti communiste yougoslave s'est orienté vers la constitution d'un mouvement de partisans armés sur la ligne de la lutte nationale contre l'Allemagne.

Il a constitué des « comités populaires de libération nationale » qui se sont chargés très rapidement d'un autre contenu social et politique. Au cours même de la guerre de partisans, ces comités ont commencé à exproprier et à chasser les classes dominantes, généralement collaboratrices de l'appareil militaire d'occupation. Chevauchant, canalisant et orientant ce mouvement, la direction du PCY et son appareil ont acquis une grande indépendance par rapport au Kremlin, dont ils étaient coupés. Le PCY a dû s'engager d'autant plus sur cette voie que son existence, celle de son appareil, du mouvement des partisans qu'il dirigeait, en dépendait. Il a dû affronter les « Tchetniki » serbes de Mikhaïlovitch, qui collaboraient avec les Allemands tout en étant soutenus par Londres et le roi de Yougoslavie réfugié en Angleterre, lesquels présentaient les « Tchetniki », débris de l'ancienne armée, comme un mouvement de résistance et leur parachutaient de l'armement.

Dans « Le Glacis soviétique », Nicolas Clarion explique :

« En Yougoslavie, l'armée des « Tchetniki » dirigée par Mikhailovitch et qui était reconnue par le gouvernement du roi Pierre, émigré à Londres, employa le plus clair de son temps à s'entretuer avec l'armée des partisans de Tito dont le noyau principal était constitué par le Parti communiste. En pleine guerre, on assista même à une curieuse explosion des anciennes contradictions nationales : le « Quisling » croate, Ante Pavelitch, lui-même adversaire féroce de la politique de Mikhailovitch qui entendait reconstruire une Yougoslavie dirigée par les Serbes, avoua publiquement que ce dernier jouissait de l'appui de l'Italie. Des documents officiels furent publiés à ce sujet en 1944 par la revue croate Neue Ordnung, paraissant à Zagreb.
En Albanie, le « Balli Kombetar », dirigé en principe contre l'Italie, bénéficia lui aussi de la tolérance de cette dernière qui voyait dans l'armée des partisans, constituée par les communistes à Peza, en 1942, un danger autrement plus grand.
De la sorte, aussi bien par leur caractère populaire que par la répression sauvage qu'ils subissaient et la lutte qu'ils avaient engagée contre les anciens cadres de l'appareil étatique, les mouvements de résistance dirigés par les partis communistes représentaient en potentiel une forme nouvelle de pouvoir d'origine plébéienne qui se trouvera au moment de la libération face à face avec ceux qui voulaient rétablir le statu quo ante.
C'est en Yougoslavie et en Albanie que la croissance de ce nouveau pouvoir et de cette nouvelle charpente étatique prenant racine dans la défaite et pendant l'occupation peut être le mieux observée.
L'entrée en guerre de la Yougoslavie en 1941 avait nécessité une révolution de palais, les cercles dirigeants du pays étant divisés sur l'orientation à choisir. Après la défaite, les sept partis traditionnels se scindèrent et se désagrégèrent. D'ailleurs, depuis longtemps, la vie politique reposait non sur des partis, mais sur l'appareil militaire et policier.
La défaite renversa dans son tourbillon ce pilier de l'Etat. Et tandis que les « Quislings » serbes ou croates s'efforçaient de remettre debout une charpente « nationale » grâce aux baïonnettes ennemies, un véritable pouvoir nouveau basé sur des comités populaires tantôt élus, tantôt nommés, appuyés et défendus par les partisans en armes, prenait corps et s'affermissait au fur et à mesure que s'élargissait le territoire conquis par l'armée des partisans sur l'ennemi.
Le régime des comités de libération nationale remplaça ainsi aussi bien l'armée d'occupation que les chancelants régimes des « Quislings » et se différencia nettement de l'« ordre » existant avant la défaite.
Dès l'automne 1942, un organisme politique central groupant l'ensemble de ces comités (AVNOJ) put être constitué et en novembre de la même année la première « Assemblée du Mouvement de libération nationale et populaire de Yougoslavie » eut un profond retentissement.
Un an plus tard, en novembre 1943, alors que le mouvement de Mikhailovitch s'affaiblissait, le Deuxième Congrès de l'AVNOJ fut assez fort pour s'instituer en organisme législatif suprême du pays, jouissant en fait de tous les droits d'un parlement effectif et capable de proclamer la transformation du Comité de libération nationale en « Gouvernement provisoire ».
Ainsi, tout en ayant recherché au sommet des accords avec les leaders des anciennes organisations politiques, le Parti communiste se trouva à la tête d'une pyramide de comités élus à la base, nommés au sommet mais qui constitua en pleine guerre une nouvelle forme d'Etat remplaçant l'ancienne.
Le même phénomène eut lieu en Albanie.
Le « Mouvement de libération nationale » constitué en 1942 élargit assez vite son influence car, indépendamment de son programme, il apparaissait comme un mouvement de subversion sociale et comme le messager d'un changement. Il brisa rapidement aussi bien le « Balli Kombetar », appuyé par les Britanniques, que le petit mouvement des « Legaliteti », qui groupait les partisans du retour au pouvoir du roi Ahmed Zog qui, comme on le sait, avait été déposé par les Italiens avant la guerre, après avoir collaboré avec eux pendant quinze ans.
En octobre 1944, le « Conseil antifasciste » nomma un gouvernement provisoire, couronnant le nouvel appareil des comités.
La nouvelle charpente étatique constituée dans ces conditions aurait couru le risque de subir des modifications profondes si une armée alliée mais politiquement hostile avait pénétré dans le pays. Mais tel ne fut pas le cas. »

Bouleversements en profondeur

C'est seulement en exprimant les aspirations sociales et politiques des nationalités et des masses exploitées pour affronter les Allemands et écraser les Tchetniki que le PCY pouvait poursuivre la lutte et finalement vaincre. Dès le 23 novembre 1943, la deuxième session de l'AVNOJ (Conseil antifasciste de libération nationale de la Yougoslavie) constituait un gouvernement appuyé sur les comités populaires de libération. Des ministres « bourgeois » participaient certes à ce gouvernement. Ils n'étaient pas grand chose d'autre que des fantoches entre les mains de l'appareil du PCY.

C'est l'armée des partisans qui, au départ des Allemands, s'est emparée de Belgrade et non l'armée de l'URSS. En octobre 1945, les deux derniers spécimens bourgeois étaient éliminés du gouvernement en même temps que les classes exploiteuses étaient en grande partie expropriées. L'expropriation ne présentait aucune difficulté et ne faisait que ratifier une situation de fait. La grande majorité de la propriété industrielle et du système de crédit, à la suite de l'occupation, était entre les mains du capital allemand et italien, ou contrôlée par lui :

« Enfin, en Yougoslavie, dans les régions annexées par le Reich, l'ensemble des biens mobiliers et immobiliers furent expropriés et concentrés dans les mains de la « Energieversorgung Steyermark », qui absorba, de la même façon que la « Hauptreuhandstelleost » en Pologne annexée, de nombreuses entreprises.
En Serbie, la pièce maîtresse de la pénétration allemande fut la Banque nationale serbe, constituée par l'occupant, qui s'était emparé, dès son entrée à Belgrade, de l'importante Banque nationale du Royaume de Yougoslavie.
En Croatie « libre », l'ensemble du marché fut pris en exploitation, moitié par les banques allemandes de Vienne et moitié par le capital italien par ailleurs maître absolu de la Dalmatie.
Comme en Tchécoslovaquie ou en Pologne, l'Allemagne se préoccupa de donner là aussi un fondement « juridique » à sa nouvelle propriété et procéda à d'importants achats sur le marché des capitaux français : elle acquit ainsi les actions et la propriété des fameuses mines de Trbovlje (Tréfail), la troisième entreprise yougoslave par la grandeur, et les mines de Bor anciennement contrôlées par la Banque Mirabeau. Ces actions passèrent dans le portefeuille de la Preussische Bank.
Si l'on jette donc un coup d'œil d'ensemble sur les trois pays annexés par le Reich, déjà maître de l'Autriche, on constate que les capitaux allemands avaient profondément pénétré le système économique de ces pays; que le Reich avait procédé à une importante concentration bancaire et industrielle et qu'enfin il avait essayé de donner une base juridique légale par l'achat d'actions à certaines de ses acquisitions. La pénétration allemande influa sur l'ensemble de la vie économique des pays occupés et provoqua une redistribution des capitaux : grâce à l'occupation de la France, de la Belgique et de la Hollande, la part légale de l'Allemagne s'agrandit par l'achat de la plupart des actions dont disposaient ces pays.
La succession allemande en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Yougoslavie, comme la succession italienne en Albanie, apparaissent ainsi comme des successions affectant NON UNE PARTIE, MAIS LA TOTALITE DU SYSTEME ECONOMIQUE. »

Quant aux rapports à la campagne, voici ce qu'explique Nicolas Clarion :

« Plus que tous les autres pays balkano-danubiens, la Yougoslavie et, à sa suite, l'Albanie, ont pu connaître une véritable transformation par en bas des rapports de propriété.
Avant la guerre, les diverses provinces de la Yougoslavie avaient vécu sous un régime agraire absolument différent. En Serbie, la grande propriété foncière ottomane avait été détruite dès 1830. Par contre, le régime féodal a subsisté longtemps dans le Montenegro et en Macédoine où les rapports capitalistes ne se sont greffés que lentement sur la structure économique du pays. En Croatie et en Dalmatie, les vestiges féodaux n'avaient nullement été entamés entre les deux guerres. A cause de cette différenciation, la statistique officielle sur la distribution de la propriété à la campagne dans l'ensemble de la nation n'a qu'une valeur fort relative. Elle indiquait avant la Deuxième Guerre mondiale qu'à la suite des réformes agraires les exploitations de plus de 100 hectares, représentées par 0,1 % des propriétaires, occupaient 6,5 % des surfaces; les propriétés entre 10 et 100 hectares représentées par 11,6 % des propriétaires occupaient 38,3 % des surfaces; celles en dessous de 10 hectares représentées par 88,3 % des propriétaires occupaient 55 % de la superficie; 10 % de la population rurale était dépourvue de terre.
Une série de lois d'août 1945, promulguées par les républiques fédérées, ont donné à la réforme agraire le cadre suivant :
  • expropriation des biens des AIlemands et des traîtres, des terres des banques, des sociétés anonymes, de l'Église (ces dernières au-dessus de 10 hectares). L'expropriation s'étendit sans indemnité au matériel agricole, au cheptel, d'ailleurs presqu'entièrement anéanti;
  • le plafond de la propriété paysanne est fixé à 45 hectares, dont 30 à 35 hectares de terre arable, 10 à 15 hectares de forêts ou 45 hectares de terre arable;
  • redistribution de toutes les terres et de tous les biens confisqués, sur la base des besoins individuels constatés, avec régime préférentiel pour les victimes de guerre.
  • La hardiesse des lois agraires yougoslaves semble pourtant atténuée si l'on prend en considération le fait que durant l'occupation allemande, tout au long de 1943 et 1944, 50 à 75 % des districts ruraux du pays ont été occupés par les partisans.
    La réforme a donc, d'un côté, légalisé un état de fait en ce qui concerne la suppression des grands domaines; mais, d'un autre côté, elle a favorisé à la campagne une nouvelle différenciation qui avait pratiquement disparu au cours de la guerre des partisans. En ce sens, on a ramené les transformations à la campagne dans les cadres d'une réforme et non d'une révolution agraire.
    Le même processus eut lieu en Albanie après l'effondrement de l'Italie. Ici, comme au Monténégro, 20 familles de beys féodaux et une étroite minorité de paysans riches occupaient presque toute la terre; 50 % de la paysannerie était composée de paysans pauvres, 15 % des paysans pouvaient à peine subsister sur leur lopin de terre.
    L'Albanie, alignant sa réforme agraire sur le modèle yougoslave, a octroyé en définitive un statut privilégié à la grande propriété paysanne créée de toutes pièces après la fin de la guerre. »

    Des Etats ouvriers bureaucratiques dès l’origine

    Force est de constater que la possibilité théorique que le « Programme de transition » évoquait s'est réalisée, et au-delà, en Yougoslavie et en Albanie. Au-delà, car, dès 1944-1945, il n'est plus possible de parler seulement de « gouvernement ouvrier et paysan », notamment en Yougoslavie. La formule de Nicolas Clarion, « une forme nouvelle de pouvoir d'origine plébéienne », n'a d'autre sens que d'éviter de caractériser la nature sociale du nouvel Etat qui a été constitué. Notre organisation, la IV° Internationale, a à l'époque tardé à constater les mutations qui s'étaient produites en Yougoslavie, en grande partie parce que, tout en constatant d'importantes différences, elle établissait néanmoins une correspondance étroite entre la Yougoslavie et les autres pays situés dans la zone d'influence de la bureaucratie du Kremlin.

    Mais justement, la Yougoslavie ne devait pas être comprise comme faisant partie de la zone d'influence du Kremlin, mais de celle des alliés impérialistes. Les rapports sociaux et politiques que la guerre des partisans dirigée par le PCY a établis ont modifié ce qui était précédemment prévu sans que la bureaucratie du Kremlin soit en mesure de contrôler le gouvernement yougoslave et le nouvel appareil d'Etat, bien qu'elle ait à l'intérieur de ceux‑ci ses agents. Tout au contraire, les agents du Kremlin étaient surveillés par la police politique que le PCY avait constituée et que dirigeait le ministre de l'Intérieur, Mankovitch. Lorsque la rupture ouverte interviendra entre la bureaucratie du Kremlin et la bureaucratie yougoslave, les agents du Kremlin seront rapidement neutralisés, emprisonnés et exécutés. Il en a été ainsi de Jouyovitch et de Hebranz, membres du comité central. Ceux qui, ayant raté leur opération, tenteront de s'enfuir, comme les généraux Yovanovitch, chef de l'état-major, Peko Dapchevitch, libérateur de Belgrade, et Petrichevitch, général‑major, seront rattrapés et, soit abattus sur place, soit fusillés.

    Il faut convenir qu'en Yougoslavie ainsi qu'en Albanie, dès la libération de 1944-1945, un Etat ouvrier existait. Mais quel Etat ouvrier ? Etait-ce la dictature du prolétariat ? Question à laquelle on ne peut répondre que par non. Cet Etat ouvrier a été construit dans les conditions particulières d'une guerre révolutionnaire de partisans, sous le contrôle de l'appareil bureaucratique, produit du stalinisme, du PCY; les conditions ne permettaient pas que la classe ouvrière yougoslave, déjà faible, en outre décimée par la guerre, subissant dans les villes l'écrasante occupation hitlérienne, joue directement son rôle, soit la force politique dirigeante. L'appareil d'Etat a été construit à partir du PCY, de l'appareil militaire qu'il a organisé et dirigé, contrôlant une armée essentiellement de composition sociale paysanne. Néanmoins, il faut souligner que le PCY a pu jouer ce rôle parce qu'il était un parti ouvrier‑bourgeois certes, mais un parti ouvrier. Dès son origine, l'Etat ouvrier yougoslave était marqué au plus profond par l'origine, l'histoire du PCY : il était un Etat ouvrier bureaucratique. La classe ouvrière lui était subordonnée. Jamais la dictature du prolétariat n'a été réalisée en Yougoslavie. En Yougoslavie, comme dans tous les pays où des PC ont été amenés à prendre le pouvoir, la chasse aux trotskystes et la dénonciation du trotskysme ont été des éléments indispensables à la bureaucratie se constituant pour substituer sa dictature à celle du prolétariat.

    Nicolas Clarion rappelle à juste titre :

    « Il convient d'observer ici qu'à la faveur de ce conflit central une lutte parallèle, mais non moins violente, fut engagée par les PC (yougoslave et albanais) contre toute opposition socialiste ou communiste indépendante ou autonome qui se dressait contre la politique du « Politburo ». Cette lutte contre la gauche, très méconnue, et sur laquelle on fait habituellement le silence, coûta la vie à des milliers d'individus. »

    Chine : Décomposition des rapports fondamentaux; le PCC prend le pouvoir

    En Chine, le processus a été différent. Au point de départ, il y a la décomposition, le pourrissement sur pied de la société chinoise. Dans un article de « Quatrième Internationale » (mai-juillet 1950), E. Germain situe parfaitement ce qu'il en était :

    « La société chinoise, enfant bâtard de l'ancienne Chine et de l'impérialisme mondial, n'avait cessé d'être soumise à des convulsions sanglantes. Principal théâtre des rivalités impérialistes dans l'Extrême‑Orient, elle était écartelée entre des chefs militaires, conduisant leurs guerres privées avec les subsides d'une des grandes puissances intéressées au commerce chinois, avant de devenir victime d'une guerre de conquête en bonne et due forme de la part de l'impérialisme japonais. La défaite de la révolution chinoise de 1925-1927 n'avait pas permis de trouver une solution progressive des contradictions dans lesquelles se débattait cette société bâtarde. C'est pourquoi on assista par la suite à une lente décomposition des rapports fondamentaux sur lesquels se basait la société chinoise. »

     C'est seulement cette décomposition qui explique qu'au lendemain de l'écrasement de la révolution de 1925-1927, le Parti communiste chinois ait pu organiser temporairement des bases rouges au Kiang-Si et au Fou-Kien, et qu'à la suite de la cinquième expédition militaire organisée par Tchang Kaï-chek pour les écraser il ait pu réaliser la « Longue Marche » (10 000 km) entre octobre 1934 et octobre 1935 et instaurer au Chen-Si une république agraire. Dès 1935 d'ailleurs, le PCC et Mao Tsé-toung proposaient, sur la ligne des « fronts populaires » que Moscou dictait aux PC, un accord à Tchang Kaï-chek. Ce n'est qu'à la veille de l'invasion massive de la Chine par les troupes japonaises, alors que plus que jamais l'anarchie régnait, que les généraux du Kuomintang s'opposaient les uns aux autres, que Tchang Kaï-chek incapable de battre une « Armée rouge » pourtant extrêmement faible consentit à conclure un accord avec le PCC pour mener la guerre nationale contre les Japonais.

     Politiquement cet accord était tout en sa faveur : formellement le « Gouvernement soviétique chinois » se dissolvait et se transformait en régime régional autochtone dans le cadre de la République chinoise. L'« Armée rouge » devenait les 4° et 5° armées chinoises, placées en principe sous le commandement de Tchang Kaï-chek. Mais le Kuomintang était bien incapable d'exploiter cet avantage politique. Dès l'attaque japonaise ses troupes étaient écrasées, mises en déroute. Elles refluaient en débandade. Contre le Japon, le PCC organisa une gigantesque guerre de partisans. N'ayant pas les moyens militaires de défaire les Japonais, ils n'en contrôlaient pas moins politiquement d'immenses territoires au nord et au nord-ouest de la Chine. A la capitulation du Japon, la 8° armée de route occupait les districts agricoles et quelques villes secondaires de Mandchourie. Ensuite elle arrêta ses opérations. Transportées par avion grâce au matériel américain, les troupes de Tchang Kaï-chek occupèrent les grandes villes évacuées par les Japonais et les Russes.

    L'objectif du PCC à ce moment est clairement défini par l'accord qu'il signe avec le gouvernement de Tchang Kaï-chek le 11 octobre 1945 : réunion d'une assemblée consultative. Elle se réunit en janvier 1946 à Tchung-ch'ing et aboutit à un accord sur la constitution d'un gouvernement de coalition et la convocation d'une Constituante. Le 25 février, le Kuomintang et le PCC, sous l'égide du général Marshall, concluaient un accord pour l'unification des forces armées. Mais en même temps, Tchang Kaï-chek commençait à attaquer les positions de la 8° armée de route. La reprise des hostilités était générale dès l'été 1946 et, à la fin de l'année, Tchang Kaï-chek déclenchait une offensive générale pour occuper tous les territoires que les troupes du PCC occupaient. L'alternative pour le PCC était brutale : ou engager la guerre civile ou se faire écraser. Mao Tsé-toung et les dirigeants du PCC choisirent le premier terme de cette alternative. Pour résister, alors qu'il s'y était opposé jusqu'ici, le PCC proclama la réforme agraire dans les territoires qu'il occupait.

    Après quelques succès initiaux, notamment l'occupation de Yenan, capitale du PCC depuis 1935, les troupes de Tchang, pourtant d'une supériorité écrasante en nombre et en armement, subirent en 1947-1948 des défaites sans appel jusqu'à la débandade finale de 1949. Les raisons en sont fondamentalement sociales et politiques. D'un côté, les troupes de Tchang Kaï-chek se sont littéralement désagrégées. Dans les villes, une certaine agitation étudiante et ouvrière, durement réprimée par Tchang et abandonnée à elle-même par le PCC, se produisit en 1946-1947. Par contre, le mouvement des paysans pour la réforme agraire s'étendit rapidement du Nord au Sud de la Chine, les révoltes paysannes, que personne ne contrôlait, s'étendant à des provinces entières. Des régiments, des armées entières du Kuomintang vendaient leurs armes, se rendaient, passaient du côté du PCC. Le pouvoir politique existait de moins en moins. Bientôt, à Shanghaï, la bourgeoisie elle-même exigea la démission de Tchang Kaïchek. Les armées du PCC se sont arrêtées un temps sur le Yang tsé-kiang tandis que des pourparlers de paix étaient engagés. Ce n'est que le 20 avril 1949 qu'elles franchissaient le fleuve. A la fin de 1949, toute la Chine était sous leur contrôle.

    L'action des armées que le PCC a dirigées a renversé le régime du Kuomintang. Mais le fond de l'affaire est que le pourrissement de la société chinoise a atteint un point extrême au cours de la guerre contre le Japon. La défaite du Japon survenant après la défaite des puissances coloniales a complètement libéré toutes les forces centrifuges. L'impérialisme américain n'y pouvait rien.

    Visiblement le PCC a été d'une prudence extrême y compris après l'offensive de Tchang Kaï-chek en 1946 et après qu'il eut décrété la réforme agraire dans les territoires que ses troupes occupaient. Au Sud, il a différé aussi longtemps que cela lui a été possible la réforme agraire. Le gouvernement que Mao Tsé-toung a constitué, alors qu'il venait de proclamer le 1° octobre 1949 la République populaire de Chine, comprenait des ministres représentants d'organisations bourgeoises, il est vrai plutôt fantomatiques. Ils siégeaient comme représentants de la soi-disant « bourgeoisie nationale ». Le PCC a finalement plus été poussé en avant qu'il n'a impulsé les événements et surtout le mouvement des masses populaires, principalement, bien que pas seulement, des masses paysannes. Il a chevauché la révolution agraire en s'efforçant de contenir le processus révolutionnaire, de le contrôler, de le limiter, et surtout que les masses prolétariennes des grandes villes ne se mettent pas à la tête du mouvement. C'est pourquoi il a constitué ces gouvernements de coalition, qu'il a qualifiés de régime de « démocratie nouvelle », régime soi-disant particulier d'alliance de la classe ouvrière avec la « bourgeoisie nationale ».

    Le fait est que l'Etat de Tchang a disparu, s'est liquidé. Le nouvel Etat a été ordonné à partir et autour du PCC et de l'armée. Au moins au Nord, les grands propriétaires fonciers ont été expropriés. La plus grande partie du capital a été expropriée quasi automatiquement. Une très grande partie appartenait déjà à l'Etat (était nationalisée) avant 1937 et, lorsque les Japonais ont capitulé, le gouvernement de Tchang s'est emparé de toutes les propriétés japonaises, les a « nationalisées ». Bien sûr, ces « nationalisations » étaient d'un type particulier et elles étaient écumées par les grandes familles du Kuomintang - c'est ce que l'on appelait le « capital bureaucratique ».

    Bientôt le PCC était contraint d'aller plus loin encore : la guerre de Corée (dont Staline a été l'instigateur) a permis à l'impérialisme américain d'intervenir massivement, de concentrer une redoutable armée à l'une des frontières de la Chine, le long du fleuve Yalu, obligeant les Chinois à intervenir à leur tour massivement au prix de pertes énormes et à un coût fabuleux, compte tenu de leurs moyens. Pour résister à l'impérialisme américain, pour mobiliser les hommes et les ressources, le PCC a dû achever l'expropriation des grands propriétaires fonciers et la réforme agraire.

    En 1950-1951, elle était réalisée dans les régions où elle ne l'avait pas encore été jusqu'alors. L'appareil d'Etat était de plus en plus « épuré » des « représentants » de la « bourgeoisie nationale ».

    En 1953, le nouvel Etat détenait 80% de l'industrie lourde, réalisait 90 % du commerce extérieur, contrôlait 95% du crédit et 70 % du commerce agricole s'opérant au moyen de coopératives. Le premier plan quinquennal était élaboré.


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