LA PROPRIÉTÉ

ORIGINE ET ÉVOLUTION

Paul Lafargue

CHAPITRE V: LA PROPRIÉTÉ BOURGEOISE

I. Origine du commerce.

On a vu que la propriété foncière ou immobilière, qui débute par être commune à toute la tribu, se transforme en propriété collective lors du fractionnement de la gens ou du clan en familles matriarcales et patriarcales, pour aboutir à la propriété individuelle quand la famille patriarcale se désagrège à son tour et que tous ses ménages, vivant en communauté, se séparent pour former autant de familles individuelles ; celles-ci ne se composent plus que du père, de la mère et des enfants, les moins nombreux possibles, suivant le conseil du pasteur évangélique Malthus.

La propriété mobilière parcourt plus rapidement les phases de son évolution : elle aussi débute par la forme communiste, mais elle atteint la forme individuelle presque sans transitions. Même chez les sauvages communistes, les armes, les ornements et les objets d'appropriation personnelle, considérés comme des annexes de l'individu, sont brûlés ou enfouis avec le cadavre de leur possesseur. De même qu'ils dotent l'homme d'une âme spirituelle, ou plutôt d'un double, de même les sauvages, toujours logiques, attribuent aux animaux, aux plantes et aux objets inanimés une âme qui peut vivre en dehors d'eux de sa vie propre ; aussi à l'enterrement d'un guerrier ils brisent ses armes et immolent ses animaux et ses esclaves, afin d'en dégager les âmes qui doivent le servir dans l'autre monde.

Les objets mobiliers, peu nombreux pendant la période sauvage et au début de la barbarie, et d'ordinaire fabriqués par leurs possesseurs, se multiplient avec l'élevage des troupeaux, l'introduction de l'esclavage, le travail des métaux et les progrès de l'industrie [1]. La multiplication des richesses mobilières transfórmeles moeurs des barbares. Jusque-là on n'avait fait la guerre que pour satisfaire une vendetta, que pour s'opposer à une dépossession ou pour agrandir des territoires devenus insuffisants par suite de l'accroissement de la population ; mais maintenant la guerre devient une industrie, une manière commode de se procurer des troupeaux, des esclaves, des métaux et autres objets transportables. Le chef militaire, — rex, basileus, ihiudans, — élu pour une expédition déterminée et perdant son autorité temporaire dès qu'elle avait pris fin, devient un fonctionnaire indispensable et permanent, car la guerre et l'organisation de la guerre sont désormais des fonctions régulières de la vie des peuples barbares, adonnés au brigandage, considéré comme le moyen le plus honorable d'acquérir des richesses. Les biens conquis à la guerre — peculium castrense — sont propriété individuelle comme s'ils avaient été fabriqués parleurs possesseurs. Mais le développement des richesses mobilières, qui engendre le brigandage héroïque, enfante aussi le commerce, la forme bourgeoise du brigandage.

Dans le sein des collectivités villageoises, il n'y a pas place pour le commerce ; lorsque la division du travail s'y introduit, il n'y a qu'échange de services, que Proudhon eut la naïveté de vouloir réintroduire en pleine période capitaliste ; on laboure les terres du forgeron ou du tisserand, et ils payent ce service en services de leurs métiers spéciaux. Les villages n'échangent entre eux, à des époques déterminées, que le surplus deleurs productions par l'entremise de leurs chefs. Mais quand les objets mobiliers se multiplient, on les troque entre eux, et peu à peu il se crée une classe d'individus qui entreprennent leurs échanges dans le sein des villes grandissantes et avec les habitants dés autres villes. Une classe des marchands est créée : profondément méprisée et assimilée aux voleurs [2] elle arrive cependant à s'assujettir les producteurs et à conquérir la direction générale de la production sans y prendre la moindre part, une classe qui se fait l'intermédiaire entre deux producteurs et les exploite l'un et l'autre. Sous prétexte de débarrasser les producteurs des peines et des risques de l'échange, dit Engels, d'étendre l'écoulement de leurs produits aux marchés éloignés et de devenir ainsi la classe la plus utile de la population, il se forme une classe de parasites, de véritables vermines sociales qui, sous forme de salaires pour des services réels fort minces, écréme la production indigène comme la production étrangère, s'acquiert des richesses énormes et une influence sociale proportionnée et qui, précisément pour cela, est appelée, durant la période de civilisation, à des honneurs toujours nouveaux et à une domination toujours plus grande de la production, jusqu'à ce qu'en fin de compte elle mette au jour un produit propre : les crises commerciales périodiques.

Les produits s'échangent d'abord contre des produits ; un d'entre eux est choisi pour servir de mesure de leurs valeurs réciproques; le bétail joue d'abord ce rôle chez beaucoup de peuples, mais il ne tarde pas à être remplacé par l'or et l'argent, d'abord échangés d'après le poids, puis frappé, c'est-à-dire reconnu comme l'étalon type de tous les produits. La monnaie d'or et d'argent devient la marchandise des marchandises, la marchandise qui renferme à l'état latent toutes les autres et qui a le pouvoir magique de se transformera volonté en toutes choses désirables et désirées. Avec la monnaie d'or et d'argent, le plus énergique moyen de centralisation et d'accaparement des biens mobiliers et immobiliers était trouvé : le plus puissant instrument de destruction de la propriété privée, individuelle, venait de naître.

 

II. Petite industrie et petit commerce individualistes.

Les paysans des villages collectivistes produisaient tout ce qu'ils consommaient en fait de nourriture et de vêtements ; ils n'avaient besoin que de quelques artisans (forgerons, charpentiers, tisserands, tailleurs, etc.) pour ouvrer leurs matières premières : ils les admettaient parmi eux au fur et à mesure de leurs besoins ; généralement ils les logeaient aux extrémités de leur village et en dehors de son enceinte fortifiée [3]. Après un certain temps de séjour, un an et un jour d'ordinaire, ils obtenaient le droit de cité et étaient autorisés à envoyer leurs bestiaux sur les pâturages communaux. Dans ces villages, il n'y a pas au début d'échange de produits; les artisans sont des fonctionnaires publics au service de la collectivité et sont rétribués par une redevance annuelle de provisions. Ils ne travaillent que sur commande, et la matière première leur est fournie ; et quand cela est praticable, ils se transportent avec leurs outils dans la maison du client. Lorsqu'ils cessé rent d'être des fonctionnaires publics, leurs services continuèrent à être payés en nature (blé, boisson, volaille, etc.); et s'ils possédaient un champ, on le cultivait en reconnaissance de leur travail de charronnage, de tissage ou de taille de vêtements. En un mot, ils recevaient des redevances en corvées et en produits, comme le guerrier en recevait pour son travail de défense. Cette forme de travail industriel, que l'on retrouve encore dans les villages de l'Inde, persiste tant que les villages conservent la forme collective de la propriété foncière.

Les villages situés à l'entrecroisement de routes fréquentées parles caravanes des marchands, à l'embouchure des fleuves ou au bord de la mer, se transforment les premiers : il s'y crée un marché temporaire plus ou moins fréquenté et pour lequel les artisans de la localité travaillent. Partout où les artisans trouvent un débouché pour l'écoulement de leurs produits, leur nombre s'accroît; au lieu de se voir repoussés ou accueillis difficilement, ils sont appelés. La population de ces villages, transformés en bourgs et en cités, se compose d'artisans spécialisés en des métiers divers, ayant par conséquent besoin de leurs services réciproques : le marché, de temporaire devient permanent, et les habitants troquent et échangent entre eux leurs produits, et les jours de foire les vendent aux marchands étrangers et aux villageois des campagnes environnantes.

L'industrie change alors de caractère : l'artisan commence à s'émanciper de son client. Il n'attend plus qu'on lui fournisse la matière première à ouvrer,, il se la procure et la garde en boutique : il ne produit plus sur commande, mais en prévision d'une vente possible. Il ajoute à sa qualité de producteur celle de marchand ; il achète la matière première et la vend une fois transformée : il agrandit sa boutique et prend des apprentis et des compagnons pour l'aider. Pour s'approvisionner de matières premières, et pour payer les salaires des ouvriers qui travaillent sous sa direction, il doit posséder des avances, mais si modestes qu'à peine méritent-elles le nom de capital dans le sens employé par Marx ; et néanmoins ces avances sont du capital à l'état embryonnaire.

L'accroissement de la population dans les villages du moyen âge qui se transformaient en villes empêche d'accorder aux nouveaux venus l'usage des biens communaux et surtout de les admettre aux partages agraires. Les terres du village demeurent la propriété exclusive des descendants des premiers occupants, qui constituent un patriciat communal, fondis que dans les campagnes, pour les besoins de la défense, s'organise l'aristocratie féodale. Le patriciat urbain s'est conservé jusqu'à nos jours dans certaines villes de la démocratique Suisse. Les aristocrates communiers de l'Alsace devinrent, à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, des chefs d'industrie.

Les artisans, pour résister au despotisme de ces patriciens bourgeois, qui monopolisaient les terres et les pouvoirs, de la cité, s'organisent en associations de métiers, qui au début sont égalitaires, sans hiérarchie héréditaire, et ouvertes à tous les travailleurs de la localité. Ces corporations d'artisans non seulement les défendent contre le patriciat municipal, mais encore les protègent contre leur mutuelle concurrence. Le marché où ils écoulent leurs produits est la première condition de leur existence; étant limité aux habitants de la ciié et aux acheteurs occasionnels des jours de foire, les syndics des corporations sont chargés de prendre des mesures pour qu'il ne soit pas encombré pav une surabondance de producteurs et de produits. Les associations de métiers se ferment alors, et le nombre des individus pouvant en faire partie et ayant par conséquent droit d'ouvrir boutique dans la ville se limite, ainsi que le nombre de compagnons et d'apprentis qu'on peut employer et la quantité de marchandise qu'on peut produire. La manière d'ouvrer la matière première est déterminée : toute modification dans l'outillage et toute invention sont interdites, afin qu'un producteur n'ait pas d'avantages sur les autres. Pour que la surveillance des syndics puisse s'exercer d'une manière efficace, les maîtres de métiers doivent travailler la porte et les fenêtres ouvertes, et parfois dans la rue. Chaque corporation a sa spécialité, à laquelle doivent se confiner strictement tous ses membres : les cordonniers ne peuvent faire que des souliers neufs ; tout ce qui est ressemelage et réparation leur est interdit et appartient à la corporation des savetiers.

La vente est tout aussi jalousement réglementée que ]a production : aux foires, ainsi que de nos jours au Temple de Paris, où l'on conserve les anciens usages, le vendeur n'a le droit d'accoster le promeneur que lorsqu'il passe devant son étalage ; du moment qu'il en franchit les limites, il appartient au boutiquier voisin. Ces nombreux et méticuleux règlements indiquent le rôle important que jouait déjà le marché : son élargissement va transformer le mod de production, ainsi que toute les relations sociales correspondantes.

La production individualiste se meut dans une contradiction dont la solution devait amener sa disparition. Si l'artisan, au début producteur et vendeur, est un travailleur synthétique, concentrant en sa personne les fonctions intellectuelles et manuelles de son métier, il ne peut exister qu'à la condition que la production et les instruments de travail soient disséminés sur tout le territoire..C'était le cas au moyen âge; chaque province, chaque ville, chaque bourgade et même chaque manoir féodal et chaque demeure paysanne centralisaient la production des aliments et des autres accessoires nécessaires à la vie de ses habitants, ne vendant que son superflu et n'achetant que quelques objets de luxe. N'important aucun de leurs objets de consommation, les cités du moyen âge étaient économiquement autonomes et pouvaient par conséquent vivre isolées et former autant de petits États généralement en guerre entre eux.

Les agronomes, qui furent les théoriciens économiques de l'époque féodale, recommandaient aux propriétaires de tout produire sur leurs terres et de ne rien acheter du dehors : on a vu que les barons féodaux avaient dans leurs châteaux des ateliers pour tout fabriquer, y compris les armes. Cette théorie de la dissémination de la production persiste longtemps après que les phénomènes qui lui ont donné naissance cessent d'exister. Au XVIe siècle, quand on importa d'Italie l'industrie de la soie, la politique royale, au lieu de la concentrer dans les localités où elle avait chance de réussir, la dissémine au contraire dans toutes les pro-vinco», et s'efforce d'introduire l'élevage de vers à soie dans des régions où il est difficile de cultiver le mûrier. Pendant la révolution de 1789, on essaye d'acclimater en France le coton pour n'avoir plus à l'acheter de l'étranger, et c'est en cherchant à s'affranchir du tribut que l'on payait aux colonies en leur achetant le sucre do canne, que l'on découvrit les propriétés sac-charifères de la betterave.

Lorsque les guerres de château à château se furent apaisées par la disparition des vaincus, dont les terres allaient grossir les biens du vainqueur, et qu'il fut possible d'établir une certaine sécurité sur les routes, on put commercer de ville à ville et de province à province : le marché s'étant agrandi, il se forma des centres de production artisane; la ville de Gand, où se tissaient des draps avec des laines tirées principalement d'Angieterre, avait, au XIVe siècle, une population de près d'un demi-million d'habitants. Le développement du commerce ébranla l'organisation sociale de la cité féodale.

Les corporations des maîtres de métiers des cités qui prospéraient industriellement deviennent des corps aristocratiques, dans lesquels on ne pénètre que par privilège de naissance et d'argent, ou par faveur royale, ou après un long et coûteux stage, quand on ne naissait pas fils ou parent d'un maître ; il faut payer pour apprendre le métier, payer pour y passer maître, et payer encore pour avoir droit de l'exercer. Les corporations excluaient de leur sein une masse d'artisans ne travaillant plus pour leur compte, mais dans les ateliers des maîtres. Auparavant ils avaient l'espoir de devenir maîtres à leur tour et d'ouvrir boutique; mais à mesure que le commerce et l'industrie se développent, ils voient s'éloigner d'eux la réalisation de cette espérance ; exclus des corporations des maîtres de métiers et en lutte avec les maîtres qui les emploient, ils se groupent et forment de vastes associations de compagnons, qui sont nationales et même internatio-/ nales, tandis que les corporations des maîtres restent locales. Les maîtres de métiers enrichis par le développement de la production s'allient aux patriciens municipaux pour tenir tête aux compagnons, qui souvent sont excités et soutenus par la noblesse féodale, envieuse des richesses de l'aristocratie municipale et corporative. Toutes les villes du moyen âge ont été ensanglantées par les luttes de ces classes.

Mais l'agrandissement continu du marché et le développement du commerce qui en découle vont mettre fin à ces luttes de classes de la dernière époque féodale, en détruisant les corporations de maîtres et en modifiant le mode de production ; d'un côté ils vont centraliser la production, disséminée en une infinité de petits ateliers répandus dans le pays, et de l'autre côté décentraliser les industries agglomérées dans une même ville et une même province, et transformer l'artisan synthétique de la petite industrie individualiste en l'ouvrier parcellaire de la manufacture.

 

III. La manufacture.

La découverte de la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance et celle de l'Amérique, qui datent de la fin du XVe siècle, en inondant l'Europe de l'or mexicain et péruvien et en créant le commerce transocéanique, déprécient la valeur de la propriété foncière, donnent l'impulsion décisive à 'la production capitaliste qui se développait dans les villes maritimes de la Méditerranée et dans les villes des Pays-Bas et de la ligue Hanséatique, et ouvrent l'ère de nouvelles luttes de classes et des révolutions modernes [4].

Les contrées nouvellement découvertes furent mises au pillage et servirent de débouchés aux produits industriels et même agricoles d'Europe; on expédiait en Amérique du blé, du vin, des fromages, etc. L'industrie ressentit les effets de la création du marché colonial et de l'importation de l'or américain. Des hommes nouveaux, n'appartenant d'ordinaire à aucune corporation, mais enrichis dans le commerce et cherchant à utiliser leurs capitaux, se jettent dans la production, où ils pressentent une source de gros bénéfices, mais à la condition d'enfreindre tous les règlements corporatifs sur la manière de produire, sur la quantité à produire et sur le nombre des ouvriers à employer. Aussi ne peuvent-ils établir dans les villes leurs ateliers, qui au début ne se distinguent des autres que par leur grandeur ; ils doivent se réfugier dans les campagnes, dans les faubourgs et dans les bourgades maritimes nouvellement créées, qui ne possèdent ni patriciat municipal ni organisation corporative. Ce fut en dehors de l'enceinte fortifiée de Paris et de Londres, au faubourg Saint-Antoine et à Westminster et Southwark, qu'ils fondèrent leurs manufactures, qui devaient ruiner les maîtres de métiers et bouleverser toute lapetite industrie artisane [5]. C'étaient des marchands ou des hommes nouveaux commandités par des marchands, et non des maîtres de métiers engourdis par la routine et ligotés par les règlements corporatifs, qui initiaient cette révolution industrielle. De notre temps on a vu les chemins de fer construits et administrés non par les maîtres de Compagnies de diligence, mais par des financiers.

La manufacture ne pouvait attaquer l'organisation corporative et se dresser contre les privilèges des maîtres de métier sans porter préjudice à l'artisan, qu'elle semblait avantager par une plus grande abondance de travail ainsi que par sa plus grande régularité et Un salaire plus élevé. La division du travail, qui augmente la productivité, mais réduit à son minimum l'habileté technique de l'artisan, naît dans la manufacture. Toutes les opérations d'un métier furent analysées et détachées les unes des autres : la fabrication d'une épingle, par exemple, fut décomposée en une vingtaine d'opérations, qui toutes furent confiées à des ouvriers spécialisés. L'artisan, qui auparavant connaissait les diverses opérations de sou métier, les exécutait à tour de rôle et créait une œuvre dans laquelle se reflétait sa personnalité d'artiste, est dégradé à n'être plus que l'ouvrier parcellaire, condamné sa vie durant à n'exécuter machinalement qu'une seule opération. Son individualité est également détruite ; il a maintenant besoin de la coopération d'un certain nombre de camarades pour faire le travail qu'autrefois il achevait tout seul. Il perd son indépendance, car il ne peut travailler qu'à l'atelier patronal, et à la condition que d'autres ouvriers travaillent avec lui ; il est un organe industriel de la collectivité que réclame la production de l'œuvre. D'individualiste, la production est devenue collectiviste.

La manufacture, en désorganisant la production individualiste, réagit sur la population des campagnes et sur l'agriculture. L'artisan de la petite industrie individualiste vivait à la campagne ou dans de petites bourgades et possédait généralement sa maison et un petit champ ; il partageait son temps entre le travail industriel et agricole. La manufacture le divorce avec le travail agricole qu'il accomplissait sur son champ ou sur les terres des grands propriétaires ; elle le concentre dans les villes, qui brisent leurs enceintes fortifiées et s'étendent sur les campagnes d'alentour. Alors commence la dépopulation les campagnes, dont, dès le XVIIIe siècle, les propriétaires se plaignent amèrement. En même temps que la manufacture enlève des bras à l'agriculture, elle lui demande un surcroît de production pour nourrir les populations urbaines de nouvelle ormation.

Aux débuts de la période collectiviste, la ville n'existait pas, même aux lieux de résidence des chefs militaires, revêtus de la puissance royale. Les princes de l'Inde voyageaient avec une troupe de guerriers, suivis d'artisans de différents métiers : l'endroit où ils campaient devenait une ville temporaire ; ils vivaient sur les redevances et les présents des campagnes environnantes. Les rois franks du VIe siècle tenaient leur cour dans d'immenses fermes : autour de l'habitation royale se groupaient les logements des officiers du palais et des chefs de bande, dans la truste du roi. D'autres maisons de moindre apparence étaient occupées par un grand nom-ber de familles qui exerçaient toutes sortes de métiers, depuis l'orfèvrerie et la fabrication des armes jusqu'à l'état de tisserand et de corroyeur; depuis la broderie de soie et d'or jusqu'à la plus grossière préparation de la laine etdulin. Des bâtiments d'exploitation agricole, des haras, des étables, des bergeries et des granges, les masures des cultivateurs et les cabanes des serfs du domaine, complétaient le village royal [6].

L'absence de routes et la difficulté des communications empêchaient toute agglomération trop nombreuse; il aurait été impossible de la nourrir. Les cités du moyen âge, ne pouvant compter pour leur subsistance que sur les produits agricoles de leurs alentours immédiats, étaient forcément condamnées à n'avoir qu'un nombre restreint d'habitants [7]. Tant que le manque de routes et l'insécurité de celles qui existaient rendirent difficile, sinon impossible, tout commerce de cité à cité, on ne songea pas à se garantir contre l'exportation des produits agricoles. Mais dès que les moyens de communication se perfectionnèrent et dès que l'on commença à transporter les grains d'un endroit à un autre, chaque ville, chaque province prit des mesures pour empêcher la sortie des blés de son territoire et pour prévenir leur accaparement. Toutes les villes d'Europe ont édicté des règlements ordonnant que la vente des blés se fit sur la place du marché et à des heures fixes, déterminant leurs prix maximum ainsi que la quantité que l'on pouvait acheter ; défendant, sous peine de confiscation, aux propriétaires de garder leurs récoltes pendant plus de deux ans; et interdisant d'acheter le blé en grange ou sur pied [8].

L'agrandissement des villes et la difficulté de se procurer des provisions en dehors de leurs territoires faisaient de toute mauvaise récolte une année de disette et parfois de famine. Le grand souci des autorités municipales était la prévention des disettes: elles établissaient des greniers d'abondance où, en prévision des mauvaises récoltes, on emmagasinait du blé pour Six mois et une année; elles veillaient à ce que chaque année il y eût une quantité suffisante de terres emblavées, et limitaient les autres cultures. Un édit de 1377 s'occupe de restreindre en France les plantations de plus en plus étendues des vignes et'ordonne que pour chaque nouvelle surface plantée en vignes on en consacre une double en blé.

L'agriculture, pour répondre aux nouveaux besoins des populations urbaines croissantes, dut Se développer. Au XVIe et au XVIIe siècle, on défricha de nouvelles terres, on déboisa des forêts, on dessécha des marais et on agrandit les champs de blé. Les années de bonne récolte, les grains étaient si abondants que leurs prix n'étaient plus rémunérateurs; il fallait procurer des débouchés : on autorisait alors leur circulation de province à province et même leur exportation en Angleterre et aux colonies. Ces libertés n'étaient que temporaires ; dès que le blé atteignait un certain prix dans une localité, on interdisait son exportation. Pendant quatorze ans, de 1669 à 1683, l'exportation fut autorisée en France neuf fois et défendue cinq fois. Ces règlements multipliés ne parvenaient pas à prévenir les disettes locales ; souvent même ils les rendaient plus intenses, en empêchant la sortie des grains d'une province où ils abondaient ; car les villes menacées s'emparaient des blés qui traversaient leurs territoires, ou en interdisaient le passage, si elles craignaient la concurrence : Colbert dut employer la contrainte pour faire venir à Paris 2,500 sacs de blé que voulait retenir le parlement de Bordeaux. Aussi parfois une ville souffrait de la disette tandis que, vingt lieues plus loin, le blé abondait. La circulation du vin, delà laine et des autres produits agricoles étaient soumises à de semblables entraves : les ports de Bordeaux et de Marseille, pour faciliter la vente des vins de leurs territoires, empêchaient les vins des autres provinces d'arriver jusqu'à la mer [9]. Les derniers ministres de la royauté essayaient de démontrer l'inutilité et les dangers de ces interdictions ; ils les suspendaient pendant un temps, mais ils étaient constamment forcés de les rétablir. Il fallait une révolution pour les supprimer, pour déposséder les paysans de leurs droits séculaires qui grevaient la propriété foncière et s'opposaient au développement de l'agriculture moderne, et pour abolir les privilèges des corporations qui entravaient les progrès de l'industrie manufacturière.

Les corporations qui s'opposaient à l'établissement des manufactures dans leurs villes redoutaient surtout toute innovation; elles interdisaient tout perfectionnement et l'emploi de tout procédé nouveau, afin que l'égalité industrielle entre les maîtres de métier ne fût détruite par le fait que l'un posséderait un avantage dont seraient privés les autres. Argand, l'inventeur des lampes à double courant d'air, qui triplaient le pouvoir éclairant de l'huile, fut attaqué au XVIIIe siècle devant le parlement de Paris par la corporation des ferblantiers, qui réclamaient le droit exclusif de fabriquer des lampes. Les toiles imprimées n'obtinrent le droit d'être vendues que grâce à l'appui des grandes courtisanes royales, de Mmes de Pompadour, du Barry et Marie-Antoinette. Les chambres de commerce de Rouen, de Lyon, de Tours et d'Amiens protestèrent énergiquement, prédisant la ruine de l'industrie et menaçant la France d'un cataclysme, si leur fabrication venait à être autorisée.

La révolution de 1789 débarrassa l'agriculture, le commerce et l'industrie des entraves féodales qui retardaient leur marche; alors la propriété bourgeoise put en pleine liberté accomplir son évolution.

 

IV. L'agriculture capitaliste.

Le XVIIIe siècle s'occupa avec passion de l'agriculture, qui en France était des plus primitives. « C'est une vérité triste sans doute, mais incontestable, que l'agriculture n'a fait depuis les Romains que des progrès extrêmement lents, » écrivait un agronome avant la Révolution [10]. On était réduit à étudier et à commenter les auteurs latins comme les plus compétents en la matière; on imitait l'Angleterre, comme on le fait encore de nos jours; on importait ses races bovines et ses plantes fourragères ; on introduisait la pomme de terre, connue en Europe depuis plus d'un siècle [11] ; on multipliait les expériences de laboratoire [12], on les répétait sur une grande échelle, on répandait l'instruction agronomique dans les villes et les campagnes; on fondait des sociétés, des concours, des prix agricoles; on inventait des instruments aratoires et on perfectionnait ceux qui existaient [13] ; on expérimentait le semoir mécanique, la herse à dents de fer, etc. L'enthousiasme pour l'agriculture de ce siècle merveilleux qui bouleversa les industries, les idées et les sciences, ne connut pas de bornes; les encyclopédistes déclaraient que planter un arbre, c'était faire acte de vertu.

Cette ardeur juvénile prouve à quel point les hommes du XVIIIe siècle comprenaient que, sous peine de mort, il fallait résoudre le problème agricole que posaient les populations industrielles sans cesse grandissantes. Des disettes périodiques les frappaient, occasionnant des révoltes menaçantes, qui préparaient le peuple à la révolution imposée par les phénomènes économiques, et que les écrits desphilosophes etdes économistes opéraient dans les esprits éclairés de la bourgeoisie.

Mais tous les efforts pour transformer l'agriculture échouaient devant l'obstacle insurmontable que leur opposaient le morcellement des cultures et des terres et les droits séculaires des paysans. Les terres possédées par ces derniers étaient divisées et subdivisées jusqu'à l'endettement par des partages successifs après décès [14], et celles que détenaient les seigneurs et les bourgeois, bien que parfois d'une contenance considérable, étaient morcelées en petites métairies qui, au point de vue de la culture, les parcellaient en autant de petites propriétés : comme au moyen âge, c'était la culture paysanne, avec sa rotation triennale, ses jachères et sa vaine pâture, qui se pratiquait sur la terre des grands propriétaires. La petite propriété que, dans un intérêt réactionnaire, vantent les politiciens bourgeois, est routinière et incapable de tout progrès, par le manque de connaissances et de moyens pécuniaires de son possesseur et par l'exiguïté de son champ d'opération ; partout où elle existe on peut constater la justesse de la remarque de Lécpold Delisle : « Un fait important, dit-il dans la préface de son Histoire des classes agricoles du moyen âge, c'est l'état stationnaire dans lequel est restée notre agriculture depuis huit siècles, du Xe au XIXe. Presque toutes les pratiques que nous trouvons décrites dans nos eartulaires sont encore aujourd'hui suivies par nos laboureurs, tellement qu'un paysan du XIIIe siècle visiterait sans grand éton-nement beaucoup de nos petites fermes. »

Le premier obstacle à abattre pour permettre à l'agriculture moderne d'entrer en scène était le vieux droit coutumier qui défendait aux propriétaires de clore leurs champs après la moisson : ce droit interdisait tout changement de culture et tout essai de nouvelles plantations, sous peine de voir les récoltes livrées au pillage des bestiaux de la commune. On avait essayé de le supprimer avant la Révolution : en 1777, Necker autorisait par un édit royal les propriétaires et les fermiers du Boulonnais à clore leurs prés, malgré la coutume du pays qui ne permettait de clore que la cinquième partie des propriétés et qui accordait à tout le monde la jouissance des prés et des terres en jachère; le 23 juin 1785, un arrêt du parlement de Paris révoquait le droit de pâture après les récoltes dans quelques paroisses de son ressort; en Picardie et en Normandie, la vaine pâture avait été défendue en plusieurs localités. La Révolution compléta d'un coup l'œuvre timidement commencée.

L'abolition, sans compensation d'aucune sorte, de ce droit acquis et le partage des biens communaux portaient un coup terrible à la petite propriété et à son mode de culture ; elle enlevait aux paysans la possibilité de posséder du bétail pour se nourrir et se vêtir et de l'engrais pour fumer son champ. Immédiatement la révolution agricole commence, les forêts se déboisent, les marais et les étangs si nombreux alors se dessèchent, les jachères se cultivent, les prairies artificielles se sèment, l'es vignobles s'agrandissent, les emblavures s'étendent, les cultures nouvelles s'introduisent et se multiplient, et les produits circulent et arrivent en abondance dans les villes industrielles [15].

Le mouvement fut si général que les disettes, si fréquentes avant et pendant la Révolution, se raréfient et s'atténuent, et les propriétaires ne sont plus préoccupés de comment produire pour satisfaire la demande, mais de comment trouver des consommateurs pour leur production accrue. Alors commencent leurs lamentations sempiternelles sur l'avilissement des prix, qu'ils protègent par des tarifs douaniers. La valeur des biens-fonds monte, et les nobles sont enrichis par cette révolution qui les avait débarrassés de leurs privilèges surannés et nuisibles à leurs intérêts de propriétaires fonciers.

L'agriculture moderne n'attend plus maintenant que des débouchés sans cesse grandissants pour donner la mesure de son étonnante productivité : les chemins de fer et l'industrie capitaliste les lui fournissent. La grande industrie mécanique peut sans crainte aspirer la population des campagnes et entasser dans ses villes des prolétaires par milliers et centaines de milliers : l'agriculture capitaliste est en mesure de les nourrir et de pourvoir à tous leurs besoins.

Ce développement prodigieux ne s'est pas effectué sans des inconvénients d'une gravité extrême. Le déboisement des forêts, livré sans contrôle à l'aveugle rapacité des propriétaires bourgeois, a dénudé des montagnes et a transformé des fleuves bienfaisants en torrents dévastateurs. La production continue ne permet pas à la terre de se reposer et de refaire sa fertilité ; l'exportation des produits agricoles dans les villes, que déjà Vauban signalait dans sa Dîme royale comme une cause d'appauvrissement du sol, interrompt la circulation de la matière qui se faisait quand, le producteur et le consommateur demeurant dans les champs, on rendait à la terre ce qu'on lui dérobait. La Terre, la mère féconde de tout ce qui vit, s'épuise ; dans les pays civilisés elle ne donne plus ses récoltes que si on la gorge de guano, que l'on va chercher en Amérique, et d'engrais chimiques, de préparations artificielles. L'Angleterre, la première nation qui appliqua sur une grande échelle l'agriculture intensive, fut aussi la première à en ressentir les terribles conséquences : dès 1830,. les agriculteurs anglais venaient dans le Midi disputer aux cultivateurs de Provence les marcs et les tourteaux des huileries de Marseille et d'Aix ; ils allaient même sur les champs de bataille de la République et de l'Empire chercher la terre engraissée par les cadavres des soldats. Ils furent aussi les premiers à employer les engrais artificiels à haute dose et à remplacer le travail humain insuffisant par celui de la machine. Mais les engrais, les semences des plantes améliorées, les machines, le bétail et toutes les applications de l'agriculture moderne exigent des capitaux, de grands-capitaux. On calcule en Angleterre qu'un fermier doit posséder en moyenne un capital roulant de. 1,000 à 1,500 francs par hectare pour faire de la bonne culture. L'agriculture est aujourd'hui devenue une industrie capitaliste.

Il faut passer en Amérique pour voir dans son complet épanouissement l'agriculture capitaliste, le financial farming, comme disent les Yankees. Les financiers montent une exploitation agricole comme on établit une usine métallurgique ou un tissage mécanique ; au lieu de produire des machines ou des tissus de coton, on fabrique des grains, des fruits et de la viande. En 1857, L. de Lavergne donnait en exemple une ferme de l'Oise où l'on cultivait cinq cents hectares de betteraves et récoltait trois mille hectolitres de froment, et une autre du Pas-de-Calais où l'on semait mille hectares de betteraves et nourrissait mille têtes de gros bétail. « Il n'y a rien de plus colossal en Angleterre, » s'écriait-il avec orgueil [16]. Mais combien sont petites les colossales fermes d'Europe à côté des bonanza farms du nouveau monde !

Depuis 1874, un cultivateur américain qui un instant eut une célébrité mondiale, M. 0. Dalrymple, dirige pour une compagnie financière six fermes d'une contenance de trente mille hectares. Il les a divisées en sections de 800 hectares, subdivisées en trois lots de 267 hectares reliés télégraphiquement à l'administration centrale. Les 30,000 hectares sont cultivés par une armée de six cents journaliers organisés militairement ; à l'époque de la moisson, l'administration centrale embauche cinq ou six cents travailleurs supplémentaires, qu'elle distribue entre les sections. Dès que les travaux de l'automne sont terminés, les hommes sont licenciés, à l'exception des contremaîtres et de dix hommes par section. Dans certaines fermes du Dakota et du Minnesota, les chevaux et les mulets n'hivernent pas sur les lieux de leurs travaux; les chaumes retournés, on les envoie par troupes de cent et deux cents paires à 1,000 et 1,500 kilomètres dans le sud, d'où ils ne reviennent qu'au printemps.

Des mécaniciens à cheval accompagnent au travail les charrues, les semoirs et les moissonneuses ; au moindre dérangement, en un temps de galop, le mécanicien est auprès de la machine pour la réparer et la remettre en marche. Les blés sont transportés aux batteuses, qui fonctionnent jour et nuit; elles sont chauffées avec des bottes de paille que l'on enfourne à l'aide de tuyaux de tôle. En Californie, le géant étêteur (the giant header), que pousse un attelage de quatre et de huit Chevaux, fauche, en un seul mouvement, avec ses lames vibrantes, les épis à deux pouces de leur base, sur une surface de 46 à 28 pieds carrés ; un tablier tournant les ramasse et les déverse dans un chariot, où ils sont dépiqués et mis en sacs. La paille restée sur pied est flambée [17]. Les grains battus, vannés, pesés et ensachés automatiquement, sont transportés au chemin de fer qui longe les fermes de Dalrymple, et de là à Duluth ou à Buffalo. Chaque année il augmente ses emblavures de 2,000 hectares ; en 1880, elles couvraient une surlace de 18,000 hectares.

En même temps que la bourgeoisie européenne enlevait aux paysans leurs biens communaux et abolissait leurs droits, elle les chargeait d'impôts d'argent et de sang, les livrait aux usuriers,.qui les transformèrent en propriétaires nominaux, et à la concurrence des grands propriétaires et des fermiers de l'Amérique et de l'Inde. Ces causes et d'autres encore précipitèrent l'expropriation du petit cultivateur et sa transformation en prolétaire. L'agriculture financière de l'Amérique a créé un prolétariat agricole spécial.

La grande masse des travailleurs des États granifères de l'Union américaine se compose de prolétaires qui ne possèdent pas un pouce de terre, pas une chaumine de boue et de paille, pas même les lits sur lesquels ils couchent et les cuillers avec lesquelles ils mangent; il réalisent l'idéal de l'animal humain dépouillé de toute propriété privée ; hormis ce qu'ils s'approprient directement sous forme de nourriture et de vêtements, ils ne possèdent rien. Ils n'ont pas de demeures fixes dans les champs, qu'ils abandonnent pour la ville, quand les travaux sont terminés. Les directeurs des fermes financières les recrutent partout, dans les villages et les grandes villes, les embauchent pour la campagne agricole, les organisent avec des maîtres et des contremaîtres et les expédient sur leurs terres; ils sont logés, nourris, blanchis, médicamentés, et reçoivent leurs salaires mensuellement. Ils sont organisés en véritables bataillons agricoles et obéissent à une discipline militaire ; ils se lèvent, mangent, travaillent et se couchent à heure fixe. Dans le cours de la semaine ils ne peuvent se procurer des spiritueux ; le dimanche seulement il leur est permis d'aller en boire aux cabarets des villages avoisinants. Après les travaux d'automne, on les licencie, ne gardant en hiver sur la ferme que quelques hommes pour soigner les bestiaux et l'outillage. Ils retournent alors dans les villes exercer le métier qu'ils trouvent.

La transformation de la propriété foncière, de son mode de culture et de la population des campagnes a été imposée par les transformations qui s'accomplissaient dans la propriété industrielle et financière. Les campagnes, pour fournir à l'industrie les hommes et l'argent dont elle avait besoin pour ses ateliers et ses gigantesques travaux (chemins de fer, percement de montagnes, usines, etc.), qui n'ont de comparables que les colossales œuvres de l'époque communiste primitive, durent se dépeupler et vider les cachettes où les paysans enfouissaient leurs épargnes. Les hommes se sont engouffrés dans les villes industrielles, et l'argent dans le coffre-fort des financiers.

Aux époques précédentes, les citoyens, à l'exception d'une infinie minorité de nobles, d'hommes d'armes, de prêtres et d'artisans, produisaient leur propre nourriture par le travail de la terre : dans la société capitaliste, une masse sans cesse grandissante de citoyens est arrachée au travail agricole pour être exclusivement vouée au travail industriel et commercial, et sa subsistance repose sur le travail de la population consacrée à la production agricole. Cette situation est grosse de révolutions.

La masse d'hommes soustraite aux travaux des champs est si considérable que l'agriculture des pays civilisés est condamnée à se maintenir dans un état permanent de révolutions culturales; mais, en dépit de ses progrès persévérants et multipliés, elle redevient, comme la petite culture du moyen âge, impuissante à nourrir les populations industrielles, parce qu'elles croissent trop vite et que les financiers et les industriels, après avoir enlevé les hommes à la terre, soustraient continuellement de nouvelles terres à la culture pour les consacrer à leurs plaisirs privés, pour, les transformer en biens d'agrément et en territoires de chasse.

Le problème que l'industrie manufacturière posait au XVIIIe siècle, la grande industrie mécanique le pose une seconde fois au XIXe. L'agriculture l'avait résolu au commencement du siècle en étendant les terres cultivables et,en révolutionnant leur mode de culture. Le problème ne se résout au XIXe siècle que par la réduction constante de la pitance quotidienne des populations ouvrières, condamnées au plus strict minimum de nourriture, et que par le comblement des déficits de l'agriculture nationale par les importations agricoles de la Russie, de l'Amérique, de l'Australie et des Indes; que par la création du commerce international des produits agricoles : la France importe plus d'un cinquième du blé qu'elle consomme, et l'Angleterre, le pays le plus industrialisé du globe, recourt aux pays étrangers pour plus de la moitié de ses moyens de subsistance [18].

La propriété foncière bénéficia au XVIIIe siècle de la transformation industrielle ; elle en souffre au XIXe. Le commerce international des produits agricoles fait entrer en lutte les terres vierges des pays nouveaux avec les terres épuisées des pays civilisés, qui ne renouvellent leur fertilité que par une surabondance d'engrais et de travail. Cette concurrence précipite la propriété foncière européenne dans une crise permanente, dont elle ne sortira que par la socialisation de la terre.

 

V. L'industrie et le commerce capitalistes.

La ville du moyen âge formait une unité économique ; elle possédait dans son sein tous les corps de métiers que nécessitaient les besoins de ses habitants ; le commerce entre les villes était accidentel et se limitait à un très petit nombre d'objets, généralement de luxe. La production capitaliste, parvenue à un certain point de son développement, détruitcette indépendance économique ; elle dissocie les métiers, les isole, en centralise un ou plusieurs en des localités spéciales, favorables à leur prospérité. Ni une ville ni même une province ne doivent plus se charger de la production de tous les objets de consommation de leurs habitants ; elles se limitent à manufacturer certaines marchandises et se reposent sur d'autres pour avoir ceux qu'elle a cesse de produire et que le commerce grandissant lui procure. Les ateliers de soieries qu'on avait essayé de disséminer en France s'étaient presque entièrement centralisés dans Lyon et ses environs à la fin du siècle dernier : depuis que l'on mélange le coton aux tissus de soie, ils se rapprochent des centres coton- niers. Le tissage du lin et de la laine, qui se pratiquait dans toutes les villes et tous les villages, se concentre dans certaines régions, tandis que le fer, le blé, la préparation des peaux, la cordonnerie, etc., se centralisent dans d'autres.

A la place des anciennes unités économiques, qui étaient communales, surgissent des unités économiques d'un autre genre. Les anciennes unités étaient complexes, en ce sens qu'elles étaient formées par l'agglomération dans une même ville de toutes les industries nécessaires à la vie de ses habitants ; mais les unités modernes sont simples, en ce sens qu'une seule industrie, avec quelques autres complémentaires, les constituent ; ici le coton, là le fer, la houille, le sucre, les cuirs, etc. Une nation capitaliste, comme la France, -ne se subdivise plus en provinces autonomes d'après sa configuration géographique et ses traditions historiques, mais en unités économiques simples, en districts cotonniers, vinicoles, en régions granifères, bette-ravières, en centres sidérurgiques, carbonifères, etc. Toutes ces cités industrielles sont reliées entre elles par des besoins réciproques, aucun centre industriel ne pouvant, comme les villes du moyen âge, vivre un mois, une semaine, sans les produits des autres cen très. Si, par exemple, la ville de Rouen tisse des cotonnades pour toute la France, elle tire ses soieries de Lyon, ses fers de Montluçon, ses blés de la Beauce, ses bestiaux du Nord, ses houilles du Pas-de-Calais, ses huiles de Marseille, ses vins de l'Hérault, etc. Une nation capitaliste est un gigantesque atelier; chaque spécialité de la production sociale s'exécute en des centres spéciaux, séparés par de grandes distances, mais étroitement unis par des besoins réciproques. L'autonomie politique des villes du moyen âge, conséquence de leur autonomie économique, ne peut plus exister ; la division du travail en des centres spéciaux reliés par des bespins économiques et des liens commerciaux sert de base à l'unité politique des nations capitalistes.

La production capitaliste, qui a détruit l'unité locale et provinciale de la production artisane, est en train de détruire l'unité nationale de sa propre création et à la remplacer par une plus vaste unité, par une unité internationale .

L'Angleterre, qui fut la première nation à s'outiller mécaniquement, eut la prétention de réduire les autres nations à n'être que des pays agricoles, se consacrant à la production de ses vivres et de la matière première, qu'elle se réservait de transformer. Le Lancashire devait tisser tout le coton des Indes et des États-Unis [19]. Cet essai prématuré de monopolisation industrielle internationale a échoué. L'Amérique fabrique aujourd'hui des cotonnades au delà de ses besoins, et les Indes, dont l'industrie cotonnière fut ruinée par l'Angleterre, se sont mises à filer et tisser mécaniquement. En 1870, la consommation de coton de ses fabriques était de 87,000 balles, et le nombre de broches à l'œuvre, de 338,000; en 1884, la consommation de coton s'élevait à 555,000 balles, et le nombre de broches à 1,700,000 [20]. L'Inde a été le berceau de l'industrie du coton : les calicots venaient primitivement de Galicut, et la mousseline n'arrivait en Europe que par la voie de Mousul : dans un avenir plus ou moins prochain, les cotonnades indiennes fabriquées à proximité des lieux de production du coton envahiront de nouveau les marchés européens, et à leur tour sèmeront des ruines dans le Lancashire et les centres cotonniers du continent. Ce ne seront plus Manchester et Rouen qui exporteront des cotonnades en Asie, en Afrique, mais les Indes, le Japon, la Chine, les États-Unis. Un industriel yankee, prévoyant le sort réservé aux fabricants' anglais, leur conseillait charitablement de transporter dans la Louisiane leurs machines, pour tisser les cotonò qu'ils auraient sous la main sans frais de transport.

Noue assistons à un déplacement international d'une industrie; les fabriques se rapprochent des centres de production agricole de leur, matière première. Mais avant de devenir des centres industriels internationaux, les États-Unis et les Indes tenaient l'Europe sous leur dépendance. La guerre de Sécession, en suspendant, de 1861 à 1865, la production du coton dans les États esclavagistes, ajeté sur le pavé les ouvriers cotonniers de France et d'Angleterre, a poussé à l'extrême la culture du coton, « la plante d'or », en Egypte, a appauvri les fellahs et a livré les finances égyptiennes aux Rothschild et aux crocodiles de la finance cosmopolite.

La production granifere tend à se centraliser dans certaines régions du globe. L'Amérique èt les Indes produisent une partie du blé que consomme l'Angleterre, qui au XVIIIe siècle récoltait au delà de ses besoins. Les nations civilisées sont aujourd'hui dans la dépendance les unes des autres et dans celle des pays demi-civilisés, pour leur matière première ei leur subsistance et pour l'écoulement de leurs marchandises. Ces besoins économiques internationaux, qui vont se multipliant, serviront de base, dans l'avenir, à l'unité politique dit genre humain.

Le commerce précède et suit la production dans sa marche. Si au moyen âge on ne trafiquait entre les villes qu'aux époques de foire, où l'on vendait et achetait pour toute l'année, le trafic avait cependant pris un caractère international, dès que les croisades eurent mis en communication l'Occident avec l'Orient. Mais les difficultés et les dangers des transports ne rendaient possible que le trafic d'un petit nombre d'objets de luxe. La découverte de l'Amérique augmenta considérablement le nombre des objets commerçables ; les marchands poussèrent à leur multiplication. Ainsi qu'on l'a dit précédemment, ce sont eux qui établirent les manufactures et commencèrent la révolution de l'industrie corporative. Le commerce national s'agrandit à mesure que les villes, se limitant à la manufacture d'un certain nombre d'articles, durent se procurer les autres. Dès que la production capitaliste eut besoin des pays étrangers pour l'approvisionnement de ses matières premières, l'écoulement de ses produits et la subsistance de ses populations ouvrières, le commerce international se développa avec une rapidité extraordinaire. Le marchand, dont l'influence était insignifiante dans la production corporative, acquiert, grâce à l'indispensabilité du commerce dans la production capitaliste, une puissance qui lui permet de dominer l'industrie.

 

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La production capitaliste n'aprogressé, de la désorganisation des unités locales et provinciales à la formation des unités politiques nationales, qu'en constituant des organismes industriels qui n'ont pu être créés que par la centralisation locale de la production et par la décomposition du procès de production. Ainsi, tandis que la production manufacturière agglomérait dans ses ateliers les artisans et les moyens de production, ' elle y introduisait la division du travail, qui décomposait l'instrument et l'ouvrier et les condamnait à n'exécuter qu'une seule spécialité. Les instruments de l'industrie artisáne sont simples et r eu nombreux, tandis que ceux de l'industrie m-aufacturière sont complexes et multiples. A mesure que l'artisan parcellaire ne devient propre qu'à une seule opération, l'outil suit une marche parallèle et devient parcellaire : dans certaines manufactures il existe, par exemple, un, nombre considérable de marteaux de poids et de forme différents; chaque marteau est affecté strictement à une opération spéciale. L'industrie mécanique défait l'œuvre de la manufacture; elle arrache les outils des mains de l'ouvrier parcellaire et les annexe à une armature de fonte et d'acier, qui est pour ainsi dire le squelette de la machine-outil, et les instruments annexés en sont les organes. La machine-outil est une synthèse mécanique.

Mais la production capitaliste opère une autre synthèse.

Il existe une unité économique dans l'industrie domestique : la même famille transforme les matières premières (lin, chanvre, laine, etc.) qu'elle produit. Cette unité se désagrège vite, puisque dans les villages collectivistes on voit certaines industries échoir à des individus qui, pendant des générations, sont de naissance charrons, forgerons, tisserands, etc. ; pour retrouver une unité économique, il ne faut plus envisager une famille isolée, mais le village tout entier. Avec le développement du commerce et de la production, ces industries individualisées se multiplient et deviennent des spécialités réservées à de certains artisans groupés en corporations.

C'est sur la hase de l'individualisation des industries que la production capitaliste débute : elle crée des ateliers de tissage, de filature, de peignage, de charron-nage, d'ébénisterie, etc., dans l'intérieur desquels la division du travail et la machine accompliront leur révolution. Mais ces ateliers finissent par devenir de colossales fabriques dans lesquelles onn'exécute qu'un seul genre de travail : les filatures ne font que filer, les tissages que tisser, les peignages que peigner, etc. Ces fabriques spécialisées commencent à sortir de leur isolement et s'agglomèrent de façon à ce que plusieurs fabriques deviennent les annexes d'une fabrique spéciale. Des peignages, des teintureries, des imprimeries sur étoffes, viennent s'agglomérer autour d'une filature ou d'un tissage mécanique. De sorte que, sous la même administration capitaliste, la matière première subit toutes ces transformations industrielles. Mais ce ne sont pas seulement des industries complémentaires, telles que peignage, filature, tissage, imprimerie, qui se centralisent de la sorte, mais des industries absolument distinctes. Cette centralisation industrielle ne se fait pas forcément dans un même lieu ; parfois les fabriques qui se concentrent sous le même capital sont placées en des régions et en des pays différents et très distants.

Les banques nationales, telles que la Banque de France et la Banque d'Angleterre, sont des types de ces organismes industriels complexes qui posent leurs membres sur tous les points du territoire. Une banque nationale possède des papeteries pour la fabrication du papier de ses billets, des ateliers de gravure et des presses pour leur impression, des appareils d'agrandissement photographique pour déceler leurs falsifications, etc. ; elle établit des centaines de succursales dans les centres industriels et commerciaux, noue des relations avec les banquiers des villes et des campagnes et avec les banques nationales étrangères. La banque centrale devient le cœur du système financier du pays ; et ce système est si savamment organisé que ses pulsations, c'est-à-dire là hausse et la baisse de son escompte, retentissent jusqu'au fond des campagnes et réagissent même sur le marché monétaire des autres pays.

Le Times, le journal de la cité de Londres, est un autre type frappant de ces organismes industriels : il possède une légion de correspondants disséminés dans toutes les parties du globe; il est relié par des fils télégraphiques aux principales capitales du continent; il fabrique son papier, fond ses caractères, enrôle une équipe de mécaniciens pour réparer ses machines dans ses ateliers de construction; il compose, cliché et imprime ses seize énormes pages et les distribue aux détaillants; il ne lui manque que des champs d'alfa en Afrique pour récolter la matière première de son papier : cela viendra.

Il arrivera un moment où les fabricants de cotonnades des États-Unis et des Indes annexeront à leurs métiers mécaniques des champs de coton et des ateliers de couture : déjà des industriels écossais ont ouvert à Londres des magasins de tailleurs où ils débitent sous forme d'habits les lainages qu'ils tissent, filent, teignent et peignent.

La production capitaliste s'achemine peu à peu vers la reconstitution de l'unité économique de la production domestique : la même famille paysanne produisait autrefois la matière première et la transformait; la même administration capitaliste entreprendra la production première, sa complète transformation industrielle et sa vente au client.

Le commerce de détail suit une marche parallèle. L'ancienne boutique qui ne débitait qu'un seul article cède la place au bazar qui réunit dans un même local les spécialités les plus diverses. Il existe à Londres des magasins où l'on vend tout ce qui est nécessaire pour vêtir, loger, nourrir et médicamenter l'homme. Ces boutiques sont des synthèses commerciales. Mais ces Louvreset ces Bon-Marché reproduisent sur une échelle gigantesque ces épiceries de village où l'habitant rencontre, à coté du sucre, du café et des hougies, de la mercerie, de la coutellerie, de la cordonnerie et autres objets utiles : parfois ces petits Louvres de village logent les voyageurs, débitent de la boisson, vendent du tabac et le Petit Journal. Ils sont, dans leurs minuscules proportions, plus complets que les bazars parisiens, car ils satisfont tous les besoins matériels et intellectuels des clients de leur milieu.

La production capitaliste avec la division du travail détruit dans la manufacture l'unité de travail représentée par l'artisan ; puis elle reconstitue cette unité dans la fabrique; ce n'est plus l'ouvrier, mais le travailleur de fer, la machine, qui représente cette nouvelle unité de travail : elle tend maintenant à constituer de gigantesques organismes de production, formés par les industries les plus diverses et les plus opposées : les industries spéciales, qui sont pour ainsi dire les fonctions physiologiques de ces monstres de travail, peuvent être situées à des distances énormes les unes des autres et être séparées par des frontières politiques et des obstacles géographiques. Ces ogres internationaux de travail consomment de la chaleur, de la lumière, de l'électricité et d'autres forces de la nature aussi bien que des forces musculaires et cérébrales de l'homme.

La matière humaine du XIXe siècle est coulée dans ce moulé économique.

 

VI. La finance capitaliste.

La propriété mobilière sous la forme or et argent se transformait en même temps que la propriété industrielle évoluait dans la manufacture et la fabrique mécanique. Ces deux métaux, même monnayés, ont au début un caractère purement personnel ; leur possesseur les thésaurise dans de secrètes cachettes et ne s'en sert que comme objets d'ornement; c'est encore un de leurs principaux usages dans les Indes et les pays orientaux. Ils n'interviennent qu'à de rares occasions dans l'échange des produits, qui d'ordinaire se troquent entre eux : ainsi les rois féodaux pouvaient fabriquer de la fausse monnaie et changer le titre et le poids des pièces sans nuire considérablement aux transactions commerciales de leurs sujets. Mais lorsque la période marchande commence, l'or et l'argent deviennent signes représentatifs de la valeur, l'étalon qui mesure toutes les marchandises : ils acquièrent alors le droit de procréer des petits légitimes, de porter légalement intérêt.

Le prêt à intérêt est jusque-là considéré chose déshon-nête, que l'on ne doit exercer que contre l'étranger, qui est l'ennemi, dit le vilain Dieu des juifs. Il fut condamné par les papes et les conciles [21]. Les gens qui s'y livraient étaient méprisés et haïs : des dangers de toute nature les menaçaient ; ils risquaient leur argent et souvent leur vie. Les juifs du moyen âge, ces accumulateurs de l'or et de l'argent, sachant à quels périls ils exposaient leur cher trésor, ne se fiaient pas à la parole des rois et des seigneurs et ne faisaient des avances que contre dépôts de diamants de la couronne, de pierres précieuses, de pièces diplomatiques, et autres garanties aussi positives. La bourgeoisie réhabilita le prêt à intérêt et fit du métier de prêteur la plus lucrative et la plus honorable fonction de l'homme civilisé : vivre de ses rentes est le grand idéal bourgeois.

Durant tout le moyen âge, les juifs, honnis par le peuple et torturés par les nobles, furent ballottés d'oppression en oppression ; un prince à court d'argent, sous un prétexte religieux, les chassait après les avoir dépouillés et martyrisés; un autre prince ne les accueillait, fuyant avec leurs trésors, que pour les dépouil" 1er à son tour. Mais ces héros de l'or, bravant les haines et méprisant les insultes, ne courbèrent la tête sous la tempête des persécutions que pour se relever plus puissants et continuer leur œuvre. Le mouvement des croisades qui força les seigneurs féodaux à faire argent de tout pour équiper leurs troupes, s'il facilita l'émancipation des villes et la concentration des forces nobiliaires, rendit les juifs et les marchands indispensables. Elles donnèrent naissance au commerce asiatique qui créa la prospérité des villes du littoral méditerranéen et qui, en obligeant l'établissement des impôts et des gabelles, fournit une base solide pour les opérations de la finance. La découverte du nouveau monde et l'importation de son or, de ses bois précieux, de ses épices, etc.; le commerce transatlantique, qui détrôna les villes méditerranéennes pour donner la royauté des mers aux villes du Portugal, de la Hollande, de l'Angleterre et de la France, étendirent et consolidèrent le pouvoir des financiers. La fondation, en 1522, par le chancelier Duprat de la dette publique, dite rentes de l'hôtel de ville, dont les rentes perpétuelles devaient être payables annuellement sur la taxe du bétail vendu à Paris, indique l'importance sociale acquise par les traitants. Les misérables juifs du Xe siècle, que l'on souffletait à la porte des églises» les jours de grandes fêtes, étaient des personnages avec qui il fallait compter : il est vrai que beaucoup de chrétiens faisaient le métier de juifs, depuis qu'il ne présentait plus les terribles . dangers d'autrefois.

Sully et Colbert pouvaient croire que « les fortunes excessives faites dans le maniement dés deniers publics ou dans les usures privées étaient funestes à tout le monde, et surtout à la noblesse, disposée à échanger son honneur contre de l'argent. » (Sully, Œconomies royales.) Ils pouvaient instituer des lits de justice pour faire rendre gorge aux traitants et aux usuriers; ils devaient cependant user de ménagements avec cette « espèce de gens auparavant inconnus, qui ont exercé des usures énormes, en faisant un commerce continuel des assignations, billets et rescriptions des trésoriers, receveurs et fermiers généraux... » (Edit créant la chambre de justice de 1716.) Quand, en 1599, Sully se permit de casser des baux dans lesquels étaient intéressés les banquiers italiens- Zamet le cordonnier, Ruccellaï et Scipion Sardini, que le peuple appelait Serre-Deniers, le grand-duc de Toscane, leur associé, envoya son frère, Jean de Médicis, croiser sur les côtes de Provence avec plusieurs galères. Louis XIV pouvait écrire fièrement dans ses Mémoires : « Tout ce qui se trouve dans l'étendue de nos États, de quelque nature qu'il soit, nous appartient au même titre... Les deniers qui sont dans notre cassette, ceux qui demeurent dans les mains de nos trésoriers et ceux que nous laissons dans 'le commerce de nos peuples doivent être également pour nous ménagés. » Il devait néanmoins souscrire aux conditions des traitants quand il désirait avoir de leur argent. L'emprunt de 1673 ne fut pas couvert, malgré l'appel pressant de Colbert aux banquiers étrangers, parce qu'il était au denier 18 (5,5 0/0) et qu'ils le voulaient au denier 14 (7,14 0/0). La finance commençait à devenir la grande puissance sociale.

En attirant dans leurs cours les grands feudataires, qui précédemment avaient groupé dans leur résidence ducales les barons féodaux, les rois brisèrent les forces de résistance de la noblesse et la livrèrent aux traitants, qui hâtèrent sa ruine. Fouquet avait acheté presque tous les seigneurs de la cour et allait commencer une nouvelle Fronde, quand l'acte de vigueur de Colbert l'arrêta. Dès la fin du XVIe siècle, les seigneurs s'adressaient aux financiers pour redorer leurs blasons : Mme de Sévigné, si fière de sa'naissance, proposait en mariage à un de ses cousins « une petite fille un peu juive de son estoc, mais ses millions nous paraissent de bonne maison ». (Lettre du 3 octobre 1675.) Law et ses Mississipiens, en affolant la noblesse parleur agiotage, achevèrent de la discréditer et de la désorganiser. Tous les rangs furent confondus, et l'égalité s'établit à l'ombre delà finance. Un roturier enrichi avait pour valets de chambre quatre demoiselles de qualité et pour écuyers quatre laquais d'origine noble. C'était l'égalité dans la servitude, la seule que connaisse la bourgeoisie capitaliste.

Le trouble que les financiers et leurs spéculations jetèrent dans la société du XVIIIe siècle permit aux encyclopédistes — (plusieurs étaient des banquiers, d'Holbach, Helvétius, etc.) — d'attaquer les privilèges de la noblesse, qui avaient perdu leur raison d'être. La critique philosophique venait après la' révolution économique et allait être suivie par la révolution politique, qui débarrassa les traitants du cauchemar des lits de justice [22].

La Révolution, qui dégagea l'agriculture, l'industrie et le commerce des liens féodaux et corporatifs, qui gênaient leur essor, délivra aussi la finance des incertitudes dans lesquelles elle vivait sous les rois de l'ancien régime et ouvrit à son activité de nouveaux champs d'exploitation.

Le chancelier Duprat, en créant en 1522 des rentes perpétuelles sur l'État au titre de 8 0/0, jetait les bases de la dette publique, que déjà Venise et Gênes avaient instituée dans leurs petitesr républiques commerciales et industrielles. Mais les rois de France, encore imbus des idées féodales sur le prêt à intérêt, dans les moments d'embarras réduisaient d'un quart et de moitié les rentes des emprunts qu'ils avaient contractés, et parfois suspendaient entièrement leur payement. Les autres souverains d'Europe se conduisaient avec le même sans-gêne enversles rentiers de l'État. Cette aristocratique manière de payer l'intérêt entravait le complet développement de la finance moderne, qui repose tout son système de spéculations sur la solidité du crédit public. Un des premiers et des plus révolutionnaires actes des bourgeois de 1789 fut de déclarer sacro-sainte la dette publique et de la placer au-dessus de toutes les révolutions politiques et de tous les changement qui surviendraient à l'avenir.

La dette publique « renferme en soi un germe de progression automatique... Les emprunts qui mettent les gouvernements en mesure de faire face aux dépenses extraordinaires, sans que les contribuables s'en ressentent sur-le-champ, entraînent à leur suite un surcroît d'impôts ; de l'autre côté, cette surcharge d'impôts causée par l'accumulation des dettes successivement contractées contraint les gouvernements, en cas de nouvelles dépenses extraordinaires, d'avoir recours à de nouveaux emprunts. » « La dette publique, dit encore Marx, opère comme un des agents les plus énergiques de l'accumulation primitive. Par un coup de baguette, elle donne à l'argent improductif la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital, sans qu'il ait à subir, pour cela, les risques et les troubles inséparables de son emploi industriel et même de l'usure privée. Les créditeurs publics, àvrai dire, ne donnent rien à l'État, car leur principal, métamorphosé en effets publics, d'un transfert facile, continue à fonctionner entre leurs mains comme autant de numéraires [23]. »

La Révolution, en plaçant la dette publique au-dessus de toute atteinte, offrait aux financiers pour le placement de leurs capitaux une garantie inconnue jusqu'alors. La vente des biens nationaux leur donna un nouvel élément de prospérité ; pendant que le peuple, ivre d'enthousiasme révolutionnaire, courait aux frontières, les bourgeois révolutionnaires, les Barras, les Fouché, les Ouvrard, les Odier, les Perregaux, amassaient paisiblement des millions. Les royalistes trempaient aussi dans les tripotages nationaux : le baron Louis, ministre sous la Restauration, prit part, tout comme le plus farouche conventionnel, à la colossale liquidation territoriale de 1793. Les guerres de la République et de l'Empire, les emprunts et les fournitures qu'elles nécessitèrent, centuplèrent les richesses de la bande. C'est au milieu des emprunts et des désastres de 1815 que surgit la dynastie des Rothschild.

La Révolution et l'Empire, s'ils fournirent à la finance de nouveaux champs d'exploitation, la chassèrent de ceux où elle avait moissonné son ancienne fortune ; les fermes des impôts, des tabacs, les monopoles du commerce des Indes et des Echelles du Levant, etc., furent abolis. Elle dut alors se rejeter sur l'industrie nationale et s'organiser pour rançonner la circulation des produits en s'emparant des voies de communication. En 1821-22, des compagnies au capital de 128 millions se constituèrent, pour le creusement de canaux, — canal du Rhône, de Bourgogne, des Quatre-Canaux, etc. — L'État, la vache à lait de la finance, garantit l'intérêt des capitaux engagés au taux de 5,50 et 6 0/0 ; et quand il lui fut démontré que les canaux étaient une propriété coûteuse, elle les fit racheter en 1853 par l'État à un prix exorbitant. Les chemins de fer et les grandes lignes de navigation interocéaniques, que les financiers accaparèrent, devaient leur donner, comme aux barons du moyen âge, les moyens de prélever des impôts sur les marchandises voyageant sur leurs routes. Parce qu'ils se sont emparés des moyens de transport, ils devaient fatalement, pour augmenter la quantité de produits circulant sur leurs voies de communication, encourager le développement de l'industrie mécanique et du commerce international.

Mais pour établir les gigantesques voies de communication ferrées, pour hâter l'éclosion de la grande industrie mécanique et pour imprimer à sa marche un mouvement accéléré, les capitaux accumulés Mdivi-dueïlement, surtout en France, étaient insuffisants ; il fallait recourir à l'association des capitaux déjà accumulés. Une ère nouvelle s'ouvrait pour les financiers. Les disciples de Saint-Simon et du Père Enfantin, ces grands représentants de la Finance moderne, fondèrent le Crédit Mobilier, « cette fournaise ardente d'affaires », et l'opposèrent aux Rothschild, qui, cantonnés dans la Banque de France, « cette cave froide », personnifiaient l'ancienne Finance, ne travaillant qu'avec ses propres capitaux. Le Crédit Mobilier, que favorisa le nouveau système d'emprunts publics, par petites coupures, que le ministre bonapartiste Bineau appelait « la démocratisation des rentes », fut une des sociétés qui, après le coup d'État, sonnèrent le branle-bas financier et qui démontrèrent, mieux qu'on ne l'avait fait auparavant, que « la financeest l'argent des autres ». Les créateurs du Crédit Mobilier, du Crédit Foncier, et autres sociétés écloses pendant les premières années du second Empire, les Péreire, les Fould, les ducs de Morny, de Galliera, de Mouehy, etc., étaient des financiers qui, à l'école de Saint-Simon, avaient appris la force de l'association des capitaux, et des coupe-jarrets politiques qui, dans la possession du pouvoir, ne voyaient qu'un moyen de s'enrichir.

On assista alors à un spectacle incroyable : Louis XIV, le roi soleil, dut courtiser le juif Samuel Bernard pour obtenir la faveur d'un emprunt ; et des hommes inconnus, sans passé, sans titres à la célébrité et à l'attention publique, sans fortune, sans garanties et sans responsabilités, contractèrent des délias publiques, et levèrent des emprunts que les bourgeois souscrivirent avec avidité. Ils firent sortir au jour, en quelques années, tout l'or et tout l'argent que les paysans thésaurisaient depuis des générations et enfouissaient dans des cachettes. La résurrection de Lazare est incomparablement au-dessous de ce miracle. Le Crédit Mobilier, à lui tout seul, en quinze ans, de 1852 à 1867, ramassa et rejeta dans la circulation un capital de près de quatre milliards : en dix ans, ses directeurs prélevèrent sur la fortune qui passait entre leurs mains, 8,248,445 fr. pour frais de direction, sans compter les intérêts et les dividendes des actions libérées qu'ils s'étaient adjugés comme prime d'invention, et les profits qu'ils faisaient avec le maquignonnage des actions à la Bourse [24]. Emile Péreire, l'homme de génie de la finance moderne, enivré par la fortune du Crédit Mobilier, qui tenait du prodige, voulut créer « cet Omnium rêvé par tous les financiers ». (Rapport de 1859.) L'Omnium, c'était la mobilisation de toutes les propriétés foncières, industrielles et commerciales, leur mise en actions et la transmutation des titres de ces diverses sociétés en un titre unique, l'action du Crédit Mobilier. Avant d'avoir pu réaliser ce rêve gigantesque, le Crédit Mobilier se cassa les reins ; mais la première partie du rêve de Péreire est en train de se réaliser, car les entreprises industrielles et commerciales se transforment de plus en plus en soc'étp anonymes : et en Amérique, en Australie et aux Indes, íes entreprises agricoles se montent par actions.

La finance tend à tout absorber, à tout accaparer : rien ne pourra l'arrêter dans sa marche tant que subsistera la production capitaliste, tant que ne sera pas brûlé le grand livre de la dette publique, la Bible de la bourgeoisie.

La finance, qui plonge ses racines dans la dette publique, est une des conditions indispensables de l'existence delà production capitaliste. Dans toute société à haute civilisation capitaliste, les entreprises industrielles et agricoles prennent de telles proportions que leur établissement présuppose l'accumulation d'un capital considérable, qui ne s'effectue que par le dépouillement constant de la masse de la nation [25] : dans nombre, de cas les capitaux, accumulés individuellement, sont insuffisants, et l'on doit les réunir à l'aide des sociétés par actions. D'un autre côté, l'importance du capital roulant que nécessite toute exploitation pour l'achat des matières premières et des forces-travail, la rapidité et l'abondance de la production, la lenteur d'écoulement des produits, l'étendue et l'éloignement des marchés, la difficulté de la rentrée des fonds, oblige tout industriel, pour maintenir et développer son industrie, à recourir constamment au crédit, c'est-à-dire à des avances faites par le capital social. Ainsi donc la fortune nationale, c'est-à-dire l'excédent de la production sur la consommation, doit être ramassée et centralisée, et tenue toujours en disponibilité pour être distribuée selon les besoins de la production et de l'échange. Cette double fonction sociale de pompe aspirante et foulante est remplie par la finance moderne.

Rien ne démontre plus clairement l'imprévoyance, l'incohérence et l'anarchie du système capitaliste que le fait d'avoir confié ces deux fonctions vitales — centralisation et distribution des épargnes nationales — à des personnalités inconnues, sans contrôle et sans responsabilité ; que d'avoir ainsi livré les intérêts économiques et politiques de la société tout entière à des individus de la pire espèce, « capables de tout et capables de rien », selon la définition de Berryer ; qui s'emparent par des « voies criminelles des dépouilles des provinces, de la subsistance du peuple et du patrimoine de l'État », les détiennent, en consacrent une partie à des profusions inouïes, qui «insultent à. la misère de la plupart des autres citoyens [26] », et emploient l'autre sans discrimination à créer et à soutenir des entreprises industrielles nationales et étrangères, parfois des plus insensées. Par l'escompte des effets de commerce et par les avances à l'industrie sur connaissements, warrants, etc., ils prélèvent des impôts sur les transactions commerciales et la production industrielle ; ils transforment les autres catégories des classes régnantes en simples organismes d'extraction, chargés d'exploiter pour leur compta la classe ouvrière.

La fortune colossale que monopolisent les financiers leur donne un pouvoir illimité sur la presse et le gouvernement. Sous Louis-Philippe et sous l'Empire, ils avaient leurs organes attitrés, bien connus; il était alors déshonorant pour un journal politique de recevoir des réclames financières ; mais les progrès de la morale capitaliste ont modifié ces absurdes idées : au lieu de risquer leurs capitaux dans la fondation et le maintien d'un journal, ils achètent tous les journaux indistinctement, sans s'occuper de leurs opinions politiques et religieuses, et ils peuvent de la sorte agir sur la masse du public ; il les payent par articles publiés ; ils ontremplacé le travail à la journée par le travail aux pièces [27]. Les financiers et leurs créatures envahissent le parlement ; il en est cependant qui, comme les Rothschild, considèrent au-dessous de leur dignité d'accepter le titre de représentant ; ils se contentent de caser leurs commis sur le banc des ministres. Dans la Chambre et le Sénat, financiers, députés et sénateurs s'entendent comme larrons en foire pour s'accorder réciproquement des concessions et autres faveurs et pour mettre au pillage les caisses de l'État.

Mais en dehors de cette action directe sur l'Etat, les financiers exercent sur la marche politique une autre action qui, pour être indirecte, n'en est pas moins désastreuse : ils manipulent les cours de la Bourse, devenus un thermomètre politique ; ils dirigent l'opinion publique par la presse vendue ; ils accomplissent la centralisation des épargnes sociales par des voies si brutales et si criminelles, qu'ils bouleversent les conditions d'existence de toutes les classes et élaborent des révolutions. La révolution de février, faite au cri de : « Vive la réforme ! » fut le soulèvement de la petite bourgeoisie contre les députés censitaires que dominaient les gros banquiers. La finance salua l'Empire comme sa terre de Ghanaan. Les agioteurs que dirigeait Emile de Gi-rardin, dont le protégé Emile Ollivier était au ministère, ne virent dans la déclaration de guerre à la Prusse qu'une occasion de coups de Bourse. Si la paix, honteusement bâclée, débarrassa Pouyer-Quertier et les industriels de la concurrence de Mulhouse, et les actionnaires d'Anzio, dont Thiers était un des plus riches, des charbons alsaciens, elle permit en revanche aux financiers d'Europe de se ruer sur la France et de transformer ses malheurs en une source inépuisable de scandaleux profits. Jamais homme d'Etat ne mérita plus dignement le titre de Père de la patrie que ce sale crapaud à lunettes, car jamais homme d'État ne saigna plus copieusement le prolétariat et ne présida à un si gigantesque éventrement du patrimoine de la nation ; jamais politicien ne démontra mieux que par patrie les classes régnantes n'entendent que leurs intérêts de classe. Mais si les financiers préparent les révolutions politiques et y trouvent des profits immédiats, ce sont eux qui sont les plus lâches pendant la lutte et les plus féroces lors de la répression. En mai 1871, comme en juin 1848, lie réclamaient impérieusement la saignée du prolétariat parisien pour rétablir le crédit.

L'énorme puissance de la finance est indépendante de la forme que revêt le pouvoir politique ; elle s'exerce sans contrôle aussi bien dans l'empire despotique d'Allemagne que dans la république démocratique de l'Union américaine. Les régimes légitimiste, orléaniste, bonapartiste et républicain se sont tour à tour succédé sans ébranler la domination de la finance, dont la puissance grandit sans cesse. Cette néfaste souveraineté n'est pas de celles qu'une révolution politique puisse renyerser, car elle se base sur l'exploitation capitaliste de la classe ouvrière intellectuelle et manuelle et sur la Dette publique. Les financiers, qui représentent la fraction la plus insignifiante de la classe bourgeoise, comme nombre, comme intelligence et comme courage, ne disparaîtront que lorsque le prolétariat, maître des pouvoirs publics, expropriera les capitalistes industriels, confisquera la Banque ainsi que les autres institutions de crédit et liquidera la Dette publique.

La finance avec ses pirates cosmopolites qui flibus-tent dans tous les pays ; avec ses parasites qui vivent sur les classes nanties ; avec ses corrupteurs qui empoisonnent les sacristies, les salons, les cours de justice, les bureaux de rédaction, les sphères gouvernementales ; avec ses voleurs impudents qui, impunis et la conscience tranquille, digèrent en jouisseurs leurs gigantesques rapines; avec ses grands seigneurs qui, à peine décrassés, dépassent en folles prodigalités le luxe des ducs et des rois féodaux ; avec ses aventuriers qui dilapident la fortune sociale en des entreprises impossibles, mal conçues et mal administrées,... la finance avec ses macabres beautés est la fleur monstrueuse de la civilisation capitaliste.

 

VII. Le collectivisme capitaliste.

La production industrielle, l'agriculture, le commerce et la finance capitalistes n'ont pu naître et se développer qu'en détruisant le caractère essentiel de la propriété privée, qu'en transformant celle-ci de propriété personnelle en propriété impersonnelle, qu'en établissant le collectivisme capitaliste, qui, au lieu de dériver du communisme, comme le collectivisme primitif, prépare au contraire les voies au communisme.

On a vu précédemment que la propriété privée ne fait et ne peut faire son apparition au sein du communisme primitif que sous une forme essentiellement personnelle : l'objet possédé doit être fabriqué par son possesseur, qui doit, par un usage constant, l'annexer, pour ainsi dire, à sa personne ; alors, dans lesensleplus littéral du mot, la propriété est le fruit du travail. Les armes, les ornements, les vêtements, les ustensiles de ménage, sont les premiers objets qui parviennent à la qualité de propriété privée ; la maison étant construite par son propriétaire acquiert aussi ce caractère, qu'elle communique au sol sur lequel elle s'élève et à la bande de terre qui l'entoure. La guerre étend cette qualité à des objets qui, bien que non fabriqués par leur possesseur, sont conquis à la guerre au risque et au péril de sa personne ; ils forment le peculium castrense des membres de la famille romaine. Les biens privés étaient tellement personnels qu'on les brûlait avec le cadavre de leur propriétaire.

Ce caractère personnel qui a introduit la propriété privée dans les tribus communistes et qui lui sert de support dans le cours de son évolution séculaire, a tellement imprégné le cerveau humain que, par une fiction sociale, on considère aujourd'hui la propriété privée comme le fruit du travail de son possesseur, et que les défenseurs de la propriété capitaliste lui attribuent de bonne foi, peut-être ! le caractère personnel [28]. Et cependant la propriété capitaliste a perdu absolument tout caractère personnel: son possesseur ne l'a pas créée et n'en fait aucun usage ; il est à tous les points de vue étranger à sa propriété. La propriété capitaliste est impersonnelle. La finance s'est chargée de déchirer les derniers voiles qui cachaient cette impersonnalité.

L'actionnaire ou l'obligataire d'une entreprise capitaliste est complètement détaché de sa propriété ; il ne vient jamais en contact avec elle; il n'a pas besoin de l'avoir vue, de connaître l'endroit du globe où elle fonctionne, ni même de s'en faire une représentation mentale ; il ne voit, ne manie, ne connaît et ne se représente que des morceaux de papier diversement coloriés et imprimés.

La réintroduction de la forme collectiviste de la propriété n'a pu être possible précisément que par la destruction du caractère personnel de la propriété privée. Dans le collectivisme consanguin, les habitants d'un même village, unis par les liens du sang, possèdent collectivement tout le territoire et n'ont individuellement que l'usage temporaire des terres arables partagées annuellement, et que la possession privée des récoltes obtenues par leur travail ; les forêts, les prés et les eaux ainsi que leur jouissance demeurent indivis. Dans le collectivisme capitaliste, les actionnaires et les obligataires, qu'aucun lien de parenté ou de nationalité ne réunit et qui sont inconnus les uns aux autres, possèdent collectivement l'entreprise (chemin de fer, filature, hauts fourneaux, mines, etc.). Elle demeure et forcément demeure indivise, bien que les propriétaires soient disséminés dans toutes les directions ; ils n'ont pas et ne peuvent avoir l'usage de leur propriété, mais ils en récoltent individuellement les bénéfices sans fournir le moindre travail [29].

Le propriétaire du collectivisme consanguin était un propriétaire réel; il faisait usage de sa propriété, et l'abondance de ses récoltes correspondait à la dépense qu'il faisait « des ressources de son esprit et des forces de son corps». Le propriétaire du collectivisme capitaliste est purement nominal; il est un véritable parasite, puisqu'il ne fait pas valoir par son propre travail la propriété dont il récolte les fruits : lui-même s'empresse de proclamer son caractère parasitaire en faisant circuler à la Bourse ses actions et obligations, qui souvent, dans la même journée, changent plusieurs fois de propriétaires [30]. Les Rothschild et les sous-Rothschild se chargent de prouver pratiquement leur parfaite inutilité en confisquant, par des coups de Bourse et autres tours de haute prestidigitation agiotique, leurs actions et obligations et en concentrant dans les coffres-forts de la finance les bénéfices des entreprises capitalistes.

Alors que le baron demeurait dans son château fort, au milieu de ses vassaux, rendant la justice en temps de paix et endossant la cuirasse à la moindre alerte, et se mettant à la tête de ses hommes d'armes pour les défendre, la noblesse féodale était une classe essentiellement utile, qu'il aurait été impossible de supprimer; mais dès qu'une tranquillité relative se fut établie dans les campagnes, les seigneurs, devenus inuti- les, abandonnèrent leurs châteaux et se concentrèrent dans les cours ducales, épiscopales et royales; là ils finirent par former un corps étranger à la nation, vivant parasitairement sur elle : dès ce moment l'arrêt de mort de l'aristocratie était prononcé. Si dans tous les pays civilisés de l'Europe les nobles n'ont pas été brutalement fauchés comme en France, ils ont perdu partout leurs privilèges féodaux et sont confon- dus dans la masse bourgeoise, dont ils ne se distinguent plus que par le ridicule de leurs prétentions aristocratiques. La noblesse a disparu comme classe dirigeante. Le même sort est réservé à la classe capitaliste. Du jour où le capitaliste est devenu, inutile dans la production sociale, l'arrêt de mort de sa classe a été signé : les phénomènes économiques qui ont rendu la sentence se chargeront de préparer le moment de son exécution. Les capitalistes qui survivront à la ruine de leur société n'auront même pas les grotesques privilèges des seigneurs à trente-six quartiers pour se consoler de la grandeur déchue de leur classe.

 

VIII. Le communisme en retour.

L'humanité ne progresse pas en ligne droite, comme le pensait Saint-Simon; ainsi que les corps célestes autour de leur centre d'attraction et que les feuilles sur la tige, elle décrit dans sa marche une spirale dont les cerclesvontcontinuellements'élargissant. Elle arrive nécessairement à des points correspondants, et l'on voit alors reparaître des formes antérieures que l'on croyait éteintes ajamáis; mais elles ne reparaissent que profondément modifiées par la succession ininterrompue des phénomènes économiques et sociaux qui se sont produits dans le cours du mouvement. La civilisation capitaliste, quia réintroduit le collectivisme, achemine fatalement l'humanité vers le communisme.

L'homme, parti du communisme simple et grossier des temps primitifs, retourne à un communisme complexe et scientifique; c'est la civilisation capitaliste qui en élabore les éléments, après avoir enlevé à la propriété privée son caractère personnel,

Lesinstrumentsde production, qui, pendant la période de la petite industrie, étaient disséminés et possédés individuellement par les artisans, arrachés de leurs mains, sont centralisés, mis en commun dans de gigantesques fabriques et dans de colossales fermes. Le travail a perdu son caractère individuel. L'artisan ouvrait chez lui, individuellement; le prolétaire travaille en commun dans l'atelier; le produit, au lieu d'être individuel, est une œuvre commune.

L'artisan possédait individuellement son outil et son œuvre, parce qu'il était seul à manier l'un et à façonner l'autre; le prolétaire ne peut posséder individuellement ni l'instrument de travail ni le produit, parce qu'il ne peut ni mettre en action l'une, ni créer l'autre, sans la coopération d'une communauté de travailleurs. La possession de l'outillage mécanique et de ses produits ne peut être que commune, parce que outils et produits ne sont ni d'usage individuel ni de fabrication individuelle, conditions qui seules légitiment la propriété privée. Leur possession par une collectivité de capitalistes est temporairem ent privée. Mais cette possession privée est une usurpation que rien ne justifie : elle doit fatalement disparaître. La civilisation capitaliste se charge elle-même de cette disparition, puisque, en centralisant constamment la fortune sociale, elle diminue successivement le nombre des usurpateurs, et qu'elle crée, assemble, prépare et organise la classe-qui doit accomplir la dépossession finale de la classe usurpatrice.

La population ouvrière s'agglomère à mesure que les instruments de travail se concentrent. L'ouvrier de la grande industrie, le prolétaire, dépouillé de son outil et de son habileté technique, ne possède que les objets appropriés personnellement sous forme de vivres, de vêtements, de meubles; son cerveau, débarrassé des instincts propriétaires, engendrés par des siècles de petite industrie, est, à son insu, préparé pour recevoir les théories communistes que lui apportent les propagandistes socialistes qui ne les inventent pas, mais qui les dégagent des phénomènes du milieu ambiant. L'entassement des prolétaires par dizaines et centaines de mille rend facile leur organisation pour les luttes économiques et politiques.

Le prolétariat intellectuel et manuel, la classe qui, maîtresse des pouvoirs publics, mettra fin à l'usurpation capitaliste et imposera la reconnaissance sociale de la forme communiste revêtue par les instruments de production centralisés, a été créée, assemblée et organisée par les capitalistes eux-mêmes. La reconnaissance sociale du communisme sera chose facile, la civilisation capitaliste s'étant chargée d'une bonne part de la besogne.

L'organisation du travail préoccupait les socialistes d'avant 1848, qui avaient la prétention de la tirer toute faite de leurs têtes : l'industrie mécanique, le grand commerce et la financeront réalisé lentement, savamment, d'après les nécessités de la production et de l'échange, dans les banques, les bazars, les entreprises capitalistes, les fabriques et les industries complémentaires qui s'unissent sous la direction d'un même capital pour faire subir à la matière première toutes ses transformations industrielles. Sans effort, sans trouble pour le travail, une administration nationale pourra supplanter la direction capitaliste, aujourd'hui que toutes les fonctions intellectuelles et manuelles de la production sont remplies par des non-propriétaires, par des salariés. Les bénéfices, au lieu d'être dévorés par des oisifs, seront consacrés au bien-être des producteurs'; c'est à quoi se bornera toute la perturbation [31].

Non seulement l'organisation du travail est faite, mais le contrôle de la production est en bonne voie de se faire. En effet, quoique la production capitaliste soit livrée à l'anarchie, chaque industriel produisant pour produire, sans même tenir compte de l'engorgement du marché, cependant la science statistique, qui date de la fin du siècle dernier, a été créée pour renseigner sur l'état des besoins et la quantité des marchandises existantes. La statistique, qui n'est utilisée que par les spéculateurs pour exploiter les producteurs et les consommateurs, est destinée à fournir le moyen de contrôler la production et de la réglementer d'après les besoins sociaux, comme une ménagère s'approvisionne d'après le nombre de personnes à nourrir [32].

Le communisme ne pouvait reparaître dans l'évolution de l'espèce humaine, qu'au moment où l'on parviendrait à satisfaire tous les appétits normaux de l'homme physique et intellectuel; car la division des hommes, égaux à l'origine, en classe exploitrice et en classe exploitée, est due précisément à l'impossibilité dans laquelle se trouvaient l'industrie et l'agriculture rudimentairesdu communisme primitif de subvenir aux besoins qui croissaient avec la multiplication des hommes et avec leurs progrès sociaux. Mais la mécanique et la chimie industrielles ont tellement puissancié la productivité humaine, qu'il n'existe pas de besoins normaux dont on ne puisse assurer la satisfaction, et au delà, avec luxe [33].

Le communisme, qui presuppose l'abolition des classes et l'égalité de tous les membres de la société, femmes et hommes, ne pouvait non plus revenir tant ; que durait la division du travail, qui a séparé les sexes, L enlevant la femme à ses fonctions sociales pour l'emprisonner dans les travaux privés du ménage et la courber sous le joug marital, et qui a divisé les hommes en classes, les uns occupés de la défense et de la direction sociale, les autres réduits à la condition d'esclaves, de colons, de serfs et de prolétaires, subdivisés et parqués dans les mille spécialités de la production.

La machine supprime la division du travail et égalise les hommes et les femmes dans le travail. Elle envahit toutes les branches de l'activité productrice et les transforme en industries mécaniques; il arrivera un moment où il n'existera qu'un métier universel, le métier de mécanicien. La femme et l'homme, initiés dès leur enfance à la conduite des machines, pourront passer indifféremment de la couture au tissage, au labourage, en un mot parcourir toute la gamme des industries mécaniques, pour le plus grand profit de leur santé physique et intellectuelle, au lieu de végéter, cloîtrés leur vie durant, dans un métier comme l'artisan du moyen âge.

La machine qui supplante la femme dans ses fonctions familiales, qui l'arrache du foyer domestique, qui la vole au berceau de son enfant, qui l'entombe dans le bagne capitaliste et qui la torture, en l'obligeant de participer à la production industrielle, la restaure dans la fonction sociale qu'elle a remplie à l'époque du communisme primitif; elle lui fera reprendre son rôle grandiose d'initiatrice, dont le souvenir nous est conservé par les mythes et les légendes des religions du monde antique [34].

La machine qui impose au producteur la tâche d'un automate, qui le courbe sous l'abrutissant niveau du sur travail, de la pauvreté économique et de la misère physiologique, est destinée à lui redonner les loisirs des temps primitifs, à lui faire échanger la vie de bête de somme des prolétaires de la civilisation contre la vie d'homme libre que mènent les sauvages et les barbares des tribus communistes.

La femme et l'homme, déprimés, mutilés physiquement et intellectuellement dans la civilisation capitaliste; rivés au travail qui se monotonise à mesure qu'il s'avilit; enserrés, comprimés dans une profession, dans un métier, comme le pied de la Chinoise dans son sabot de porcelaine; stultiflés par les préjugés de classe, ligotés par les préceptes de la morale propriétaire et de la morale sexuelle, ne pourront développer harmonique-ment leurs muscles et leurs cerveaux, équilibrer leurs passions, redevenir des êtres libres et complets comme l'étaient les sauvages, que dans la société communiste que fera éclore le monde capitaliste. Mais ils seront d'une complexité autrement délicate. A la dégradante égalité du surtravail et de la misère civilisée succédera l'inégalité des qualités naturelles, trouvant à leur disposition tous les moyens de développement : inégalité dont n'a nul souci la civilisation capitaliste, et qui cependant est la condition indispensable du perfectionnement de l'espèce, qui ne progresse que par la différentiation des individus, que par la création et la fixation des variétés.

La civilisation capitaliste, qui ébauche le moule économique du communisne, introduit aussi dans le domaine politique et social les institutions et les moeurs du communisme.

Le suffrage universel, que les sauvages, hommes et femmes, emploient pour le choix de leurs sachems et chefs militaires, après avoir été supprimé, est rétabli, restreint à un sexe, il est vrai, par les bourgeois qui le proclament l'unique source des pouvoirs publics. Il présuppose, au moins fictivement, l'égalité et la liberté des citoyens, qui existaient réellement au sein du communisme primitif.

Les habitations des tribus communistes étaient communes, les repas étaient communs, les enfants étaient élevés en commun. Les enfants des écoles communales sont instruits en commun aux frais de la commune; ils sont également nourris en commun, aux frais de la commune, dans les municipalités socialistes. Les civilisés Sont empoisonnés et volés en commun dans les restaurants, et encasernés en commun dans les maisons à six et sept étages des grandes villes.

Si jusqu'ici le suffrage universel n'a été qu'une duperie, si les maisons sont des serres d'étiolement et des foyers de fièvre, si les autres institutions à forme communiste sont à rebours, c'est-à-dire tournées contre ceux qui sont obligés de les subir, c'est que ces institutions ne s'introduisent dans la société bourgeoise que pour profiter aux capitalistes ; mais, malgré toutes leurs imperfections et tous leurs désagréments, elles usent et effacent les sentiments individualistes des civilisés et les façonnent aux habitudes et aux mœurs du communisme.

Le capital est sans patrie ; il se précipite partout où le profit l'appelle; il exploite les producteurs sans distinction de race et de nationalité; il les relie, les mêle et les confond avec ses entreprises industrielles, commerciales et financières. Là où il s'implante, il fait surgir la même civilisation, les mêmes mœurs et les mêmes habitudes ; il enfièvre les possédants des mêmes intérêts égoïstes, de la même soif de lucre ; il frappe les travailleurs du même surtravail, de la même pauvreté; il souffle dans leurs cœurs les mêmes passions de révolte qui, par-dessus les frontières et les mers, les unissent en une seule classe internationale, le Prolétariat; partout cette classe s'organise et s'agite pour prendre sa place au soleil et pour conquérir les pouvoirs publics. Le communisme, qui nécessairement, fatalement, sortira de cette poussée révolutionnaire des peuples civilisés, ne peut être qu'international, et il s'élargira pour englober tous les membres de la famille humaine : bien que lui ressemblant, il se différenciera du communisme primitif, qui n'enfermait dans son cercle restreint que les membres de la même gens, de la même tribu ; tout être humain non compris dans l'étroite limite du sang était, à cette époque, l'étranger, était l'ennemi.

Le communisme international, comme l'enfant dans le sein de la mère, grandit et se remue dans la société moderne; des événements économiques et politiques, dont il est impossible de prévoir l'heure fatale d'arrivée, briseront l'enveloppe capitaliste qui l'emprisonne et le comprime» et alors il naîtra au monde et s'imposera comme la forme sociale nécessaire.

Le communisme a été le berceau de l'humanité, émergeant de l'animalité ; là, et là seulement, elle pouvait se multiplier et réaliser ses premiers et plus difficiles progrès. Cette époque est restée l'âge d'or, le paradis terrestre, dans l'imagination des peuples; son souvenir s'est parfois obscurci, jamais il ne s'est éteint; aux temps tourmentés de l'histoire, il revit d'une nouvelle flamme ; et les penseurs la rêvent en de généreuses utopies, et les hommes d'action se sacrifient pour en hâter le retour. Mais ni la magie des utopies, ni l'héroïsme des sacrifices, ne pouvaient ramener le communisme : la force brutale des phénomènes économiques devait réussir là où la force intelligente des hommes avait échoué.

L'homme n'a dompté et domestiqué les forces du monde naturel, dont il fut le jouet, que pour retomber sous le dur esclavage des forces du monde artificiel ou économique, qu'il a tiré du néant; et les forces naturelles, domestiquées en forces économiques, se vengeaient de leur croissant esclavage industrie,! en appesantissant sur l'homme le joug de l'esclavage économique. Les forces économiques libres et déchaînées le ballottent comme un fétu de paille dans les tourbillons de leurs jeux et de leurs conflits, et, plus terribles que les vents du ciel, elles soufflent la tempête dans, les sociétés humaines; pendant les longs siècles de la période propriétaire, elles ont torturé, broyé l'humanité, impuissante à les contrôler. Ce sont cependant ces forces impitoyables, déréglées, aveugles, folles, du monde économique, qui réintroduisent le communisme, à l'insu des hommes, en dépit des hommes. Le communisme ne revit plus seulement dans la tête des penseurs et dans la fantaisie des peuples, aspirant après la paix et le bonheur; il renaît dans la réalité économique ; il nous enveloppe de son industrie et de son agriculture, il nous enlace de ses mœurs et de ses institutions ; il pétrit le cerveau inconscient des hommes et soulève les masses misérables du Prolétariat. Le communisme existe à Tétat latent dans les profondeurs du monde économique; et pour apparaître sur la scène' sociale, il n'attend que l'heure fatale de la Révolution.

L'heure si vainement et si ardemment attendue durant d'interminables siècles est proche: encore un peu, et l'Humanité va revenir au communisme; elle va retrouver son bonheur perdu et se laver des vils intérêts, des basses passions, des égoïstes et antisociales vertus de la période propriétaire. Elle domptera alors les forces économiques incontrôlées et portera à leur plus haute perfection les belles et nobles qualités de l'homme.

Heureux, trois fois heureux les hommes et les femmes qui verront ce renouveau !

 

 

 

 

 


Notes

[1]. « Le sauvage, même le plus vagabond et le plus féroce, possède exclusivement ses armes, ses vêtements, ses bijoux, ses meubles ; il est remarquable que tous ces objets sont le produit de son travail et de son industrie propre; en sorte que le droit de ce genre de propriété, qui entre eux est sacré, dérive évidemment de la propriété que chaque homme a de son corps et de sa personne, par conséquent est une propriété naturelle. » (C.-F. Volney, Observations générales sur les Indiens de l'Amérique du Nord ; Œuvres completes, édition de 1821)

[2]. Le colonel Campbell nous dit que chaque chef de village du Khondistan est accompagné d'un interprète, de la caste méprisée des Panoo, chargé de toutes affaires commerciales, car un Khond considère au-dessous de sa dignité de vendre et de trafiquer. (Wild tribes of Kkondistan.)

« Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique, écrit Cicerón dans son traité des Devoirs, et qu'est-ce que le commerce peut produire d'honnête? — Tout ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête homme, les marchands ne pouvant gagner sans mentir: et quoi de plus honteux que le mensonge ? » Cicéron exprime l'opinion de son époque, de toute l'antiquité, de toutes les sociétés qui ne sont pas basées sur le commerce et la production capitaliste.

[3]. Platon, en décrivant dans son Critias l'antique Athènes, nous dépeint la vie primitive de presque toutes les villes : Les artisans et les laboureurs étaient établis sur la pente même qui regarde l'illysus, dit-il. Seule la caste des guerriers occupait le sommet, réunie autour du temple d'Athena et d'Héphaistos. Ils s'étaient construit du côté du nord des demeures communes et y vivaient exposés à la violence du vent, veillant sur les citoyens. Sur le plateau même de l'Acropole, il y avait une source que plus tard les tremblements de terre firent complètement disparaître, mais qui alors donnait une eau abondante et agréable à boire en hiver et en été. Lés guerriers sur les hauteurs surveillaient la mer sillonnée par les pirates, et les défilés du Pamès, franchis souvent par les belliqueux, habitants d'Élôusis et de Thèbes. L'ennemi venait-il à paraître, les artisans, les laboureurs et leurs troupeaux se réfugiaient dans une enceinte, qui était une simple barrière de bois entrelacés aux oliviers croissant naturellement sur l'Acropole, comme sur tous les rochers de la Grèce.

[4]. On a l'habitude de ne donner le nom de révolution qu'aux événements politiques qui se produisent au milieu d'un certain tumulte populaire ; et l'on attache une moindre importance aux événements économiques, dont l'action révolutionnaire sur la marche des sociétés et sur les conditions d'existence de l'homme est incommensurablement plus profonde et plus efficace.

Les mœurs et les idées des paysans d'Europe se sont conservées inaltérées pendant des siècles, en dépit des guerres, des modifications de frontières, des changements de nationalité et des révolutions politiques, à tel point qu'un anthropologiste anglais remarquait dernièrement que les superstitions des paysans des Iles-Britanniques ressemblent étrangement à celles des nègres barbares du sud africain. Les campagnes n'ont commencé à être remuées de fond en comble que depuis l'établissement des voies ferrées. Les chemins de fer et les autres phénomènes économiques de la civilisation capitaliste accomplissent silencieusement, loin de l'inattention écervelée des philosophes et des politiciens bourgeois, le plus formidable bouleversement social qu'aura connu l'espèce humaine depuis qu'elle est sortie du moule communiste pour créer la famille patriarcale et la propriété privée.

[5]. Aux États de Paris convoqués en 1614, à la majorité de Louis XIII, on émit des vœux pour la liberté de l'industrie; ils furent repoussés. Le faubourg Saint-Antoine et plusieurs autres faubourgs prirent un développement considérable, parce que l'industrie y jouissait de franchises dont elle était privée dans la ville.

[6]. Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens.

[7]. Il fut un temps que la plus grande ville commerciale du monde, Londres, qui aujourd'hui ne peut subsister qu'en mettant à contribution l'univers entier, vivait de son agriculture : chaque habitant possédait hors des murs un champ sur lequel il récoltait son blé de consommation. Au VIIIe siècle, les principaux articles du commerce londonien étaient l'or, l'argent, des esclaves, des chevaux et des métaux.

[8]. Au moyen âge, comme pendant la Révolution, on fixait un maximum que ne devait pas dépasser le prix de vente ; dans tous les pays civilisés, les industriels et les agriculteurs veulent obliger le consommateur à acheter à un prix maximum, en établissant des droits de douane : voilà où aboutit le libéralisme bourgeois, et l'intérêt que les capitalistes portent aux consommateurs et qui les force à abaisser constamment les salaires des ouvriers.

[9]. La police marseillaise punissait du fouet les voituriers qui introduisaient du vin en contrebande. Les villes mêmes qui se plaignaient du monopole de Bordeaux et de Marseille eu exerçaient un pareil dans leur banlieue et se fermaient aux vins étrangers, c'est-à-diréaux vins des cantons voisins. La petite ville de Veines, en Dauphiné, réclamant au conseil royal, en 1756, la confirmation de ses privilèges, avouait naïvement que la prohibition des vins étrangers lui était indispensable, « parce que sans cela ses propres habitants ne voudraient pas consommer les vins de son territoire, attendu leur mauvaise qualité».

[10]. Gilbert, Recherches sur les prairies artificielles ; Mémoire de la Société royale d'agriculture de Paris, tome II ; 1788.

[11]. Les historiens fantaisistes de la bourgeoisie ont, à la légère, attribué l'introduction en Europe de la pomme de terre au philanthrope Parmentier, ennemi acharné des droits des paysans; elle se vendait couramment en Angleterre un shilling la livre en 1619. Les conquérants du Pérou l'avaient introduite en Espagne au commencement du XVIe siècle sous le nom de papas; de là elle passa en Italie, où elle prit le nom dé truffe, taratoufli. Vers la même époque, un grand nombre de plantes comestibles et ornementales furent importées : le sarrasin, le brocoli, le choufleur, dont pendant longtemps on allait chercher la graine à Constantinople et à Chypre ; la tulipe, qui, au milieu du XVIIe siècle, fut la première matière dont s'empara la finance cosmopolite pour spéculer.

Le rapport de MM. Vilmorin et Heuzé sur les Origines de la pomme de terre, contient des détails sur son histoire en France : préconisée par Gaspard Bauhins, elle se propage rapidement, vers 1592, dans la Franche-Comté, les Vosges et la Bourgogne. — Le parlement de Besançon interdit sa culture, « comme celle d'une substance pernicieuse, dont l'usage peut donner la lèpre ». L'agronome Duhamel conseille vivement, en 1761, sa culture. Turgot se fait délivrer par la fadulté de médecine un certificat constatant que la pomme de terre est un aliment substantiel et sain. Grâce à ses encouragements, on se met à la cultiver en plein champ dans le Limousin et l'Anjou. En 1765, l'évêque de Castres en distribue aux curés de son diocèse et leur enseigne la manière de la cultiver. Ce n'est qu'en 1778 que Parmentier commence sa campagne de vulgarisation.

[12].  La fureur des expériences arrivait au grotesque. Un des volumes de la Société royale d'agriculture contient le mémoire d'un marquis qui raconte sérieusement ses tentatives infructueuses pour faire pousser des plantes dans du mercure : il s'imaginait sans doute que l'on pouvait m'ercurialiser les végétaux comme les hommes.

[13]. « L'araire du Midi est à peu de chose près l'instrument aratoire décrit par Virgile (Georgiques, livre Ier, vers 170-173) ; il divise assez bien la terre, mais ne la retourne pas : comme il ne fouit qu'à 12 centimètres, il obligé à réitérer les labours jusqu'au nombre de neuf pour préparer la terre à recevoir le froment. » (Paris, Économie rurale de l'arrondissement de Tarascon; Société d'agriculture de la Seine, 1811.) — « On laboure la terre de la même manière qu'on a pratiqué sans doute dès la plus haute antiquité. La charrue actuelle, l'araire, à cause de sa grande simplicité, est un obstacle presque invincible à l'adoption d'une charrue nouvelle. Le laboureur le plus ignorant la fabrique, la monte et l'attelle, sans faire d'autres dépenses que celle du soc. » (Farnaud, Économie rurale du département des Hautes-Alpes; Soc. d'agr., 1811.)

[14]. « La répartition de la propriété foncière est si vicieuse, dit Neufchàteau, qu'un territoire ou un finage, s'il est de 800 hectares, est formé de cinq à six cents parcelles, qui appartiennent à cinquante ou soixante particuliers... Par l'effet des morcellements et des partages successifs, les champs ont reçu les figures les plus défavorables : il y avait des propriétaires qui possédaient 20 hâtes isolées (ces hâtes avaient une largeur de 4 à S mètres et une longueur indéfinie). Cette division provient non pas uniquement, mais principalement des partages des terres dans les successions, surtout entre frères et sœurs ; cette cause, agissant depuis un grand nombre de siècles, porte le mal à l'infini. » (Voyage agronomique dans la sénatorerie de Dijon; 1806.) — Le partage des biens entre tous les enfants, dont les réactionnaires font un crime à la Révolution, était la coutume générale de la classe paysanne.

[15]. Le volume de 1810 de la Société d'agriculture de la Seine donne des chiffres qui indiquent l'extension des cultures, dans une partie de la Haute-Saône.

TABLEAU SYNOPTIQUE SUR L'AGRICULTURE DE LA HAUTE-SAÔNE, POUR LA SUBDÉLÉGATION DE VESOUL, LORS DE L'AVÈNEMENT DE LOUIS XVI, COMPARÉ AUX ARRONDISSEMESTS DE VESOUL ET DE LURE LORS DE L'AVÈNEMENT DE NAPOLEON Ier

      1774 1805 PRODUCTION VALEUR en ARGENT
      1774 1805 1774 1805
Population            
 Communes............................. 455 452        
 Habitants............................... 176.323 211.894        
 Ménages............................... 37.827 44.854        
                 
Division agricole            
 Charrues traî-
 nées par des
  Chevaux...... 3.160 3.109        
Bœufs.......... 5.733 6.688        
      8.893 9.797        
          Quintaux métriques. Par quintal.
 Hectares
 cultivés en
  Blé................ 26.676 35.765 291.647 350.635 20f 23f
Seigle............ 13.135 11.922 168.685 93.504 10 17
Orge............. 16.872 19.095 209.697 130.907 12 14
Avoines........ 10.712 28.612 133.066 112.204 10 11
Menus grains
et légumes.....
11.320 17.464 152.837 283.686 8 8
      77.715 122.928 955.932 969.936    
                 
 Hectares
 cultivés en
  Navette......... 1.470 856 7.920 3.900 20 25
Colza............ » 95 » 390 » 26
          En filasse.
Chanvre........ 1.719 3.590 7.368 15.058 100 150
Lin................ 105 480 240 1.372 140 180
Tabac........... 35 46 800 913 36 48
      3.329 5.067 16.328 21.333    
                 
 Hectares
 en prairies
  naturelles........ 30.128 34.064 1.584.200 1.522.400 6 6
artificielles...... » 180 » 7.560 » 8
      30.128   1.584.200 1.529.960    
                 
          Hectolitres.    
 Vignes........................................ 5.341 5.745 96.630 54.000 12 15
          Stères.    
 Bois futaie.................................. 18.180 4.688        
 Bois taillis.................................. 54.542 100.258 658.120 645.160 1.50 5
      72.722 101.946     Un poulain de 6 mois.
             
 Bestiaux   Chevaux de toute espèce 10.859 11.891     50 70
          Un veau.
Bêtes à cornes.......... 69.060 80.484     8 15
          Agneaux.
Bêtes à laine............. 44.764 67.754     2 3
          Porc le kil. 0.40 0.60

Les chiffres de 1774 sont pris du tableau du recensement fourni à  l'ancienne intendance, d'un travail sur des informations rurales, et d'un état des récoltes rédigé par M. Miroudel de Saint-Fergeux, subdélégué aux départements de Vesoul et de Luxeuil ; les chiffres de 1805 sonts extraits de la statistique du département de la Haute-Saône.

[16]. Léonce de Lavergne, l'Agriculture et la Population; 1857.

[17]. Pline et Palladius mentionnent chez les Gaulois l'embryon d'une semblable machine. Dans les vastes plaines de la Gaule, dit Palladius, dans son De re rustica, on emploie une expéditive méthode de moissonner qui dispense du travail humain : avec un seul bœuf on fait la récolte de tout un champ! On construit une charrette sur deux roues basses; sa surface carrée est bordée de planches évasées, de façon à ce que le fond soit moins large que l'ouverture d'en haut; les planches de la partie anté rieure sont moins élevées que sur les côtés; elles sont armées à leur bord supérieur d'une nombreuse rangée de petites dents, légèrement recourbées en haut et distancées de la grosseur d'un épi ; en arrière se trouvent deux brancards dans lesquels on place * le boeuf, la tête tournée du côté de la charrette, qu'il pousse devant lui. A mesure qu'il avance dans le champ de blé, les épis saisis entre les dents du devant sont coupés et tombent dans la charrette, tandis que la paille reste sur pied ; en quelques heures, ajoute l'écrivain latin, la récolte est faite sans fatigue.

[18]. Les viandes de cheval, d'âne et de mulet, contre lesquelles existait un préjugé populaire, ont été dernièrement introduites dans la consommation des classes pauvres, qui ne peuvent se procurer que rarement la viande de bœuf et de mouton. La religion chrétienne les avait interdites pour combattre le paganisme : dans les cérémonies païennes on tuait et mangeait des chevaux. La civilisation capitaliste travaille à faire table rase des bases sur lesquelles elle s'est élevée et à acheminer l'humanité vers les mœurs et les coutumes du communisme primitif.

[19]. Disraeli eût l'honneur de développer ce plan en 1880, pour consoler les propriétaires fonciers des pertes essuyées par la concurrence américaine; il proposait d'englober l'Angleterre et ses colonies (les Indes, l'Australie, le Canada, etc.) en une vaste union douanière qui exclurait tous les produits industriels et agricoles des autres nations. Les colonies fourniraient les subsistances et la matière première de l'industrie à l'Angleterre, dont les terres seraient transformées en pâturages et en territoires de chasse.

[20]. Thomas Ellison, the Coton trade of Great Britain; 1885. Le gouvernement japonais importait d'Europe, en 1879, des machines nouveau modèle à filer le coton et les faisait distribuer dans certains districts de l'Empire. A partir de 1881L82,des sociétés financières entreprirent la création de nouveaux ateliers, si bien que le nombre de bobines, qui n'était que de 35,000 en 1884, se montait en 1892 à 380,000; vingt mille ouvriers étaient employés dans les fabriques. Le chiffre des importations des fils de coton diminue chaque année au Japon : en 1888, la valeur de ces importations était de 13,611,000 yen d'argent; en 1890, de 9,938,000; en 1891, de 5,589,000. Avant peu, les Japonais suffiront complètement aux besoins de leur pays et chercheront des débouchés vers la Chine et la Corée.

La guerre sino-japonaise, qui a éclaté depuis que cette note est écrite, aura son contre-coup en Europe. Elle forcera la Chine à sortir de son immobilisme et à s'ouvrir à la civilisation capitaliste, qui bouleversera son organisation sociale, basée sur la propriété collective et la famille patriarcale. Ce ne seront plus des milliers de malheureux qui se presseront dans les ports du littoral pour aller chercher au loin.du travail, ce seront des millions. Alors commencera dans les pays de l'Occident cette émigration des Chinois, que la Société des économistes, dans sa séance du 5 mai 1880, réclamait « pour abaisser les salaires et les prétentions des ouvriers européens ». Mais elle amènera un résultat que les Économistes n'avaient pas prévu ; elle hâtera la venue de la Révolution sociale.

[21]. Une révolution religieuse caractérisa le mouvement économique du XVIe siècle : tandis que le pape de Rome, ce représentant religieux du vieux système économique qui s'écroulait, fulminait ses foudres contre l'intérêt de l'argent, l'antipape de Genève, Calvin, ce représentant religieux du système économique qui naissait, en proclamait au contraire la légitimité, au nom de toutes les vertus théologales. Le protestantisme, avec son abolition des saints et de leurs jours fériés, la condamnation du droit à l'assistance et de l'aumône, sa théorie de la grâce, etc., est la véritable expression religieuse du mode de production capitaliste.

[22]. La corruption des magistrats qui siégeaient à la dernière chambre de justice de 1716 permit à Samuel Bernard de s'en tirer pour la bagatelle de six millions, aux frères Crozat et à d'autres à beaucoup moins ; cependant le châtiment infligé à Paul Pokson répandit la terreur. Ce Poisson, dit Bauvalais, fils d'un paysan bas breton, d'abord domestique, puis fournisseur des armées, s'enrichit au point de placer 34 millions dans les banques étrangères1. On confisqua tous ses biens, on prit son bel hôtel de la place Vendôme et on le jeta en prison. — Quand le deuxième empire, inquiet des colères qu'amassaient les flibusteries des financiers, voulut sévir, son magistrat, Oscar de Vallée, n'eut pas même le courage de formuler un réquisitoire; il copia piètrement ceux des chambres de justice de l'ancienne France, et tout se termina parla pose du tourniquet à la Bourse. — Le Panama, la plus colossale escroquerie du siècle, ne valut a Charles de Lesseps que quelques mois de prison, quifirent verser des larmes à la presse bourgeoise, qu'il avait si grassement soudoyée. Eiffel, décoré de toute la ferblanterie de la Légion d'honneur, reçut^à, sa tour les hôtes de la France, l'amiral Avellan et ses Russes, enchantés de fraterniser avec un homme qui avait fait un coup de 30 millions.

[23]. Karl Marx, le Capital, ch. XXXI.

[24]. « Le spéculateur initié aux secrets de la coulisse, comme l'étaient les directeurs, dit le banquier Aycard, opérant mois par .mois pendant l'année 1853, aurait pu gagner, avec 1,000 actions du Crédit Mobilier, 1,322,000 francs. » (Histoire du Crédit Mobilier de 1852 à 1867.)

[25]. «Les économistes officiels prétendent que diviser les grands organismes industriels en actions et obligations est une manière d'en disséminer la propriété, de la démocratiser. Mais ils ne veulent pas voir que cette démocratisation de la propriété a permis aux financiers d'extraire des vieux bas, des cachettes secrètes où l'argent se tapissait, tout le capital monétaire, de le centraliser dans leurs mains et d'en monopoliser la gestion, en attendant qu'ils arrivent à en accaparer la propriété, grâce à leurs tours d'escamotage. C'est ainsi que de nos jours se sont dressées les colossales fortunes financières qui se chiffrent par centaines de millions et par milliards. Cette façon de morceler et de disséminer la propriété des entreprises industrielles et commerciales n'a abouti qu'au dépouillement de la masse de la nation de ses capitaux, au profit de quelques rois de la finance. » (Paul Lafargue, le Communisme et l'Évolution économique ; 1892.)

On n'avait pas besoin d'attendre le Panama, qui dévalisa tant de petites gens,' pour reconnaître ce rôle expropriateur de la finance. Déjà en 1874, un économiste, L. Reybaud, écrivait : « Les caisses d'épargne ne renfermant qu'une portion très réduite des économies populaires, le reste va aux spéculations... A Lyon, à Saint-Étienne, dans la vallée de Giers, les victimes étaient surtout les ouvriers les plus intelligents, ceux qui gagnaient de forts salaires. Les ouvriers figurent dans les désastres financiers pour un contingent plus considérable qu'on ne croit:.. Beaucoup me montraient tristement les titres morts ou dépréciés dans lesquels s'étaient abîmées leurs petites fortunes; naturellement leur choix s'était porté sur les affaires véreuses... Voilà pourtant à quoi ont abouti ces débauches du crédit qui ont eu tant de prôneurs et de complices. En dispersant dans les aventures les épargnes du peuple, on a disséminé les garanties sociales que présentait leur stabilité, et, qui sait? peut-être donné le goût d'une revanche aux malheureux qui ont été victimes de ces indignes spéculations. » (Le Fer et la Houille, étude sur le régime des manufactures.)

L'épargne, que vantent les économistes et les politiciens et qu'encourage l'État, n'a qu'un but : forcer le producteur à se priver du nécessaire pour que les financiers trouvent dans ses poches de quoi voler.

[26]. Édit instituant la chambre de'justice de 1716.

[27]. Ce fut un scandale général quand, sous l'Empire, on dénonça le Phare de la Loire, un des rares organes du parti républicain, d'avoir inséré à sa seconde page une réclame financière. Rothschild est le premier qui mit â la mode l'habitude de soudoyer les journalistes par la distribution des actions libérées de ses entreprises; c'était une manière polie de les intéresser; de nos jours on y va moins délicatement : on envoie tout rédigé l'article à insérer, avec les billets de banque qui doivent payer sa publication . Le Panama, qui, au point de vue éthique et artistique, est un chef-d'œuvre, présente un résumé complet de toutes les co-quineries, menteries, chantages, marchandages et tripotages de la finance ; la Compagnie avait à sa solde toute la presse française, qui proclamait Lesseps le grand Français, comme organisateur du plus grand vol du siècle.

[28]. Le pape, qui pense que continuer, dans ce siècle positif, à enseigner les mystères de la religion catholique, c'est perdre son temps, s'est enrôlé parmi les champions de la propriété capitaliste; il la défend comme le plus vulgaire des économistes. « La propriété privée est pleinement conforme à la nature, dit-il... Que fait l'homme en consumant les ressources de son esprit et les forces de son corps pour se procurer les biens de la nature ? Il s'applique pour ainsi dire à lui-même la portion de la nature corporelle qu'il cultive, et y laisse une certaine empreinte de sa personne, au point qu'en toute justice ce bien sera possédé dorénavant comme sien... La force de ces raisonnements est d'une évidence telle qu'il est permis de s'étonner comment certains tenants d'opinions surannées peuvent encore y contredire, en accordant sans doute à l'homme privé l'usage du sol et les fruits des champs, mais en lui refusant le droit de posséder en qualité de propriétaire ce sol où il a bâti, cette portion de terre qu'il a cultivée. Us ne voient donc pas qu'ils dépouillent parla cet homme du fruit de son labeur. » (Encyclique De conditione opificum.) Léon XIII ne voit pas que sa critique des théories communistes, qu'il ignore, est une condamnation delà propriété capitaliste, qu'il prétend défendre.

[29]. Le mot collectivisme employé par Collins dans un sens spécial, mis en circulation par Depaepe, par Schceffle, le socialiste chrétien, et par l'anarchiste Bakounine, a été importé en France, sans qu'on se fût rendu compte de sa signification. Il a permis à nos adversaires d'accuser les socialistes français de vouloir faire régresser le mouvement au collectivisme du mir russe, une forme épuisée de la propriété. Mais, à partir de la deuxième Égalité (1880), la vulgarisation des théories de Marx et d'Engels ayant donné une signification communiste au mot collectivisme, on n'a pas cru utile de le supprimer.

[30]. Au début de la production capitaliste, alors que le propriétaire remplissait un rôle organisateur et dirigeant, Adam Smith pouvait essayer d'autoriser, avec quelque apparence de raison, le prélèvement fait par le capital sur les produits du travail sous forme d'intérêt, rente foncière et profits industriels, eu prétendant que le capitaliste rendait des services par ses vertus abstinentes et ses capacités directrices ; mais les Leroy-Beaulieu, Roscher et ses autres réductions à. l'absurde devraient trouver quelque chose de moins ridicule, aujourd'hui que la propriété, parvenue au plus haut degré de fluidité, peut passer de main en main à la Bourse, sans laisser de traces de son origine et sans ameuer de perturbations économiques par ce changement continuel de possesseurs.

[31]. Les adversaires du socialisme, qui fout entre eux concurrence de mauvaise foi et d'ignorance, prétendent que les communistes se proposent de dépouiller les paysans propriétaires de leurs champs, et les petites gens de leurs épargnes et de leur liberté. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils les accusent de vouloir perpétrer des crimes que commettent quotidiennement les capitalistes en monopolisant la terre, en filoutant les épargnes et en emprisonnant les prolétaires dans leurs bagnes industriels, où l'on rogne le temps nécessaire aux repas, au sommeil et à la satisfaction des besoins les plus pressants, où l'on défend de chanter et de parler et où l'on transforme l'homme en un automate, ne remuant bras et jambes que pour obéir aux mouvements de la machine.

[32]. Les spéculateurs cosmopolites du commerce, des blés, s'ils ne songent pas à régler la production des grains, sont si bien renseignés sur le rendement annuel de la récolte des céréales, dans le monde entier, qu'ils savent exactement de combien elle est supérieure ou inférieure aux besoins ordinaires des populations.

Les fabricants de papiers font en ce moment une tentative pour régler leur production sur la Consommation. Au mois d'octobre 1894, se réunissaient à l'hôtel de ville d'Anvers les fabricants de papiers de France, d'Allemagne, d'Angleterre, de Norvège, d'Autriche-Hongrie, de Belgique et des Pays-Bas : ils émettaient l'idée que pour supprimer la surproduction qui compromet leurs profits, il fallait limiter aux besoins la production et même raréfier le papier si c'était nécessaire. — Une commission de trois délégués par nation, siégeant à Bruxelles, est chargée d'étudier les voies et moyens d'arriverà ce résultat. — L'hypocrisie étant toujours représentée dans un congrès bourgeois, cet essai de réglementer internationalement la production d'une industrie, centralisée entre les mains d'un petit nombre de capitalistes, est donné comme un moyen d'améliorer le sort des ouvriers, à qui on accorderait un jour de repos par semaine, en suspendant le travail le dimanche.

[33]. La preuve : dans la seconde moitié de ce siècle, il y a'eu-un besoin sans précédent de fer et d'acier pour créer les chemins de fer, la navigation à vapeur, et pour développer l'outillage mécanique de l'industrio et de l'agriculture. La production s'est attelée à l'œuvre; elle a suffi à toutes les demandes et au delà, puisqu'il y a eu périodiquement des crises de surproduction dans le fer, des moments où l'on avait tellement produit qu'il n'y avait plus d'écoulement, plus de demandes. Et cependant en ces cinquante années on a couvert la terre de machines et de constructions métalliques, on l'a sillonnée de rails, on a mis positivement le globe aux fers. Si l'on entassait les machines, les rails, tout le métal extrait des mines et travaillé dans les ateliers, on dresserait des montagnes de fer plus hautes que l'Himalaya. Voilà une des merveilles de la production capitaliste à forme communiste.

Voici une autre preuve : produire du blé en quantité suffisante est la première condition de l'existence sociale; ce problème a été résolu et au delà. Dans les départements où la propriété foncière est centralisée et où les méthodes scientifiques et mécaniques de culture sont appliquées, la production granifere est de 23 et 30 hectolitres à l'hectare, tandis que la moyenne est seulement de 15 ; il y a quelques dizaines d'années, elle était de 13, 12 et même 11. Si l'agriculture à forme communiste, limitée seulement à quelques départements du. Nord-Est, était généralisée, la France récolterait 200 et 300 millions d'hectolitres, au lieu de 100 et quelques qu'elle moissonne annuellement. Un agronome américain publiait dernièrement un mémoire sur la productivité des nouveaux territoires à blé découverts à l'ouest de la baie d'Hudson; il établissait que si ces terres, d'une fertilité incomparable, étaient cultivées par un million d'hommes outillés mécaniquement et organisés comme ils le sont déjà dans les vastes fermes du Far-West, on arriverait à produire, sans engrais, pendant des années, assez de grains pour nourrir tout l'univers, dont les terres à blé seraient laissées en friche pour refaire leur fertilité naturelle.

J'ai pris pour exemple le fer et le blé, les deux produits les plus indispensables; je pourrais prendre, les uns après les autres, tous les autres produits, et montrer que la production est tellement colossale, que partout elle dépasse la consommation; aussi la préoccupation des industriels n'est plus comment produire, mais comment trouver des consommateurs : ils vont les chercher en Asie, en Afrique, au diable.

[34]. En effet, aux Indes, en Egypte, en Asie Mineure, en Grèce, ces plus antiques berceaux de l'humanité, c'est à des déesses et non à des dieux qu'est attribuée l'invention des arts et des pratiques industrielles. Ces souvenirs mythiques font supposer que le cerveau féminin a été le premier à se former; c'est encore le cas aujourd'hui; les fillettes sont plus éveillées et plus intelligentes que les petits garçons ; si plus tard elles perdent ces qualités supérieures, la faute en revient à l'absurde système d'éducation morale, physique et intellectuelle auquel on les condamne depuis des milliers d'années. « La femme est inférieure, » disent les pédants du capitalisme : pardieu ! on la met dans une camisole de force dès son jeune âge. Le lièvre ne courrait pas plus vite que la tortue, si on liait ses quatre pattes.

 

 


 
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