1895

 


Campanella

4. La Cité du Soleil

Paul Lafargue


La Cité du Soleil

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Campanella ne pouvait rien écrire qui ne portât l'empreinte de la philosophie idéaliste et mystique et de ses préoccupations astrologiques ; on ne peut donner une exacte notion de son chef-d'œuvre si on supprime ce côté qui dépare ses vues si positives et si merveilleusement profondes. Nous allons nous en débarrasser pour pénétrer ensuite plus librement dans sa cité communiste ; mais nous rappellerons que ces idées mystiques qui aujourd'hui paraissent indignes d'un esprit si hardi et si cultivé, ont été partagées par les hommes de valeur de son époque, à qui elles avaient été transmises par la tradition la plus reculée : car l'humanité à son début, ne pouvant se faire une conception positive du monde, dut appeler à son aide l'imagination pour remplacer les données de l'expérience et de l'observation ; elle dut attribuer les phénomènes qui frappaient son attention, non à leurs causes réelles, matérielles, mais à des causes imaginées, idéales.

La Kabbale avait développé l'étude des propriétés mystiques des nombres qui, de tous temps, avaient préoccupé la pensée des peuples, probablement à cause des difficultés que l'esprit humain eut à surmonter pour parvenir à la découverte des premiers chiffres et de leurs combinaisons et aussi à cause des services que leur rendait la numération. Les penseurs émerveillés des propriétés abstraites des nombres qu'ils retrouvaient en toutes choses, voulurent les transformer, ainsi que le faisaient les Pythagoriciens, en causes immanentes de toutes choses. Les déistes modernes ne pensent pas autrement quand ils prouvent l'existence de leur Dieu par le caractère absolu des abstractions mathématiques. Campanella, qui croyait en la valeur occulte des nombres, n'en mentionne guère dans la Cité du Soleil qui ne soient kabbalistiques.

Le nombre sept est le premier que l'on rencontre : la cité est entourée de sept enceintes fortifiées, dans le temple il y a sept lampes d'or toujours allumées, portant les noms des sept planètes qui, dans le système Pythagoricien, tournent autour de la Terre immobile, en produisant des sons musicaux et une merveilleuse harmonie, que les Solariens parviennent à entendre à l'aide d'instruments de leur invention. Sept, qui a été un nombre mystique pour tous les peuples parvenus à un certain degré de culture, a beaucoup préoccupé les chrétiens ; l'Apocalypse en est rempli, Origène, saint Augustin, saint Hilaire et les plus illustres docteurs de l'Eglise, ont beaucoup disserté sur ses vertus, ainsi que sur celles du nombre six ; aussi retrouve-t-on sept dans les dogmes et les cérémonies du catholicisme ; il y a sept sacrements, sept péchés capitaux, etc. Les multiples de sept sont fréquents dans la Cité du Soleil : les prêtres chargés d'observer le ciel pour y découvrir les mystères astrologiques sont au nombre de 49, c'est-à-dire de sept qui multiplie sept ; les docteurs qui enseignent les sciences et les arts sont au nombre de 14, c'est-à-dire sept x deux..., etc.

Le drapeau solarien, flottant sur le dôme du temple, est marqué de 36 desseins, le chef suprême de la cité doit avoir dépassé 36 ans pour être élu ; l'éducation des enfants commence à six ans, pour les sciences et les arts, et à douze, pour la guerre, etc. ; or 36 et douze sont des multiples de six : et le chiffre six qui a pour signe la troisième lettre du nom de Iahvé, était t vénéré par les Pythagoriciens et les Kabbalistes, parce qu'il est la réunion de la monade, de la dyade et de la triade, – un plus deux plus trois font six, – ce qui le fait le symbole de toutes les perfections.

Le nombre trois, le nombre mystique par excellence, – ce que l'on sait des sauvages les plus primitifs, prouve qu'il fallut un grand effort intellectuel pour y parvenir – devait, par conséquent, être en grand honneur chez les Solariens ; en effet, il est partout ; il ont trois chefs, l'enseignement des sciences est donné par de petits vers toujours au nombre de trois, écrits sur les murailles de la ville et du temple, à trois ans, les enfants commencent à apprendre l'alphabet, etc.

Les Solariens ont une foi entière dans l'astrologie et ils croient que «nous Européens sommes trop stupides pour pouvoir lire dans le Soleil et les étoiles nos destinées» ; ils ont des prêtres exclusivement chargés d'étudier les astres ; et l'observation du ciel leur permet de prédire l'avenir, de guérir les malades, de rajeunir les vieillards de 70 ans, etc. C'est, en définitive les étoiles qui les gouvernent, ils les consultent en toutes circonstances, même pour les choses de peu d'importance comme pour l'accouplement des chevaux, le choix d'un métier, etc.

Ils adorent le Soleil, l'image de Dieu ; il est le créateur de tout ce qui existe ici-bas ; «il est le Père et la Terre est la Mère». Le Soleil a été reconnu Dieu, par tous les peuples, et dans le christianisme on retrouve de nombreuses traces de son culte. Si Campanella se trompait, il se trompait au moins en nombreuse compagnie ; et ceux qui, pour essayer de ridiculiser son utopie, se sont complus à relever doctoralement ses opinions astrologiques et mystiques, ont simplement prouvé qu'ils ignoraient l'histoire de l'esprit humain.


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