1895

 


Campanella

4. La Cité du Soleil

Paul Lafargue


La Cité du Soleil

6

Les Solariens ne préviennent la formation de familles individuelles, en mettant à la charge de la société l'éducation et l'entretien des enfants, que pour maintenir la communauté des biens, «car la propriété privée n'est acquise et garantie que parce que chacun de nous possède pour lui seul sa maison, sa femme et ses enfants.» Aussi toutes «les choses sont en commun chez eux et sont distribuées à tous par les magistrats. Les arts, les honneurs, les plaisirs, sont communs à tous et tout est si bien réglé que personne ne peut rien accaparer pour son usage individuel.» Bien qu'ils n'adorent pas le Dieu des Catholiques, ils lisent les écrits des Pères de l'Eglise, dont ils se plaisent à citer les opinions à l'appui de leurs mœurs communistes ; ils rappellent que Tertullien rapporte que les premiers chrétiens mettaient tout en commun et que saint Clément, «d'accord avec les enseignements des apôtres et de Platon, pensait que l'on devait avoir la communauté des femmes, ainsi que celle des biens.»

Les Solariens connaissent aussi les objections contre le communisme, que depuis l'antiquité gréco-latine se transmettent religieusement les défenseurs de la propriété privée : elles les font sourire de pitié. A Aristote disant à Platon que dans une société communiste personne ne voudra travailler et tout le monde voudra vivre sur le travail d'autrui, comme le font de nos jours les capitalistes et leurs sycophantes, ils répondent en montrant leur cité à laquelle tous les habitants sont plus dévoués que jamais les Romains ne l'ont été à leur patrie.

Saint Augustin prétend que l'amitié ne peut exister dans une société communiste, parce que les amis ne sauraient se procurer des avantages mutuels. Ce saint-là, qui croyait l'esclavage d'institution divine, comme Aristote la pensait d'ordre naturel, avait une si piètre idée de l'amitié, qu'il ne la faisait reposer que sur l'intérêt : cette opinion est d'un véritable chrétien. Polo Ondegardo, un des jurisconsultes envoyés au Pérou par sa majesté très catholique pour défendre les intérêts de la couronne d'Espagne contre les féroces civilisateurs qui ravageaient le royaume des Incas, après avoir constaté «qu'il n'y avait pas d'Indien pauvre et nécessiteux» attribue au Diable l'invention de cette prévoyante administration communiste pour endurcir le cœur des enfants en les privant du devoir de soutenir leurs parents âgés et misérables et pour éteindre la charité, en dispensant ceux qui possèdent de faire l'aumône aux pauvres. Les Solariens ont une plus haute estime de l'amitié que saint Augustin, aussi la font-ils reposer non sur l'intérêt mais sur les dangers partagés dans les guerres et les joies goûtées ensemble dans les arts, les recherches scientifiques et les jeux, ainsi que sur le pitié que les infirmités et les souffrances inspirent.

Bien loin de croire que l'intérêt doit être le lien qui réunisse les hommes, ils s'étudient à empêcher qu'une personne dépende d'une autre ou puisse en tirer un profit quelconque. Tous les Solariens reçoivent de la communauté tout ce dont ils ont besoin et les magistrats distributeurs prennent soin qu'aucun d'eux ne reçoive au-delà de ses besoins. Rien de ce qui est nécessaire n'est refusé à personne. «Ils sont riches parce qu'il ne leur manque rien ; et ils sont pauvres parce qu'ils ne possèdent rien : par conséquent ils ne sont pas esclaves des circonstances, ce sont au contraire les circonstances qui les servent.»

N'ayant pas de propriété privée, ils n'ont besoin ni de monnaie, ni de commerce ; cependant ils achètent des autres nations les objets qu'ils ne savent produire. «Mais comme ils ne veulent pas être corrompus par les vicieuses coutumes des marchands, ils ne trafiquent avec eux qu'aux portes de leur cité.»

Cependant ils tiennent en grand honneur l'hospitalité. «Ils sont polis et bons envers les étrangers qui les visitent ; ils les entretiennent aux frais publics : après leur avoir lavé les pieds, ils leur montrent la cité, leur donnent une place d'honneur au conseil et à la table commune, et choisissent des personnes pour être spécialement au service des hôtes. Si l'étranger désire devenir citoyen de leur ville, ils l'adoptent après l'avoir soumis à une épreuve de deux mois, l'un passé dans une ferme et l'autre dans la cité.»

La Cité du Soleil est ouverte à tous et Campanella convie tous les peuples de la terre à mettre en commun ce qui sert au développement matériel, intellectuel et moral des hommes pour «recommencer l'âge d'or.»


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