1909

"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx


Le déterminisme économique de Karl Marx

Paul Lafargue

Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.

1909


L’origine de l’idée du Bien.

1

Formation de l’idéal héroïque.

Un même mot est usité dans les principales langues européennes pour désigner les biens matériels et le Bien moral : on peut, sans être taxé de hardiesse, conclure que le fait doit se retrouver dans les idiomes de toutes les nations parvenues à un certain degré de civilisation, puisqu'on sait aujourd'hui que toutes traversent les mêmes phases d'évolution matérielle et intellectuelle. Vico, qui avait pressenti cette loi historique, affirme dans la Scienza nuova, qu'il "devait nécessairement exister dans la nature des choses humaines une langue mentale commune à toutes les nations, laquelle langue désigne uniformément la substance des choses qui sont les causes agissantes de la vie sociale ; cette langue se plie à autant de formes différentes que les choses peuvent présenter d'aspects divers. Nous en avons la preuve dans le fait que les proverbes, ces maximes de la sagesse vulgaire, sont de même substance chez toutes les nations antiques et modernes, bien qu'ils soient exprimés dans les formes les plus différentes".

J'ai signalé dans les études précédentes sur les Origines des idées abstraites et de l'idée de Justice, les tours et les détours par lesquels avait passé l'esprit humain pour représenter dans les hiéroglyphes égyptiens l'idée abstraite de Maternité par l'image du vautour et celle de la Justice par la Coudée ; dans cette étude je vais essayer de le suivre dans la route tortueuse qu'il a parcourue pour arriver à confondre sous le même vocable les biens matériels et le Bien moral.


Les mots qui dans les langues latine et grecque servent pour biens matériels et le Bien, ont été à l'origine des qualificatifs de l'être humain.

Agathos (grec), fort, courageux, généreux, vertueux, etc.

Ta agatha, les biens, les richesses.

To agathon, le Bien ; to akron agathon, le Bien suprême.

Bonus  [1] (latin), fort, courageux, etc.

Bora, les biens ; bona patria, patrimoine.

Bonum, le Bien.

Agathos et bonus sont des adjectifs génériques : le Grec et le Romain des temps barbares, à qui on les donnait, possédaient toutes les qualités physiques et morales requises par l'idéal héroïque, aussi leurs superlatifs irréguliers (aristos, esthlos, beltistos, et optimus) sont au pluriel usités substantivement pour désigner les meilleurs et les premiers citoyens : l'historien Velleius Paterculus appelle optimates les patriciens et les riches plébéienne qui se liguèrent contre les Grecques.

La force et le courage sont les premières et les plus nécessaires vertus des hommes primi­tifs, en guerre perpétuelle entre eux et contre la nature  [2]. Le sauvage et le barbare, forts et courageux, possèdent par surcroît les autres vertus morales de leur idéal ; aussi comprennent-ils toutes les qualités physiques et morales sous le même adjectif. La force et le courage étaient alors si bien toute la vertu, que les Latins, après avoir usité le mot virtus pour force physique et courage, l'employèrent pour vertu ; que les Grecs donnèrent les mêmes signifi­cations successives au mot arété, et que le mot javelot, l'arme primitive, qui en grec se dit Kalon, sert plus tard pour le Beau et qui en latin se dit Quiris, désigne le citoyen romain. Varron nous apprend que primitivement les Romains représentaient le dieu Mars par un javelot.

Il était fatal que la force et le courage fussent alors toute la vertu : puisque se préparer à la guerre, acquérir la bravoure pour en affronter les périls, développer les forces physiques pour en supporter les fatigues et les privations, et les forces morales pour ne pas faiblir sous les tortures infligées aux prisonniers, était toute l'éducation physique et morale des sauvages et des barbares. Dès l'enfance leurs corps étaient assouplis et trempés par des exercices gymnas­tiques et endurcis par des jeûnes et des coups sous lesquels ils succombaient parfois. Périclès, dans son discours aux funérailles des premières victimes de la guerre du Péloponnèse, con­traste cette éducation héroïque, encore en vigueur à Sparte, qui conservait les mœurs anti­ques, avec celle que recevait la Jeunesse à Athènes, laquelle était entrée dans la phase démo­cra­tique bourgeoise. "Nos ennemis, dit-il, dès la première enfance se forment au courage par les plus rudes pratiques, et nous, élevés avec douceur, nous n'avons pas moins d'ardeur à courir aux mêmes dangers." Livingstone, qui retrouva chez les tribus africaines ces mœurs héroïques, fit à des chefs un semblable contraste entre les soldats anglais et les guerriers nègres.

Le courage étant dans l'antiquité toute la vertu, la lâcheté devait nécessairement être le vice : aussi les mots qui en grec et en latin (kakos et malus) veulent dire lâche, signifient le mal, le vice  [3].

Quand la société barbare se différencia en classes, les patriciens monopolisèrent le courage et la défense de la patrie : ce monopole était "naturel" pour me servir de l'expression de l'économie bourgeoise, quoique rien ne paraisse plus naturel aux bourgeois que d'envoyer à leur place dans les expéditions coloniales des ouvriers et des paysans et même, quand ils le peuvent, de confier la défense de la patrie à des prolétaires qui n'en possèdent ni un pouce de terre, ni un engrenage de machine. Les patriciens se réservaient, comme un privilège, la défense de la patrie, parce que eux seuls avaient une patrie, car alors on n'avait une patrie qu'à la condition de posséder un coin de son sol. Les étrangers qui, pour cause de commerce et d'industrie, résidaient dans une cité antique ne pouvaient posséder la maison dans laquelle ils trafiquaient de père en fils, et ils restaient des étrangers quoique habitant la ville depuis des générations. Il fallut trois siècles de luttes aux plébéiens romains qui demeuraient sur le mont Aventin pour obtenir la propriété des terrains sur lesquels ils avaient bâti leurs demeures. Les étrangers, les prolétaires, les artisans, les marchands, les colons, les serfs et les esclaves, étaient dispensés du service militaire et n'avaient pas le droit de porter des armes, ni même d'avoir du courage, qui était le privilège de la classe patricienne  [4]. Thucydide rapporte que les magistrats de Sparte firent massacrer traîtreusement 2,000 ilotes qui par leur bravoure venaient de sauver la république. Du moment qu'il était interdit aux plébéiens de prendre part à la défense de leur pays natal et de posséder par conséquent du courage, la lâcheté devait né­ces­sairement être la vertu maîtresse de la plèbe, comme le courage était celle de l'aristocratie ; aussi l'adjectif grec Kakos (lâche, laid, méchant) veut substantivement dire homme de la plèbe, tandis que Aristos, superlatif d'Agathos, désigne un membre de la classe patricienne ; et le latin malus signifie laid, difforme, comme l'étaient aux yeux du patricien l'esclave et l'artisan, déformés selon Xénophon par leurs métiers, tandis que les exercices gymnastiques développaient harmoniquement le corps de l'aristocrate  [5].


Le patricien de la Rome antique était bonus et l'eupatride de la Grèce homérique était Agathos, parce que l'un et l'autre possédaient les vertus physiques et morales de l'idéal héroïque, le seul idéal que pouvait enfanter le milieu social dans lequel ils se mouvaient : ils étaient braves, généreux, forts de corps et stoïques d'âme et de plus propriétaires fonciers, c'est-à-dire membres d'une tribu et d'un clan possédant le territoire sur lequel ils résidaient  [6].

Les barbares, qui ne pratiquent que l'élève du bétail et une agriculture des plus rudi­mentaires, se livrent avec passion au brigandage et à la piraterie pour épuiser leur trop plein d'énergie physique et morale et pour s'emparer des biens qu'ils ne savent et ne peuvent se pro­curer autrement. Dans un poème grec, dont il ne reste qu'une strophe (le Skolion d'Hybrias), un héros barbare chante : "J'ai pour richesse ma grande lance et mon glaive et mon bouclier, remparts de ma chair ; par eux, je laboure ; par eux, je moissonne ; par eux, je ven­dange le doux jus de la vigne ; par eux, je suis appelé le maître de la mnoia" (la troupe des esclaves de la communauté). Archiloque, qui fut un aventurier mercenaire, vivant de la guerre, chante lui aussi : "à la pointe de la lance les galettes bien pétries, à la pointe de la lance le bon vin d'Ismaros, pour le boire, je m'appuie sur la lance  [7]." César rapporte que les Suèves envoyaient tous les ans la moitié de leur population virile en expéditions de rapine ; les Scandinaves, les semailles terminées, montaient sur leurs vaisseaux et partaient ravager les côtes de l'Europe ; les Grecs, pendant la guerre de Troie, abandonnaient le siège pour se livrer au brigandage. "Le métier de pirates n'avait alors rien de honteux, il conduisait à la gloire", dit Thucydide. Les capitalistes le tiennent en haute estime, les expéditions coloniales des nations civilisées ne sont que des guerres de brigands ; mais si les capitalistes font faire leurs pirateries par des prolétaires, les héros barbares payaient de leur personne. Il n'était alors honorable de s'enrichir que par la guerre, aussi les épargnes du fils de famille romaine se nommaient peculium castrense (pécule amassé dans les camps) ; plus tard, quand la dot de la femme vint les grossir, elle prit le nom de peculium quasi castrense. Les généraux encourageaient le pillage : Iphicrate, général athénien du temps de Phocion, rapporte Plutar­que "voulait qu'un soldat mercenaire fut avide d'argent et de plaisirs, afin qu'en cherchant à satisfaire ses passions il s'exposât avec plus d'ardeur à tous les dangers". Ce brigandage général donnait une vérité exacte au proverbe du Moyen-Age : Qui terre a, guerre a. Les propriétaires de troupeaux et de récoltes ne déposaient jamais les armes, ils accomplissaient, les armes à la main, les fonctions de la vie commune. La vie des héros était un long combat : ils mouraient jeunes, comme Achille, comme Hector ; dans l'armée achéenne, il n'y avait que deux vieillards, Nestor et Phenix ; vieillir était alors chose si exceptionnelle, que la vieillesse devint un privilège, le premier qui se soit glissé dans les sociétés humaines.

Les patriciens, se chargeant de la défense de la cité, s'en réservaient naturellement le gouvernement, qui était confié aux pères de famille ; mais quand le développement du com­merce et de l'industrie eut formé dans les villes une classe nombreuse de plébéiens riches, ils durent, après bien des luttes civiles leur faire une place dans le gouvernement. Servius Tullius créa à Rome l'ordre des chevaliers avec des plébéiens possesseurs d'une fortune d'au moins 100,000 sesterces (environ 5.250 fr.), évalué par le cens : tous les cinq ans on passait la revue de l'ordre équestre et les chevaliers dont la fortune était tombée au-dessous du cens ou qui avaient encouru une flétrissure censoriale perdaient leur dignité. Solon, qui s'était enrichi dans le commerce, ouvrit le Sénat et les tribunaux d'Athènes à ceux qui possédaient les moyens d'entretenir un cheval de guerre (hippeis) et une paire de bœufs (zeugitai) : dans toutes les villes dont on a conservé des souvenirs historiques, on trouve les traces d'une semblable révolution, et partout la richesse que comporte l'entretien d'un cheval de guerre donne le droit politique. Cette nouvelle aristocratie qui prenait son origine dans la richesse amassée par le commerce, l'industrie et surtout par l'usure, ne put se faire accepter et se maintenir dans sa suprématie sociale qu'en s'adaptant à l'idéal héroïque des patriciens et qu'en assumant une part dans la défense de la cité dont elle partageait le gouvernement  [8].

Il fut un temps dans l'antiquité, où il était aussi impossible de concevoir un propriétaire sans vertus guerrières, que de nos jours de se représenter un directeur de mines ou de fabrique de produits chimiques sans capacités administratives et connaissances scientifiques diverses. La propriété était alors exigeante, elle imposait des qualités physiques et morales à son possesseur : le seul fait d'être propriétaire faisait présupposer qu'on possédait les vertus de l'idéal héroïque, puisqu'on ne pouvait conquérir et conserver la propriété qu'à la condition de les avoir. Les vertus physiques et morales de l'idéal héroïque étaient, en quelque sorte, incorporées dans les biens matériels, qui les communiquaient à leurs propriétaires : c'est ainsi qu'à l'époque féodale, le titre nobiliaire était soudé à la terre, le baron dépossédé de son manoir perdait son titre de noblesse, qui allait s'ajouter à ceux de son vainqueur : il en était de même pour les corvées et les redevances, elles se réglaient d'après les conditions de la terre et non d'après celle des personnes occupantes  []. Rien n'était donc plus naturel que l'anthropo­morphisme barbare qui dotait les biens matériels de vertus morales  [10].

Le rôle de défenseur de la patrie que s'étaient réservé les propriétaires n'était pas une sinécure. Aristote remarque dans sa Politique que pendant les guerres du Péloponnèse les dé­fai­tes sur terre et sur mer décimèrent les classes riches d'Athènes ; que dans la guerre contre les lapyges les hautes classes de Tarente perdirent une telle quantité de leurs membres que la démocratie put s'établir et que trente ans auparavant, à la suite de combats malheureux, le nombre des citoyens était tombé si bas à Argos, que l'on dut accorder le droit de cité aux périèques (colons vivant hors des murs de la ville). La guerre faisait de tels ravages dans ses rangs, que la belliqueuse aristocratie spartiate redoutait de s'y engager. La fortune des riches, ainsi que leurs personnes, était à l'absolue disposition de l'État : les Grecs désignaient parmi eux les leitourgeoi, les trierarchoi, etc., qui devaient défrayer les dépenses des fêtes publiques et de l'armement des galères de la flotte : quand, après les guerres médiques, il fallut reconstruire les murailles d'Athènes, détruites par les Perses, on démolit les édifices publics et les maisons privées afin de se procurer des matériaux pour leur reconstruction.

Puisqu'il n'était permis qu'aux propriétaires de biens meubles et immeubles d'être braves et de posséder les vertus de l'idéal héroïque ; puisque, sans la possession des biens matériels, ces qualités morales étaient inutiles et même nuisibles à leurs possesseurs, ainsi que le prouve le massacre des 2,000 ilotes, rapporté plus haut ; puisque la possession des biens matériels était la raison d'être des vertus morales, rien donc n'était plus logique et plus naturel que d'identifier les qualités morales avec les biens matériels et de les confondre sous le même vocable.

2

La décomposition de l’idéal héroïque.

Les phénomènes économiques et les événements politiques qu'ils engendraient, se char­gèrent de ruiner l'idéal héroïque et de dissoudre l'union primitive des vertus morales et des biens matériels, que la langue enregistre d'une mandore si naïve.

Le partage des terres arables, possédées en commun par tous les membres du clan, com­mença à introduire parmi eux l'inégalité. Les terres sous l'action de causes multiples, se concentrèrent entre les mains de quelques-familles du clan et finirent même par tomber dans la possession d'étrangers, de sorte qu'un nombre croissant de patriciens se trouvèrent dépossédés de leurs biens ; ils se réfugièrent dans les cités, où ils vécurent en parasites, en frelons, dit Socrate : il n'en pouvait être autrement. Car dans les sociétés antiques, et en fait dans toute société basée sur l'esclavage, le travail manuel et même intellectuel, n'étant exécuté que par des esclaves et des étrangers, est peu rétribué et est considéré comme dégradant, à l'exception cependant de l'agriculture et de la garde des troupeaux.

La situation politique créée par les phénomènes économiques est exposée par Platon, dans VIIIe livre de la République, avec une force et une netteté de vue qu'on ne saurait trop admirer : une lutte de classes violente troublait les cités de la Grèce. L'État oligarchique, c'est-à-dire basé sur le cens, dit Socrate, "n'est pas un de sa nature, il renferme nécessaire­ment deux États, l'un composé de riches, l'autre de pauvres, qui habitent le même sol et conspirent les uns contre les autres". Socrate ne comprend pas parmi les pauvres, les artisans et encore moins les esclaves, mais seulement les patriciens ruinés.

"Le plus grand vice de l'État oligarchique est la liberté qu'on laisse à chacun de vendre son bien ou d'acquérir celui d'autrui et à celui qui a vendu son bien de demeurer dans l'État sans emploi ni d'artisan, ni de commerçant, ni de chevalier, ni d'hoplite, ni autre titre que celui d'indigent...  [11] Il est impossible d'empêcher ce désordre, car si on le prévenait les uns ne possé­deraient pas des richesses excessives, tandis que les autres sont réduits à la dernière misère... Les membres de la classe gouvernante ne devant leur autorité qu'aux grands biens qu'ils possèdent, se gardent de réprimer par la sévérité des lois le libertinage des jeunes débauchés et de les empêcher de se ruiner par des dépenses excessives, car ils ont le dessein d'acheter leurs biens et de les approprier par l'usure pour accroître leurs richesses et leur puissance."

La concentration des biens crée dans l'État une classe "de gens armés d'aiguillons, comme les frelons, les uns accablés de dettes, les autres notés d'infamie, d'autres perdus à la fois de biens et d'honneurs, en état d'hostilité et de conspiration constante contre ceux qui se sont enrichis des débris de leur fortune et contre le reste des citoyens et n'aimant qu'une chose, les révolutions... Cependant les usuriers avides, la tête baissée et sans avoir l'air d'apercevoir ceux qu'ils ont ruinés, à mesure que d'autres se présentent, leur font de larges blessures au moyen de l'argent qu'ils leur prêtent à gros intérêt, et tout en multipliant leurs revenus, ils multiplient dans l’État l'engeance des frelons et des mendiants".

Lorsque les frelons devenaient par leur nombre et leur turbulence une menace pour la sécurité de la classe gouvernante, on les envoyait fonder des colonies et quand cette ressource venait à manquer, les riches et l'État essayaient de les calmer par des distributions de vivres et d'argent. Périclès ne put se maintenir au pouvoir qu'en exportant et en nourrissant les frelons : il expédia 1.000 citoyens d'Athènes coloniser la Chersonèse, 500 Naxos, 250 Andros, 1.000 la Thrace, autant la Sicile, à Thurium ; il leur distribua par voie du sort les terres de l'île d'Egine dont les habitants avaient été massacrés ou expulsés. Il salariait les frelons dont il ne put débarrasser Athènes ; il leur donnait de l'argent même pour aller au spectacle ; c'est lui qui introduisit l'usage de payer 6.000 citoyens, c'est-à-dire près de la moitié de la population jouissant de droits politiques, pour remplir la fonction de juges (dikastes[12] : le salaire des juges, qui au début était d'une obole par jour, fut élevé à trois (environ 0 fr.47) par le démagogue Cléon ; la somme annuelle montait à 5.560 talents, soit environ 930.000 francs, ce qui était considérable même pour une ville comme Athènes ; aussi lorsque Pysandre y abolit le gouvernement démocratique, il décréta que les juges ne seraient plus payés, que les soldats seuls recevraient un salaire et que le maniement des affaires publiques ne serait confié qu'à 5.000 citoyens, capables de servir l'État de leur fortune et de leur personne. Périclès, pour contenir et satisfaire les artisans, qui faisaient cause commune avec les frelons, avait dû entreprendre de grands travaux publics.

Les phénomènes économiques, qui en dépossédant une partie de la classe patricienne, créaient une classe de déclassés, ruinés et révolutionnaires, se développaient plus rapidement dans les villes qui par leur position maritime devenaient des centres d'activité commerciale et industrielle. La classe de plébéiens enrichis dans le commerce, l'industrie et l'usure, grandis­sait à mesure que le nombre des patriciens ruinés et parasitaires augmentait. Ces plébéiens enrichis, pour arracher aux gouvernants des droits politiques, se liguaient avec les nobles dépossédés, mais dès qu'ils les obtenaient, ils s'unissaient aux gouvernants pour combattre les patriciens appauvris et les plébéiens pauvres ou de petite fortune ; et ceux-ci, lorsqu'ils deve­naient les maîtres de la cité, abolissaient les dettes, chassaient les riches et se partageaient leurs biens. Les riches bannis imploraient le secours de l'étranger pour rentrer dans leur cité et à leur tour massacraient leurs vainqueurs. Ces luttes de classes ensanglantèrent toutes les villes de la Grèce et les préparèrent à la domination macédonienne et romaine.

Les phénomènes économiques et les luttes de classe qu ils engendraient, avaient boule­versé les conditions de vie, au milieu desquelles s'était élaboré l'idéal héroïque.

La manière de faire la guerre avait été profondément transformée par les phénomènes éco­no­miques. La piraterie et le brigandage, ces industries favorites des héros barbares, avaient été rendues difficiles, depuis que les fortifications perfectionnées des villes les mettaient à l'abri des coups de main. Solon, bien que chef d'une ville commerciale et commerçant lui-même, avait été obligé, pour complaire à des habitudes invétérées, de fonder à Athènes un collège de pirates, mais l'établissement de nombreuses colonies le long des côtes méditer­ra­néennes et le développement commercial qui en fut la conséquence avaient forcé les villes maritimes à établir la police des mers et à donner la chasse aux pirates, dont l'industrie perdait de son prestige, à mesure que ses bénéfices diminuaient.

Des changements d'une importance capitale étaient effectués dans l'organisation des armées de mer et de terre. Les héros homériques, ainsi que les Scandinaves, qui plus tard de­vaient ravager les côtes européennes de l'Atlantique, quand ils partaient en expédition mari­time, ne prenaient pas avec eux des rameurs et des matelots : leurs navires à fonds plats qu'ils construisaient eux-mêmes et qui, d'après Homère ne pouvaient porter que de 50 à 120 hommes, n'étaient montés que par des guerriers, qui ramaient et se battaient ; les combats n'avaient lieu que sur terre, l'Iliade ne mentionne pas d'engagement sur mer. Les perfection­nements que les Corinthiens apportèrent aux constructions maritimes et l'accroissement des forces navales rendirent nécessaire l'emploi de rameurs et de matelots mercenaires qui ne prenaient pas part aux combats que les hoplites et d'autres guerriers moins pesamment armés livraient sur mer et sur terre. Le mercenariat, une fois acclimaté sur la flotte, s'imposa aux armées de terre ; elles n'étaient d'abord composées que de citoyens, entrant en campagne avec trois ou cinq jours de vivres, qu'ils fournissaient eux-mêmes, ainsi que leurs chevaux et leurs armes; ils se nourrissaient sur l'ennemi lorsque leurs provisions étaient épuisées et rentraient dans leurs foyers dès que l'expédition, toujours de courte durée, était terminée. Mais lorsque la guerre, portée au loin, exigeait une longue présence à l'armée, l’État fut obligé de pourvoir à la nourriture du guerrier. Périclès, au commencement de la guerre: du Péloponése, donna pour la première fois à Athènes une solde aux guerriers, qui alors devinrent des soldats, c'est-à-dire des salariés, des mercenaires ; la solde était de 2 drachmes, environ 2 francs par jour, pour les hoplites. Diodore de Sicile dit que c'est au siège de Veies, que les Romains intro­duisirent la solde dans leurs armées. Du moment que l'on était payé pour se battre, la guerre redevint une profession lucrative, comme aux temps homériques ; il se forma des corps de soldats, où s'enrôlaient les citoyens pauvres et les patriciens déclassés et ruinés, ainsi qu'il existait déjà des troupes de rameurs et de matelots mercenaires, vendant leurs servies au plus offrant  [13].

Socrate dit qu'un État oligarchique, c'est-à-dire gouverné par les riches, "est impuissant à faire la guerre parce qu'il lut faut armer la multitude et avoir par conséquent plus à craindre d'elle que de l'ennemi, ou bien à ne pas s'en servir et à se présenter au combat avec une armée vraiment oligarchique", c'est-à-dire réduite aux citoyens riches. Mais les nouvelles nécessités de la guerre forcèrent les riches à dompter leurs frayeurs et à violer les antiques coutumes ; elles les obligèrent à armer les pauvres et même les esclaves. Les Athéniens enrôlèrent sur la flotte des esclaves, en leur promettant la liberté, et ils libérèrent ceux qui s'étaient vaillam­ment battus aux Arginuses (406 avant Jésus-Christ). Les Spartiates eux-mêmes durent armer et libérer des ilotes ; ils envoyèrent au secours des Syracusains, assiégés par les Athé­niens, un corps de 600 hoplites, composé d'ilotes et de neodamodes (nouveaux affranchis). Tandis que le gouvernement de la République de Sparte frappait d'infamie les Spartiates qui avaient rendu les armes à Sphactéries, bien que plusieurs d'entre eux eussent occupé de hautes positions politiques, il accordait la liberté aux ilotes qui leur avaient fait passer des vivres pendant qu'ils étaient assiégés par les troupes athéniennes.

La solde qui transforma le guerrier en mercenaire, en soldat  [14] devint en peu de temps un instrument de dissolution sociale : les Grecs avaient juré à Platée "qu'ils légueraient aux enfants de leurs enfants la haine contre les Perses pour que cette haine durât tant que les fleuves couleraient vers la mer" ; cependant un demi-siècle après ce fier serment, Athéniens, Spartiates et Péloponésiens courtisaient à l'envi le roi de Perse, afin d'obtenir des subsides pour payer leurs matelots et leurs soldats. La guerre du Péloponnèse précipita la chute des partis aristocratiques et fit éclater au grand jour la ruine des mœurs héroïques que les phénomènes économiques avaient sourdement préparée.

Les riches qui s'étaient réservé, comme le premier de leurs privilèges, le droit de porter des armes et de défendre la patrie, prirent rapidement l'habitude de se faire remplacer à l'armée par des mercenaires ; un siècle après l'innovation de Périclès le gros des armées d'Athènes était composé de soldats salariés. Démosthène dit dans une de ses Olynthiennes que dans l'armée envoyée contre Olynthe il y avait 4,000 citoyens et 10,000 mercenaires ; que dans celle que Philippe battit à Cheronée, il y avait 2,000 Athéniens et Thébains et 15,000 mercenaires. Les riches, quoique ne se battant pas, récoltaient les bénéfices de la guerre : "Les riches sont excellents pour garder les richesses, disait Athanagoras, le déma­gogue syracusain, ils abandonnent les dangers au grand nombre et, non contents de ravir la plus grande partie des avantages de la guerre, ils les usurpent tous."

Les patriciens barbares, rompus dès l'enfance à tous les travaux de la guerre, étaient des guerriers qui défiaient toute comparaison, les nouveaux riches, au contraire, pouvaient diffi­ci­lement la soutenir, ainsi que le constate Socrate : "Quand les riches et les pauvres se trou­vent ensemble à l'armée, sur terre ou sur mer, et qu'ils s'observent mutuellement dans les circonstances périlleuses, les riches n'ont alors aucun sujet de mépriser les pauvres ; au contraire, quand un pauvre maigre et brûlé par le soleil, posté sur le champ de bataille à côté d'un riche élevé à l'ombre et chargé d'embonpoint, le voit tout hors d'haleine et embarrassé de sa personne, quelle pensée, crois-tu, qui lui vienne à ce moment à l'esprit ? Ne se dit-il pas à lui-même que ces gens ne doivent leurs richesses qu'à la lâcheté des pauvres ? Et quand ceux-ci sont entre eux, ne se disent-ils pas les uns les autres : en vérité ces riches sont bien peu de chose !"

Les riches, en désertant le service militaire et en remettant à des mercenaires la défense de la patrie, perdirent les qualités physiques et morales de l'idéal héroïque, tout en conservant les biens matériels qui en étaient la raison d'être.; il arriva alors, comme le remarque Aristote, que "la richesse, loin d'être la récompense de la vertu, dispensait d'être vertueux"  [15].

Mais les vertus héroïques, que ne cultivaient plus les riches, devenaient l'apanage de mer­ce­naires, d'affranchis et d'esclaves, qui ne possédaient pas de biens matériels ; et ces vertus qui conduisaient les héros barbares à la propriété ne parvenaient qu'à les faire vivre miséra­blement de leur solde. Les phénomènes économiques avaient donc décrété le divorce des biens matériels et des qualités morales autrefois si intimement unis  [16].

Il se trouvait parmi ces mercenaires aux vertus héroïques un nombre considérable de patriciens dépouillés de leurs biens par l'usure et les guerres civiles, tandis que les riches comptaient dans leurs rangs beaucoup de gens enrichis par le commerce, l'usure et même par la guerre, faite par d'autres : ainsi, au commencement de la guerre du Péloponnèse, lorsque Corinthe prépara son expédition contre Corcyre, Thucydide raconte que l'État promit aux citoyens qui s'enrôleraient le partage des terres conquises, et offrit les mêmes avantages à ceux qui, sans prendre part à la campagne, donneraient 50 drachmes.

L'idéal héroïque s'était écroulé semant le désordre et la confusion dans les idées morales, et ce bouleversement se répercutait dans les idées religieuses. La plus grossière superstition continuait à fleurir, même à Athènes, qui condamnait à mort Anaxagoras, Diagoras, Socrate, qui brûlait les ouvrages de Protagoras pour impiété contre les Dieux, et cependant les auteurs comiques lançaient contre les Dieux et leurs prêtres, ce qui était encore plus hardi, les plus audacieuses et les plus cyniques attaques ; les démagogues et les tyrans profanaient leurs temples et pillaient leurs trésors sacrés, et des débauchés souillaient et renversaient la nuit les statues des Dieux, placées dans les rues. Les légendes religieuses, transmises depuis l'anti­quité la plus reculée et admises naïvement tant qu'elles cadraient avec les mœurs ambiantes, étaient devenues choquantes par leur grossièreté. Pythagore et Socrate demandaient leur suppression, dût-on pour cela mutiler Homère et Hésiode et même interdire la lecture de leurs poèmes ; Epicure déclarait que c'était faire acte d'athéisme que de croire aux légendes sur les Dieux et de les redire. Les chrétiens des premiers siècles n'ont fait que généraliser et systématiser ce que les païens avaient critiqué et fait en plein paganisme.

L'heure avait sonné pour la société bourgeoise alors naissante, pour la société basée sur la propriété individuelle et la production marchande de formuler un idéal moral et une religion correspondant aux nouvelles conditions sociales façonnées par les phénomènes économiques : et c'est l'éternel honneur de la philosophie sophistique de la Grèce d'avoir tracé les principaux linéaments de la religion nouvelle et du nouvel idéal moral. L'œuvre morale de Socrate et de Platon n'a pas encore été dépassée  [17].

3

L’idéal moral bourgeois.

L'idéal héroïque, simpliste et logique, reflétait dans la pensée la réalité ambiante, sans déguisements et sans déformations ; il érigeait en premières vertus de l'âme humaine les qualités physiques et morales que devaient posséder les héros barbares pour conquérir et conserver les biens matériels qui les classaient parmi les premiers citoyens et les heureux de la terre.

La réalité de la naissante société démocratique bourgeoise ne correspondait plus à cet idéal. Les richesses, les honneurs et les jouissances n'étaient plus le prix de la valeur et des autres vertus héroïques, pas plus que dans notre société capitaliste la propriété n'est la récom­pense du travail, de l'ordre et de l'économie. Cependant les richesses continuaient toujours à être le but de l'activité humaine, et même elles devenaient de plus en plus son but unique et suprême : pour atteindre ce but si ardemment convoité, il ne fallait plus mettre en action les qualités héroïques autrefois si prisées ; mais comme la nature humaine ne s'était point dépouillée de ces qualités, bien que dans les nouvelles conditions sociales elles fussent devenues inutiles et même nuisibles "pour faire son chemin dans la vie", et comme elles devenaient dans les républiques antiques des causes de troubles et de guerre civile, il était urgent de les dompter et de les domestiquer en leur donnant une satisfaction platonique, afin de les utiliser à la prospérité et à la conservation du nouvel ordre social.

Les sophistes entreprirent la besogne. Les uns, comme les Cyrénaïques, n'essayant pas de déguiser la réalité, reconnurent. carrément et proclamèrent hautement que la possession des richesses était "le souverain bien" et que les jouissances physiques et intellectuelles qu'elles procurent étaient "la dernière fin de l'homme". Ils professèrent hardiment l'art de les con­quérir par tous les moyens licites et illicites, et d'échapper aux désagréables conséquences que pouvaient entraîner la maladroite violation des lois et des coutumes. D'autres sophistes, tels que les cyniques et beaucoup de stoïciens, en révolte ouverte contre les lois et les coutumes, voulurent retourner à l'état présocial et "vivre selon la nature" ; ils affichent le mépris des richesses : "le sage seul est riche", clamaient-ils avec ostentation : mais ce dédain pour les biens hors de leur prise était en trop choquante opposition avec le train du jour et le sentiment général et souvent trop déclamatoire pour être pris en sérieuse considération. D'ailleurs ni les uns ni les autres ne donnaient une portée utilitaire sociale à leurs théories morales et c'était précisaient ce que réclamait la démocratie bourgeoise.

D'autres sophistes, tels que Socrate, Platon et un grand nombre de stoïciens, abordèrent de front le problème moral : ils n'érigèrent pas en dogme le mépris des richesses, ils reconnurent au contraire qu'elles étaient une des conditions du bonheur et même de la vertu, bien qu'elles eussent cessé d'en être la récompense. L'homme juste ne devait plus demander au monde extérieur le prix de ses vertus, mais le chercher dans son for intérieur, dans sa conscience, que devaient guider des principes éternels, placés en dehors du monde de la réalité et il ne pouvait espérer de l'obtenir que dans l'autre vie. Ils ne se révoltèrent pas contre les lois et les coutumes, ainsi que les cyniques ; ils conseillèrent au contraire de s'y conformer et recom­mandèrent à chacun de rester à sa place et de s'accommoder de sa situation sociale ; c'est ainsi que saint Augustin et les Pères de l’Église imposèrent, comme un devoir, aux esclaves chrétiens de redoubler de zèle pour leur maître terrestre, afin de mériter les grâces du maître céleste. Platon et les Pères de l’Église s'étaient donné pour mission d'étayer les institutions sociales à l'aide de la morale et de la religion.

Socrate, qui avait vécu dans l'intimité de Périclès, et Platon, qui avait fréquenté les cours des tyrans de Syracuse, étaient de profonds politiciens, ne voyant dans la morale et la religion que des instruments pour gouverner les hommes et maintenir l'ordre social.

Ces deux subtils génies de la philosophie sophistique sont les fondateurs de la morale individualiste de la bourgeoisie, de la morale qui ne peut aboutir qu'à mettre en contradiction les paroles et les actes et qu'à donner une sanction philosophique à la mise en partie double de la vie : la vie idéale, pure, et la vie pratique, impure ; l'une étant la revanche de l'autre. C'est ainsi que "les très nobles et très honnestes dames" du XVIIe siècle avaient réussi à faire l'amour en partie double, se consolant de l'amour intellectuel dont elles se délectaient avec des amants platoniques, en jouissant solidement de l'amour physique avec leur mari, complété au besoin par un ou plusieurs amants pour de bon.

La morale de toute société basée sur la production marchande ne peut échapper à cette contradiction, qui est la conséquence des confits dans lesquels se débat l'homme bourgeois : si pour réussir dans ses entreprises commerciales et industrielles, il doit capter la bonne opinion du public en se parant de vertus, il ne peut les mettre en pratique s'il veut prospérer ; mais il entend que ces vertus de parade soient pour les autres impérieuses, des "impératif: catégoriques" comme dit Kant ; c'est ainsi que s'il livre de la camelote, il exige d'être payé en argent fin  [18].  La bourgeoisie, si elle ne maintient sa dictature de classe que par la force brutale, a besoin pour assoupir l'énergie révolutionnaire des classes opprimées de faire croire que son ordre social est la réalisation aussi parfaite que possible des principes éternels qui ornent la philosophie spiritualiste et que Socrate et Platon avaient en partie formulés plus de quatre siècles avant Jésus-Christ.

La morale religieuse n'échappe pas à cette fatale contradiction : si la plus haute formule du christianisme est "aimez-vous les uns les autres", les Églises chrétiennes, pour achalander leurs boutiques, ne songent qu'à convertir par le fer et le feu les hérétiques, afin de les sauver, assurent-elles, des feux éternels de l'enfer.

Le milieu social barbare, qu'engendraient la guerre et le communisme du clan, arrivait à tendre jusqu'à leur extrême limite les nobles qualités de l'être humain, la force physique, le courage, le stoïcisme moral, le dévouement corps et biens à la communauté, à la cité ; le milieu social bourgeois, basé sur la propriété individuelle et la production marchande, érige au contraire en vertus cardinales les pires qualités de l'âme humaine, l'égoïsme, l'hypocrisie, l'intrigue, la rouerie et la filouterie  [19].

La morale bourgeoise, bien que Platon prétende qu'elle descend du haut des cieux et qu'elle plane au-dessus des vils intérêts, reflète si modestement la vulgaire réalité, que les sophistes au lieu de forger un mot nouveau pour désigner le principe, qui selon Victor Cousin, qui s'y connaît, est "la morale tout entière", prirent le mot courant et le nommèrent le Bien : to agathon. Lorsque l'idéal chrétien se formula à côté et à la suite de l'idéal philo­sophique, il subit la même nécessité. Les Pères de l’Église lui imprimèrent le sceau de la vulgaire réalité.

Beatus, que les païens employaient pour riche et que Varron définit "celui qui possède beaucoup de biens", qui multa bona possidet, devient dans la latinité ecclésiastique celui qui possède la grâce de Dieu ; Beatitudo, dont Pétrone et les écrivains de la décadence se servent pour richesses, veut dire, sous la plume de saint Jérôme, félicité céleste ; Beatissimus, l'épithète donnée par les auteurs du paganisme à l'homme opulent, devient celle des patriar­ches, des Pères de l'Eglise et des Saints !

La langue nous a révélé que les barbares, par leur procédé anthropomorphique habituel, avaient incorporé leurs vertus morales dans les biens matériels ; mais les phénomènes éco­nomiques et les événements politiques, qui préparèrent le terrain pour le mode de production et d'échange de la bourgeoisie, dénouèrent l'union primitive du moral et du matériel. Le barbare ne rougissait pas de cette union, puisque c'étaient les qualités physiques et morales, dont il était le plus fier, qui étaient mises en action pour la conquête et la conservation des biens matériels ; le bourgeois, au contraire, a honte des basses vertus qu'il est forcé de mettre en jeu pour arriver à la fortune, aussi veut-il faire croire et il finit par croire, que son âme plane au-dessus de la matière et se repaît de vérités éternelles et de principes immuables : mais la langue, dénonciatrice incorrigible, nous dévoile que sous les nuages épais de la morale la plus purifiée se cache l'idole souveraine des capitalistes, le Bien, le Dieu-propriété.

La morale, ainsi que les autres phénomènes de l'activité humaine, tombe sous la loi du déterminisme économique formulée par Marx : "Le mode de production de la vie matérielle con­ditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intel­lectuelle."


Notes

[1]   Le même phénomène s'observe dans notre langue : bon, dans le vieux français, signifie courageux ; la Chanson de Roland l'emploie toujours dans ce sens :

Franceis sunt bon, si ferrunt vassalement

Les Français sont courageux, ils frapperont bravement, XCI.) Parlant de l'archevêque Turpin, Roland dit :

Li arcevesque est mult bons chevaliers :

Nen ad meillur en terre desuz ciel,

Bien set ferir e de lance e d'espiet.

(L'archevêque est un bien courageux chevalier : - il n'en est pas de meilleur sur terre sous le ciel, - il sait bien frapper et de la lance et de l'épieu, CXLV).

Le roi Jean avait été surnommé bon à cause de son courage. Commines, qui écrivait au quinzième siècle, dit bons homs pour  hommes braves. - Goodman, après avoir été en anglais le qualificatif du soldat et après avoir désigné le chef de famille, le maître de maison, finit, ainsi que notre bonhomme, par être appliqué au paysan : godman Hodge, Hodge est un terme méprisant pour paysan. C'est sans doute quand bonhomme arriva à être généralement donné aux paysans, que nobles et hommes d'armes pillaient (vivre sur le bonhomme était une expression courante) que le mot prit le sens ridicule qu'il a conservé ; d'après Ducange, il a eu un moment la signification de cocu. L'addition d'une désinence rend good et bon grotesques, goody, bonasse. Agathos et bonus ne pouvaient dans l'antiquité acquérir une telle signification : ce n'est que dans le latin du moyen âge que l'on rencontre bonafus, bonasse. Les écrivains de la période byzantine emploient agathos surtout dans le sens de doux, bon ; et il paraît que les gamins de l'Athènes moderne s'en servent pour imbécile.

[2]   La force physique était si prisée que, dans le troisième chant de l'Iliade, Hélène, désignant aux vieillards de Troie les chefs grecs, ce n'est pas par leur âge, leur physionomie, ou leur caractère, mais par leur force qu'elle distingue Ulysse de Ménélas et d'Ajax, qui l'emporte sur les deux par la largeur des épaules. Diodore de Sicile, passant en revue les qualités d'Epaminondas, mentionne d'abord la vigueur de son corps, puis la force de son éloquence, sa générosité et son habileté stratégique.

[3]   Imbellis, imbecillis, qui signifient impropre à la guerre, sont surtout usités par les écrivains latins pour lâche, faible de corps et d'esprit : malus a un sens plus général, il est qualificatif de celui qui au physique et au moral ne possède pas les vertus requises.

[4]   Même dans la démocratique Athènes, du temps d'Aristophane, les marchands n'étaient pas astreint, au service militaire ; le sycophante de son Plutus déclare qu'il se fait marchand pour ne pas partir à la guerre.

Plutarque dit que Marius, "pour combattre les Cimbres et les Teutons, enrôla au mépris des lois et des coutumes, des esclaves et des gens sans aveu (c'est-à-dire des pauvres). Tous les généraux avant lui n'en recevaient pas dans leurs troupes ; ils ne confiaient les armes, comme les autres honneurs de la République, qu'à des hommes qui fussent dignes et dont la fortune connue répondit de leur fidélité".

[5]   "Les travaux des métiers déforment le corps et dégradent l'intelligence, c'est pour cette raison que les gens qui se livrent à ces travaux ne sont jamais appelés aux charges publiques". Xénophon, Economiques.

[6]   L'épithète stoïque appliquée aux héros barbares, est un anachronisme, mais il n'est que verbal : le mot fut fabriqué pour désigner les disciples de Zénon, qui enseignait sous le Portique, stoa : les barbares possédaient la force morale que les stoïciens s'efforçaient d'acquérir.

[7]   Les chevaliers de la fin du Moyen-Age, qui avaient été ruinés par les croisades, et dépossédés de leurs terres par leurs luttes intestines, ne vivaient que de la guerre et appelaient, comme le héros grec, "moisson de l'épée" le butin gagné dans les combats.

[8]   Aristophane, avocat du parti aristocratique et adversaire de la démocratie athénienne, oppose les mœurs antiques aux nouvelles, et par une étrange inconséquence accable des traits les plus envenimés de sa satire Lamachus, Cléon et les démagogues, réclamant et obtenant, malgré l'opposition des aristocrates, la conti­nuation de la guerre contre Sparte. Les temps avaient changé, l'ancienne aristocratie du sang et la nouvelle aristocratie de la richesse avaient beaucoup perdu de leurs sentiments belliqueux et ne conservaient plus dans son intégrité que le sentiment propriétaire ; la guerre ne les enrichissait plus, elle enlevait leurs bestiaux, ravageait leurs champs, arrachait leurs oliviers et leurs vignes, détruisait leurs récoltes et incendiait leurs maisons. Aristophane lui-même avait des propriétés dans l'Eubée, qui était un des champs de bataille de la guerre du Péloponèse. Platon, qui en sa qualité d'idéaliste est un ardent défenseur de la propriété, demande, dans sa République, que les Grecs décident qu'en toute guerre entre eux on ne doit pas incendier les maisons et les récoltes ; on ne devait se permettre ces passe-temps guerriers qu'en pays barbare.

[9]   Le livre de comptes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qui date du IXe siècle, et que Guérard publia en 1847, sous le titre de Polyptique de l'abbé Irminon, classe les nombreuses terres de la communauté monacale en trois catégories : en manses ingénuiles, lidiles et serviles, différemment imposées de services personnels et de redevances en nature, sans tenir compte de la qualité des personnes qui les occupaient : ainsi les familles de serfs occupaient une manse ingénuile, c'est-à-dire libre, acquittaient moins de redevances et de corvées que des hommes libres cultivant une manse servile.

[10]   Un phénomène inverse d'hippomorphisme se produisit au Moyen-Age. Les nobles s'étant réservés le droit d'aller armés à cheval, avaient par ce fait une telle supériorité dans les combats, que le cheval parut commu­niquer au baron féodal des vertus guerrières ; aussi prit-il, ainsi que les riches des républiques antiques, le nom de sa monture et se nomma chevalier, caballero, etc... Ses vertus les plus prisées étaient de cheval (chevaleresques, caballerescos, cavalrous, etc.). Don Quichotte jugeait le cheval un personnage si important dans la chevalerie errante, qu'il lui fallut toute sa casuistique pouf permettre à Sancho Pança de le suivre, monté sur un âne.

[11]   Socrate veut dire que ne pouvant entretenir un cheval de guerre et n'ayant pas les moyens d'acheter une armure complète, ils ne pouvaient servir ni en qualité de chevalier, ni en celle d'hoplite, c'est-à-dire de guerrier armé de toutes pièces.

[12]   Le nombre des citoyens ayant à Athènes leurs droits politiques était de 14.040, ainsi que le prouva le recensement que fit Périclès pour la distribution des blés qui leur étaient envoyés en présent d'Égypte.

[13]   Thucydide rapporte que les ambassadeurs de Corinthe, pour décider les Spartiates, intimidés par les forces maritimes d'Athènes, à se joindre à eux pour déclarer la guerre, leur dirent : "Nous n'avons qu'à faire un emprunt pour débaucher, par une solde plus élevée, les rameurs d'Athènes." - Nicias, dans la lettre qu'il adresse de Sicile à l'assemblée des Athéniens, se plaint de la désertion des mercenaires. Quelques années plus tard, les matelots quittaient la flotte athénienne en Asie Mineure pour passer sur celle de Lysandre qui leur donnait une plus forte solde.

Les Carthaginois, pour combattre en Sicile l'armée grecque, enrôlèrent des soldats grecs qui faisaient le métier de se battre pour la solde. Alexandre trouva au service de Darius des mercenaires grecs, qu'il incor­pora dans son armée, après leur avoir pardonné de s'être battus pour des barbares contre des Grecs. Le mercenariat abolit le sentiment patriotique si farouche et si profond chez le barbare ; on rencontrait des mercenaires grecs guerroyant dans toutes les armées. Quand les stoïciens et les cyniques, longtemps avant les chrétiens, parlèrent de la fraternité humaine s'élevant au-dessus des étroites murailles de la cité antique, ils ne faisaient que donner une expression humanitaire et philosophique au fait accompli par les événements économiques et politiques.

[14]   Le mot soldat qui, dans les langues européennes, a remplacé celui de guerrier (soldier, anglais, soldat, alle­mand, soldado, espagnol, soldato, italien, etc.) vient de soldius, sou, d'où solde. C'est du salaire qu'il reçoit que le militaire dérive son nom. Historiquement le soldat est le premier salarié.

[15]   Un semblable phénomène se reproduisit vers la fin du moyen âge. Le seigneur féodal n'avait droit aux redevances en nature et au service personnel de ses serfs et vassaux qu'à la condition de les défendre contre les nombreux ennemis qui les environnaient ; mais quand, à la suite d'événements économiques et politi­ques, il y eut une pacification générale à l'intérieur, le seigneur n'eut plus à remplir son rôle de protec­teur, ce qui ne l'empêcha pas de conserver et même d'aggraver les corvées et les redevances qui avaient perdu leur raison d'être.

[16]   L'époque capitaliste a vu un divorce analogue, tout aussi brutal et tout aussi fécond en conséquences révo­lutionnaires. Au début de la période capitaliste, pendant les premières années du XIXe siècle, l'idéal du petit bourgeois et de l'artisan acquit une certaine consistance dans l'opinion publique : le travail, l'ordre et l'écono­mie furent considérés comme strictement liés à la propriété ; ces vertus morales conduisaient alors à la possession des biens matériels. Les économistes et les moralistes bourgeois peuvent encore, comme des perroquets, répéter que la propriété est le fruit du travail, mais elle n'est plus sa récompense. Les vertus de l'idéal artisan et petit bourgeois ne conduisent plus le salarié qu'au bureau de bienfaisance et à l'hôpital.

[17]   On doit entendre par production marchande la forme de production dans laquelle le travailleur produit, non pour sa consommation ou celle de sa famille. mais pour la vente. Cette forme de production, qui caractérise la société bourgeoise, se distingue absolument des formes qui l'ont précédée, dans. lesquelles on produisait pour sa consommation, soit en employant des esclaves, des serfs ou des salariés. Les familles patriciennes de l'antiquité, comme les seigneurs du Moyen-Age, faisaient produire sur leurs terres et dans leurs ateliers, vivres, vêtements, armes, etc., en un mot presque tout ce dont ils avaient besoin, et n'échangeaient que le surplus de leur consommation à de certaines époques de l'année.

[18]   Les païens n'essayaient pas de déguiser la vérité et mettaient le commerce sous le patronage de Mercure, le dieu des voleurs. Les catholiques sont plus jésuites; les ordres religieux qui ne se consacrent pas exclusivement à la captation d'héritages font du commerce et de l'industrie leur principale et même unique occupation, quoiqu'ils prétendent n'adorer qu'un dieu pur de tout mensonge et innocent de toute fraude.

Le premier acte de la bourgeoisie capitaliste arrivant au pouvoir en 1789 fut de proclamer la liberté du vol, en débarrassant le commerce et l'industrie de tout contrôle. Les maîtres de métier du moyen âge, ne travaillant que pour le marché local, pour des voisins, avaient établi un sévère contrôle de la production ; syndics des corporations étaient autorisés à entrer à toute heure dans les ateliers afin d'examiner la matière première et la manière dont elle était ouvrée ; pour faciliter leur inspection, les portes et les fenêtres de l'atelier restaient ouvertes pendant le travail : les artisans du moyen âge opéraient littéralement sous les yeux du public. Les objets, avant d'être mis en vente, contrôlés par les syndics, étaient marqués d'un plomb ou de tout autre signe, attestant que la corporation se portait garant de leur bonne qualité. Ce contrôle incessant, qui gênait et comprimait l'essor du génie voleur de la bourgeoisie capitaliste, était un de ses plus sérieux griefs contre les corporations.

[19]   Les écrivains bourgeois ont l'habitude de charger de tous les vices de la civilisation les sauvages et les barbares, que les capitalistes volent, exploitent et exterminent, sous prétexte de les civiliser et ce sont eux qui les corrompent physiquement et moralement avec l'alcool, la syphilis, la Bible, le travail forcé et le commerce.

Les voyageurs, qui viennent en contact avec des peuplades sauvages, non contaminées par la civilisation, sont frappés par leurs vertus morales et Leibniz, qui à lui seul vaut tous les philosophes du libéralisme, ne pouvait s'empêcher de leur rendre hommage. "Je sais, à n'en pouvoir douter, écrit-il, que les sauvages du Canada vivent ensemble et en paix ; quoi qu'il n'y ait parmi eux aucune espace de magistrat, on ne voit jamais ou presque jamais dans cette partie du monde de querelles, de haines ou de guerres, sinon entre hommes de différentes nations et de différentes langues. J'oserais presque appeler cela un miracle politique, inconnu à Aristote, et que Hobbes n'a point remarqué. Les enfants mêmes, jouant ensemble, en viennent rarement aux mains, et lorsqu'ils commencent à s'échauffer un peu trop, ils sont aussitôt retenus par leurs camarades. Au reste, qu'on ne s'imagine point que la paix dans laquelle ils vivent soit l'effet d'un caractère lent et insensible, car rien n'égale leur activité contre l'ennemi, et le sentiment d'honneur est chez eux au dernier degré de vivacité, ainsi que le témoigne l'ardeur qu'ils montrent pour la vengeance, et la constance avec laquelle ils meurent au milieu des tourments. Si ces peuples pouvaient, à de si grandes qualités naturelles, joindre un jour nos arts et nos connaissances, nous ne serions auprès d'eux que des avortons".


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