1946

Ce texte a paru dans le n° 10 (nouvelle série), mars 1946, de la revue Confluences, créée à Lyon puis transférée à Paris ; directeur, René Tavernier, rédacteur en chef, René Bertelé.

François Le Lionnais (1901-1984)

La peinture à Dora

1946

Ingénieur chimiste de formation, François Le Lionnais aimait se présenter comme mathématicien. Jeune encore, il s'occupe du téléphone automatique. Résistant, il est déporté à Dora où il sabote le système de guidage des V2. Après la guerre, cet ami de Marcel Duchamp fondera, avec Raymond Queneau, l'Oulipo. François Le Lionnais a toujours eu des activités variées, la principale ayant été celle de conseiller scientifique de divers organismes de recherche, de l'ex-O.R.T.F., des Musées nationaux de France, etc. Président d'honneur de l'Association des écrivains scientifiques de France — qu'il a fondée en 1950 avec son autre président d'honneur, Louis de Broglie —, il est également membre du comité consultatif du langage scientifique de l'Académie des sciences, du comité d'étude des termes techniques français, de la commission de restauration des œuvres d'art des Musées nationaux de France. Producteur d'une émission radiophonique : La Science en marche, sur France-Culture, il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages de vulgarisation scientifique.


L'événement eut lieu un matin au cours d'une de ces séances auxquelles nous étions accoutu­més. Nous étions quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place d'appel, pendant qu'on procédait à une fouille générale. Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s'élevait du côté de l'infirmerie. L'automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m'emportèrent avec eux. L'Enfer de Dora se métamorphosa subi­tement en un Breughel dont je devins l'hôte. Fa­vorisée sans doute par l'affaiblissement physique et mental dans lequel nous nous trouvions, une vive exaltation s'empara de moi : l'impression de m'être évadé, comme aurait pu le faire une fumée, sous l’œil de mes gardiens imbéciles. Cette eupho­rie fut de brève durée. Elle fut assez longue ce­pendant pour me permettre de supporter la solide volée de coups de poings et de gifles à décrocher les mâchoires (encore un cas où se révèle la supé­riorité expressive du langage populaire sur le vocabulaire académique : c'est « baffes » qu'il fau­drait dire) qui furent mon lot quand mon tour arriva d'être fouillé.

Je sus alors que j'étais de nouveau sollicité par l'appel d'une ancienne passion. Toutefois, il fallut la réapprendre. Ce fut dans mon «block » qu'allait se faire le réapprentissage.

Ces blocks étaient parfois décorés de peintures dues aux talents de quelques détenus. Il ne s'agis­sait pas tant de nous faire plaisir que d'embellir un petit coin de nos bagnes, celui que s'étaient ré­servé nos chefs de blocks, de puissants potentats. Ces peintures manquaient pour la plupart d'intérêt et oscillaient entre la Foire aux Croûtes et le Salon des Artistes Français.

Il en était une cependant qui me fascinait. Elle représentait un cours d'eau dans l'Allemagne du Sud, ou le Tyrol (du moins je le suppose). Venue du fond du tableau la rivière se précipitait sur le spectateur. Le courant était tout à la fois bouillon­nant et parfaitement immobile. Solidement planté sur un radeau, un forestier le convoyait avec un chargement de bois. Par suite d'une entière et heureuse inexpérience de son art, le peintre avait figuré un radeau un peu plus large que le cours d'eau. L’œuvre aurait pu prendre place dignement à « l'Exposition des Peintres Populaires de la Réa­lité » où j'ai passé de bons moments en 1937, ou encore à la récente « Exposition des Peintres Au­todidactes ». J'aurais bien voulu emporter avec moi ce petit panneau de bois colorié : les nazis m'empêchèrent de réaliser ce projet en nous obligeant à évacuer Dora quelques jours avant la Libération.

J'avais fait la connaissance dans le camp de deux ou trois peintres. Mais je les voyais peu par suite des difficultés inhérentes à la profession de détenu ; et d'ailleurs je ne recherchais point leur compagnie. Nous n'avions pas la même manière de comprendre et d'aimer la peinture. Je préférais m'entretenir de ce sujet avec mon meilleur ami de là-bas, un jeune homme auquel je m'étais atta­ché comme on ne peut le faire que dans ces excep­tionnelles circonstances et qui ne devait, hélas, pas sortir vivant de cette affreuse aventure : il s'appelait Jean Gaillard.

Aussi intelligent que sensible il était avide de tout ce qui touchait aux choses de l'esprit. Ensemble nous passions tout le temps dont nous pouvions disposer à faire le tour des connaissances humaines, une sorte d'inventaire de tout ce que les civilisations ont su édifier. Je retraçais pour mon ami l'histoire de la Théorie des Nombres et nous l'élargîmes bientôt en une histoire plus générale des Mathématiques. Ce fut ensuite le tour de l'Électricité, de l'Optique et de la Chimie. Nous obliquâmes vers la philosophie dont nous reconsti­tuâmes la trajectoire depuis les théogonies primi­tives jusqu'à l'existentialisme et au marxisme. Le jour de la peinture arriva et Jean me demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur cette question.

Je commençai par lui exposer le plan de mon grand livre sur la Peinture. Cet ouvrage (qui faute de temps a les plus grandes chances de ne jamais paraître) propose en cette matière le point de vue d'un amateur de mathématiques et par conséquent de fantaisie. Pour illustrer ma théorie des « deux portes » et quelques autres thèses (dont certaines n'étaient pas sans le scandaliser agréablement) il eût été nécessaire de les appuyer sur des exemples nombreux, précis et tangibles. Malheureusement, je ne pouvais lui mettre sous les yeux ni les oeuvres elles-mêmes, ni même des reproductions. Il fallut nous contenter d'un expédient : je lui décri­vis ces oeuvres avec la plus grande minutie pen­dant les interminables heures d'attente sur la place d'appel. Doué d'une excellente mémoire, Jean réussit ce tour de force de se familiariser avec quelques tableaux célèbres au point de pou­voir en parler en meilleure connaissance de cause que tant de gens qui les ont regardés sans les comprendre, sans les aimer, et je crois, bien sou­vent, sans les voir.

C'est ainsi que nous contemplâmes longuement avec les yeux de la pensée la Vierge au Chancelier Rollin de Van Eyck. Je projetais comme avec une lanterne magique le sévère regard du donateur, les lapins écrasés sous les colonnes, l'ivresse de Noé racontée sur un chapiteau, les petites touffes d'herbe qui poussent entre les pavés de la courette et les six marches de l'escalier qui conduit à la terrasse, tous les détails de la circulation fluviale et de l'agitation citadine du fond. Les tragiques diagonales entrecroisées du Saint François rece­vant les stigmates de Giotto le bouleversèrent, le tendre et délicieux Supplice de Saint Cosme et Saint Damien de Fra Angelico le charma. Nous fîmes de longues excursions dans La Tentation de Saint Antoine de Jérôme Bosch (de Lisbonne) ; dans La Vierge aux Rochers de Vinci ; dans un certain tondo de Pérugin (il est au Louvre et re­présente la Vierge entre Sainte Rose, Sainte Ca­therine et deux Anges) auquel on n'accorde pas l'attention qu'il mériterait (et surtout qu'on ne vienne pas m'opposer la fadeur - indiscutable - des figures ; le problème est ailleurs), dans La fuite de Sodome de Lucas de Leyde, d'une si extraordi­naire atmosphère d'apocalypse, dans La Mélanco­lie de Dürer (dont nous reconstituâmes le carré magique en nous souvenant qu'il contient la date de sa création : 1514) ; dans ce petit Véronèse du Musée de Grenoble qui représente l'apparition du Christ à Madeleine et qui, s'il n'est probablement pas le plus remarquable des Véronèse existants, est, en tout cas, le plus magique que je connaisse. (N'ayant pas encore revu ce tableau, je me de­mande si la robe de Marie-Madeleine est bien réellement telle - et si féerique - que je crois m'en souvenir.)

Pierre par pierre, nous construisions le plus merveilleux musée du monde. Ce faisant, nous avions fini par extraire de chaque œuvre un détail seulement, parfois deux, infiniment plus sonores, plus lourds et plus justes, - plus vrais que la misérable réalité qui nous broyait sans nous convaincre. La Kermesse de Rubens nous livra la petite jalouse du premier plan, à gauche, et aussi, à droite, ce prodigieux passage du tumulte humain au mélancolique apaisement de la nature, Nous dérobâmes sa grappe de raisin à la Fécondité de Jordaens, le petit âne du Buisson de Ruysdael, la nappe miraculeuse des Pèlerins d'Emmaüs. Nous pénétrâmes, le cœur battant, dans la chambre qui est à l'arrière-plan des Ménines...

Nous réinventions chaque tableau, inquiets de dire, avec de simples mots, ce bonheur insolent dans la couleur des Femmes d'Alger, le fleurissement sensuel du Moulin de la Galette, et la préméditation de chacune des mille touches appa­rentes de la Maison du Pendu.

Il me fut relativement plus facile de ressusciter des oeuvres d'un contenu plus richement affectif comme La Charmeuse de Serpents du douanier Rousseau, ou Le Fou en transes de Klee. Je crois avoir rendu mon camarade quelque peu amoureux de cette précieuse jeune fille qui, sur la gauche de L'embarquement pour Cythère, nous tourne presque le dos et engage avec une char­mante décision son bras dans celui d'un jeune gentilhomme pour l'entraîner vers la nef en par­tance. Je profitai de ces rectangles que Poussin a disposés derrière son autoportrait du Louvre pour légitimer ceux (assez différents, bien sûr) de Braque et de Mondrian. La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel Duchamp, surprit beaucoup mon ami. Il hésitait un peu devant la description que je lui en fis et n'accepta cette couvre étonnante que sous bénéfice d'un futur inventaire. Il marqua plus d'empressement à conclure alliance avec La Horde de Max Ernst. Il est vrai que l'atmosphère de Dora était plus favorable à ce dernier tableau.

Ainsi armés nous aurions souhaité nous enga­ger plus avant dans le roman des lignes et des couleurs, mais il ne nous fut pas possible d'avan­cer plus loin. C'est à peine si nous pûmes évoquer le graphisme tendu des Pollaiulo, les éclairages artificiels de Georges de La Tour, ces harmonies colorées où je crois trouver l'indice que Véronèse a vu l'ultraviolet et cette géométrie des Peintres de la Vérité qui leur fait introduire dans certaines oeuvres de véritables systèmes de coordonnées cartésiennes (figurées, par exemple, par des oiseaux ou par des mains dans les ta­bleaux que j'ai déjà cités de Van Eyck et de Vinci.)

Pourtant mon vagabondage ne se bornait pas aux toiles plus ou moins connues et consacrées. Je réservai pour ma méditation solitaire certaines évocations qu'il m'aurait été trop long de justifier. Par exemple ces innombrables mauvais (oh, très mauvais) tableaux qui ornent les salles à manger et les salons de quelques-uns de mes amis ou relations. J'y fais parfois de curieuses découvertes au cours des voyages d'exploration que j'y entreprends lorsque la conversation de­vient suffisamment générale pour que je puisse m'en abstraire à l'insu de mes hôtes. Ou encore telles affiches obsédantes dans mon souvenir, comme celle des opticiens Lissac, qui représente une jolie dame au souriant visage rongé d'une lèpre mécanique... (A notre première reprise de relations, dans le métro, je lui fis un petit clin d’œil complice.)

Vers cette époque, nous fûmes brutalement sé­parés, mon camarade et moi, par un changement d'équipes et je dus franchir seul l'étape suivante. Elle consiste en une sorte de jeu que je pratique depuis des années et dont je suis friand. Il s'agit d'établir entre deux ou plusieurs tableaux des communications, ou encore de greffer sur l'un des éléments prélevés sur un autre.

Par exemple, je projette d'excitantes baigneu­ses de Fragonard au beau milieu de l'Enterrement d'Ornans, et je laisse tous ces bonnes gens se débrouiller entre eux. Ou bien, j'attire dans une même pièce le Condottière d'Antonello de Mes­sine, et le buveur du Bon Bock, puis je m'en vais sur la pointe des pieds, je ferme à double tour et j'observe les réactions par une petite lucarne secrète (ainsi faisait tel docteur sadique avec ses victimes). Ou encore je transporte un paysan de Louis Le Nain au milieu du Couronnement de Marie de Médicis et j'étudie ses impressions. De telles confrontations sont généralement pleines d'enseignements. C'est ainsi que l'on s'aperçoit que, malgré d'indiscutables différences d'éduca­tion, La Goulue et La Famille Bellelli communient avec la même ferveur dans le culte de l'argent. Un Christ de Grünewald regarde avec un certain éton­nement un Christ de Reni, comme s'il s'agissait d'un autre que lui-même et, par contre, la Vierge de Botticelli (celle du Musée de Berlin) se re­trouve comme un miroir dans la Vénus marine, du même peintre.

Je ne procède pas toujours par contraste et je ne me contente pas, bien entendu, de faire des expériences sociales, quoique cet exercice soit bien intéressant et révélateur de quelques-unes des racines les plus profondes de la peinture. À l'occasion, je me repose dans des passages plus nuancés, par exemple en échangeant les petits pages qui sont l'un et l'autre à droite du Saint Ferdinand, du Gréco, et d'Alof de Vignacourt, du Caravage, ou en faisant égarer un chevreuil de Courbet dans un sous-bois de Théodore Rousseau. Les dialogues de natures mortes sont, eux aussi, captivants, mais d'une réalisation souvent diffi­cile. Il est aisé de dérober à Chardin sa petite pipe et de la dissimuler sous le coussin de la Dentellière de Vermeer. Par contre, il me semble quasi impossible de rien ajouter ou retrancher à certaines natures mortes de Cézanne. Je pense notamment à ces quelques pommes qui furent ex­posées jadis à l'Orangerie (dans la grande salle ovale, au fond, à gauche de la porte). Il règne autour de cette oeuvre une barrière de potentiel qui empêche d'y pénétrer pour y rien modifier. Si ce n'était pas une plaisanterie de parler de la « chose en soi », c'est là qu'il conviendrait de la chercher.

Ainsi passèrent pour moi les jours à Dora, au milieu des interminables appels dans la neige et du vent froid de l'hiver. Rompu maintenant à mon jeu, je n'avais plus guère besoin des toiles peintes par ces peintres pour créer mon univers de formes et de couleurs. Quelques semaines avant la Libération, j'avais récupéré suffisamment d'élasticité intérieure pour pouvoir me livrer de nouveau à l'un de mes anciens vices : la Peinture mentale.

Je suis en effet l'auteur d'un grand nombre de tableaux que j'ai dû me contenter d'imaginer faute d'être capable de les peindre. (Les fées, à ma naissance, me dotèrent d'une considérable mala­dresse manuelle.) Je me suis fait une spécialité de paysages enivrants et de visages effarants. Par contre, je ne réussis pas bien la nature morte, et j'aime mieux ne rien dire de mes essais de ta­bleaux de genre.

C'est surtout le soir que je me livre le plus volontiers à cette sorte d'exercice. Malheureusement, mes tableaux ne durent généralement pas plus de quelques minutes, quelquefois même quelques secondes. En termes de radio-activité, leurs « périodes » sont comprises entre celles du Thorium A (0,14 seconde) et du Radium C (3 mi­nutes). Tout se défait avec rapidité, comme les dessins de la pluie sur une vitre, et d'authentiques chefs-d’œuvre se mettent à couler comme des camemberts. Le plus souvent, découragé, je me désintéresse de ces créations trop liquides et je pense à autre chose. D'autres fois, je m'accroche, je m'efforce de les remanier et j'utilise les débris d'un tableau en pleine déliquescence pour en fa­briquer hâtivement un autre, qui ne durera d'ail­leurs pas plus longtemps.

Emporté par mon élan, il m'arrive parfois d'al­ler plus loin et de concevoir, dans mes instants les mieux aiguisés, des tableaux singuliers. Ce sont des oeuvres d'une espèce qui ne serait plus guère humaine et dont les sens et la technique corres­pondraient à ces domaines ensorcelés dans les­quels nous n'avons pu pénétrer jusqu'ici qu'au moyen de notre intelligence mathématicienne. Je rêve à des fresques qui comporteraient des pôles à l'infini, à d'autres dont les lignes seraient des fonctions sans dérivées, à d'autres encore, multivalentes, dont la complexité ne se pourrait débrouiller qu'au moyen de sortes de « Surfaces de Riemann », à mille sortilèges aussi peu sérieux...

Je n'ai parlé que de la peinture pour ne point encombrer cet article de souvenirs trop disparates.

J'ajouterai pourtant que ces exercices étaient souvent liés à une activité musicale et littéraire aussi intense. Où êtes-vous souvenirs de la Passa­caille de Bach jouée au cours d'une désinfection particulièrement redoutable, du Quintette pour clarinette de Mozart, dont les volutes argentées s'enlaçaient au thème infect de la dysenterie, du XIe Quatuor de Beethoven, grondant sa révolte au lendemain d'une série de pendaisons particulière­ment bien réussie, et de toutes ces angéliques visitations de poètes - Shelley, Rimbaud ou Eluard - qui se firent plus pressantes au moment de la grande faim ?

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