1904

1904 : Lénine tire un bilan complet du deuxième congrès de la social-démocratie russe, de la scission entre bolchéviks et menchéviks...


Un pas en avant, deux pas en arrière

Lénine


Ceux qui ont souffert d’être faussement accusés d’opportunisme

Avant de passer à la suite des débats sur les statuts, il est nécessaire, pour élucider nos divergences sur la question de l'effectif des institutions centrales, de rappeler les séances privées de l'organisation de l'Iskra, pendant le congrès. La dernière et la plus importante de ces quatre séances s'est tenue justement après le vote du § 1 des statuts, ce qui fait que la scission de l'organisation de l'Iskra survenue cours de cette séance, fut chronologiquement et logiquement une condition préludant à la lutte ultérieure.

Les séances privées de l'organisation de l'Iskra [1] commencèrent bientôt après l'incident avec le Comité d’organisation qui a fourni un prétexte à l'examen de la question des candidatures possibles au Comité Central. Il va de soi qu'étant donné le re­trait des mandats impératifs, ces séances eurent un carac­tère strictement consultatif, qui ne liaient personne mais dont l’importance était néanmoins énorme. Les élections au Co­mité Central comportaient de grandes difficultés pour les délégués qui ne connaissaient ni les noms conspiratifs, ni le travail intérieur de l'organisation de l'Iskra, organisation qui a créé l'unité de fait dans le Parti, assumé la direction du mouvement pratique, un des motifs de la reconnaissance de l'Iskra. Nousavons déjà vu qu'avec l'unité des iskristes, une grosse majorité, jusqu'aux trois cinquièmes; tous les délégués s’en rendaient parfaitement compte. Tous les iskristes attendaient précisément que l'organisation de l'Iskra recommande un effectif déterminé pour le Comité Central, et aucun des mem­bres de cette organisation n'a élevé la moindre objection contre l’examen préalable par celle‑ci de l'effectif du Comité Central, personne n'a soufflé mot à propos de la confirma­tion de tout l'effectif du Comité d’organisation, c'est‑à‑dire de sa transformation en Comité Central, personne n'a soufflé mot même au sujet d’une conférence concernant les candidats au Comité Central, à laquelle prendrait part tout l'effectif du Comité d’organisation en ce qui. Chose extrêmement caractéristique aussi, qu'il importe éminemment de ne pas perdre de vue, car maintenant, les martoviens défendent avec zèle, rétrospectivement, le Comité d’organisation, démontrant ainsi pour la centième et pour la millième fois leur veulerie politique [2]. Tant que la scission au sujet de la composition des centres n'avait pas associé Martov et les Akimov, tout le monde se rendait nettement compte au congrès de ce dont tout homme impartial se convaincra aisément par les procès-verbaux et par toute l'histoire de l'Iskra, à savoir que le Comité d’organisation a été principalement une commission chargée de convoquer le congrès et composée à dessein de représentants de diverses nuances, jusqu'à celle du Bund; quant au travail véritable pour créer l'unité organique du parti, l'organisation de l'Iskra qui en avait porté tout le poids sur ses épaules (il ne faut pas perdre de vue non plus qu'un certain nombre de membres iskristes du C.O. étaient absents tout à fait par hasard au congrès, tant par suite des arrestations que pour d'autres circonstances « indépendantes »).. La composition de l'organisation de l'Iskra au congrès a été rappelée dans la brochure du camarade Pavlovitch (voir sa « Lettre à propos du deuxième congrès», p. 13) [3].

Résultat définitif des vifs débats dans l'organisation de l'Iskra :deux votes dont j'ai déjà parlé dans la « Lettre à la rédaction ». Le premier vote : « une des candidatures soutenues par Martov est repoussée par neuf voix contre quatre, et trois abstentions ». On aurait pu croire qu'il ne pouvait y avoir rien de plus simple ni de plus naturel que ce fait : avec l'assentiment général de tous les seize membres de l'organisation de l'Iskra se trouvant au congrès, la question des candidatures éventuelles est débattue et une des candidatures du camarade Martov (précisément celle du camarade Stein, comme le camarade Martov lui-même n'y tenant plus, l'a laissé échapper dès à présent, p. 69 de l'Etat de siège),a été repoussée par la majorité. Du reste, ne nous sommes‑nous pas réunis au congrès du parti justement pour discuter et décider de la question de savoir àqui confier « le bâton de chef d'orchestre », et notre devoir général, comme membres du parti, était de consacrer à ce point de jour l'attention la plus soutenue, de régler cette question du point de vue des intérêts de la cause, et non du point de vue de « suaves banalités », comme s'exprimera plus tard trèsjustement le camarade Roussov. Sans doute, à la question des candidats au congrès, force a été de parler aussi de certaines qualités personnelles, on ne pouvait pas ne pas marquer son approbation ou non‑approbation [4], notamment dans une assemblée non officielle et privée. Déjà au congrès de la Ligue j'ai eu l'occasion d'avertir qu'il était absurde considérer la non‑approbation d'une candidature comme quelque chose de « déshonorant » (p. 49 des procès-verbaux de la Ligue); absurde de faire une « scène » et de piquer une crise d'hystérie au sujet de ce qui constitue le devoir direct d'un membre du parti : choisir des fonctionnaires en toute conscience et avec circonspection. Or, pour notre minorité, c'est là que le feu avait été mis aux poudres; ils se sont mis à crier, à la suite du congrès, que l'on « détruisait la réputation » (p. 70 des procès-verbaux de la Ligue), et à assurer dans la presse le grand public, que le camarade Stein était le « principal représentant » de l'ancien C.O., et qu'on l’accusait gratuitement d'« on ne sait quels plans infernaux » (p. 69, Etat de siège). Eh bien, n'est‑ce point là une crise d'hystérie que, pour une approbation ou non‑approbation des candidats, on crie à la « destruction de la réputation » ? N’est-ce point une vaine querelle lorsque, ayant essuyé une défaite dans une assemblée privée de l'organisation de l'Iskra, et dans une assemblée officielle, supérieure, du parti, au congrès, les gens poussent des plaintes devant la rue et recommandent au respectable public des candidats mis au rebut, comme « principaux représentants » ? - lorsque des gens imposent ensuite au parti leurs candidats au moyen de la scission et en réclamant la cooptation ? Lesidées politiques, chez nous, se sont tellement mélangées  dans l'atmosphère étouffante de l'étranger, que le camarade Martov ne sait plus distinguer le devoir de membre du parti d'avec l'esprit de cercle et le favoritisme ! C'est sans doute du bureaucratisme et du formalisme que de croire qu'il est opportun de discuter et de régler la question des candidats uniquement aux congrès, où les délégués se réunissent pour délibérer avant tout sur d'importantes questions de principe, où se rencontrent les représentants du mouvement capables d'envisager sans parti pris la question de personnes, capables (et obligés) de réclamer et de recueillir tous les renseignements sur les candidats avant d'offrir une voix délibérative; où la part donnée aux discussions autour du bâton de chef d'orchestre est naturelle et nécessaire. Au lieu de ce point de vue bureaucratique et formaliste, on a introduit chez nous d'autres mœurs : après les congrès, nous parlerons à droite et à gauche sur les funérailles politiques d'Ivan Ivanovitch, sur la destruction de la réputation d'Ivan Nikiforovitch; tels ou tels littérateurs recommanderont les candidats dans des brochures et assureront hypocritement en se frappant la poitrine : ce n'est pas un cercle, c'est un parti... Ceux des lecteurs qui sont avides de scandales, s'enivreront de cette nouvelle à sensation : un tel a été le principal représentant du C.O., comme l'assure Martov lui­-même [5]. Ces lecteurs sont beaucoup plus capables de discuter et de régler la question que ne le sont les institutions formalistes dans le genre des congrès avec leurs décisions grossièrement mécaniques se­lon la majorité... Oui, nos vrais militants du parti auront encore à nettoyer les vastes écuries des chicanes de l’étranger !


Un autre vote de l'organisation de l'Iskra :« adoptée par dix voix contre deux et quatre abstentions, la liste des cinq (au Comité Central), où sur ma proposition, a été introduit un leader des éléments non‑iskristes et un leader de la mino­rité iskriste [6] ». Vote très important, qui montre clairement et irréfutablement toute l'hypocrisie des racontars surgis par la suite dans cette atmosphère de querelles et prétendant que nous voulions vider du parti ou destituer des non‑iskristes; que la majorité aurait choisi par une moitié du congrès au sein d’une seule moitié, etc. Tout cela n'est qu'un tissu de mensonges. Le vote dont je viens de parler montre que nous n’avons destitué les non‑iskristes non seulement du parti, mais même du Comité Central, mais que nous avons donné à nos contradicteurs une très importante minorité. La vérité était qu’ils voulaient avoir la majorité, et, comme ce modeste désir ne s’est pas réalisé, ils ont soulevé un scandale et com­plètement renoncé à faire partie des centres. Que la chose fût précisément ainsi, en dépit des affirmations du camarade Martov à la Ligue, c'est ce qui ressort de la lettre suivante qui nous a été adressée à nous, la majorité iskriste et majo­rité du congrès après le départ des sept délégués), par la minorité de l'organisation de l'Iskra peu après l'adoption du § 1 des statuts au congrès (notons que l'assemblée de l'organisationdel'Iskra dont j'ai parlé, a été la dernière : aprèscelle-ci, l'organisation s'est pratiquement scindée et les deux parties ont cherché à convaincre de leur bien‑fondé les autres délégués du congrès).

Voici le texte de la lettre :

« Après avoir entendu les explications des délégués Sorokine et Sablina [7] attestant le désir de la majorité de la rédaction et du groupe « Libération du Travail » de prendre part à la réunion (à telle date) [8] et établi avec l'aide de ces délégués, qu'au cours de la réunion précédente, on avait communiqué la liste des candidats au Comité Central, liste qui émanait soi-disant de nous et dont on a usé pour caractériser faussement toute notre position politique, compte tenu que, tout d'abord, cette liste nous a été attribuée sans qu'aucun effort ait été tenté pour en vérifier l'origine; que, en second lieu, cette circonstance est liée indubitablement à l'accusation d'opportunisme ouvertement répandue contre la majorité de la rédaction de l'Iskra et le groupe et le groupe « Libération du Travail »; et que, troisièmement, le lien de cette accusation avec un plan parfaitement déterminé pour modifier l'effectif de la rédaction del'Iskra nous apparaît tout à fait clairement, nous trouvons insuffisants les motifs invoqués pour s'opposer à notre présence à la réunion, et le refus de nous admettre à la réunion prouve qu’on ne veut pas nous permettre de dissiper les fausses accusations ci-dessus rappelées.
Pour ce qui est d'un accord possible entre nous sur la liste commune des candidats au Comité Central, nous déclarons que la seule liste que nous puissions accepter comme base d'une entente, est celle‑ci : Popov, Trotsky, Glébov. Et nous soulignons le caractère de cette liste comme une liste de compromis, attendu que l'introduction dans cette liste du camarade Glébov n'est qu'une concession à la majorité après que le rôle joué par le camarade Glébov au congrès s'est éclairci pour nous, nous ne considérons pas le camarade Glébov comme répondant aux exigences que l'on doit présenter à un candidat au Comité Central.
Nous soulignons d'autre part que, en débattant les candidatures au Comité Central, nous le faisons sans aucun rapport à la composition de la rédaction de l'Organe Central, ‑ car nous n'acceptons aucune discussion sur ce point (sur la composition de la rédaction).
Pour les camarades, signé : Martov et Starover. »

Cette lettre, qui reproduit fidèlement les dispositions d’esprit présidant à la discussion des parties ainsi que l'état de la discussion, nous introduit d'emblée au « cœur » de la scission amorcée et en montre les causes véritables. La mi­norité de l'organisation de l'Iskra, en refusant l'accord avec la majorité et préférant la libre propagande au congrès (elle en avait, bien entendu, le plein droit) cherche néanmoins à obtenir des « délégués » de la majorité son admission à leur réunion privée ! On conçoit que cette drôle de revendication n’a provoqué à notre assemblée (bien entendu, la lettre a été lue au cours de la réunion) que sourires et haussements d’épaules; quant aux cris qui tournaient à l'hystérie, à propos des « fausses accusations d'opportunisme », ils ont tout bonnement provoqué le rire. Mais analysons d'abord, point par point, les doléances de Martov et de Starover.

On leur a faussement attribué la liste; on caractérise faussement leur position politique. Cependant, ainsi que le reconnaît Martov lui-même (p. 64 des procès-verbaux de la Ligue), je n'ai pas songé à mettre en doute qu'il n'est pas l’auteur de la liste. En général, la question de savoir qui en est l’auteur n'a rien à voir ici, et que la liste ait été dressée par quelqu'un des iskristes ou quelqu'un des représentants du « centre », etc., cela n'a absolument aucune importance. L'important, c'est que cette liste, entièrement composée des mem­bres de la minorité actuelle, a circulé au congrès, fût‑ce comme une simple conjecture ou supposition. Le plus important, enfin, c'est que le camarade Martov avait dû faire des pieds et des mains pour se défendre au congrès contre une telle liste, que maintenant il devrait accueillir avec enthousiasme. On ne saurait marquer avec plus de relief l'inconstance dans l'appréciation des hommes et des nuances, que, par ce bond effectué en quelques mois, des clameurs sur le « bruit déshonorant » au désir d'imposer au Parti, au centre, ces mêmes candidats de cette liste, soi­-disant déshonorante [9] !

Cette liste, disait le camarade Martov au congrès de la Ligue, « signifiait au point de vue politique notre coalition et celle du « Ioujny Rabotchi » avec le Bund, coalition dans le sens d'un accord direct » (p. 64).Cela est faux car, premièrement, le Bund n'aurait jamais accepté un « accord » sur la liste où il n'y avait pas un seul bundiste; en second lieu, il n'était, il ne pouvait être question d'aucun accord direct (qui apparaissait déshonorant à Martov), non seulement avec le Bund, mais même avec le groupe « Ioujny Rabotchi ». Il ne s'agissait pas justement d'un accord, mais d'une coalition; non plus que le camarade Martov conclût un marché mais qu'il devait être inévitablement soutenu par ces mêmes éléments antiiskristes et hésitants, contre lesquels il lutta durant la première moitié du congrès et qui s'étaient accrochés à son erreur dans le § 1 des statuts. La lettre que j'ai citée montre de la façon la plus incontestable que la racine de « l'offense » résidait justement dans l'accusation d'opportunisme, accusation déclarée et fausse par‑dessus le marché !Ces « accusations », qui avaient mis le feu aux poudres et que le camarade Martov s'applique maintenant avec le plusgrand soin à circonvenir, en dépit de mon rappel dans la « Lettre à la rédaction », étaient de deux sortes : en premier lieu, pendant les débats sur le § 1 des statuts Plékhanov a dit expressément que la question du § 1 visait à « séparer » de nous « tous les tenants de l'opportunisme », et que pourmon projet, en tant que rempart contre l'invasion de ces derniers dans le Parti, « devaient voter de ce fait, tous les adversaires de l'opportunisme » (p. 246 des procès-verbaux du congrès). Ces termes énergiques, malgré la légère atténuation que j'y ai apportée (p. 250) [10] ont fait sensation, ce qui apparaît nettement exprimé dans les discours des camarades Roussov (p. 247),Trotsky (p. 248)et Akimov (p. 253). Dans les « couloirs » de notre « parlement » la thèse de Plékhanov fut vivement commentée et présentée sur tous les modes dans les débats interminables sur le § 1. Et voilà que, au lieu de se défendre quant au fond, nos chers camarades se sont ridiculement prétendus mortifiés jusqu'à descendre à des plaintes contre « la fausse accusation d'opportunisme » !

L’esprit de cercle et le défaut de maturité politique frap­pant, qui ne peut supporter le vent frais d'un débat public, apparaît ici en toute netteté. C'est cette mentalité familière à l’homme russe, qui s'exprime par un vieil adage ‑ un coup dans la mâchoire ou la main à baiser, s'il vous plaît. Les gens sont tellement habitués à la cloche de verre d'une confrérie étroite et bien intime, qu'ils ont perdu connaissance dès leur première intervention, sous leur propre responsabilité, dans une arène libre et ouverte. Accuser d'opportunisme, mais qui ? Le groupe « Libération du Travail », et sa majorité par‑dessus le marché, ‑ vous pouvez vous imaginer cette horreur ! Ou bien la scission dans le Parti à cause de cette offense indélibile, ou bien étouffer ce « désagrément domestique » en rétablissant « l'esprit de continuité » de cette cloche de verre, ‑ ce dilemme apparaît déjà très net dans la lettre envisagée. La mentalité de l'individualisme intellectuel et de l'esprit de cercle s'est heurtée à l'exigence d'une intervention publique devant le parti. Imaginez un instant qu’une pareille absurdité, qu'une querelle comme la plainte une « fausse accusation d'opportunisme » ait pu se produire dans le parti allemand ! L'organisation et la discipline prolétariennes ont depuis longtemps fait oublier là-bas cette veulerie d'intellectuels. Nul ne se comporte autrement qu'avec le plus grand respect, par exemple, à l'égard de Liebknecht, mais comme on aurait ridiculisé là-bas les plaintes comme quoi il a été accusé ouvertement d'opportunisme, (avec Bebel) au congrès de 1895 lorsqu'il s'était trouvé dans la question agraire, en mauvaise compagnie avec l’opportuniste notoire Vollmar et ses amis. Le nom de Liebknecht est indissolublement lié à l'histoire du mouvement ouvrier allemand, non point certes parce que Liebknecht avait pu glisser vers l'opportunisme dans une question de détail relativement insignifiante, mais bien malgré cela. De même, malgré toutes les exaspérations de la lutte, le nom du camarade Axelrod, par exemple, inspire et inspirera toujours le respect à tout social‑démocrate russe, mais non point parce que le camarade Axelrod avait eu l'occasion de défendre une petite idée opportuniste au II° congrès de notre parti, de déterrer le vieux fatras anarchique au II° congrès de la Ligue mais bien malgré cela. Seul l'esprit de cercle le plus routinier, avec sa logique : un coup de poing dans la mâchoire, ou bien la main à baiser, s'il vous plaît, a pu soulever cette crise d'hystérie, cette vaine querelle et cette scission du Parti autour d'une « fausse accusation d'opportunisme contre la majorité du groupe « Libération du Travail ».

Un autre argument de cette terrible accusation est lié au précédent de la façon la plus étroite (le camarade Martov s'est efforcé soigneusement, au congrès de la Ligue (p. 63), de tourner et d'estomper un des aspects de cet incident). Cet argument est relatif à la coalition des éléments antiiskristes et hésitants, avec le camarade Martov, coalition qui s'est dessinée quant au § 1 des statuts. Il va sans dire qu'il n'y avait, qu'il ne pouvait y avoir aucun accord direct ni indirect entre le camarade Martov et les antiiskristes, et personne ne l'en soupçonnait : c'était un simple effet de la peur. Mais sa faute s'est révélée politiquement en ce que les gens qui gravitaient indubitablement autour de l'opportunisme s'étaient mis à constituer autour de lui une majorité de plus en plus « compacte » (devenue désormais la minorité grâce seulement au départ «fortuit » de sept délégués). De cette « coalition », bien entendu, nous avons parlé ouvertement après le § 1, au congrès (voir la note ci‑dessus du camarade Pavlovitch, p. 255 des procès-verbaux du congrès) de même que dans l'organisation de l'Iskra (c'est surtout Plékhanov qui l'a signalé, si je me le rappelle bien). Littéralement, c'est la même indication et la même raillerie qui visaient Bebel et Liebknecht en 1895, lorsque Zetkine leur avait dit : « Es tut mir in der Seele weh, dass ich dich in der Gesellschaft seh' » (J'ai le coeur gros de te voir ‑ c'est-à-dire Bebel ‑ en cette compagnie ‑ c'est‑à‑dire avec Vollmar et Cie). C'est vraiment étrange que Bebel et Liebknecht n’aient pas envoyé alors à Kautsky et à Zetkine une missive hystérique sur une fausse accusation d'opportunisme...

En ce qui concerne la liste des candidats au Comité Central, cette lettre montre l'erreur du camarade Martov proclamant dans la Ligue que le refus de s'entendre avec nous n’était pas encore définitif, ‑ ce qui prouve une fois de plus combien il est insensé dans la lutte politique de vouloir reproduire de mémoire les conversations, au lieu de fournir des informations, avec documents à l'appui. En réalité, la « minorité » était modeste au point de présenter à la « majorité » cet ultimatum : désigner deux de la « minorité » et un de la « majorité » (à titre de compromis et uniquement en manière de simple concession !). C'est monstrueux, mais c'est un fait. Et ce fait montre clairement combien les racontars d'aujourd’hui sont absurdes, d'après lesquels la « majorité » aurait choisi, par une moitié du congrès, les représentants d'une seule moitié. C'est juste le contraire :les partisans de Martov ne nous proposaient qu'à titre de concession un des trois, désirant ainsi, au cas où nous ne consentirions pas à accep­ter cette « concession » originale, d'introduire seulement les leurs ! Nous avons ri, à notre réunion privée, de la modestie des martoviens et avons dressé notre liste : Glébov‑Travinski (élu plus tard au Comité Central)‑Popov. Nous avons remplacé ce dernier (également à une réunion particulière des 24) par le camarade Vassiliev (élu ensuite au ComitéCentral) uniquement parce que le camarade Popov avait refusé de figurer sur notre liste, refusé d'abord dans un entretien privé, et puis ouvertement au congrès (p. 338).

Voici ce qui s'est passé.

La modeste « minorité » avait le désir modeste d'être en majorité. Lorsque ce modeste désir ne fut pas satisfait, la « minorité » a préféré renoncer tout à fait et amorcer un scandale. Et il s'en trouve maintenant qui parlent avec une majestueuse condescendance d'une « majorité » qui « s’obstine. »

La « minorité » a présenté de drôles d'ultimatums à la « majorité », faisant état de la liberté de propagande au congrès. Après avoir essuyé une défaite, nos héros ont fondu en larmes et crié à l'état de siège. Voilà tout [11].

La terrible accusation selon laquelle nous aurions le dessein de modifier la composition de la rédaction, nous (réunion privée des 24) l'avons accueillie également par un sourire : tout le monde connaissait fort bien dès l'ouverture du congrès et même avant le plan de renouvellement de la rédaction par élection d'un premier groupe de trois (j'en parlerai avec plus de détails lorsqu'il sera question du choix de la rédaction aucongrès). Que ce plan ait fait peur à la « minorité », après que celle-ci a constaté qu'une excellente confirmation de la justesse de ce plan a été la coalition de la « minorité » avec les antiiskristes, cela ne nous étonna point, c'était parfaitement naturel. Nous ne pouvions, certes, prendre au sérieux la proposition de nous transformer, de notre propre gré avant la lutte au congrès, en minorité; nous ne pouvions prendre au sérieux cette lettre dont les auteurs avaient atteint un degré d'exaspération incroyable au point de parler de « fausses accusations d'opportunisme ». Nous avions le ferme espoir que le devoir de membre du Parti prendrait bien vite le dessus sur le désir naturel d'« épancher son fiel ».


Notes

[1] Je me suis efforcé dès le congrès de la Ligue d'arrêter un cadre aussi étroit que possible, pour exposer ce qui s'était passé au cours des réunions privées, afin d'éviter des débats insolubles. Les faits essentiels ont été exposés dans ma « Lettre à la rédaction de l'Iskra » (p. 4). Le camarade Martov ne les a pas réfutés dans sa « Réponse ».

[2] Essayez de vous imaginer ce « tableau des mœurs » : le délégué de l’organisation de l'Iskra au congrès confère seulement avec celle-ci et ne souffle mot à propos de la conférence avec le C.O. Mais après sa défaite dans cette organisation comme au congrès, il commence à re­gretter la non-confirmation du C.O., àl'exalter rétrospectivement et à ignorer majestueusement l'organisation, dont il tenait le mandat ! On peut parier qu'il ne se trouverait. pas un fait analogue dans l'histoire d’aucun parti ouvrier véritablement social‑démocrate et véritablement ouvrier.

[3] Les membres de l'Iskra au II° congrès du P.O.S.D.R. étaient au nombre de 16, dont 9 léninistes (« majoritaires ») et 7 martoviens (« minoritaires »).

[4] Le camarade Martov s'est plaint amèrement à la Ligue contre la violence de ma désapprobation, sans remarquer que de ses plaintes se dégageait un argument contre lui‑même. Lénine s'est comporté – pour nous servir de son expression ‑ frénétiquement (p. 63 des procès-verbaux de la Ligue). C'est juste. Il a fait claquer la porte. Cela est vrai. Sa conduite a indigné (à la deuxième ou troisième séance de l'organisation de l'Iskra) les membres restés à l'assemblée. C'est la vérité. Mais que faut‑il en conclure ? Une chose, c'est que mes arguments, sur le fond des questions débattues furent probants et se trouvèrent confirmés par la marche du congrès. En effet, si neuf membres sur seize de l’organisation de l'Iskra se sont néanmoins, en fin de compte, ralliés à moi, il est clair que cela s'est fait malgré les violences malfaisantes, en dépit de ces violences. S'il n'y avait donc pas eu de « violences », peut-être même plus de neuf membres eussent été de mon côté. Donc, arguments et faits furent d'autant plus convaincants que « l'indignation » qu'ils eurent à surmonter était plus forte.

[5] J'ai essayé pour ma part d'introduire dans l'organisation de l'Iskra, et je n'y ai pas réussi non plus, de même que Martov, un candidat au Comité Central, à propos duquel j'aurais pu parler à mon tour de sa superbe réputation démontrée par des faits exceptionnels, ‑ à la veille et au début du congrès. Mais cela ne me vient pas à l'esprit. Ce camarade se respecte assez pour ne permettre à personne de proposer après le congrès, par la voie de la presse, sa candidature ou se plaindre de funérailles politiques, de destruction de la réputation, etc.

[6] Voir Lénine : Œuvres, 4° éd. russe, t. 7, pp. 103‑104. (N.R.)

[7] Sablina était le pseudonyme de N. Kroupskaïa, femme et collaboratrice de Lénine.

[8] Selon moi, la date marquée dans la lettre tombe un mardi. La réunion a eu lieu mardi soir, c'est‑à‑dire après la vingt‑huitième séance du congrès. Ce détail chronologique est fort important. Il réfute avec documents à l'appui l'opinion du camarade Martov selon laquelle nous nous sommes séparés sur le problème de la constitution des centres, et non sur celui de leur composition. Il montre avec documents à l’appui la justesse de mon exposé au congrès de la Ligue et dans ma « lettre à la rédaction ». Après la 28° séance du congrès les camarades Martov et Starover parlent d'abondance sur la fausse accusation d'opportunisme et ne soufflent mot du désaccord intervenu sur la composition du Conseil ou la cooptation dans les centres (ce dont nous avons discuté dans les 25°, 26° et 27° séances).

[9] Les lignes précédentes étaient déjà composées lorsque nous reçûmes la communication de l'incident Goussev‑Deutsch.. Nous examinerons cet incident à part, dans l'annexe.

[10] Voir Lénine : Œuvres, 4° éd. russe, t. 6, pp. 456‑457. (N.R.)

[11] En français dans le texte. (N.R.)


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