1917

Rédigé entre le 15 et le 22 avril (28 avril et 5 mai) 1917.
Paru pour la première fois en 1927 dans le tome XX des 2e et 3e éditions des Œuvres de Lénine
Conforme à un exemplaire dactylographié corrigé par Lénine

Œuvres t. 24, pp. 156-161, Paris-Moscou


Lénine

La conférence de Pétrograd-ville


8

Projet de résolution sur la guerre.

I

La guerre actuelle est, de la part des deux groupes de puissances belligérantes, une guerre impérialiste, c'est-à-dire faite par les capitalistes pour la domination du monde, pour le partage du butin capitaliste, pour la conquête de marchés avantageux au capital financier, bancaire, pour l'étranglement des nations faibles.

Le passage du pouvoir en Russie de Nicolas II au Gouvernement de Goutchkov, Lvov et consorts, gouvernement de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, n'a pas modifié et ne pouvait pas modifier ce caractère et cette signification de classe de la guerre du côté russe.

Le fait que le nouveau gouvernement poursuit la même guerre impérialiste, c'est-à-dire une guerre de conquête et de brigandage, est devenu particulièrement évident lorsque, loin de publier les traités secrets conclus par l'ex-tsar Nicolas II avec les gouvernements capitalistes d'Angleterre, de France, etc., il les a formellement ratifiés. Il l'a fait sans consulter le peuple et dans l'intention manifeste de le tromper, car nul n'ignore que ces traités secrets de l'ex-tsar sont, de la première à la dernière ligne, des traités de brigandage qui promettent aux capitalistes russes le pillage de la Chine, de la Perse, de la Turquie, de l'Autriche, etc.

Aussi un parti prolétarien ne peut-il soutenir ni la guerre actuelle, ni le gouvernement actuel, ni ses emprunts, quels que soient les grands mots dont on baptise ces derniers, sans rompre complètement avec l'internationalisme, c'est-à-dire avec la solidarité fraternelle des ouvriers de tous les pays dans la lutte contre le joug du Capital.

La promesse du gouvernement actuel de renoncer aux annexions, c'est-à-dire à la conquête de pays étrangers ou au maintien par la force d'autres nations dans le cadre de la Russie, ne mérite, elle non plus, aucune créance. Car, tout d'abord, les capitalistes, attachés par des milliers de liens au capital bancaire russe et anglo-français et défendant les intérêts du Capital, ne peuvent renoncer aux annexions dans la guerre actuelle sans cesser d'être des capitalistes, sans renoncer aux bénéfices que leur procurent les milliards investis dans les emprunts, les concessions, les entreprises de guerre, etc. Ensuite, le nouveau gouvernement, après avoir renoncé aux annexions pour tromper le peuple, a déclaré par la voix de Milioukov, le 9 avril 1917, à Moscou, qu'il n'y renonçait pas. En troisième lieu, ainsi que l'a révélé le Diélo Naroda, journal auquel collabore le ministre Kérenski, Milioukov n'a même pas communiqué à l'étranger la déclaration où il disait renoncer aux annexions.

Mettant le peuple en garde contre les promesses creuses des capitalistes, la conférence déclare donc qu'il faut établir une distinction rigoureuse entre la renonciation verbale aux annexions et la renonciation effective qui consiste à publier immédiatement tous les traités secrets de brigandage, tous les documents de politique étrangère, ainsi qu'à procéder sans retard à l'affranchissement total de toutes les nationalités opprimées, ou rattachées contre leur gré à la Russie, ou lésées dans leurs droits par la classe des capitalistes, continuatrice de la politique, déshonorante pour notre peuple, de l'ex-tsar Nicolas II.

II

Ce qu'on appelle le « jusqu'auboutisme révolutionnaire », qui a gagné à l'heure actuelle en Russie presque tous les partis populistes (socialistes populaires, troudoviks, socialistes-révolutionnaires) et le parti opportuniste des social-démocrates menchéviks (le Comité d'Organisation, Tchkhéidzé, Tsérétéli, etc.), ainsi que la plupart des révolutionnaires sans parti, traduit, quant à sa signification de classe, d'une part, les intérêts et le point de vue de la petite bourgeoisie, des petits patrons, des paysans riches qui, comme les capitalistes, tirent profit de la contrainte exercée sur les peuples faibles ; d'autre part, il est le résultat de la duperie des masses populaires par les capitalistes, qui se gardent de publier les traités secrets et s'en tirent avec des promesses et de beaux discours.

De très larges masses de « jusqu'auboutistes révolutionnaires » sont manifestement sincères, c'est-à-dire réellement hostiles à toute annexion, conquête ou contrainte exercée sur les peuples faibles, réellement désireuses d'une paix démocratique, non imposée par la violence, entre tous les pays belligérants. Il est indispensable de le reconnaître, car la situation de classe des prolétaires et des semi-prolétaires de la ville et de la campagne (c'est-à-dire des gens qui vivent en totalité ou en partie de la vente de leur force de travail aux capitalistes) est telle, que ces classes ne sont pas intéressées aux bénéfices des capitalistes.

Aussi la conférence considère-t-elle comme absolument inadmissible et signifiant en fait une rupture complète avec l'internationalisme et le socialisme, toute concession, quelle qu'elle soit, faite au « jusqu'auboutisme révolutionnaire », en même temps qu'elle déclare : « Tant que les capitalistes russes et leur Gouvernement provisoire se borneront à menacer le peuple d'user de la violence (par exemple, le décret tristement célèbre de Goutchkov menaçant de sanctions les soldats, qui, de leur propre chef, révoqueraient des officiers), tant que les capitalistes n'auront pas accours à la violence contre les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, salariés agricoles, etc., librement organisés et qui révoquent et élisent librement toutes les autorités, tant qu'on en restera là, notre Parti préconisera le renoncement à la violence et combattra l'erreur profonde, l'erreur fatale du « jusqu'auboutisme révolutionnaire » par la seule persuasion fraternelle et la démonstration de cette vérité que l'aveugle crédulité des larges masses envers le gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme, est actuellement en Russie le principal obstacle à l'achèvement rapide de la guerre.

III

En ce qui concerne la question la plus importante : comment terminer au plus tôt, par une paix qui ne soit pas imposée par la violence, mais vraiment démocratique, cette guerre capitaliste criminelle, cette guerre de rapine qui a conduit l'humanité tout entière au bord de la ruine, de la famine et de la mort ? - la conférence reconnaît et décide :

Il serait tout à fait absurde de supposer que l'on peut mettre fin à cette guerre par le refus unilatéral des soldats d'un seul pays, quel qu'il soit, de la continuer, par la cessation unilatérale des opérations militaires, en se bornant à « mettre la crosse en l'air ».

Notre Parti expliquera au peuple patiemment, mais avec persévérance, cette vérité que les guerres sont faites par les gouvernements, que les guerres se rattachent toujours indissolublement à la politique de certaines classes et que, pour cette raison, la guerre commencée par les brigands couronnés (les monarques tels que Nicolas II) et non couronnés (les capitalistes) ne peut être terminée par une paix vraiment démocratique et non imposée que par le passage de tout le pouvoir à une classe qui n'a réellement aucun intérêt à sauvegarder les bénéfices capitalistes, à une classe réellement capable de mettre fin à l'oppression du Capital, la classe des prolétaires et des semi-prolétaires.

Seule cette classe est capable de renoncer en fait aux annexions, de s'arracher aux filets du capital financier, bancaire, de transformer dans certaines conditions, réellement et non seulement en paroles, la guerre de brigandage en une guerre prolétarienne révolutionnaire, en une guerre qui serait faite non pour étouffer des peuples faibles, mais pour affranchir du joug du Capital les ouvriers et les paysans du monde entier.

La conférence proteste une fois de plus contre la basse calomnie répandue par les capitalistes contre notre Parti, selon laquelle nous aspirerions à une paix séparée avec l'Allemagne. Nous considérons les capitalistes allemands comme des forbans au même titre que les capitalistes russes, anglais, français et autres, et l'empereur Guillaume comme un bandit couronné de même que Nicolas II et les monarques anglais, italien, roumain et tous les autres. Cette opinion, nous l'avons proclamée, non seulement en russe, mais aussi en allemand, dans la traduction allemande de la brochure de Zinoviev et Lénine : Le socialisme et la guerre.

Il y a plus. Ces deux camarades ont, en leur qualité de rédacteurs de l'organe central de notre Parti, déclaré au nom du Parti dans le n° 47 du Social-Démocrate, paru à Genève le 13 octobre 1915, que si la révolution portait notre Parti au pouvoir pendant la guerre, nous proposerions aussitôt, ouvertement, à l'Allemagne, en même temps qu'à tous les autres peuples, une paix non imposée par la violence, c'est-à-dire démocratique, -
et que si les capitalistes allemands, anglais, français et autres repoussaient cette paix, nous engagerions nous-mêmes une guerre révolutionnaire en appelant les ouvriers de tous les pays à se joindre à nous.

La conférence confirme entièrement cette déclaration.

La conférence constate que dans aucun pays belligérant il n'existe à l'heure actuelle une liberté comparable à celle dont jouit la Russie, ni d'organisations révolutionnaires de masses comme les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc. ;

- et que, par conséquent, le passage de tout le pouvoir aux mains de la majorité véritable du peuple, c'est-à-dire des ouvriers et des paysans pauvres, ne peut nulle part s'effectuer aussi facilement et aussi pacifiquement qu'en Russie.

La conférence déclare que l'argent nécessaire à l'entretien des soldats doit être obtenu non par voie d'emprunts qui enrichissent les capitalistes, mais par un impôt particulièrement élevé frappant les revenus et les biens des capitalistes.

La conférence déclare que, tant que la majorité du peuple, dans les conditions d'une entière liberté d'agitation et de propagande, n'a pas encore compris qu'il existe une liaison indissoluble entre la guerre actuelle et les intérêts des capitalistes, il n'est qu'un moyen pratique de hâter la fin du massacre des peuples.

Ce moyen, c'est la fraternisation des soldats sur le front.

La conférence constate que même le Novoïé Vrémia, journal défendant sans réserve les intérêts des capitalistes, reconnaît, dans un télégramme de Kiev daté du 12 avril, que la fraternisation a commencé sur le front. Toute une série d'informations adressées par des délégués des soldats au Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd confirment ce fait.

En commençant à fraterniser, les soldats de Russie et d'Allemagne, les prolétaires et les paysans en uniforme des deux pays, ont montré au monde entier que le sûr instinct des classes opprimées par les capitalistes leur a suggéré le vrai moyen de mettre fin au massacre des peuples.

Par fraternisation nous entendons : 1° l'édition d'appels en langue russe, avec traduction allemande, destinés à être diffusés sur le front ; 2° l'organisation au front, avec le concours d'interprètes, de meetings de soldats russes et allemands, sans que ni les capitalistes, ni les généraux et officiers des deux pays, qui appartiennent pour la plupart à la classe capitaliste, puissent se permettre d'empêcher ces meetings et même d'y assister sans une autorisation particulière et expresse des soldats eux-mêmes.

Ces appels et ces meetings doivent faire connaître notre position sur la guerre et sur la paix, et indiquer que si, dans les deux pays, en Allemagne et en Russie, le pouvoir passe entièrement et sans partage aux mains des Soviets de députés ouvriers et soldats, l'humanité tout entière poussera aussitôt un soupir de soulagement, car cela garantira réellement la fin la plus rapide de la guerre, la paix la plus solide, une paix vraiment démocratique, entre tous les peuples, en même temps que le passage de tous les pays au socialisme.


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