1922

Imprimé intégralement dans Le Xle Congrès du Parti communiste (bolchevique) de Russie. Compte rendu sténographique. Section des éditions du C.C. du P.C.R., 1922

Œuvres, t. 33, pp. 265-332. Traduction russe. Paris-Moscou,


Lénine

XIe CONGRÈS DU P.C. (b)R.

(27 MARS - 2 AVRIL1922)


CONCLUSIONS SUR LE RAPPORT POLITIQUE DU C.C. DU P.C.(b)R.
LE 28 MARS

(Applaudissements.)

Je dois consacrer tout d'abord un certain temps à la critique des remarques faites ici par les camarades Préobrajenski et Ossinski. Je pense que, sur le point principal et fondamental, les camarades Préobrajenski et Ossinski ont tiré complètement à côté de la cible, et qu'ils ont montré, précisément par leurs interventions, combien est fausse leur conception de la ligne politique.

Le camarade Préobrajenski a parlé du capitalisme ; aux termes du programme, a-t-il dit, nous devrions susciter une discussion générale. Je pense que ce serait une perte de temps des plus stériles et des plus vaines.

Tout d'abord, à propos du capitalisme d'Etat.

«Le capitalisme d'Etat est un capitalisme, dit Préobrajenski, et c'est ainsi seulement qu'on peut et qu'on doit le comprendre.» J'affirme que c'est de la scolastique. Personne jusqu'à présent, dans l'histoire de l'humanité, n'a pu écrire un tel livre sur le capitalisme, parce que c'est la première fois, maintenant, que nous vivons cette chose-là. Jusqu'à présent, les livres un tant soit peu sensés sur le capitalisme d'Etat ont été écrits dans des conditions et dans une situation telles que le capitalisme d'Etat était un capitalisme. Maintenant, il en va autrement, ce que ni Marx ni aucun marxiste ne pouvaient prévoir. Et il ne faut pas regarder en arrière. Si vous écrivez l'histoire, vous le ferez à merveille, mais si vous vous mettez à écrire un manuel, vous direz : le capitalisme d'Etat, c'est un capitalisme à tel point inattendu, un capitalisme que personne absolument n'avait prévu ; personne en effet ne pouvait prévoir que le prolétariat arriverait au pouvoir dans un des pays les moins évolués, qu'il commencerait par tenter d'organiser sur une grande échelle la production et la répartition pour les paysans, puis, n'étant pas venu à bout de cette tâche en raison des conditions culturelles, il ferait participer le capitalisme à son oeuvre. On n'a jamais prévu tout cela, mais c'est néanmoins un fait incontestable.

Le discours de Larine reflète une incompréhension totale de ce qu'est la nouvelle politique économique et de l'attitude qu'il faut avoir à cet é gard.

Aucune objection sérieuse n'a été formulée contre la nécessité du passage à la nouvelle politique économique. Le prolétariat ne craint pas de reconnaître que sa révolution a donné sur certains points des résultats magnifiques, et sur d'autres rien du tout. Tous les partis révolutionnaires qui ont succombé jusqu'à présent succombaient par présomption, parce qu'ils ne savaient pas voir ce qui faisait leur force et appréhendaient de parler de leurs faiblesses. Mais nous, nous ne succomberons pas, car nous ne craignons pas de parler de nos faiblesses, et ces faiblesses, nous apprendrons à les surmonter. (Applaudissements.) Le capitalisme que nous avons laissé entrer, il fallait le laisser entrer. S'il est monstrueux et mauvais, nous pouvons le corriger, parce que le pouvoir est entre nos mains, et nous n'avons rien à redouter. Tout le monde le reconnaît, et confondre cela avec la panique est ridicule. Si nous avions peur de le reconnaître, c'est alors que nous succomberions à coup sûr. Mais nous apprendrons cette science, nous aurons la volonté de l'apprendre : c'est ce que montrent les trois, quatre et cinq années pendant lesquelles nous avons appris des choses plus compliquées en moins de temps. Il est vrai qu'alors nous étions stimulés par la nécessité. Durant la guerre, on nous poussait avec une énergie extrême et il semble bien qu'il n'y ait pas eu un seul front, pas une seule campagne où l'on ne nous ait poussés : d'abord on s'est approché de Moscou, à une centaine de verstes, on s'est approché d'Orel, on était à cinq verstes de Petrograd. C'est alors que nous nous sommes vraiment ressaisis, que nous nous sommes mis à étudier et à appliquer les résultats de notre étude, et que nous avons chassé l'ennemi.

Mille fois plus difficile est la situation où l'on a affaire à un adversaire qui se trouve dans la vie quotidienne de notre économie. Les débats qui se sont engagés jusqu'à maintenant dans la presse à propos du capitalisme d'Etat peuvent, dans le meilleur des cas, prendre place dans un manuel d'histoire. Je ne nie nullement l'utilité des manuels, et j'ai écrit récemment qu'il vaudrait mieux que nos auteurs consacrent un peu moins d'attention aux journaux et au bavardage politique, et écrivent des manuels, ce que beaucoup pourraient faire d'une façon excellente, y compris le camarade Larine. Ses qualités seraient extrêmement utiles dans ce domaine. De cette façon serait remplie chez nous la tâche sur laquelle le camarade Trotski a bien mis l'accent lorsqu'il a déclaré que la chose essentielle, actuellement, c'est l'éducation de la jeune génération, mais que nous n'avons rien pour l'éduquer. En effet, dans quoi apprend-elle les sciences sociales ? Dans la vieille friperie bourgeoise. C'est une honte ! Et cela, alors que nous avons des centaines d'auteurs marxistes qui peuvent nous donner des manuels sur toutes les questions sociales, mais qui ne le font pas parce qu'ils sont occupés à autre chose et ne s'orientent pas dans cette direction.

Touchant le capitalisme d'Etat, il faut savoir ce qui doit devenir un mot d'ordre pour l'agitation et la propagande, ce qu'il importe d'expliquer de façon qu'il soit pratiquement compris. C'est le fait que le capitalisme d'Etat, chez nous, n'est plus celui à propos duquel ont écrit les Allemands. C'est un capitalisme toléré par nous. Est- ce vrai ou faux? Tout le monde sait que c'est vrai!

Comme l'a décidé le congrès des communistes, le capitalisme d'Etat est toléré par notre Etat prolétarien : or, l'Etat, c'est nous. Si nous nous y sommes mal pris, nous sommes les coupables, inutile d'en chercher d'autres ! Il faut étudier, il faut faire en sorte que le capitalisme d'Etat dans l'Etat prolétarien ne puisse pas et n'ose pas déborder le cadre et les conditions qui lui ont été fixés par le prolétariat, les conditions qui sont avantageuses pour le prolétariat. Et il a été dit ici avec raison que nous avons dû tenir compte de la paysannerie, en tant que masse, et lui donner la liberté de commercer. Chaque ouvrier raisonnable comprend que c'est nécessaire pour la dictature du prolétariat, et seul le camarade Chliapnikov peut y trouver matière à plaisanterie et railleries. Tout le monde a assimilé cela, cela a été suffisamment remâché mille fois ; simplement, vous ne voulez pas le comprendre. Si le paysan a besoin de la liberté de commerce dans les conditions actuelles et dans certaines limites, nous devons la lui donner, mais cela ne veut pas dire que nous autoriserons le commerce du tord-boyaux. Cela, nous le punirons. Cela ne veut pas dire que nous autoriserons le commerce de la littérature politique qui porte le nom de menchevique et de s.-r. et qui, tout entière, est nourrie des deniers des capitalistes du monde entier.

Voilà ce que j'ai voulu dire lorsque j'ai fait allusion aux mitrailleuses, et le camarade Chliapnikov aurait dû le comprendre. Ce qu'il dit, ce sont des sottises !

Avec cela, vous ne ferez peur à personne et vous n'éveillerez aucune compassion ! (Applaudissements. Rires.)

Pauvre Chliapnikov ! Lénine a l'intention de mettre en batterie des mitrailleuses contre lui.

Il est question des mesures appliquées par le Parti, et nullement d'on ne sait quelles mitrailleuses. Il est question de mitrailleuses pour les gens que l'on appelle actuellement chez nous mencheviks et socialistes-révolutionnaires et qui déclarent : «Vous parlez de recul vers le capitalisme, eh bien, nous disons la même chose : nous sommes d'accord avec vous!» Nous entendons cela constamment, et il y a à l'étranger une agitation formidable sur le thème : les bolcheviks veulent garder les mencheviks et les socialistes- révolutionnaires en prison, tandis qu'eux-mêmes tolèrent le capitalisme. Naturellement, nous tolérons le capitalisme, mais dans les limites indispensables à la paysannerie. Il le faut ! Sinon, le paysan ne peut pas vivre et travailler. Tandis qu'il peut vivre, le paysan russe, nous l'affirmons, sans la propagande socialiste-révolutionnaire et menchevique. Et celui qui affirme le contraire, nous lui disons : nous périrons plutôt jusqu'au dernier, mais nous ne te céderons pas! Et nos tribunaux doivent comprendre tout cela. Lorsque nous passons de la Vétchéka aux tribunaux politiques d'Etat, nous devons dire au Congrès que nous ne reconnaissons pas de tribunaux qui ne soient pas des tribunaux de classe. Nous devons avoir des tribunaux élus, prolétariens, et ces tribunaux doivent savoir ce que nous tolérons. Les membres du tribunal doivent savoir pertinemment ce qu'est le capitalisme d'Etat.

Voilà en quoi consiste le mot d'ordre politique de l'heure, et non pas dans un débat sur la façon dont les professeurs allemands comprenaient le capitalisme d'Etat et dont nous le comprenons. Depuis lors, nous avons subi bien des épreuves et il n'y a absolument aucune raison de regarder en arrière.

A quel point Préobrajenski passe complètement à côté de la question, sur le plan politique, c'est ce que montrent ses considérations sur le Bureau économique ou sur le programme. Quelle belle chose que ce programme, et comme nous le défigurons ! Mais comment cela peut-il se faire ? Cela se fait parce qu'on lit lettre après lettre et ligne après ligne, et qu'on ne veut pas regarder plus loin. On extrait une citation et l'un dit : là, il y a eu débat. On affirme que la ligne politique juste était celle des facultés ouvrières et des cellules communistes, et non pas celle des gens qui disaient : «Soyez un peu plus prudents et plus modérés avec ces spécialistes.» Que les cellules communistes soient d'excellentes cellules communistes et les facultés ouvrières d'excellentes facultés ouvrières, cela n'est pas douteux, mais elles ne sont pas garanties contre les erreurs, ce ne sont pas des saints.

Oui, les cellules communistes représentent notre Parti, et les facultés ouvrières représentent notre classe, mais qu'elles commettent des erreurs et que nous devons les corriger, c'est une vérité élémentaire. Comment il faut les corriger, je n'en sais rien, parce que je n'ai pas participé personnellement aux réunions du C.C. où cette question a été discutée. Mais je sais qu'il y a chez nous de l'outrance dans la politique des facultés ouvrières et des cellules communistes contre les professeurs. Or, quand le C.C., après avoir examiné l'affaire sous tous ses aspects, s'est aperçu qu'il y avait de l'outrance et qu'il fallait adopter une ligne plus prudente à l'égard de ces professeurs, qui sont étrangers à notre classe et ne la représentent pas, alors vient Préobrajenski qui sort le programme en disant : pas de concessions politiques à cette couche, sinon c'est une violation du programme.

Si l'on se met à diriger le Parti de cette façon, cela nous mènera à coup sûr à notre perte. Non pas parce que le camarade Préobrajenski comprend de travers la politique en général, mais parce qu'il aborde toute chose d'un biais qui constitue son côté fort : c'est un théoricien qui s'oriente dans un cadre bien défini, ordinaire et coutumier, un propagandiste dont la préoccupation est de trouver les moyens de la propagande. Chacun connaît et apprécie ce côté fort, mais quand il aborde les choses du point de vue politique et administratif, le résultat est assez monstrueux. Créer un Bureau économique ? Alors que tout le monde vient de dire et de convenir, - et nous avons vu une unanimité complète sur ce point (ce qui est très important : de cette unité dépend l'action), - qu'il importe de délimiter l'appareil du Parti et celui des Soviets.

Réaliser cela est terriblement difficile, car les hommes manquent ! Préobrajenski a lancé ici à la légère que Staline appartient à deux commissariats. Mais qui d'entre nous est sans péché ? Qui n'a pas assumé plusieurs fonctions à la fois ? Et comment peut-on faire autrement ? Que pouvons-nous faire maintenant pour que soit assurée la situation actuelle au Commissariat du Peuple aux Nationalités, pour que l'on s'y retrouve dans toutes les questions du Turkestan, du Caucase, etc.? Ce sont pourtant, toutes, des questions politiques ! Et il est indispensable de les régler ; ces problèmes ont préoccupé les Etats européens pendant des siècles et n'ont été résolus par les républiques démocratiques que dans une mesure infime. Nous sommes en train de les résoudre, et il nous faut un homme que n'importe quel représentant des nationalités puisse aller trouver pour lui raconter en détail ce qui se passe. Où trouver cet homme ? Je pense que Préobrajenski lui-même ne pourrait pas proposer une autre candidature que celle du camarade Staline.

Il en va de même pour l'Inspection ouvrière et paysanne. C'est un travail gigantesque. Mais pour savoir manier le contrôle, il faut qu'il y ait à la tête un homme qui a de l'autorité, sinon nous allons nous embourber et nous noyer dans les intrigues mesquines.

Le camarade Préobrajenski propose un Bureau économique, mais alors tout ce que nous disons sur la séparation du travail du Parti et du travail des Soviets serait dans le lac. Le camarade Préobrajenski propose un schéma qu'il prétend bon : d'un côté le Bureau politique, ensuite le Bureau économique, le Bureau d'organisation. Mais cela ne tient debout que sur le papier, dans la vie c'est grotesque ! Je ne comprends absolument pas comment un homme ayant le sens de la politique vivante a pu, après cinq années de pouvoir soviétique, faire une telle proposition et y insister !

Qu'est-ce qui distingue chez nous le Bureau d'organisation du Bureau politique ? Il est impossible, en effet, de fixer des limites précises entre les questions politiques et les questions d'organisation. N'importe quel problème politique peut être un problème d'organisation, et réciproquement. Et seule la pratique établie, selon laquelle toute question peut être portée du Bureau d'organisation au Bureau politique, a permis de mettre sur pied convenablement le travail du C.C.

Quelqu'un a-t-il jamais proposé autre chose ? Personne ne l'a jamais fait parce qu'il est impossible de proposer une autre solution, du point de vue du bon sens. On ne saurait séparer mécaniquement le plan politique et le plan d'organisation. La politique est faite par des hommes, et si ce sont d'autres hommes qui se mettent à rédiger les textes, il n'en sortira rien.

Vous savez bien, pourtant, qu'il y a eu des révolutions où des gens rédigeaient des textes dans les assemblées parlementaires, tandis que d'autres, d'une autre classe, les appliquaient. Il en résultait des camouflets, et on les flanquait à la porte. Séparer les questions d'organisation de celles de la politique est impossible. La politique, c'est un concentré de l'économie.

Le camarade Kossior se plaint du C.C., il a cité des noms que j'ai tous notés ; personnellement, je ne sais pas et je ne peux pas répondre, mais si vous, en tant que Congrès du Parti, vous vous y intéressez, votre devoir est d'élire des commissions et de soumettre Kossior et les personnes intéressées à un interrogatoire minutieux. Le fond de la question est celui-ci : si on enlève au C.C. le droit de répartir les cadres, il ne pourra pas orienter la politique. Bien que nous commettions des erreurs en déplaçant telle ou telle personne, je me permettrai néanmoins de penser que le Bureau politique du C.C. a commis un minimum d'erreurs tout le temps de son activité. Ce n'est pas de la vantardise. L'activité du Bureau politique est vérifiée non par les commissions, non par les hommes mis en place par notre Parti lui- même, mais par les gardes blancs, par nos ennemis. La preuve, ce sont les résultats de la politique dans laquelle il n'y a pas eu de grosses erreurs.

Le côté fort d'Ossinski, c'est qu'il attaque avec énergie et fermeté le travail qu'il entreprend. Il faut faire en sorte que ce côté fort l'emporte sur son côté faible. (Ossinski hurlera, - c'est un homme énergique, - et pourtant il faut le faire, sinon il serait perdu pour le travail.) Je pense que nous avons pris au C.C. des mesures propres à conjuguer ses côtés faible et fort.

Le meilleur acte d'accusation contre Ossinski (si je voulais engager la polémique contre lui, mais je ne le veux pas) consisterait à imprimer et à placarder son discours d'aujourd'hui... Il fut un homme...

Commissaire du peuple adjoint, dirigeant du plus important des Commissariats du Peuple, au premier rang de ceux qui, sur n'importe quelle question, savent tracer un programme, cet homme propose de passer au système du travail en cabinet [1]. J'affirme que cet homme est absolument fini, et pour toujours. Je ne vais pas me mettre à analyser cela, à polémiquer sur le détail ; l'essentiel est que la valeur énorme d'Ossinski soit employée convenablement. Si le camarade Ossinski ne considère pas amicalement les conseils qui lui ont été souvent donnés au C.C., et dont je suis pour une bonne part responsable, et s'il ne se modère pas sur ce point, il dégringolera inévitablement et absolument dans le marais, comme c'est arrivé aujourd'hui. C'est une aventure fort désagréable pour des hommes qui aiment à affirmer leur personnalité ; qu'une nature richement douée aspire à se manifester, c'est légitime. Plût au ciel que chacun en fasse autant. Mais le C.C. doit veiller à ce que la personnalité se révèle avec profit. Le C.C. doit faire en sorte qu'il soit coupé court aux propos sur le travail en cabinet, même si l'homme qui fait l'objet de la « coupure », si je puis dire, doive venir se plaindre. Cela sera utile. Il faut modérer ses capacités pour ne pas s'enfoncer dans ce marais, il faut prendre conseil de ses camarades, les autres responsables des Commissariats du Peuple, et mettre en œuvre une ligne commune ; or, chez nous, fait-on quoi que ce soit sans débats, fût-ce dans un seul Commissariat du Peuple ? Non.

«Amélioration du système d'administration et mobilisation psychologique des masses». C'est de l'assassinat pur et simple ! Si le Congrès adoptait ce point de vue de la réaction politique, ce serait le moyen le plus sûr et le meilleur de se suicider.

« Amélioration du système d'administration » ? ! Plût au ciel que nous commencions à sortir du tohu-bohu qui existe présentement.

Nous n'avons pas de système? Pendant cinq ans, le meilleur de nos forces a été consacré à la mise en place de ce système ! Ce système est un très grand pas en avant. L'appareil pratique est mauvais ! Savons-nous ce qu'il en est? Non! Ossinski, lui, parle comme s'il le savait. Il peut, voyez-vous, s'asseoir et rédiger en dix minutes le plan d'un système d'administration, et si on ne freine pas cette ardeur, ce sera nuisible et ce sera une erreur politique. Placé dans une situation différente, s'il continue à faire preuve d'autant de zèle qu'actuellement, son travail sera très utile.

Vous avez là un exemple. Ensuite, lorsque j'ai parlé de l'essentiel, Préobrajenski et Ossinski l'ont démontré, et Larine, lui, l'a démontré doublement. Voyez ce qu'il a fait. Il m'a accusé et il a plaisanté et ri très gaiement.

Il fait cela admirablement, c'est son côté fort. Si le camarade Larine ne devait pas l'utiliser dans les affaires publiques, il apporterait mille fois plus de profit à la république, parce que c'est un homme très capable et doué d'une riche imagination. Ce don est extrêmement précieux. On a tort de penser que l'imagination n'est nécessaire qu'au poète. C'est un préjugé stupide ! Même dans les mathématiques, elle est nécessaire ; même la découverte du calcul intégral et différentiel n'aurait pas été possible sans imagination. L'imagination est une qualité du plus haut prix, mais le camarade Larine en a un peu trop. Je dirais, par exemple, que si l'on partageait équitablement tout le stock d'imagination de Larine entre tous les membres du P.C.R., ce serait très bien. (Rires, applaudissements.) Mais aussi longtemps que nous ne pouvons pas procéder à cette opération, il ne faut pas confier à Larine les affaires de l'Etat, de l'économie ou du plan ; on aurait le même résultat que dans l'ancien Conseil supérieur de l'économie nationale, lorsque Rykov n'était pas encore guéri, et que c'était «I. Larine» qui travaillait et qui signait au nom de tout le Conseil supérieur ; cela allait mal non pas parce que le camarade Larine manifestait uniquement ses pires défauts ; au contraire, il manifestait ses meilleures qualités, car son dévouement et sa compétence ne font de doute pour personne, et pourtant le travail était mal organisé !

C'est ce que j'ai dit. Il est vrai que ce ne sont que des lieux communs. Mais, à propos de lieux communs, Kamkov s'était déjà moqué de moi au congrès des socialistes-révolutionnaires. Kamkov disait : «Lénine prêche aujourd'hui : «Ne vole pas», et demain il ajoutera : «Ne convoite pas la femme de ton prochain». Voilà toute la sagesse de Lénine.» Cela, je l'ai entendu dire par le socialiste-révolutionnaire Kamkov dès 1918. Et si Kamkov, qui accompagnait ses arguments du tonnerre des canons, n'a fait aucune impression, à plus forte raison Larine n'en fera aucune. A présent, il s'agit des principaux aspects de notre nouvelle politique économique. Là, le camarade Larine a essayé d'engager le Parti dans une mauvaise direction ; mais, s'il était occupé dans un domaine où il ferait preuve d'une foule de capacités, où il serait d'une grande utilité pour la jeunesse et où il ne ferait pas de tours comme celui qu'il a fait au Gosplan, ce serait tout autre chose. Il resterait alors des traces du camarade Larine pour la jeune génération. J'ai parlé assez clairement, semble-t-il. Et il n'y aurait pas eu la confusion que Larine a semée ici.

J'ai dit que Kaménev avait soumis au Bureau politique une proposition de directive : déclarer d'utilité publique l'importation de vivres, les conserves devant être payées en argent soviétique. Larine était présent, il a tout entendu fort bien et il se rappelle tout fort bien ; or, à l'instant, en montant à cette tribune, il a dit : « Lénine a oublié en raison de sa maladie, excusons-le pour cette fois, que pour dépenser les réserves d'or, il faut en référer au Bureau politique.» Si le camarade Kaménev avait proposé de donner nos réserves d'or aux spéculateurs français pour leur acheter des conserves, nous ne l'aurions même pas écouté. Nous n'avons pas donné un seul kopeck-or pour les conserves, nous avons donné du papier-monnaie soviétique, et figurez-vous que nous les avons achetées. Wulfson m'assurait même, hier, que ces conserves sont de bonne qualité (bien qu'elles ne soient pas encore arrivées). Mais je ne lui fais pas confiance ; goûtons- les d'abord, car il peut encore y avoir là une filouterie. Le fait est que c'est Larine qui a confondu : nous n'avons pas donné un seul kopeck- or, mais 160 milliards en papier-monnaie soviétique.

Naturellement, il serait ridicule et absurde de penser qu'en tenant ces propos Larine soit animé par de mauvaises intentions ; non, il ne s'agit pas de cela, mais son imagination s'envole à un trillion de kilomètres, et le résultat c'est qu'il embrouille tout.

Il a dit ensuite que le Gosplan a proposé de donner à bail les 3/4 des transports ferroviaires. Heureusement qu'il a dit cela au Congrès du Parti, où Krjijanovski a pu le réfuter immédiatement. Cela n'arrive pas si souvent. Vous pensez que c'est seulement au Congrès du Parti que l'on essaye de parler de la sorte ? Vous pouvez vous renseigner à la Commission centrale de contrôle, et demander comment on a démêlé l'affaire du Club de discussion de Moscou [2], pourquoi il y a eu une telle affaire, où les camarades Larine et Riazanov... (Riazanov, de sa place: « Je n'y ai pas parlé des réserves d'or ; ce qu'on a dit était pire. ») Je n'ai pas été à Moscou, je n'ai pas participé à l'examen de cette affaire, je n'ai eu qu'une brève information. (Riazanov : « Il ne faut pas croire n'importe quel bruit.») Je sais cela par un entretien avec le camarade Soltz, ce n'est pas un bruit, c'est un entretien avec une personne que le Congrès suprême du Parti a placée à la Commission centrale de Contrôle ; il me l'a dit et ce qu'il m'a dit ne peut susciter aucun doute. Il faut beaucoup de légèreté d'esprit pour appeler cela un bruit. La Commission centrale de Contrôle a étudié l'affaire du Club de discussion et elle a dû signaler, unanimement, des anomalies dans la façon dont les choses se passent. Je vois clairement où sont les anomalies. Aujourd'hui Larine a été jusqu'à dire, en passant, parce qu'il s'était emballé, parce que son propre discours l'avait emporté, que l'on donnait à bail les 3/4 des transports ferroviaires, et que le C.C. avait corrigé cela. Krjijanovski dit : pas du tout, le C.C. n'a rien corrigé et Larine a confondu. Cela arrive constamment.

Depuis quatre ans, voilà une chose que nous ne réussissons pas à apprendre : attacher l'utile travailleur Larine à un vrai travail utile, et l'écarter d'un travail dans lequel il fait du tort contre son gré.

Cela semble plutôt contre nature : nous exerçons la dictature du prolétariat, le pouvoir terroriste, nous avons vaincu toutes les armées du monde, excepté l'armée de Larine. Ici, la défaite est totale ! Il entreprend toujours ce qu'il ne faut pas entreprendre. Ses connaissances énormes et son aptitude à intéresser les gens seraient de l'utilité la plus efficace pour la jeune génération, qui avance à l'aveuglette. Ses connaissances, nous ne savons pas en tirer profit, de là viennent les frictions, la résistance ; ainsi, le Bureau politique, le Bureau d'organisation du C.C., les réunions plénières du C.C., que l'on accuse de détenir un pouvoir excessif, se trouvent ne pas détenir suffisamment de pouvoir ou d'autorité pour répartir judicieusement tous les camarades.

Il faut réfléchir là-dessus et discuter sérieusement cette question. Là se trouve le centre de gravité du travail, il faut le corriger. Si nous le corrigeons, nous surmonterons les difficultés. Nous y arriverons en corrigeant, et non pas en parlant des nouvelles tâches du programme agraire, dont ont fait état Ossinski et Larine. J'ai écrit à ce sujet un compte rendu au C.C. Je n'en parlerai pas maintenant : tout membre du Parti qui s'y intéresse a le droit d'en prendre connaissance au secrétariat. Je vous en prie! Si l'on utilise convenablement les aptitudes de Larine et d'Ossinski, en éliminant leurs tendances erronées, nous en tirerons un profit énorme.

Je termine sur quelques mots à propos de Chliapnikov. Je voulais parler de lui plus longuement. Trotski, qui a répondu avec Zinoviev, au nom du C.C., à la déclaration des 22 [3] à l'Internationale Communiste, a épuisé le sujet à 99%.

Le camarade Chliapnikov a commencé par faire semblant de ne pas comprendre à l'occasion de quoi j'avais parlé des mitrailleuses et des paniquards. Il a plaisanté: « Je suis passé en jugement tant de fois.» Camarades, la plaisanterie est certes une bonne chose. Bien sûr, on ne saurait parler sans plaisanter devant une grande assemblée, parce que les gens sont fatigués ; il faut être humain et le comprendre. Mais il y a des choses avec lesquelles il n'est pas permis de plaisanter ; des choses comme l'unité du Parti.

Alors que nous sommes de toutes parts entourés d'ennemis, alors que la bourgeoisie internationale est assez intelligente pour faire passer Milioukov à gauche, et fournir de l'argent aux socialistes-révolutionnaires, afin de publier tous les journaux qu'ils voudront, pour inciter Vandervelde et Otto Bauer à lancer une campagne à propos du procès des socialistes-révolutionnaires et à crier que les bolcheviks sont des bêtes féroces ; alors que ces gens-là ont étudié la politique pendant de longues années, qu'ils ont à leur disposition des milliards de roubles-or, de francs, etc., alors que nous sommes en butte à tout cela, dans ces conditions, plaisanter comme le fait le camarade Chliapnikov, disant : «Je suis passé en jugement au C.C.», etc., cela est attristant, camarades. Le Congrès du Parti doit en tirer les conclusions qui s'imposent. Le C.C. n'intente pas de procès vainement ! Il y a eu un jugement sur Chliapnikov, et il a manqué trois voix au C.C. pour qu'il soit exclu du Partit [4]. Les membres du Parti, réunis en Congrès, devraient s'y intéresser et prendre connaissance du procès-verbal de cette réunion du C.C. On ne plaisante pas avec cela !

Vous avez le droit légitime d'en appeler à l'Internationale Communiste. Mais longtemps avant cet appel la majorité écrasante du C.C. était favorable à l'exclusion du camarade Chliapnikov, mais les deux tiers requis n'avaient pas été atteints. On ne peut pas plaisanter avec cela ! Il n'est pas mauvais que vous sachiez que le camarade Chliapnikov, à la réunion de la fraction des délégués au Congrès des métallurgistes, a fait carrément de l'agitation en faveur de la scission.

Le camarade Trotski a parlé de la portée de la brochure de la camarade Kollontaï.

Si nous plaisantons avec ces choses-là, alors il ne peut être question pour nous de tenir bon dans la situation difficile où nous nous trouvons. Pour que nous tenions bon, j'ai mis en avant trois conditions : qu'il n'y ait pas d'intervention ; que la crise financière ne soit pas trop grave ; que nous ne fassions pas d'erreurs politiques.

Un orateur a prétendu ici que j'avais parlé de complications politiques. Non, j'ai parlé d'erreurs politiques. Si nous ne commettons pas d'erreur politique, je peux dire que le Parti sera avec nous à 99%, de même que les ouvriers et les paysans sans-parti qui comprendront que le temps est venu d'étudier.

Je me souviens que, dans son article à propos de l'anniversaire de l'Armée Rouge, le camarade Trotski a dit : «Une année d'étude». Ce mot d'ordre est également juste pour le Parti et pour la classe ouvrière. Durant cette période, nous avons promu nombre de héros qui ont raffermi indéniablement le tournant opéré dans l'histoire mondiale. Ce n'est pas une raison pour ne pas comprendre la tâche qui se pose à nous maintenant : « Une année d'étude ».

Notre situation actuelle est beaucoup plus solide qu'il y a un an. Certes, la bourgeoisie tentera encore une nouvelle intervention, mais cela sera plus difficile qu'auparavant ; aujourd'hui, c'est plus difficile qu'hier.

Pour nous instruire, nous devons ne pas commettre d'erreur politique. Nous ne devons pas perdre de temps à jouer avec l'unité du Parti, comme le fait le camarade Chliapnikov. On ne doit pas jouer ainsi ! Nous savons que la lutte au sein du Parti nous coûte assez cher. Camarades, il ne faut pas oublier cette leçon ! Et pour cette année, le C.C. a pleinement le droit de dire que le Parti s'est présenté au Congrès moins divisé et plus uni que l'année dernière. Je ne veux pas me vanter en disant que tout élément fractionnel a disparu de notre Parti. Non, mais qu'il y ait moins de cet esprit fractionnel, c'est un fait absolument incontestable, déjà démontré.

Vous savez que «l'opposition ouvrière» n'est plus qu'un débris. Comparez les signatures de la déclaration des 22 aux signatures du programme d'avant le Xe Congrès. Toutes les signatures n'y sont pas. Il faut dire aux gens qui usent de leur droit légitime d'en appeler à l'Internationale Communiste qu'il n'était pas légitime d'intercéder en faveur de Miasnikov. L'affaire Miasnikov remonte à l'été de l'année dernière. Absent de Moscou, je lui ai écrit une longue lettre qu'il a insérée dans sa brochure. J'ai vu que cet homme avait des capacités, qu'il valait la peine de parler avec lui, mais qu'il fallait lui dire que, s'il lançait une telle critique, ce serait inadmissible.

Il écrit une lettre : réunissez dans tel arrondissement tous les mécontents. Oui, réunir tous les mécontents dans tel arrondissement n'a rien de difficile. Voyez les discours qu'a tenus ici Chliapnikov, et que tient ailleurs le camarade Medvédev (Medvédev, de sa place : «Qui vous informe?»). Je reçois des informations des organismes établis par le Congrès du P.C.R. : le Bureau d'organisation du C.C., le Secrétariat du C.C., la Commission centrale de Contrôle. Adressez-vous à eux si vous le désirez, et vous verrez quels discours tient le camarade Medvédev. Si l'on n'y met fin, nous ne sauvegarderons pas l'unité, or, c'est là, assurément, la conquête principale : mettre à nu nos erreurs et les critiquer impitoyablement. Si nous en prenons clairement conscience - et ce Congrès y parvient - alors nul doute que nous saurons les surmonter. (Vifs applaudissements.)


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] N. Ossinski proposa dans son discours de créer le «cabinet» des commissaires nommés non pas par le C.E.C.R., (Comité exécutif central de Russie), mais par son président responsable devant le C.E.C.R. [N.E.]

[2] Le Club de discussion près le Comité de Moscou du P.C.(b)R. fut fondé en août 1921. Quelque temps après des clubs analogues furent fondés dans divers arrondissements de Moscou. Ils eurent pour tâches de discuter les questions d'organisation du parti et des Soviets, de la politique économique de la République des Soviets, etc. Mais la tribune du Club de discussion près le Comité de Moscou du P.C.(b)R. fut bientôt utilisée par les éléments oppositionnels qui y propagèrent leurs vues.

Après avoir délibéré le 20 février 1922 au sujet du Club de discussion, le Bureau politique du C.C. du P.C.(b)R. proposa au Comité de Moscou de remanier la direction du club et d'organiser le travail conformément aux objectifs du parti. [N.E.]

[3] Déclaration antiparti d'un groupe de membres de l'ancienne «opposition ouvrière» qui la présenta le 26 février 1922 au Présidium de la session plénière élargie du Comité exécutif de l'Internationale Communiste.

Le groupe déclara que la direction du parti ne se préoccupait pas des besoins et des intérêts des ouvriers et que le parti était à la veille d'une scission.

La session plénière du Comité exécutif de l'Internationale Communiste adopta une résolution où il rejetait toutes ces accusations et désapprouvait la position des 22.

Le Xle Congrès du P.C.(b)R. dans une résolution spéciale stigmatisa la conduite antiparti des membres de l'«opposition ouvrière» et avertit ses dirigeants qu'ils seraient exclus du parti s'ils reprenaient leur activité fractionnelle. [N.E.]

[4] Il s'agit de la réunion commune du Comité central et de la Commission centrale de Contrôle, le 9 août 1921, au cours de laquelle fut discutée, sur proposition de Lénine, la question de l'exclusion de A. Chliapnikov du Comité central et du parti pour ses actions antiparti.


Archive Lénine
Table de matières Précédent Sommaire Haut de la page Suivant
Archive Internet des Marxistes