1942

Au plus fort de la tourmente, avant d'être déporté à Auschwitz où il mourra, le jeune dirigeant trotskyste Abraham Leon rassemble des notes sur la question juive. Elles lui survivront.


La conception matérialiste de la question juive

Abraham Léon

7

La décadence du capitalisme et la tragédie juive du XX° siècle


Le mérite essentiel du régime capitaliste fut d'avoir donné une extension formidable aux forces productives, d'avoir créé l'économie mondiale, d'avoir permis un essor inconnu jusqu'alors de la technique et de la science. A la stagnation du monde féodal, le capitalisme opposa un dynamisme sans pareil. Des centaines de millions d'hommes jusqu'alors immobilisés dans une vie routinière et sans horizon, se virent soudainement entraînés dans le courant d'une existence fébrile et intense.

Les Juifs vivaient dans les pores de la société féodale. Lorsque l'édifice féodal se mit à crouler, il commença par expulser ces éléments qui lui étaient à la fois étrangers et indispensables. Avant même que le paysan eût quitté le village pour le centre industriel, le Juif avait abandonné la petite ville médiévale pour émigrer dans les grandes cités de l'univers. La destruction de la fonction séculaire du judaïsme dans la société féodale s'accompagne de sa pénétration passive dans la société capitaliste.

Mais si le capitalisme a donné à l'humanité des conquêtes prodigieuses, seule sa disparition pouvait permettre à l'humanité d'en jouir. Seul le socialisme était à même d'élever l'humanité à la hauteur des bases matérielles de la civilisation. Or le capitalisme se survit et toutes les immenses acquisitions se tournent de plus en plus contre les intérêts les plus élémentaires de l'humanité.

Les progrès de la technique et de la science deviennent des progrès de la science et de la technique de la mort. Le développement des moyens de production n'est plus qu'accroissement des moyens de destruction. Le monde, devenu trop petit pour l'appareil de production bâti par le capitalisme, se réduit encore par les efforts désespérés de chaque impérialisme d'étendre sa sphère d'influence. Alors que l'exportation à outrance constitue un phénomène inséparable du mode de production capitaliste, le capitalisme décadent essaie de s'en passer, c'est-à-dire d'ajouter à ses maux les maux de sa suppression.

Des barrières puissantes entravent la libre circulation des marchandises et des hommes. Des obstacles infranchissables se dressent devant les masses privées de travail et de pain à la suite de l'écroulement du monde féodal traditionnel. La putréfaction du capitalisme a non seulement accéléré la décomposition de la société féodale, mais a centuplé les souffrances qui en résultaient. Les civilisateurs, dans l'impasse, barrent la route à ceux qui veulent se civiliser. Sans pouvoir se civiliser, ceux-ci peuvent encore moins demeurer dans le stade de barbarie. Aux peuples dont il détruit les bases traditionnelles d'existence, le capitalisme barre la route de l'avenir après avoir fermé le chemin du passé.

C'est à ces phénomènes généraux que se rattache la tragédie juive du XX° siècle. La situation, extrêmement tragique du judaïsme à notre époque, s'explique par l'extrême précarité de sa position sociale et économique. Eliminés les premiers par le féodalisme décadent, les Juifs furent aussi les premiers rejetés par les convulsions du capitalisme agonisant. Les masses juives se trouvèrent coincées entre l'enclume du féodalisme décadent et le marteau du capitalisme pourrissant.

A) En Europe orientale

Toute la situation du judaïsme de l'Europe orientale s'explique par la combinaison du déclin des anciennes formes féodales et de la dégénérescence du capitalisme. La différenciation sociale qui s'opère dans les villages à la suite de la pénétration capitaliste, fait affluer dans les villes les paysans enrichis et les paysans prolétarisés; les premiers veulent faire valoir leurs capitaux, les derniers offrent leurs bras. Mais il y a aussi peu de possibilités de placement de capitaux que de possibilités de travail. A peine né, le système capitaliste montre déjà tous les symptômes de la sénilité. La décadence générale du capitalisme se manifeste par la crise et le chômage, à l'intérieur des pays de l'Europe orientale, par la fermeture de tous les débouchés pour l'émigration à l'extérieur de leurs frontières. Sept à huit millions de paysans restèrent sans terre et presque sans travail dans la Pologne « indépendante ». Placés entre deux feux, les Juifs sont en butte à l'hostilité de la petite bourgeoisie et des paysans qui cherchent à se créer une position à leurs dépens.

« Les positions juives sont particulièrement menacées par la bourgeoisie polonaise urbaine et par les paysans riches qui cherchent la solution de leurs difficultés dans un féroce nationalisme économique, alors que la classe ouvrière polonaise, souffrant d'un chômage permanent, cherche le remède à sa manière, dans la libération économique et politique plutôt que dans une concurrence stérile et meurtrière... » [1].

C'est précisément dans les régions les plus développées par le capitalisme que se forme rapidement une classe commerciale non juive. C'est là que la lutte antisémite est la plus acharnée.

« La diminution des boutiques juives a été la plus forte dans les voïvodies centrales, c'est-à-dire dans une région où la population est purement polonaise, où les paysans ont atteint un niveau de vie plus élevé, où l'industrie est plus développée, ce qui est très important pour la situation matérielle et intellectuelle du village. » [2] .

Tandis qu'en 1914, 72 % des magasins dans les villages étaient juifs, ce pourcentage baissa à 34 % en 1935, c'est-à-dire de plus de la moitié. La situation est meilleure pour les Juifs dans les territoires peu développés économiquement.

« La participation des Juifs au commerce est plus importante dans les voïvodies les plus arriérées. » (Lipovski.)
« Les territoires orientaux appartenant aux Blancs-russiens sont, sous les rapports économique, intellectuel et politique, la partie la plus arriérée de la Pologne. Dans ces régions, la majorité absolue des commerçants juifs s'est accrue d'un tiers. » [3].

En 1938, 82,6 % des magasins dans les régions arriérées de la Pologne se trouvaient aux mains des Juifs [4].

Tous ces faits prouvent encore une fois qu'à la base de la question juive, en Europe orientale, se trouve la destruction du féodalisme. Plus une région est arriérée et plus facilement les Juifs parviennent à y conserver leurs positions séculaires. Mais c'est la décadence générale du capitalisme qui rend impossible la solution de la question juive. La crise et le chômage chroniques rendent impossible aux Juifs le passage dans d'autres professions, produisant un encombrement féroce dans les professions qu'ils exercent et accroissant sans cesse la violence de l'antisémitisme. Les gouvernements des hobereaux et des grands capitalistes s'efforcent naturellement d'organiser le courant antijuif et de détourner ainsi les masses de leur véritable ennemi. « Résoudre la question juive » devient pour eux synonyme de la solution de la question sociale. Afin de faire place aux « forces nationales », l'Etat organise une lutte systématique pour « déjudaïser » toutes les professions. Les moyens de « poloniser » le commerce en Pologne vont depuis le simple boycottage des magasins juifs par la propagande jusqu'aux pogroms et incendies. Voici, à titre d'exemple, le « bulletin de victoire » publié en 1936 dans le journal gouvernemental Ilustrowany Kurjer codzienny : 160 positions de commerce polonais ont été conquises pendant les premiers mois de cette année dans l'arrondissement de Radom. A Przytyk seule (fameuse ville de pogrom), 50 patentes commerciales ont été achetées par des Polonais. En tout, dans les divers arrondissements, 2.500 positions de commerce polonais furent conquises [5].

L'artisanat juif n'a pas été plus ménagé par les gouvernements polonais. Le boycottage, des impôts exorbitants, des examens polonais (des milliers d'artisans juifs ne connaissent pas cette langue) contribuent à évincer les artisans juifs. Privé d'indemnité de chômage, le prolétariat artisanal est un des plus déshérités. Les salaires des ouvriers juifs sont très bas et les conditions de vie épouvantables (journée de travail allant jusqu'à 18 heures).

Les universités constituent le terrain de prédilection de la lutte antisémite. La bourgeoisie polonaise a mis tout en oeuvre pour interdire aux Juifs l'accès des professions intellectuelles. Les universités polonaises devinrent des endroits de véritables pogroms, de défenestrations, etc. Bien avant les étoiles de David d'Hitler, la bourgeoisie polonaise introduisit les bancs de ghettos dans les Universités. Des mesures « légales », plus discrètes mais non moins efficaces, rendirent l'accès des Universités quasi impossible à la jeunesse juive, dont les conditions de vie ancestrales ont fortement développé les facultés intellectuelles. Le pourcentage d'étudiants juifs a diminué en Pologne de 24,5 % en 1923-1934 à 13,2 % en 1933-1936 [6].

La même politique d'éviction des étudiants juifs était à l'ordre du jour en Lettonie et en Hongrie. Le pourcentage d'étudiants juifs est passé, en Lettonie, de 15,7 % en 1920 à 8,5 % en 1931; en Hongrie, de 31,7 % en 1918 à 10,5 % en 1931. En général, la situation des Juifs en Hongrie avait ressemblé, durant de longs siècles, en tous points à celle qu'ils avaient connue en Pologne.

Dans ce pays de grands magnats féodaux, les Juifs jouèrent longtemps le rôle de classe intermédiaire entre seigneurs et paysans.

« Un de nos correspondants nous rappelle qu'à la fin du XIX° siècle, encore, un certain comte de Palugyay eut grand-peine à échapper à son exclusion du Cercle national de la noblesse hongroise, à Budapest, tout simplement parce qu'il avait voulu s'occuper lui-même de la transformation industrielle des produits de ses terres, et en particulier de la distillation d'alcool de pommes de terre et d'eau-de-vie; il s'était même permis d'en assumer la vente. »

Les professions libérales n'échappaient pas à ce préjugé, répandu aussi bien dans la haute aristocratie que dans la petite noblesse. Peu de temps avant la chute de la double monarchie, un magnat hongrois s'exprima d'une manière méprisante au sujet des nobles qui, « pour de l'argent », examinaient la gorge des individus qu'ils ne connaissaient pas. Une conséquence naturelle de cette attitude fut que, plus particulièrement dans les villes, les Juifs durent former la classe intermédiaire entre les paysans et la noblesse... Le commerce, et plus particulièrement le petit commerce, était, aux yeux du peuple, chose juive.

Aujourd'hui encore, au sens des masses de la population magyare, la boutique et, d'une façon générale, tout ce qui concerne l'exploitation de celle-ci, est tenue pour juive, même si cette boutique est devenue l'instrument de la lutte économique contre les Juifs.

Voici une anecdote qui illustre d'une façon frappante cet état d'esprit: une paysanne envoie son fils aux commissions. Elle désire les voir effectuées à la coopérative mi-étatisée Mangya et non dans une boutique juive, aussi lui dit-elle : « Piesta, va chez le Juif, pas chez le Juif qui est juif, mais dans la nouvelle boutique. » [7].

Le processus d'élimination des Juifs de leurs positions économiques eut lieu dans toute l'Europe orientale. La situation des masses juives devint sans issue. Une jeunesse déclassée, sans possibilité de s'intégrer dans la vie économique, vivait dans une misère noire. Avant la deuxième guerre, 40 % de la population juive de Pologne avaient recours aux institutions philanthropiques. La tuberculose faisait rage.

Donnons la parole aux correspondants de la Section économique et statistique de l'Institut scientifique juif résidant dans les régions où le désespoir et toute absence d'un avenir meilleur étouffent la jeunesse juive. Voilà ce qu'on écrit de Miedzyrzace :

« La situation de la jeunesse juive est très difficile, et notamment celle des fils et des filles de commerçants qui sont sans travail, car leurs parents n'ont pas besoin d'être aidés. Impossible d'ouvrir de nouvelles entreprises. 75 garçons et 120 jeunes filles, âgés de 15 à 28 ans, n'ont aucun espoir de s'intégrer dans la vie économique du pays. »

Pour Sulejow (voïvodie de Lodz), nous disposons d'un tableau plus détaillé, caractéristique des petites villes de Pologne :

«presque 50 % des enfants de commerçants juifs travaillent auprès de leurs parents, mais uniquement parce qu'ils ne parviennent pas à trouver une autre occupation. 25 % apprennent un métier quelconque et 25 % restent les bras croisés. 70 % des enfants d'artisans restent dans les ateliers de leurs parents bien que ceux-ci soient presque sans travail et puissent fort bien se passer d'aides. 10 % apprennent de nouveaux métiers; 20 % n'ont rien à faire. Les fils de rabbins et d'employés de communautés juives tentent d'assurer leur subsistance en apprenant un métier. Toute la jeunesse souhaite émigrer, 90 % en Palestine, mais en raison du nombre restreint des certificats d'émigration, leurs chances sont minimes. N'importe, ils sont prêts à aller au Pôle Nord ou au Pôle Sud, à condition de s'arracher à cette stagnation. De plus en plus, la jeunesse se tourne vers l'artisanat et le nombre des jeunes dans le commerce va diminuant. » [8].

B) En Europe occidentale

La situation du judaïsme, devenue sans issue en Europe orientale par la combinaison de la décadence du féodalisme et de la putréfaction du capitalisme, créant une atmosphère d'étouffement et de furieux antagonismes, se répercuta en quelque sorte à l'échelle mondiale. L'Europe occidentale et centrale devint le théâtre d'une effrayante montée de l'antisémitisme. Tandis que la réduction de l'émigration juive, dont la moyenne annuelle passa de 155.000 entre 1901-1914 à 43.657 entre 1926-1935 [9], aggravait terriblement la situation des Juifs en Europe orientale, la crise générale du capitalisme rendit insupportable aux pays occidentaux même cette émigration réduite. La question juive atteignit un degré d'acuité inouïe non seulement dans les pays d'émigration, mais aussi dans les pays d'immigration. Déjà, avant la première guerre impérialiste, l'arrivée massive d'immigrants juifs créa un fort mouvement antisémite dans les classes moyennes de plusieurs pays d'Europe centrale et occidentale. Il suffit de rappeler les grands succès du parti antisémite social-chrétien à Vienne et de son chef Lueger, la montée grandissante de l'antisémitisme en Allemagne (Treitschke), l'affaire Dreyfus. L'antisémitisme montra le plus clairement ses racines à Vienne, un des grands centres de l'immigration juive avant la première guerre impérialiste. La petite bourgeoisie, ruinée par le développement du capitalisme des monopoles et en voie de prolétarisation, fut exaspérée par l'arrivée massive de l'élément juif, traditionnellement petit-bourgeois artisanal.

Après la première guerre impérialiste, les pays de l'Europe occidentale et centrale : l'Allemagne, l'Autriche, la France et la Belgique virent affluer des dizaines de milliers d'immigrants juifs de l'Europe orientale, déguenillés, privés de toutes ressources. L'apparente prospérité de l'après-guerre permit à ces éléments de pénétrer dans toutes les branches commerciales et artisanales. Même les immigrants juifs qui avaient pénétré dans les usines n'y restèrent pas longtemps.

Le long passé commercial des Juifs pèse sur leurs descendants et les conditions économiques favorables de l'après-guerre amenèrent un sensible processus de déprolétarisation, aussi bien en Europe occidentale qu'aux Etats-Unis. Les ouvriers juifs gardèrent, dans les pays d'immigration, leur structure artisanale. A Paris, sur 21.083 ouvriers juifs syndiqués en 1936, il y en avait 9.253 travaillant à domicile.

La catastrophe économique de 1929 rendit la situation des masses petites-bourgeoises sans issue. L'encombrement dans le petit commerce, l'artisanat, les professions intellectuelles, prit des proportions inaccoutumées. Le petit bourgeois considérait avec une hostilité croissante son concurrent juif dont l'habileté professionnelle, résultat des siècles de pratique, lui permettait souvent de traverser avec plus de bonheur les « temps difficiles ». L'antisémitisme trouva même l'oreille des larges couches d'ouvriers artisanaux, depuis toujours sous l'influence de la petite bourgeoisie.

Il est donc faux d'accuser le grand capital d'avoir fait naître l'antisémitisme. Le grand capital ne fit que se servir de l'antisémitisme élémentaire des masses petites-bourgeoises. Il en fit une pièce maîtresse de l'idéologie fasciste. Par le mythe du « capitalisme juif », le grand capital essaya de monopoliser à son profit la haine anticapitaliste des masses. La possibilité réelle d'une agitation contre les capitalistes juifs existait par le fait de l'antagonisme entre le capital monopolisateur et le capital spéculatif-commercial qu'était principalement le capital juif. Les scandales du capital spéculatif-commercial sont relativement mieux connus du public, notamment les scandales boursiers. Cela permit au capital monopolisateur de canaliser la haine des masses petites-bourgeoises et d'une partie des ouvriers eux-mêmes contre le « capitalisme juif ».

C) Le racisme

« L'idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit bien avec une conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le meuvent lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s'imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes. » (Engels à Mehring, 14 juillet 1893.)

Jusqu'ici, nous avons essayé de comprendre les bases réelles de l'antisémitisme à notre époque. Mais il suffit de considérer le rôle qu'a joué dans le développement de l'antisémitisme le misérable document fabriqué par l'Okhrana tsariste, les Protocoles des Sages de Sion, pour se rendre compte de l'importance des « forces motrices fausses ou apparentes » de l'antisémitisme. Aujourd'hui, dans la propagande hitlérienne, le motif réel de l'antisémitisme en Europe occidentale, la concurrence économique de la petite bourgeoisie, ne joue plus aucun rôle. Par contre, les allégations les plus fantastiques des Protocoles des Sages de Sion, « Les plans de domination universelle du judaïsme international », reviennent dans chaque discours et manifeste d'Hitler. Il s'agit donc d'analyser cet élément mythique, idéologique de l'antisémitisme.

La religion constitue l'exemple le plus caractéristique d'une idéologie. Ses forces motrices véritables doivent être cherchées dans le domaine très prosaïque des intérêts matériels d'une classe, mais c'est dans les sphères les plus éthérées que se trouvent ses forces motrices apparentes. Cependant, le dieu qui lança contre l'aristocratie anglaise et Charles Ier les fanatiques puritains de Cromwell, n'était rien d'autre que le reflet ou le symbole des intérêts des paysans et bourgeois anglais. Toute révolution religieuse est en réalité une révolution sociale.

C'est le développement effréné des forces productives se heurtant aux limites étroites de la consommation qui constitue la force motrice véritable de l'impérialisme, le stade suprême du capitalisme. Mais c'est la Race qui semble être sa force apparente la plus caractéristique. La racisme, c'est donc d'abord le déguisement idéologique de l'impérialisme moderne. La « race luttant pour son espace vital » n'est rien d'autre que le reflet de la nécessité permanente d'expansion qui caractérise le capitalisme financier ou le capitalisme des monopoles.

Si la contradiction fondamentale du capitalisme, la contradiction entre la production et la consommation, entraîne pour la grande bourgeoisie la nécessité de lutter pour la conquête des marchés extérieurs, elle oblige la petite bourgeoisie à lutter pour l'élargissement du marché intérieur. Le manque de débouchés extérieurs pour les grands capitalistes va de pair avec le manque de débouchés intérieurs pour les petits capitalistes. Tandis que la grande bourgeoisie lutte avec fureur contre ses concurrents sur le marché extérieur, la petite bourgeoisie combat avec non moins d'acharnement ses concurrents sur le marché intérieur. Le racisme extérieur s'accompagne donc d'un racisme intérieur. L'aggravation inouïe des contradictions capitalistes au XX° siècle entraîne une exaspération croissante du racisme extérieur comme du racisme intérieur.

Le caractère principalement commercial et artisanal du judaïsme, héritage d'un long passé historique, en fait l'ennemi numéro un de la petite bourgeoisie sur le marché intérieur. C'est donc le caractère petit-bourgeois du judaïsme qui le rend si odieux à la petite bourgeoisie. Mais si le passé historique du judaïsme exerce une influence déterminante sur sa composition sociale actuelle, il a des effets non moins importants sur la représentation des Juifs dans la conscience des masses populaires. Pour celles-ci, le Juif demeure le représentant traditionnel des « puissances d'argent ».

Ce fait est d'une grande importance, car la petite bourgeoisie n'est pas seulement une classe capitaliste, c'est-à-dire une classe dépositaire en miniature de toutes les tendances capitalistes; elle est aussi anticapitaliste. Elle a la conscience forte, quoique vague, d'être ruinée et dépouillée par le grand capital. Mais son caractère hybride, sa situation interclasse ne lui permet pas de comprendre la véritable structure de la société ainsi que le caractère réel du grand capital. Elle est incapable de comprendre les véritables tendances de l'évolution sociale, car elle pressent que cette évolution ne peut que lui être fatale. Elle veut être anticapitaliste sans cesser d'être capitaliste. Elle veut détruire le caractère mauvais du capitalisme, c'est-à-dire les tendances qui la ruinent, tout en conservant le caractère bon du capitalisme qui lui permet de vivre et de s'enrichir. Mais comme il n'existe pas de capitalisme possédant les bonnes tendances sans en posséder les mauvaises, la petite bourgeoisie est obligée de l'inventer de toutes pièces. Ce n'est pas par hasard que la petite bourgeoisie a inventé l'hypercapitalisme; la mauvaise déviation du capitalisme, son esprit du mal. Ce n'est pas par hasard que ses théoriciens, depuis plus d'un siècle notamment Proudhon [10], s'évertuent à lutter contre le « mauvais capitalisme spéculatif » et défendent l' « utile capitalisme productif ». La tentative des théoriciens nazis de distinguer entre le « capital productif national » et le « capital parasitaire juif » est probablement le dernier essai dans ce genre. Le capitalisme juif peut représenter le mieux le mythe du mauvais capitalisme. Le concept de la richesse juive est, en effet, solidement ancré dans la conscience des masses populaires. Il s'agit seulement, par une propagande savamment orchestrée, de réveiller et d'actualiser l'image du Juif usurier contre lequel luttèrent longtemps paysans, petits-bourgeois et seigneurs. La petite bourgeoisie et une couche d'ouvriers restés sous son emprise se laissent facilement influencer par une telle propagande et donnent dans le panneau du capitalisme juif.

Historiquement, la réussite du racisme signifie que le capitalisme est parvenu à canaliser la conscience anticapitaliste des masses dans la direction d'une forme antérieure du capitalisme n'existant plus qu'à l'état de vestige; ce vestige est cependant suffisamment considérable encore pour donner une certaine apparence de réalité au mythe.

On voit que le racisme est composé d'éléments assez hétéroclites. Il reflète la volonté expansionniste du grand capital. Il exprime la haine de la petite bourgeoisie contre les éléments « étrangers » sur le marché intérieur ainsi que ses tendances anticapitalistes.

C'est en tant qu'élément capitaliste que la petite bourgeoisie combat le concurrent juif, et en tant qu'élément anticapitaliste qu'elle lutte contre le capital juif. Le racisme détourne enfin la lutte anticapitaliste des masses vers une forme antérieure du capitalisme, n'existant plus qu'à l'état de vestige.

Mais si l'analyse scientifique permet de déceler ses parties composantes, l'idéologie raciste doit apparaître comme une doctrine absolument homogène. Le racisme sert précisément à fondre toutes les classes dans le creuset d'une communauté raciale opposée aux autres races. Le mythe raciste s'efforce d'apparaître comme un tout, n'ayant que de vagues rapports avec ses origines souvent très différentes. Il tend à fusionner d'une façon parfaite ses différents éléments.

Ainsi, par exemple, le racisme extérieur, déguisement idéologique de l'impérialisme, ne doit pas, en soi, revêtir forcément un caractère antisémite. Mais par nécessité de syncrétisme, c'est ce caractère qu'il revêt généralement. L'anticapitalisme des masses, canalisé d'abord dans la direction du judaïsme, est reporté ensuite contre l'ennemi extérieur qui lui est identifié. La « race germanique » se trouvera en devoir de combattre le Juif, son ennemi principal, sous tous ses déguisements : celui du bolchevisme et du libéralisme intérieurs, de la ploutocratie anglo-saxonne et du bolchevisme extérieur.

Hitler dit dans Mein Kampf qu'il est indispensable de présenter les différents ennemis sous un aspect commun, sinon il y a danger que les masses réfléchissent trop sur les différences existant entre ces ennemis. C'est pour cela que le racisme est un mythe et non une doctrine. Il exige la foi, mais craint comme feu le raisonnement. L'antisémitisme contribue le mieux à cimenter les différents éléments du racisme.

Tout aussi bien qu'il faut fondre les différentes classes dans une seule race, il faut aussi que cette race n'ait qu'un seul ennemi: le Juif international. Le mythe de la race est nécessairement accompagné de son négatif : l'antirace, le Juif. La communauté raciale est édifiée sur la haine des Juifs, haine dont le plus solide fondement racial gît dans l'histoire, à l'époque où le Juif était effectivement un corps étranger et hostile à toutes les classes. L'ironie de l'Histoire veut que l'idéologie antisémitique la plus radicale de l'Histoire triomphe précisément à l'époque où le judaïsme se trouve en voie d'assimilation économique et sociale. Mais, comme toutes les ironies de l'Histoire, cet apparent paradoxe est fort compréhensible. A l'époque où le Juif était inassimilable, à l'époque où il représentait vraiment le capital, il était indispensable à la société. Il ne pouvait être question de le détruire. Actuellement, la société capitaliste au bord de l'abîme, essaie de se sauver en ressuscitant le Juif et la haine des Juifs. Mais c'est précisément parce que les Juifs ne jouent pas le rôle qui leur est attribué que la persécution antisémite peut prendre une telle ampleur. Le capitalisme juif est un mythe, c'est pourquoi il est si facile de le vaincre. Mais en vainquant son négatif, le racisme détruit également les fondements de sa propre existence. A mesure que s'évanouit le fantôme du capitalisme juif, apparaît dans toute sa laideur, la réalité capitaliste. Les contradictions sociales, un instant dissimulées par les fumées de l'ivresse raciale, apparaissent dans toute leur acuité. A la longue, le mythe se montre impuissant devant la réalité.

Malgré son apparente homogénéité, l'évolution même du racisme laisse clairement apparaître les transformations économiques, sociales et politiques qu'il s'efforce de dissimuler. Au début, pour pouvoir se créer l'armature indispensable à la lutte pour son espace vital, à la guerre impérialiste, le grand capital doit abattre son ennemi intérieur, le prolétariat. C'est la petite bourgeoisie et les éléments déclassés du prolétariat qui fournissent les troupes de choc, capables de briser les organisations économiques et politiques du prolétariat. Le racisme, au début, apparaît donc comme une idéologie de la petite bourgeoisie. Son programme reflète les intérêts et les illusions de cette classe. Il promet la lutte contre l'hypercapitalisme, contre les trusts, la bourse, les grands magasins, etc. Mais aussitôt que le grand capital est parvenu à briser le prolétariat grâce à l'appui de la petite bourgeoisie, cette classe lui devient un fardeau insupportable. Le programme de préparation à la guerre implique précisément l'élimination sans pitié des petites entreprises, un prodigieux développement des trusts, une prolétarisation intensive. Cette même préparation militaire nécessite l'appui ou tout au moins une sorte de neutralité du prolétariat, facteur de production le plus important. Aussi le grand capital n'hésite-t-il pas un instant à violer le plus cyniquement ses promesses les plus solennelles et à étrangler le plus brutalement la petite bourgeoisie. Le racisme s'attache maintenant à flatter le prolétariat, à apparaître comme un mouvement radicalement « socialiste ». C'est ici que l'identification judaïsme-capitalisme joue le rôle le plus important. L'expropriation radicale des capitalistes juifs doit jouer le rôle de garantie, de caution, de la volonté de lutte anticapitaliste du racisme. Le caractère anonyme du capitalisme des monopoles contrairement au caractère généralement personnel (et souvent commercial spéculatif) des entreprises juives lui facilite cette opération de fraude spirituelle. L'homme du peuple aperçoit plus facilement le capitalisme « réel », le commerçant, le fabricant, le spéculateur que le « respectable directeur d'une société anonyme » qu'on fait passer pour un « facteur de production indispensable ». C'est ainsi que l'idéologie raciste arrive aux identifications suivantes : judaïsme = capitalisme; racisme = socialisme; économie dirigée pour la guerre = économie dirigée socialiste.

Il est indéniable que des couches considérables d'ouvriers, privées de leurs organisations, aveuglées par les succès politiques extérieurs de Hitler, se sont laissées tromper comme ce fut le cas auparavant pour la petite bourgeoisie, par la mythologie raciste. Momentanément, la bourgeoisie semble avoir atteint son but. La furieuse persécution antijuive s'étendant à toute l'Europe, sert à montrer la victoire « définitive » du racisme, la défaite irréductible du judaïsme international.

D) Sur la race juive

La « théorie » raciale dominante actuellement n'est rien d'autre qu'un essai d'asseoir « scientifiquement » le racisme. Elle est dénuée de toute valeur scientifique. Il suffit d'observer les pitoyables acrobaties auxquelles se livrent les théoriciens racistes pour démontrer la parenté des « germains » et des Nippons ou l'antagonisme irréductible entre « l'héroïque esprit germanique » et « l'esprit mercantile anglo-saxon », pour en être complètement convaincu. Les divagations d'un Montandon sur la « déprostitution » de l' « ethnie » juive par... l'obligation de porter des étoiles de David ne valent certainement pas mieux. La prostitution véritable de certains « savants » au racisme montre un spectacle rare de déchéance de la dignité humaine. Ce n'est là d'ailleurs que l'aboutissement de la déchéance complète de la science bourgeoise qui déjà, sous la démocratie, n'était rien moins qu'objective.

Les niaiseries racistes ne doivent pas nous empêcher cependant d'examiner dans quelle mesure il est nécessaire de parler d'une race juive. Or, l'examen le plus superficiel de la question nous amène à la conclusion que les Juifs constituent en réalité un mélange de races des plus hétéroclite. C'est évidemment le caractère diasporique du judaïsme qui est la cause essentielle de ce fait. Mais même en Palestine, les Juifs furent loin de constituer une « race pure ». Sans parler du fait que, d'après la Bible, les Israélites ont emmené à leur sortie d'Egypte une masse d'Egyptiens et que Strabon les considérait comme descendants d'Egyptiens, il suffit de rappeler les nombreuses races qui s'étaient établies en Palestine : Hittites, Cananéens, Philistins, (« aryens »), Egyptiens, Phéniciens, Grecs, Arabes. La Judée était habitée, d'après Strabon, par des Phéniciens, des Egyptiens et des Arabes. Le développement du prosélytisme juif durant l'époque grecque et romaine, a fortement accentué le caractère mêlé du judaïsme. Déjà, en 139 avant J.-C., les Juifs sont chassés de Rome pour y avoir fait des prosélytes. La communauté d'Antioche était composée en grande partie de prosélytes. Le prosélytisme n'a jamais cessé, même durant les périodes postérieures. La conversion forcée d'esclaves au judaïsme, la conversion des Khazars ainsi que d'autres races et peuplades au cours de la longue diaspora, ont constitué autant de facteurs qui ont fait du judaïsme un conglomérat caractéristique de races.

Actuellement, il n'y a absolument aucune homogénéité raciale entre les Juifs yéménites par exemple et les Juifs du Daghestan. Les premiers sont du type oriental tandis que les derniers appartiennent à la race mongole. Il y a des Juifs noirs aux Indes, des Juifs éthiopiens (Falascha), des Juifs « troglodytes » en Afrique. Cependant cette différence fondamentale existant par exemple entre les Juifs du Daghestan et les Juifs yéménites n'épuise pas la question. En effet, les neuf dixièmes des Juifs actuels sont des Juifs habitant l'Europe orientale ou des descendants de Juifs de cette contrée. Y a-t-il une race juive européenne-orientale ? Voilà comment y répond le théoricien antisémite Hans Gunther:

« Le judaïsme oriental qui forme près des neuf dixièmes des Juifs, composé aujourd'hui des Juifs de Russie, de Pologne, de Galicie, de Hongrie, d'Autriche et d'Allemagne, ainsi que de la plus grande partie des Juifs de l'Amérique du Nord ainsi que de l'Europe occidentale, constitue un mélange des races asiatique-antérieure (vorderasiatisch), orientale, balte, asiatique-intérieure (innerasiatisch), nordique, hamitique, nègre » (Rassenkunde des judisches Volkes).

D'après les recherches auxquelles on s'est livré à New York, sur 4.235 Juifs, il y avait :

 
Juifs
Juives
Types bruns  52,62%   56,94% 
Types blonds  10,42%   10,27% 
Types mêlés  36,96%   32,79% 

14,25 % des Juifs et 12,70 % des Juives possédaient ce qu'on appelle le nez juif, qui n'est d'autre que le nez commun aux peuples de l'Asie Mineure, particulièrement répandu parmi les Arméniens. Ce nez est aussi fortement répandu parmi les peuples méditerranéens ainsi que parmi les Bavarois (race dinarique). Ces quelques remarques nous permettent de conclure à l'inanité du concept de la « race juive ». La race juive est un mythe. Par contre, il est juste de dire que les Juifs constituent un mélange racial différent des mélanges raciaux de la plupart des peuples européens, principalement des slaves et des germains.

Cependant ce ne sont pas tellement les caractéristiques anthropologiques des Juifs qui les distinguent des autres peuples que leurs caractéristiques physiologiques, pathologiques et surtout psychiques.

C'est surtout la fonction économique et sociale du judaïsme à travers l'histoire qui explique ce phénomène. Durant des siècles, les Juifs furent des habitants des villes, livrés au commerce. Le type juif est beaucoup plus un résultat de cette fonction séculaire qu'une caractéristique raciale. Les Juifs ont absorbé une masse d'éléments raciaux hétérogènes, mais tous ces éléments ont été soumis à l'influence des conditions spécifiques dans lesquelles vivaient les Juifs, ce qui, à la longue, aboutit à la création de ce qu'on appelle le « type juif ». C'est le résultat d'une longue sélection non pas raciale, mais économique et sociale. La faiblesse corporelle, la fréquence de certaines maladies telles que le diabète, la nervosité, une attitude corporelle spécifique, etc., ne sont pas des caractéristiques raciales, mais résultent d'une position sociale spécifique. Il n'y a rien de plus ridicule que d'expliquer, par exemple, le penchant au commerce ou la tendance vers l'abstraction des Juifs par leur race. Partout où les Juifs s'assimilent économiquement, partout où ils cessent de former une classe, ils perdent rapidement toutes ces caractéristiques. Il se fait ainsi que là où les théoriciens racistes pensaient se trouver en face d'une « véritable race », ils ne sont, en réalité, que devant une communauté humaine dont les caractéristiques spécifiques sont avant tout le résultat des conditions sociales dans lesquelles ils ont vécu durant de longs siècles. Un changement de ces conditions sociales doit naturellement entraîner la disparition des « caractéristiques raciales » du judaïsme.

E) Le sionisme

Le sionisme est né à la lueur des incendies provoqués par les pogroms russes de 1882 et dans le tumulte de l'affaire Dreyfus, deux événements qui reflétèrent l'acuité que commence à prendre le problème juif à la fin du XIX° siècle.

La capitalisation rapide de l'économie russe après la réforme de 1863 rend intenable la situation des masses juives des petites villes. En Occident, les classes moyennes, broyées par la concentration capitaliste, commencent à se tourner contre l'élément juif dont la concurrence aggrave leur situation. En Russie se fonde l'Association des « Amants de Sion ». Léo Pinsker écrit « l'Auto-émancipation », livre dans lequel il préconise le retour en Palestine, unique solution possible de la question juive. A Paris, le baron Rothschild, qui, comme tous les magnats juifs, considère avec très peu de faveur l'arrivée massive dans les pays occidentaux des immigrants juifs, commence à s'intéresser à l'oeuvre de la colonisation juive en Palestine. Aider « leurs frères infortunés » à retourner dans le pays des « ancêtres », c'est-à-dire à aller le plus loin possible, n'a rien pour déplaire à la bourgeoisie de l'Occident, craignant avec raison la montée de l'antisémitisme. Un peu après la parution du livre de Léo Pinsker, un journaliste juif de Budapest, Théodore Herzl, assiste à Paris aux manifestations antisémites provoquées par l'affaire Dreyfus. Il écrira « l'Etat juif » qui demeure jusqu'à aujourd'hui l'Evangile du mouvement sioniste. Dès le début, le sionisme apparaît comme une réaction de la petite bourgeoisie juive (qui forme d'ailleurs encore le noyau du judaïsme), durement frappée par la vague montante de l'antisémitisme, ballottée d'un pays à l'autre, et qui essaie d'atteindre la Terre promise où elle pourra se soustraire aux tempêtes déferlant sur le monde moderne.

Le sionisme est donc un mouvement très jeune; c'est le plus jeune des mouvements nationaux européens. Cela ne l'empêche pas de prétendre, bien plus que tous les autres nationalismes, qu'il tire sa substance d'un passé extrêmement lointain. Tandis que le sionisme est en fait le produit de la dernière phase du capitalisme, du capitalisme commençant à pourrir, il prétend tirer son origine d'un passé plus que bimillénaire. Alors que le sionisme est essentiellement une réaction contre la situation créée au judaïsme par la combinaison de la destruction du féodalisme et de la décadence du capitalisme, il affirme qu'il constitue une réaction contre l'état de choses existant depuis la chute de Jérusalem en l'an 70 de l'ère chrétienne. Sa naissance récente est naturellement la meilleure réplique à ces prétentions. En effet, comment croire que le remède, à un mal existant depuis deux mille ans, ait seulement pu être trouvé à la fin du XIX° siècle ? Mais comme tous les nationalismes, et bien plus intensément encore, le sionisme considère le passé historique à la lumière du présent. C'est ainsi d'ailleurs qu'il déforme l'image du présent. Tout comme on présente aux enfants français la France comme existant depuis la Gaule de Vercingétorix; tout comme on présente aux enfants de Provence les victoires que les rois de l'Ile-de-France ont remportées contre leurs ancêtres, comme leurs propres succès, ainsi le sionisme essaie de créer le mythe d'un judaïsme éternel, éternellement en butte aux mêmes persécutions.

Le sionisme voit dans la chute de Jérusalem la cause de la dispersion et par conséquent l'origine de tous les malheurs juifs dans le passé, le présent et le futur.

« La source de tous les malheurs du peuple juif est la perte de sa patrie historique et sa dispersion dans tous les pays »,

déclare la délégation marxiste du Poaley-Zion au Comité hollando-scandinave. Après la dispersion violente des Juifs par les Romains, la lamentable histoire continue. Chassés de leur patrie, les Juifs n'ont pas voulu (ô beautés du libre arbitre !) s'assimiler. Pénétrés de leur « cohésion nationale », « d'un sentiment éthique supérieur » et « d'une croyance indestructible dans un Dieu unique » [11], ils ont résisté à toutes les tentatives d'assimilation. Leur seul espoir, pendant ces jours sombres qui ont duré deux mille ans, fut la vision d'un retour dans leur antique patrie.

Le sionisme ne s'est jamais sérieusement posé cette question pourquoi, pendant ces deux mille ans, les Juifs n'ont-ils jamais tenté réellement de retourner dans cette patrie ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la fin du XIX° siècle pour que Herzl parvienne à les convaincre de cette nécessité ? Pourquoi tous les prédécesseurs de Herzl, comme le fameux Sebetai Zevi, s'étaient-ils vus traiter de faux messie ? Pourquoi les adhérents de Sabetai Zevi furent-ils férocement persécutés par le judaïsme orthodoxe ?

Naturellement, pour répondre à ces questions intéressantes, on se réfugie derrière la religion.

« Aussi longtemps que les masses croyaient qu'elles devaient demeurer dans la Diaspora jusqu'à la venue du Messie, il fallait souffrir en silence »,

dit Zitlovski [12] dont le sionisme est d'ailleurs assez conditionnel. Mais cependant cette explication ne nous explique rien. Il s'agit précisément de savoir pourquoi les masses juives croyaient qu'il fallait attendre le Messie pour pouvoir « retourner dans leur patrie » ? La religion étant un reflet idéologique des intérêts sociaux, elle doit forcément leur correspondre. Aujourd'hui, la religion ne constitue nullement un obstacle au sionisme [13].

En réalité, aussi longtemps que le judaïsme était incorporé dans le système féodal, le « rêve de Sion » n'était précisément rien d'autre qu'un rêve et ne correspondait à aucun intérêt réel du judaïsme. Le cabaretier ou le « fermier » juif de Pologne du XVI° siècle pensait aussi peu à « retourner » en Palestine qu'aujourd'hui le millionnaire juif d'Amérique. Le messianisme religieux juif ne se distinguait en rien des messianismes propres aux autres religions. Les pèlerins juifs qui se rendaient en Palestine y trouvaient des pèlerins catholiques, orthodoxes, musulmans. Ce n'était d'ailleurs pas tant le « retour en Palestine » qui constituait le fond de ce messianisme que la croyance dans la reconstruction du temple de Jérusalem.

Toutes ces conceptions idéalistes du sionisme sont naturellement inséparables du dogme de l'antisémitisme éternel.

« Aussi longtemps que les Juifs habiteront la Diaspora, ils seront haïs par les autochtones. »

Ce point de vue essentiel au sionisme, son ossature, peut-on dire, est naturellement nuancé par ses divers courants. Le sionisme transpose l'antisémitisme moderne à toute l'histoire, il s'épargne la peine d'étudier les diverses formes de l'antisémitisme, son évolution. Cependant, nous avons vu qu'à diverses époques historiques, le judaïsme faisait partie des classes possédantes et était traité comme elles. En somme, les sources du sionisme devraient être cherchées dans l'impossibilité de s'assimiler, à cause de l'antisémitisme «éternel » et de la volonté de sauvegarder les « trésors du judaïsme » [14].

En réalité, l'idéologie sioniste, comme toute idéologie, n'est que le reflet défiguré des intérêts d'une classe. C'est l'idéologie de la petite bourgeoisie juive, étouffant entre le féodalisme en ruine et le capitalisme en décadence. La réfutation des fantaisies idéologistes du sionisme ne réfute naturellement pas les besoins réels qui l'ont fait naître. C'est l'antisémitisme moderne, et non pas le mythique antisémitisme « éternel » qui est le meilleur agitateur en faveur du sionisme. De même, la question essentielle qui se pose est de savoir dans quelle mesure le sionisme est capable de résoudre, non pas « l'éternel problème juif, mais la question juive à l'époque de la décadence capitaliste ».

Les théoriciens sionistes aiment à comparer le sionisme à tous les autres mouvements nationaux. Mais, en réalité, les fondements des mouvements nationaux et du sionisme sont tout à fait différents. Le mouvement national de la bourgeoisie européenne est la conséquence du développement capitaliste; il reflète la volonté de la bourgeoisie de créer les bases nationales de la production, d'abolir les survivances féodales. Le mouvement national de la bourgeoisie européenne est étroitement lié à la phase ascendante du capitalisme. Mais au XIX° siècle, à l'époque de l'efflorescence des nationalismes, loin d'être sioniste, la bourgeoisie juive était profondément assimilatrice. Le processus économique, d'où sont issues les nations modernes, posait les bases de l'intégration de la bourgeoisie juive dans la nation bourgeoise.

C'est seulement quand le procès de la formation des nations touche à sa fin, quand les forces productives se trouvent depuis longtemps à l'étroit dans les frontières nationales, que commence à se manifester le procès de l'expulsion des Juifs de la société capitaliste, que commence à se développer l'antisémitisme moderne. L'élimination du judaïsme accompagne la décadence du capitalisme. Loin d'être un produit de développement des forces productives, le sionisme est précisément la conséquence de l'arrêt total de ce développement, le résultat de la pétrification du capitalisme. Tandis que le mouvement national est le produit de la période ascendante du capitalisme, le sionisme est le produit de l'ère impérialiste. La tragédie juive du XX° siècle est une conséquence directe de la décadence du capitalisme.

C'est là que gît l'obstacle principal à la réalisation du sionisme. La décadence capitaliste, base de la croissance du sionisme, est aussi cause de l'impossibilité de sa réalisation. La bourgeoisie juive est obligée de créer de toutes pièces un Etat national, de s'assurer les cadres objectifs du développement de ses forces productives, précisément à l'époque où les conditions d'un tel développement ont depuis longtemps disparu. Les conditions de la décadence du capitalisme qui ont posé d'une façon si aiguë la question juive, rendent aussi impossible sa solution par la voie sioniste. Et il n'y a rien d'étonnant à cela. On ne peut supprimer un mal sans en détruire les causes. Or, le sionisme veut résoudre la question juive sans détruire le capitalisme qui est la source principale des souffrances des Juifs.

A la fin du XIX° siècle, à l'époque où le problème juif commençait seulement à se poser dans toute son acuité, 150.000 Juifs quittaient annuellement leur pays d'origine. Entre 1881 et 1925, près de 4 millions de Juifs se sont expatriés. Malgré ces chiffres énormes, le judaïsme de l'Europe orientale est passé de 6 à 8 millions.

Ainsi, même quand le capitalisme se développait encore, même quand les pays d'outre-mer accueillaient encore les émigrants, la question juive ne pouvait recevoir même un commencement de solution (dans le sens sioniste); loin de diminuer, la population juive montrait un mauvais penchant à vouloir croître encore. Pour commencer à résoudre la question juive, c'est-à-dire pour commencer à transplanter réellement les masses juives, il faudrait que les pays d'immigration absorbassent au moins un peu plus que l'accroissement naturel des Juifs dans la Diaspora, soit au moins 300.000 Juifs par an. Et si, avant la première guerre impérialiste, lorsque toutes les conditions étaient encore favorables à l'émigration, lorsque tous les pays développés tels les Etats-Unis laissaient entrer les immigrants en masse, un tel chiffre n'a jamais pu être atteint, comment croire qu'une telle réalisation soit possible à la période de la crise persistante du capitalisme, à l'époque des guerres presque incessantes ?

Naturellement, il y a suffisamment de navires dans le monde pour transporter des centaines de milliers, voire même des millions de Juifs. Mais si tous les pays ont fermé leurs portes aux émigrants, c'est parce qu'il y a une surproduction de forces de travail, comme il y a une surproduction de marchandises. Contrairement à la thèse de Malthus selon laquelle il y aurait trop d'hommes sur la planète parce qu'il y aurait trop peu de produits, c'est précisément l'abondance des produits qui est cause de la « pléthore » des humains. Par quel miracle, à l'époque où les marchés mondiaux sont saturés de produits, à l'époque où le chômage s'installe partout en permanence, par quel miracle un pays aussi grand et aussi riche qu'il fût (nous laissons donc de côté les données spécifiques à la pauvre et petite Palestine), pourrait-il développer ses forces productives au point de pouvoir accueillir chaque année 300.000 émigrants ? En réalité, les possibilités d'émigration juive diminuent en même temps qu'augmente sa nécessité. Les causes qui poussent à l'émigration sont les mêmes que celles qui empêchent sa réalisation; elles proviennent toutes de la décadence du capitalisme.

C'est de cette contradiction essentielle entre la nécessité et la possibilité d'émigrer que découlent aussi les difficultés politiques du sionisme. L'époque du développement des nations européennes fut aussi la période d'une intense colonisation dans les pays d'outre-mer. C'est au début et au milieu du XIX° siècle, dans l'âge d'or du nationalisme européen, que fut colonisée l'Amérique du Nord; c'est aussi dans cette période que l'Amérique du Sud et l'Australie commencèrent à se développer. De vastes étendues de la Terre étaient presque entièrement sans maître et se prêtaient merveilleusement à l'établissement des millions d'émigrants européens. A cette époque, pour les raisons que nous avons étudiées, les Juifs ne songèrent pas ou peu à émigrer.

Aujourd'hui, le monde entier est colonisé, industrialisé et divisé entre les divers impérialismes. Partout, les émigrants juifs se heurtent à la fois au nationalisme des « indigènes » et à l'impérialisme dominant. En Palestine, le nationalisme juif se heurte à un nationalisme arabe de plus en plus agressif. L'enrichissement de la Palestine par l'immigration juive accroît même l'intensité de ce nationalisme arabe. Le développement économique du pays a pour résultat l'accroissement de la population arabe, sa différenciation sociale, la croissance d'un capitalisme national. Pour vaincre la résistance arabe, les Juifs ont besoin de l'impérialisme anglais. Mais son « appui » est aussi nuisible que la résistance arabe. L'impérialisme anglais voit d'un oeil favorable une faible immigration juive constituant un contrepoids au facteur arabe, mais il est résolument hostile à l'établissement d'une nombreuse population juive en Palestine, au développement industriel, à l'accroissement du prolétariat. Il se sert simplement des Juifs pour contrebalancer la menace arabe, mais il fait tout pour susciter des difficultés à l'immigration juive.

Ainsi, aux difficultés croissantes provenant de la résistance arabe, s'ajoute le jeu perfide de l'impérialisme britannique. Enfin, il faut tirer une dernière conclusion des prémisses fondamentales qui ont été établies. A cause de son caractère nécessairement artificiel, à cause du peu de perspectives d'un développement rapide et normal à l'économie palestinienne à notre époque, l'oeuvre de colonisation sioniste demande des capitaux considérables. Le sionisme demande aux races juives du monde des sacrifices sans cesse croissants. Mais aussi longtemps que la situation des Juifs est plus ou moins supportable dans la Diaspora, aucune classe juive ne sent la nécessité de faire ces sacrifices. Au fur et à mesure que les masses juives sentent la nécessité d'avoir une « patrie », au fur et à mesure aussi que les persécutions augmentent d'intensité, les masses juives sont de moins en moins en mesure de contribuer à l'édification sioniste. « Un peuple juif fort dans la Diaspora est nécessaire à la reconstruction palestinienne », dit Ruppin. Mais aussi longtemps que le peuple juif est fort dans la Diaspora, il ne ressent aucun besoin de la reconstruction palestinienne. Quand il la ressent fort, cette nécessité, la possibilité de la réaliser n'existe plus. Il serait difficile de demander aujourd'hui aux Juifs européens, qui ont un pressant besoin vital d'émigrer, de faire quelque chose pour la reconstruction palestinienne. Le jour où ils pourront le faire, il y a beaucoup à parier que leur enthousiasme pour cette tâche baissera beaucoup.

On ne peut naturellement pas exclure une réussite relative du sionisme dans le sens de la création d'une majorité juive en Palestine et de la formation même d'un « Etat juif », c'est-à-dire d'un Etat placé sous la domination complète de l'impérialisme anglais ou américain. Ce serait en quelque sorte un retour à l'état de choses ayant existé en Palestine avant la destruction de Jérusalem et, à ce point de vue, il y aura « réparation d'une injustice bimillénaire ». Mais ce minuscule Etat juif « indépendant » au milieu d'une Diaspora mondiale ne sera qu'un retour apparent à l'état de choses d'avant 70. Ce ne sera même pas le commencement de la solution de la question juive. En effet, la Diaspora juive de l'époque romaine avait de solides bases économiques; les Juifs jouaient dans le monde un rôle économique important. L'existence ou la non-existence d'une métropole palestinienne n'avait, pour les Juifs de cette époque, qu'une importance secondaire. Aujourd'hui, il ne s'agit pas de donner aux Juifs un centre politique ou spirituel (comme le voulait Ahad Haam). Il s'agit de sauver le judaïsme de l'anéantissement qui le guette dans la Diaspora. Or, en quoi l'existence d'un petit Etat juif en Palestine changera-t-elle quelque chose à la situation des Juifs polonais ou allemands ? En admettant même que tous les Juifs du monde eussent été aujourd'hui citoyens palestiniens, la politique d'Hitler eût-elle été différente ? Il faut être frappé d'un incurable crétinisme juridique pour croire que, surtout à l'époque actuelle, la création d'un petit Etat juif en Palestine pourrait changer quoi que ce soit à la situation des Juifs dans le monde. La situation, après la création éventuelle d'un Etat juif en Palestine, ressemblera à l'état de choses qui existait à l'époque romaine en ceci seulement que, dans les deux cas, l'existence d'un petit Etat juif en Palestine n'exerce aucune influence sur la situation des Juifs dans la Diaspora. A l'époque romaine, la position économique et sociale du judaïsme de la Diaspora était très forte; aussi la disparition de cet Etat juif ne l'a-t-il nullement compromise. Aujourd'hui, la situation des Juifs dans le monde est très mauvaise; aussi le rétablissement d'un Etat juif en Palestine ne saura-t-il nullement la rétablir. Dans les deux cas, la situation des Juifs ne dépend nullement de l'existence d'un Etat en Palestine, mais est fonction de la situation économique, sociale et politique générale. En supposant même que le rêve sioniste se réalise et que « l'injustice séculaire » soit réparée - et nous en sommes encore très loin - la situation du judaïsme mondial n'en sera nullement modifiée. Le temple sera peut-être rebâti, mais les fidèles continueront à souffrir.

L'histoire du sionisme est la meilleure illustration des difficultés invincibles qu'il rencontre. Ces difficultés résultent, en dernière analyse, de la contradiction essentielle qui le déchire : la contradiction entre la nécessité croissante de résoudre la question juive et l'impossibilité croissante de la résoudre dans les conditions de capitalisme décadent. Immédiatement après la guerre impérialiste, l'émigration juive en Palestine ne rencontrait pas de grands obstacles sur son chemin. Malgré cela, il y eut relativement peu d'immigrants; les conditions économiques des pays capitalistes après la guerre rendaient moins pressant le besoin d'émigrer. C'est d'ailleurs à cause de la faible étendue de cette émigration que le gouvernement britannique ne se sentait pas obligé d'accumuler des obstacles à l'entrée des Juifs en Palestine. Dans les années 1924-1925-1926, la bourgeoisie polonaise ouvrit une offensive économique contre les masses juives. Ces années sont aussi la période d'une immigration très importante en Palestine. Mais cette immigration massive se heurte bientôt à d'insurmontables difficultés économiques. Le reflux est presque aussi grand qu'avait été le flux. Jusqu'à 1933, date de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, l'immigration continue à être très peu importante. Après cette date, des dizaines de milliers de Juifs commencent à arriver en Palestine. Mais cette « conjoncture » est bientôt arrêtée par une rafale de manifestations et de massacres antijuifs. Les Arabes craignent sérieusement de devenir une minorité dans le pays. Les féodaux arabes craignent d'être submergés par la vague du capitalisme. L'impérialisme britannique profite de cette tension pour accumuler des obstacles à l'entrée des Juifs, pour essayer d'approfondir le fossé existant entre Juifs et Arabes, en proposant le partage de la Palestine. Jusqu'à la seconde guerre impérialiste, le sionisme se trouvait ainsi aux prises avec des difficultés croissantes. La population palestinienne vivait dans un état de terreur permanente. Précisément quand la situation des Juifs devenait de plus en plus désespérée, le sionisme se montrait absolument incapable d'y porter remède. Les immigrés juifs « clandestins » étaient accueillis à coups de fusil par les « protecteurs » britanniques.

L'illusion sioniste commençait à perdre de l'attrait même aux yeux des moins avertis. En Pologne, les dernières élections montrèrent que les masses juives se détournaient complètement du sionisme. Les masses juives commençaient à comprendre que non seulement le sionisme ne pouvait pas améliorer sérieusement leur situation, mais qu'il fournissait des armes aux antisémites par ses théories sur la « nécessité objective de l'émigration juive ». La guerre impérialiste et le triomphe de l'hitlérisme en Europe constituent pour le judaïsme un désastre sans précédent. Le judaïsme se trouve devant la menace de l'extermination complète. Que peut le sionisme devant un tel désastre ? N'est-il pas évident que la question juive dépend très peu des destinées futures de Tel-Aviv, mais beaucoup du régime qui s'établira demain en Europe et dans le monde ? Les sionistes placent beaucoup d'espoir dans une victoire de l'impérialisme anglo-saxon. Cependant, existe-t-il une seule raison de croire que l'attitude des impérialistes anglo-saxons différera après leur victoire éventuelle de leur attitude d'avant cette guerre ? Il est évident que non. En admettant même que l'impérialisme anglo-saxon crée une espèce d'Etat juif avorton, nous avons vu que la situation du judaïsme mondial en serait à peine influencée. Une large immigration juive en Palestine, après cette guerre, se heurtera aux mêmes difficultés qu'elle a connues avant [15]. Dans les conditions de la décadence capitaliste, il est impossible de transplanter des millions de Juifs. Seule, une économie planifiée mondiale socialiste serait capable d'un tel miracle. Mais cela suppose naturellement la Révolution prolétarienne.

Or, précisément, le sionisme prétend vouloir résoudre la question juive indépendamment de la Révolution mondiale. En méconnaissant les sources réelles de la question juive à notre époque, en se berçant de rêves puérils et de sots espoirs, le sionisme démontre qu'il est une excroissance idéologique et non pas une doctrine scientifique.


Notes

[1] La situation économique des Juifs dans le monde.

[2] Idem.

[3] Idem..

[4] Yiddische Ekonomik, septembre-octobre 1938.

[5] A Varsovie, en 1882, 79,3 % des commerçants étaient juifs et en 1931, 51 %.
J. Lestschinsky, Der wirtschaftliche Zusammenbruch der Juden in Deutschland und Polen, Paris, Genève, Congrès juif mondial, 1936.

[6] A l'époque où les intellectuels petits-bourgeois juifs et non juifs représentent Hitler comme l'unique responsable de l'antisémitisme de notre temps, à l'époque où les Nations Unies, parmi lesquelles la Pologne, se réclament de la défense des « droits de l'homme », ce rappel n'aura certainement pas été inutile. Certes, Hitler organise d'une façon préméditée la destruction du judaïsme européen et personnifie dans ce domaine, comme dans les autres, la barbarie capitaliste, mais les différents gouvernements plus ou moins « démocratiques » qui se sont succédé en Pologne n'auraient pas eu beaucoup à apprendre de lui. La disparition d'Hitler ne peut rien changer d'essentiel à la situation des Juifs. Une amélioration passagère de leur sort n'en laissera pas moins subsister toutes les racines profondes de l'antisémitisme du XX° siècle.

[7] La situation économique des Juifs dans le monde..

[8] La situation économique des Juifs dans le monde, p. 252.

[9] Yiddische Ekonomik, mai-juin 1938.

[10] Voir l'utopie proudhonienne du crédit gratuit.

[11] Ben Adir, « Antisémitisme », Algemeine yidishe Encyklopedie.

[12] Zhitlovski (H. Jitlovski), Der socialism un di nacionale Frage, éd. yiddish, New York, 1908.

[13] Il y a un parti bourgeois religieux-sioniste (Misrakhi) et un parti ouvrier religieux-sioniste (Poalé-Misrakhi).

[14] A. Böhm, Die Zionitische Bewegung, Tel-Aviv et Jérusalem, 1935-1937, chapitre III.

[15] Dans ce chapitre, il n'est question du sionisme qu'en tant qu'il est lié à la question juive. Le rôle du sionisme en Palestine constitue naturellement un autre problème.


Archives Lenine Archives Trotsky
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin