1942

Au plus fort de la tourmente, avant d'être déporté à Auschwitz où il mourra, le jeune dirigeant trotskyste Abraham Leon rassemble des notes sur la question juive. Elles lui survivront.


La conception matérialiste de la question juive

Abraham Léon

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Les voies de solution de la question juive


Il est faux de dire que, depuis deux mille ans, une solution s'impose au problème juif. Le fait même qu'au cours de cette longue période une telle solution n'a pu être trouvée, prouve le mieux sa non-nécessité. Le judaïsme était un facteur indispensable à la société précapitaliste. Il en était un organisme essentiel. C'est ce qui explique son existence bimillénaire dans la Diaspora. Le Juif était un personnage aussi caractéristique de la société féodale que le seigneur et le serf. Ce n'est pas par hasard que c'est un élément étranger qui a joué le rôle de « capital » dans la société féodale. La société féodale, en tant que telle, ne pouvait pas former d'élément capitaliste; au moment où elle a pu le faire, elle a commencé précisément à ne plus être féodale. Ce n'est pas non plus par hasard que le Juif est resté étranger au milieu de la société féodale. Le « capital » propre à la société précapitaliste vit en dehors de son système économique. Du moment que le capital commence à sortir des entrailles de ce système social et remplace ainsi l'organe emprunté, le Juif s'efface en même temps que la société féodale cesse d'être féodale.

C'est le capitalisme moderne qui a posé le problème juif. Non pas parce que les Juifs comptent actuellement près de 20 millions d'individus (le pourcentage des Juifs par rapport aux non Juifs a même fortement baissé depuis l'époque romaine), mais parce que le capitalisme a détruit les bases séculaires de l'existence du judaïsme. Il a détruit la société féodale et avec elle la fonction du peuple-classe juif. L'histoire a condamné ce peuple-classe à la disparition; c'est ainsi que fut posé le problème juif. Le problème juif est celui de l'adaptation du judaïsme à la société moderne, le problème de la liquidation de l'héritage légué à l'humanité par le féodalisme.

Durant des siècles, le judaïsme a constitué un organisme social au sein duquel les éléments sociaux et nationaux s'interpénétraient profondément. Les Juifs sont loin de constituer une race; au contraire, c'est probablement un des mélanges raciaux les plus caractéristiques, les plus prononcés. Cela n'empêche que, dans cet alliage, l'élément asiatique est très marquant, suffisamment marquant en tout cas pour différencier le Juif au milieu des nations occidentales où il se trouve le plus répandu. Ce « fond » national réel est complété par un fond imaginaire, poétique, constitué par la tradition séculaire qui rattache le Juif actuel à ses lointains « ancêtres » de l'époque biblique. C'est sur cette base nationale que par la suite est venu se greffer le fond de classe, la psychologie mercantile. Les éléments nationaux et sociaux se sont mêlés au point de s'interpénétrer complètement. Il sera difficile de déceler chez le Juif polonais, dans son « type », la part héritée de ses ancêtres et la part empruntée à la fonction sociale qu'il exerce dans ce pays depuis des siècles. On peut admettre que la base sociale a depuis longtemps gagné en importance sur le fond national. De toute façon, si l'élément social est venu s'ajouter à l'élément national, ce dernier n'a pu subsister que grâce au premier. C'est grâce à sa situation sociale et économique que le Juif a pu se « conserver ».

Le capitalisme a posé le problème juif, c'est-à-dire qu'il a détruit les bases sociales sur lesquelles le judaïsme s'était maintenu depuis des siècles. Mais le capitalisme n'a pas résolu le problème juif, car il n'a pas pu absorber le Juif libéré de son écorce sociale. La décadence du capitalisme a suspendu les Juifs entre ciel et terre. Le marchand « précapitaliste » juif a en grande partie disparu, mais son fils n'a pas trouvé de place dans la production moderne. La base sociale du judaïsme s'est effondrée; le judaïsme est devenu en grande partie un élément déclassé. Le capitalisme a non seulement condamné la fonction sociale des Juifs, il a condamné aussi les Juifs eux-mêmes.

Les idéologues petits-bourgeois sont toujours enclins à ériger un phénomène historique en catégorie éternelle. Pour eux, la question juive est fonction de la Diaspora; seule la concentration des Juifs en Palestine pourrait la résoudre.

Cependant, c'est pur enfantillage que de ramener la question juive à une question territoriale. La solution territoriale n'a de sens que si elle signifie la disparition du judaïsme traditionnel, la pénétration des Juifs dans l'économie moderne, la « productivisation » des Juifs. Par une voie détournée, le sionisme revient ainsi aux solutions préconisées par ses pires ennemis : les « assimilateurs » conséquents. Pour les uns comme pour les autres, il s'agit de faire disparaître l'héritage « maudit » du passé, de faire des Juifs des ouvriers, des agriculteurs, des intellectuels productifs. L'illusion du sionisme ne consiste pas dans sa volonté d'arriver à ce résultat; c'est là une nécessité historique qui se fraiera le chemin tôt ou tard. Son illusion consiste à croire que les difficultés insurmontables qu'oppose le capitalisme décadent à ces tâches, disparaîtront comme par enchantement en Palestine. Mais si les Juifs n'ont pas pu trouver de place dans l'économie dans la Diaspora, les mêmes causes empêcheront que cela se fasse en Palestine. Le monde constitue une telle entité à l'époque actuelle, que c'est pure folie d'y entreprendre de constituer un îlot à l'abri de ses tempêtes. C'est pourquoi la faillite de « l'assimilation doit forcément être accompagnée de la faillite du sionisme ». A l'époque où le problème juif prend l'allure d'une immense tragédie, la Palestine ne peut constituer qu'un faible palliatif. Dix millions de Juifs se trouvent dans un immense camp de concentration. Quel remède peut apporter à ce problème la création de quelques colonies sionistes ?

Donc, ni assimilation ni sionisme ? Pas de solution alors. Non, il n'y a pas de solution à la question juive en régime capitaliste, comme il n'y a pas de solution aux autres problèmes qui se posent à l'humanité sans de profonds bouleversements sociaux. Les mêmes causes qui ont rendu illusoire l'émancipation juive, rendent impossible la réalisation du sionisme. Sans éliminer les causes profondes de la question juive, on ne pourra pas en éliminer les effets.

Le ghetto, la rouelle ont reparu. Symboles aussi du destin tragique vers lequel est acheminée l'humanité. Mais l'exacerbation même de l'antisémitisme prépare les voies à sa disparition. L'éviction des Juifs constitue momentanément une sorte d'espace vital pour la petite bourgeoisie. L'« aryanisation » permit de caser quelques dizaines de milliers d'intellectuels et petits-bourgeois inoccupés. Mais en s'attaquant aux causes apparentes de leurs misères, les petits-bourgeois n'ont fait que renforcer l'action de ses causes réelles. La fascisme accélère le processus de prolétarisation des classes moyennes. Après les petits-bourgeois juifs, des centaines de milliers de commerçants et d'artisans ont été expropriés et prolétarisés. La concentration capitaliste a fait des progrès gigantesques. « L'apparente amélioration de la situation économique » ne s'est effectuée qu'au prix de la préparation de la deuxième guerre impérialiste, cause de destructions et de massacres formidables.

Ainsi le sort tragique du judaïsme reflète avec une particulière acuité la situation de toute l'humanité. Le déclin du capitalisme signifie pour les Juifs le « retour au ghetto », alors que les bases du ghetto ont disparu depuis longtemps avec les fondements de la société féodale. Pour toute l'humanité également, le capitalisme barre aussi bien le chemin du passé que la route de l'avenir. Seule, la destruction du capitalisme peut permettre à l'humanité de mettre à profit les immenses acquisitions de l'ère industrielle.

Peut-on s'étonner que les masses juives, qui ressentent les premières, et avec une acuité particulière, les contradictions du capitalisme, aient fourni des forces abondantes pour la lutte socialiste et révolutionnaire ? A différentes reprises, Lénine souligna l'importance des Juifs pour la révolution non seulement en Russie, mais aussi dans d'autres pays. Lénine exprima aussi l'idée que la fuite d'une partie de la population juive à l'intérieur de la Russie, par suite de l'occupation des régions industrielles de l'Ouest, avait été très utile pour la révolution, de même que l'apparition pendant la guerre, dans les villes russes, d'un grand nombre d'intellectuels juifs. Ils permirent aux bolcheviks de briser le sabotage général auquel ils se heurtèrent partout au lendemain de la Révolution et qui était très dangereux. Par là, ils aidèrent les bolcheviks à surmonter une phase très critique [1]. Le pourcentage élevé des Juifs dans le mouvement prolétarien n'est que le reflet de la situation tragique du judaïsme, à notre époque. Les facultés spirituelles des Juifs, fruit du passé historique du judaïsme, sont ainsi d'un appoint sérieux au mouvement prolétarien.

C'est là aussi certainement une dernière raison, et non pas la moins importante, de l'antisémitisme moderne. Les classes dirigeantes persécutent avec un sadisme particulier les intellectuels et les ouvriers juifs qui ont fourni une masse de combattants au mouvement révolutionnaire. Isoler complètement les Juifs des sources de la culture et de la science devient indispensable au régime décadent qui les persécute. La légende ridicule du « marxisme juif » n'est qu'une manifestation caricaturale des liens qui existent effectivement entre le socialisme et les masses juives.

Jamais la situation des Juifs n'a été aussi tragique. Aux pires époques du Moyen Age, des contrées entières s'ouvraient pour les recevoir. Actuellement, le capitalisme, qui domine l'Univers entier, leur rend la Terre inhabitable. Jamais le mirage d'une Terre promise n'a tant hanté les masses juives. Mais jamais une Terre promise ne fut moins en mesure qu'à notre époque de résoudre la question juive.

Mais le paroxysme même qu'atteint le problème juif aujourd'hui, donne aussi la clef de sa solution. Jamais la situation des Juifs n'a encore été aussi tragique; mais jamais elle n'a été aussi près de cesser de l'être. Aux siècles passés, la haine des Juifs avait une base réelle dans l'antagonisme social qui les opposait aux autres classes de la population. Actuellement, les intérêts des classes juives sont liés étroitement aux intérêts des masses populaire du monde entier. En persécutant les Juifs comme « capitalistes », le capitalisme fait d'eux des parias complets. Les persécutions féroces contre le judaïsme mettent précisément à nu la bestialité stupide de l'antisémitisme, détruisent les restes de préventions que nourrissent contre eux les classes laborieuses. Les ghettos et les loques jaunes n'empêchent pas les ouvriers d'éprouver une solidarité grandissante à l'égard de ceux qui souffrent le plus des maux dont souffre toute l'humanité.

Et l'explosion sociale la plus formidable qu'aura vue le monde prépare enfin la libération des parias les plus persécutés de notre planète. Quand le peuple des fabriques et des champs aura enfin secoué la tutelle des capitalistes, quand devant l'humanité libérée s'ouvrira un avenir de développement illimité, les masses juives pourront apporter une contribution qui ne sera pas négligeable à l'élaboration d'un monde nouveau.

Cela ne veut pas dire que le socialisme, mû par un coup de baguette magique, fera disparaître toutes les difficultés qui entravent la solution de la question juive. L'exemple de l'U.R.S.S. montre que, même après la révolution prolétarienne, la structure spécifique du judaïsme, héritage de l'histoire, donnera lieu à un certain nombre de difficultés, surtout pendant les périodes de transition. Ainsi, pendant la N.E.P., les Juifs de Russie, utilisant leur expérience traditionnelle du commerce, ont fourni des cadres nombreux à la nouvelle classe bourgeoise.

D'autre part, la grande masse des petits commerçants et des petits artisans juifs a beaucoup souffert au début de la dictature prolétarienne. Ce n'est que plus tard, avec les succès du plan quinquennal, que les Juifs ont pénétré en masse dans l'économie soviétique. En somme, malgré certaines difficultés, l'expérience a été concluante : des centaines de milliers de Juifs sont devenus des ouvriers et paysans. Le fait que les employés et les fonctionnaires forment un pourcentage assez important des salariés juifs ne doit pas être considéré comme un indice inquiétant. Le socialisme n'a aucun intérêt à ce que les Juifs embrassent tous des professions manuelles. Au contraire, les facultés intellectuelles des Juifs doivent être mises largement à contribution.

Il s'est donc avéré que, même dans les conditions relativement difficiles d'un pays arriéré, le problème juif peut être résolu par le prolétariat. Les Juifs ont pénétré en masse dans l'économie russe. La « productivisation » des Juifs s'est accompagnée de deux processus parallèles : l'assimilation et la concentration territoriale. Là où les Juifs ont pénétré dans l'industrie, ils s'assimilent rapidement. Déjà en 1926, 40 % à peine des mineurs juifs du bassin du Donetz parlaient le yiddish. Cependant les Juifs vivent sous le régime de l'autonomie nationale; ils possèdent des écoles particulières, une presse yiddish, des tribunaux autonomes. Mais les nationalistes juifs ne cessent de déplorer l'abandon de ces écoles et de cette presse. Seulement, là où des masses juives assez denses ont été envoyées comme colons, particulièrement au Birobidjan, on assiste à une sorte de « renaissance nationale » [2] .

La vie même montre donc que le problème qui divise si âprement le judaïsme : assimilation ou concentration territoriale, n'est essentiel que pour les rêveurs petits-bourgeois. Les masses juives ne souhaitaient que la fin de leur martyre. Cela, seul le socialisme peut le leur donner. Mais le socialisme doit donner aux Juifs, aussi bien qu'il le fera pour tous les peuples, la possibilité de s'assimiler comme la possibilité d'avoir une vie nationale particulière.

La fin du judaïsme ? Certes. Malgré leur opposition irréductible en apparence, assimilateurs et sionistes s'accordent à combattre le judaïsme tel que l'a connu l'histoire, le judaïsme mercantile de la Diaspora, le peuple-classe. Les sionistes ne cessent de répéter qu'il s'agit de créer en Palestine un nouveau type de Juif, entièrement différent de celui de la Diaspora. Ils rejettent même avec horreur la langue et la culture du judaïsme de la Diaspora. Au Birobidjan, en Ukraine et dans le bassin du Donetz, le vieil homme se dépouille aussi de sa défroque séculaire. Le peuple-classe, le judaïsme historique, est définitivement condamné par l'histoire. Le sionisme, malgré toutes ses prétentions traditionnelles, n'aboutira pas à une « renaissance nationale », mais tout au plus à une « naissance nationale ». Le « nouveau Juif » ne ressemble ni à son frère de la Diaspora, ni à son ancêtre de l'époque de la chute de Jérusalem. Le jeune Palestinien, tout fier de parler la langue de Bar Kokheba, n'aurait probablement pas été compris par ce dernier; en effet, à l'époque romaine, les Juifs parlaient couramment araméen et grec, mais ils n'avaient que de très vagues notions de l'hébreu. D'ailleurs, le néo-hébreu, par la force des choses, s'éloigne de plus en plus du langage de la Bible. Tout contribuera à éloigner le Juif palestinien du judaïsme de la Diaspora. Et lorsque, demain, les barrières et les préventions nationales commenceront à tomber en Palestine, qui peut douter qu'un rapprochement fécond ne s'opère entre travailleurs arabes et juifs, ce qui aura pour effet de les fusionner partiellement ou totalement.

Le judaïsme « éternel », qui n'a d'ailleurs jamais été qu'un mythe, disparaîtra. Il est puéril de poser en antinomie l'assimilation et la « solution nationale ». Même dans les pays où se seront créés éventuellement des foyers nationaux juifs, on assistera soit à la création d'une nouvelle nationalité juive complètement différente de l'ancienne, soit à la formation de nouvelles nations. D'ailleurs, même dans le premier cas, à moins de chasser les populations déjà établies dans le pays ou de renouveler les rigoureuses prescriptions d'Esdras et de Néhémie, cette nouvelle nationalité ne manquera pas de subir l'influence des anciens habitants du pays.

Le socialisme, dans le domaine national, ne peut qu'apporter la démocratie la plus large. Il doit donner aux Juifs la possibilité de vivre une vie nationale dans tous les pays où ils habitent; il doit également leur fournir la possibilité de se concentrer sur un ou plusieurs territoires sans léser naturellement les intérêts des indigènes. Seule, la plus large démocratie prolétarienne peut permettre de résoudre le problème juif avec le minimum de souffrances.

Il est évident que le rythme de la solution du problème juif dépend du rythme général de l'édification socialiste. L'antinomie entre l'assimilation et la solution nationale n'est que toute relative, la dernière n'étant souvent que la préface de la première. Historiquement, toutes les nations existantes sont les produits de diverses fusions de races et de peuples. Il n'est pas exclu que de nouvelles nations, formée de la fusion ou même de l'éparpillement des nations actuellement existantes, ne se créent. Quoi qu'il en soit, le socialisme doit se borner, dans ce domaine, à « laisser agir la nature ».

Il reviendra d'ailleurs ainsi, dans un certain sens, à la pratique de la société précapitaliste. C'est le capitalisme qui, par le fait qu'il a fourni une base économique au problème national, a aussi créé des antagonismes nationaux irréductibles. Avant l'époque capitaliste, Slovaques, Tchèques, Allemands, Français vivaient en parfaite intelligence. Les guerres n'avaient pas de caractère national; elles intéressaient seulement les classes possédantes. La politique d'assimilation forcée, de persécution nationale était inconnue aux Romains. C'est pacifiquement que des peuples barbares se laissaient romaniser ou helléniser. Aujourd'hui, les antagonismes nationaux culturels et linguistiques ne sont que la manifestation des antagonismes économiques créés par le capitalisme. Avec la disparition du capitalisme, le problème national perdra toute son acuité. S'il est prématuré de parler d'une assimilation mondiale des peuples, il est évident que l'économie planifiée, étendue à l'échelle de la Terre, aura pour effet de rapprocher considérablement tous les peuples de l'Univers. Cependant, il serait peu indiqué de hâter cette assimilation par des moyens artificiels; rien ne pourrait lui nuire davantage. On ne peut pas encore prévoir nettement quels seront les « rejetons » du judaïsme actuel; le socialisme veillera à ce que la « génération » ait lieu dans les meilleures conditions possibles.

Décembre 1942.


Notes

[1] S. Dimanstein cité par Otto Heller, Der Untergang des Judentums, Wien-Berlin, 1931, p. 229; trad. fr. M. Ollivier, Paris, 1933, pp. 228 s.

[2] Le problème juif en Russie n'est traité ici qu'en passant.


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