1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

V: LE TRAVAIL SALARIÉ

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La formation de l'armée de réserve

Quand elle augmente la charge du travail et diminue le niveau de vie des travailleurs jusqu'à la limite physiologiquement possible et même en deçà, l'exploitation capitaliste ressemble à l'exploitation de l'esclavage et du servage au moment de la pire dégénérescence de ces deux formes d’économie, donc quand elles étaient près de s'écrouler. Mais ce que seule la production marchande capitaliste a engendré et qui était complètement inconnu de toutes les époques antérieures, c'est le non-emploi et par suite la non-consommation des travailleurs, en tant que phénomène permanent, ce qu'on appelle l'armée de réserve des travailleurs. La production capitaliste dépend du marché et doit suivre la demande. Cette dernière change constamment, engendrant alternativement ce qu'on appelle les années, les saisons, les mois de bonnes et de mauvaises affaires. Le capital doit constamment s'adapter à ce changement de la conjoncture et occuper en conséquence tantôt davantage, tantôt moins de travailleurs. Il doit, pour avoir continuellement à sa disposition la quantité nécessaire de force de travail répondant aux exigences même les plus élevées du marché, maintenir en réserve un nombre important de travailleurs inemployés, à côté de ceux qui sont employés. Les travailleurs inemployés n'ont pas de salaire, puisque leur force de travail ne se vend pas, elle est seulement en réserve; la non-consommation d'une partie de la force de travail est partie intégrante de la loi des salaires dans la production capitaliste.

Comment des chômeurs réussissent à vivre, cela ne regarde pas le capital, il repousse toute tentative de supprimer l'armée de réserve comme une menace contre ses propres intérêts vitaux. La crise anglaise du coton en 1863 en a fourni un exemple éclatant. Lorsque le manque de coton brut américain força soudain les filatures et les tissages anglais a interrompre leur production et que près d'un million de travailleurs se trouvèrent sans pain, une partie de ces chômeurs décida d'émigrer en Australie pour échapper à la famine. Ils demandèrent au parlement anglais d'accorder deux millions de livres sterling pour permettre l'émigration de 50 000 ouvriers sans travail. Cette requête ouvrière provoqua les cris d'indignation des fabricants de coton. L'industrie ne pouvait vivre sans machines, et les ouvriers sont comme les machines, il en faut en réserve. “ Le pays ” subirait une perte de quatre millions de livres sterlings, si les chômeurs affamés partaient subitement. Le parlement refusa en conséquence le fonds d'émigration et les chômeurs continuèrent à tirer le diable par la queue, pour constituer la réserve nécessaire au capital. Un autre exemple criant a été fourni, en 1871, par les capitalistes français. Après la chute de la Commune, le massacre des ouvriers parisiens, dans les formes légales et en dehors d'elles, prit de telles proportions que des dizaines de milliers de prolétaires, souvent les meilleurs et les plus travailleurs, l'élite de la classe ouvrière, furent assassinés; alors le patronat, qui avait assouvi sa soif de vengeance, fut quand même pris d'inquiétude à l'idée que le manque de “ bras ” en réserve risquait d'être cruellement ressenti par le capital; l'industrie allait, à cette époque, après la fin de la guerre, vers une expansion importante des affaires. Aussi plusieurs entrepreneurs parisiens s'employèrent-ils auprès des tribunaux pour modérer les poursuites contre les Communards et sauver les bras ouvriers du bras séculier pour les remettre au bras du capital.

L'armée de réserve a une double fonction pour le capital d'une part, elle fournit la force de travail en cas d'essor soudain des affaires, d'autre part la concurrence des chômeurs exerce une pression continuelle sur les travailleurs employés et abaisse leurs salaires au minimum. Marx distingue dans l'armée de réserve quatre couches dont la fonction est différente pour le capital et dont les conditions de vie diffèrent. La couche supérieure, ce sont, les ouvriers d'industrie périodiquement inemployés qui existent même dans les professions les mieux situées. Leur personnel change parce que chaque travailleur est chômeur un certain temps, puis employé pendant d'autres périodes leur nombre varie beaucoup selon la marche des affaires il est très important en période de crise et faible quand la conjoncture est bonne; ils ne disparaissent jamais complètement et augmentent avec le progrès de l'industrie. La deuxième couche, c'est la masse des prolétaires sans qualification affluant de la campagne vers les villes; ils se présentent sur le marché avec les exigences les plus modestes et ne sont liés à aucune branche industrielle particulière; ils sont à l'affût d'une occupation, formant un réservoir de main-d’œuvre pour toutes les industries. La troisième catégorie, ce sont les prolétaires de bas niveau qui n'ont pas d'occupation régulière et sont sans cesse à la recherche d'un travail occasionnel. C'est là qu'on trouve les journées de travail les plus longues et les plus bas salaires et c'est pourquoi cette couche est tout aussi utile, et tout aussi directement indispensable au capital que celle du plus haut niveau. Cette couche se recrute constamment parmi les travailleurs excédentaires de l'industrie et de l'agriculture, en particulier dans l'artisanat en voie de dépérissement et les professions subalternes en voie d'extinction. Cette couche constitue le fondement de l'industrie à domicile et agit dans les coulisses, derrière la scène officielle de l'industrie. Elle n'a pas tendance à disparaître, elle croît au contraire parce que les effets de l'industrie à la ville et à la campagne vont dans ce sens et parce qu'elle a une forte natalité.

La quatrième couche de l'armée de réserve prolétarienne, ce sont les véritables “ pauvres ”, qui sont en partie aptes au travail et que l'industrie ou le commerce emploient partiellement en périodes de bonnes affaires; en partie inaptes au travail : vieux travailleurs que l'industrie ne peut plus employer, veuves de prolétaires, orphelins de prolétaires, victimes estropiées et invalides de la grande industrie, de la mine, etc., enfin ceux qui ont perdu l'habitude de travailler, les vagabonds, etc. Cette couche débouche directement sur le sous-prolétariat : criminels, prostituées. Le paupérisme, dit Marx, constitue l'hôtel des invalides de la classe ouvrière et le poids mort de son armée de réserve. Son existence découle aussi inévitablement de l'armée de réserve que l'armée de réserve découle du développement de l'industrie. La pauvreté et le sous-prolétariat font partie des conditions d'existence du capitalisme et augmentent avec lui : plus la richesse sociale, le capital en fonction et la masse d'ouvriers employés par lui sont grands, et plus est grande la couche de chômeurs en réserve, l'armée de réserve. Plus l'armée de réserve est grande par rapport à la masse des ouvriers occupés, plus est grande la couche inférieure de pauvreté, de paupérisme, de crime. La masse des travailleurs inemployés et donc non rémunérés, et avec elle la couche des Lazare de la classe ouvrière - la pauvreté officielle - augmentent en même temps que le capital et la richesse. “ Voilà, dit Marx, la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste. ”  [1]

La formation d'une couche permanente et croissante de chômeurs était inconnue de toutes les formes antérieures de société. Dans la communauté communiste primitive, il va de soi que tout le monde travaille, autant qu'il faut, pour subvenir à son entretien, en partie par besoin immédiat, en partie sous la pression et l'autorité morales et sociales de la tribu, de la communauté. Tous les membres de la société sont pourvus en moyens de subsistance. Le mode de vie du groupe communiste primitif est assez bas et assez simple, les conditions sont primitives. Dans la mesure où il y a des moyens, ils sont également pour tous, et la pauvreté au sens actuel, la privation des moyens qui existent dans la société, est inconnue. La tribu primitive a faim, de temps en temps ou souvent, quand les conditions naturelles lui sont défavorables; son dénuement est celui de la société en tant que telle, le dénuement d'une partie de ses membres, face à l'opulence d'une autre partie est impensable; dans la mesure où les vivres sont assurés à l'ensemble de la société, ils le sont à chacun de ses membres.

Dans l'esclavage oriental et antique, c'est la même chose. Aussi exploité et pressuré que fût l'esclave public égyptien ou l'esclave privé grec, aussi grand que fût l'écart entre son maigre niveau de vie et l'opulence de son maître, sa situation d'esclave lui assurait quand même l'existence. On ne laissait pas mourir d'inanition les esclaves, comme personne ne laisse mourir son cheval ou son bétail. C'est la même chose aux temps du servage médiéval : tout le système de dépendance féodale où le paysan était attaché à la glèbe et où chacun était le maître d'autres hommes ou le serviteur d'un autre ou les deux à la fois, ce système attribuait à chacun une place déterminée. Aussi pressurés que fussent les serfs, aucun seigneur n'avait le droit de les chasser de la glèbe, donc de les priver de leurs moyens d'existence. Les rapports féodaux obligeaient le maître à aider les paysans en cas de catastrophes, d'incendies, d'inondation, de grêle, etc. Ce n'est qu'à la fin du Moyen Âge, quand le féodalisme commence à s'effondrer et le capitalisme moderne à faire son apparition, que la situation change. Au Moyen Âge, l'existence de la masse des travailleurs était assurée. Il se forma bien, dès cette époque, un petit contingent de pauvres et de mendiants, dû aux nombreuses guerres ou à la disparition de fortunes individuelles. L'entretien de ces pauvres passait pour une obligation de la société. Déjà l'empereur Charlemagne prescrivait expressément dans ses Capitulaires :

“ En ce qui concerne les mendiants qui errent dans le pays, nous voulons que chacun de nos vassaux nourrisse les pauvres, soit sur son fief, soit dans sa maison, et qu'il ne leur permette pas d'aller mendier ailleurs. ”

Plus tard, ce fut la vocation particulière des couvents que d'héberger les pauvres et de leur donner du travail s'ils y étaient aptes. Au Moyen Âge, tout nécessiteux était assuré de trouver un accueil dans chaque maison, l'entretien des pauvres était un devoir et il ne s'y attachait pas le mépris qui s'attache au mendiant actuel.

L'histoire connaît un seul cas où une large couche de la population fut privée d'occupation et de pain. C'est le cas déjà mentionné de la paysannerie de la Rome antique chassée de ses terres et transformée en prolétariat pour lequel il ne restait aucun emploi. Cette prolétarisation des paysans était la conséquence de la formation de grands latifundia et de l'expansion de l'esclavage. Elle n'était pas nécessaire à l'existence de l'esclavage et de la grande propriété. Le prolétariat romain inemployé était simplement un malheur, une charge nouvelle pour la société qui cherchait à y remédier en distribuant périodiquement des terres et des vivres, en organisant des importations massives de grain et en faisant baisser le prix des céréales. En fin de compte, ce prolétariat était tant bien que mal entretenu par l'État dans la Rome antique.

La production marchande capitaliste est, dans l'histoire de l'humanité, la première forme d'économie où l'absence d'occupation et de moyens pour une couche importante et croissante de la population et la pauvreté d'une autre couche, également croissante, ne sont pas seulement la conséquence, mais aussi une nécessité, une condition d'existence de l'économie. L'insécurité de l'existence de toute la masse des travailleurs et le dénuement chronique ou la pauvreté de larges couches déterminées sont pour la première fois un phénomène normal de la société. Les savants de la bourgeoisie, qui ne peuvent imaginer d'autre forme de société, sont tellement pénétrés de la nécessité naturelle des chômeurs et des miséreux qu'ils y voient une loi naturelle voulue par Dieu. L'Anglais Malthus a bâti là-dessus, au début du XIX° siècle, sa célèbre théorie de la surpopulation, selon laquelle la pauvreté vient de ce que l'humanité a la mauvaise habitude d'augmenter plus rapidement que ses moyens de subsistance.

Ces résultats sont dus au simple fait de la production marchande et de l'échange des marchandises. Cette loi de la marchandise qui repose formellement sur l'égalité et la liberté totales, aboutit automatiquement, sans intervention des lois ou de la force, par une nécessité d'airain, à une inégalité sociale criante qui était inconnue dans toutes les situations antérieures reposant sur la domination directe d'un homme sur les autres. Pour la première fois, la faim devient un fléau qui s'abat quotidiennement sur la vie des masses laborieuses. On prétend voir là une loi naturelle. Le prêtre anglican Towsend a écrit, dès 1786 :

“ Une loi naturelle semble vouloir que les pauvres aient un certain degré d'insouciance, de sorte qu'il y en a toujours pour remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les plus vulgaires de la communauté. Le fonds de bonheur humain en est beaucoup augmenté, les personnes plus délicates sont libérées de ce dur travail et peuvent vaquer sans être dérangées à des tâches plus élevées. La loi sur les pauvres tend à détruire l'harmonie et la beauté, la symétrie et l'ordre de ce système que Dieu et la nature ont instauré dans le monde. ”

Les “ délicats ” qui vivent aux dépens des autres ont toujours vu dans toute forme de société qui leur assure les joies de l'existence d'exploiteur, le doigt de Dieu et une loi de la nature. Les plus grands esprits n'échappent pas à cette illusion historique. Plusieurs milliers d'années avant le curé anglais, le grand penseur grec Aristote a écrit :

“ C'est la nature elle-même qui a créé l'esclavage. Les animaux se divisent en mâles et en femelles. Le mâle est un animal plus parfait et il commande, la femelle est un animal moins parfait et elle obéit. Il y a de même dans le genre humain des hommes qui sont aussi inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme ou l'animal à l'homme; ce sont des êtres qui ne sont bons qu'aux travaux corporels et qui sont incapables d'accomplir quelque chose de plus parfait. Ces individus sont destinés par la nature à l'esclavage parce qu'il n'y a pour eux rien de meilleur que d'obéir à d'autres... Y a-t-il finalement une si grande différence entre l'esclave et l'animal ? Leurs travaux se ressemblent, ils ne nous sont utiles que par leur corps. Concluons de ces principes que la nature a créé certains hommes pour la liberté et d'autres pour l'esclavage, qu'il est utile et juste que l'esclave se soumette. ”

La “ nature ” qui est rendue responsable de toute forme d'exploitation doit en tout cas s’être fortement corrompue le goût avec le temps. Car même s'il valait la peine d'imposer la honte de l'esclavage à une masse populaire pour faire s'élever sur son dos un peuple libre de philosophes et de génies comme Aristote, l'abaissement actuel de millions de prolétaires pour faire pousser de vulgaires fabricants et de gras curés est un objectif peu séduisant.


Notes

[1] Marx : “ Le Capital ”, Éditions Sociales, 1950, tome 3, p. 87.


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