1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

V : LE TRAVAIL SALARIÉ

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Nous avons étudié jusqu'à maintenant le niveau de vie que l'économie marchande capitaliste assure à la classe ouvrière et à ses différentes couches. Nous ne savons encore rien de précis sur les rapports entre ce niveau de vie ouvrier et la richesse sociale dans son ensemble. Les travailleurs peuvent avoir parfois plus de moyens, une nourriture plus abondante, de meilleurs vêtements qu'auparavant, si la richesse des autres classes a augmenté encore plus rapidement, la part du produit social qui revient aux travailleurs a diminué. Le niveau de vie des ouvriers peut monter dans l'absolu et baisser relativement aux autres classes. Le niveau de vie de tout homme et de toute classe ne peut être jugé correctement que si on l'apprécie par rapport à la situation de l'époque donnée et des autres couches de la même société. Le prince d'une tribu nègre primitive et à demi-sauvage ou barbare, en Afrique, peut avoir un niveau de vie plus bas, c'est-à-dire une demeure plus simple, des vêtements moins bons, une nourriture plus grossière que l'ouvrier d'usine moyen en Allemagne. Ce principe vit cependant “ princièrement ” par rapport aux moyens et aux exigences de sa tribu, alors que l'ouvrier allemand vit pauvrement, comparé au luxe de la riche bourgeoisie et aux besoins actuels. Pour juger correctement la position des ouvriers dans la société actuelle, il est donc nécessaire d'étudier non seulement le salaire absolu, c'est-à-dire la grandeur du salaire, mais aussi le salaire relatif, c'est-à-dire la part que le salaire représente dans le produit entier de son travail. Nous avons supposé dans notre exemple précédent que le travailleur devait, dans une journée de travail de 11 heures, récupérer son salaire, c'est-à-dire son entretien, pendant les six premières heures, puis créer gratuitement pendant cinq heures de la plus-value pour le capitaliste. Dans cet exemple, nous avons admis que la production de moyens de subsistance coûte six heures de travail à l'ouvrier. Nous avons vu que le capitalisme cherche par tous les moyens à abaisser le niveau de vie de l'ouvrier pour accroître le plus possible le travail non payé, la plus-value. Supposons que le niveau de vie du travailleur ne change pas, qu'il est en mesure de se procurer toujours la même quantité de nourriture, de vêtements, de linge, de meubles, etc. Supposons que le salaire, pris absolument, ne diminue pas. Si pourtant la production de ces moyens d'existence est devenue meilleur marché grâce aux progrès de la technique et demande moins de temps, l'ouvrier aura besoin de moins de temps pour récupérer son salaire. Supposons que la quantité de nourriture, de vêtements, de meubles, etc., dont l'ouvrier a besoin par jour, n'exige plus que cinq heures de travail au lieu de six. Dans une journée de travail de onze heures, le travailleur ne travaillera plus six heures, mais seulement cinq pour remplacer son salaire et il reste six heures pour le travail non payé, pour créer de la plus-value pour le capitaliste. La part du produit qui revient au travailleur a diminué d'un sixième, celle du capitaliste a augmenté d'un cinquième. Or le salaire absolu n'a nullement baissé. Il peut même arriver que le niveau de vie de l'ouvrier s'élève, c'est-à-dire que le salaire absolu augmente, par exemple de 10 %, non seulement le salaire en argent, mais les moyens de subsistance réels de l'ouvrier. Si la productivité du travail augmente, dans le même temps ou peu après, de 15 %, la part du produit qui revient au travailleur, c'est-à-dire son salaire relatif, a baissé, bien que le salaire réel ait monté. La part du produit qui revient au travailleur dépend donc de la productivité du travail. Moins il faut de travail pour produire ses moyens de subsistance, plus son salaire relatif diminue. Si les chemises, les bottes, les casquettes qu'il porte se fabriquent avec moins de travail grâce aux progrès de la fabrication, il peut se procurer la même quantité de chemises, de bottes et de casquettes qu'auparavant avec son salaire, il reçoit quand même une plus petite fraction de la richesse sociale, du travail social global. Tous les produits et matières premières possibles entrent en certaines quantités dans la consommation quotidienne du travailleur. Il n'y a pas que la fabrication des chemises qui rende l'entretien de l'ouvrier meilleur marché, mais aussi la fabrication du coton qui fournit l'étoffe des chemises et l'industrie des machines qui fournit les machines à coudre, et l'industrie du fil qui fournit le fil. Il n'y a pas non plus que les progrès dans la boulangerie qui rendent l'entretien de l'ouvrier meilleur marché, mais aussi l'agriculture américaine qui fournit les céréales et les progrès des chemins de fer et de la navigation à vapeur qui transportent les céréales en Europe, etc. Tout progrès de l'industrie, toute augmentation de la productivité du travail humain aboutit à ce que l'entretien des ouvriers coûte de moins en moins de travail. L'ouvrier doit consacrer une fraction toujours moindre de sa journée de travail à remplacer son salaire, et une fraction toujours plus importante au travail non payé, à la création de plus-value pour le capitaliste.

Or, le progrès continuel et ininterrompu de la technique est une nécessité vitale pour les capitalistes. La concurrence entre les entrepreneurs individuels force chacun d'entre eux à vendre ses produits aussi bon marché que possible, c'est. à-dire en économisant au maximum le travail humain. Si un capitaliste a introduit dans son usine une nouvelle amélioration, la concurrence force les autres entrepreneurs de la même branche à améliorer la technique, pour ne pas se faire éliminer du marché. Cela s'exprime à l'extérieur par l'introduction du machinisme à la place du travail à la main et par l'introduction de plus en plus rapide de nouvelles machines plus perfectionnées à la place des anciennes. Les inventions techniques sont devenues le pain quotidien dans tous les domaines de la production. Le bouleversement technique, tant dans la production proprement dite que dans les moyens de transport, est un phénomène incessant, une loi vitale de la production marchande capitaliste. Tout progrès dans la productivité du travail se manifeste dans la diminution de la quantité de travail nécessaire à l'entretien de l'ouvrier. La production capitaliste ne peut pas faire un pas en avant sans diminuer la part qui revient aux travailleurs dans le produit social. A chaque nouvelle invention de la technique, à chaque perfectionnement des machines, à chaque nouvelle application de la vapeur et de l'électricité dans l'industrie et dans les transports, la part du travailleur dans le produit devient plus petite et celle du capitaliste plus grande. Le salaire relatif tombe de plus en plus bas, de façon irrésistible et ininterrompue, la plus-value, c'est-à-dire la richesse non payée extorquée au travailleur par les capitalistes, augmente irrésistiblement et constamment.

Nous voyons de nouveau ici une différence frappante entre la production marchande capitaliste et toutes les formes antérieures d'économies. Dans la société communiste primitive, on partage le produit directement après la production, de façon égale, entre tous les travailleurs, c'est-à-dire entre tous les membres, car il n'y a pratiquement pas d'oisifs. Dans le servage, ce n'est pas l'égalité, mais l'exploitation de ceux qui travaillent par ceux qui ne travaillent pas qui est déterminante. Pourtant on ne détermine pas la part de ceux qui travaillent, des serfs, dans le fruit de leur travail, on fixe exactement la part de l'exploiteur, du seigneur féodal, sous forme de corvées et de redevances déterminées qu'il reçoit des paysans. Ce qui reste comme temps de travail et comme produit est la part du paysan, de sorte qu'avant la dégénérescence extrême du servage, le paysan a jusqu'à un certain point la possibilité d'augmenter sa propre part en redoublant d'efforts. Certes, cette part du paysan diminue pendant le Moyen Âge, les nobles et l'Église exigeant toujours plus de corvées et de redevances. Il y a cependant toujours des normes précises, bien qu'arbitrairement fixées, des normes visibles, établies par les hommes, même si ces hommes sont inhumains, qui déterminent la part tant du serf que de son seigneur et exploiteur dans le produit. C'est pourquoi le paysan médiéval voit et sent très exactement quand de plus grandes charges lui sont imposées et quand sa part s'amenuise. Une lutte est-elle possible contre cet amenuisement, et elle éclate effectivement, là où c'est possible, sous la forme d'une lutte ouverte du paysan exploité contre la réduction de sa part dans le produit de son travail. Dans certaines conditions, cette lutte est couronnée de succès : la liberté de la bourgeoisie urbaine n'a pas d'autre origine que la lutte des artisans, qui étaient initialement des serfs, pour se débarrasser peu à peu de toutes les corvées, et prestations multiples de l'époque féodale, jusqu'à ce qu'ils arrachent le reste - la liberté personnelle totale de propriété  [1] dans la lutte ouverte.

Dans le système salarial, il n'y a pas de prescriptions légales ou coutumières, ou même arbitraires fixant la part du travailleur dans son produit. Cette part est fixée par le degré de productivité du travail, par le niveau de la technique; ce n'est pas l'arbitraire des exploiteurs, mais le progrès de la technique qui abaisse impitoyablement et sans arrêt la part du travailleur. C'est une puissance invisible, un simple effet mécanique de la concurrence et de la production marchande qui arrache au travailleur une portion toujours plus grande de son produit et lui en laisse une toujours plus petite, une puissance qui agit sans bruit, derrière le dos des travailleurs et contre laquelle la lutte est impossible. Le rôle personnel de l'exploiteur est visible quand il s'agit du salaire absolu, c'est-à-dire du niveau de vie réel. Une réduction de salaire qui entraîne un abaissement du niveau de vie réel des ouvriers est un attentat visible des capitalistes contre les travailleurs et ceux-ci y répondent aussitôt par la lutte, là où existe un syndicat et, dans les cas favorables, ils l'empêchent. La baisse du salaire relatif s'opère sans la moindre intervention personnelle du capitaliste, et contre elle, les travailleurs n'ont pas de possibilité de lutte et de défense à l'intérieur du système salarial, c'est-à-dire sur le terrain de la production marchande. Contre le progrès technique de la production, contre les inventions, contre l'introduction des machines, contre la vapeur et l'électricité, contre les perfectionnements des transports, les ouvriers ne peuvent pas lutter. Or, l'action de ces progrès sur le salaire relatif des ouvriers résulte automatiquement de la production marchande et du caractère de marchandise de la force de travail. C'est pourquoi les syndicats les plus puissants sont impuissants contre cette tendance à la baisse rapide du salaire relatif. La lutte contre la baisse du salaire relatif est la lutte contre le caractère de marchandise de la force de travail, contre la production capitaliste tout entière. La lutte contre la chute du salaire relatif n'est plus une lutte sur le terrain de l'économie marchande, mais un assaut révolutionnaire contre cette économie, c'est le mouvement socialiste du prolétariat.

D'où les sympathies de la classe capitaliste pour les syndicats qu'elle avait d'abord combattus furieusement, une fois que la lutte socialiste eut commencé et dans la mesure où les syndicats se laissent opposer au socialisme. En France, les luttes ouvrières pour l'obtention du droit de coalition ont été vaines jusque dans les années 1870 et les syndicats étaient poursuivis et frappés de sanctions draconiennes. Cependant, peu après que la Commune eut inspiré à la bourgeoisie une peur panique du spectre rouge, un brusque changement s'opéra dans l'opinion publique. L'organe du président Gambetta, La République Française, et tout le parti régnant des “ républicains rassasiés ” commencent à encourager le mouvement syndical, à faire pour lui une active propagande. Aux ouvriers anglais, on citait en exemple au début du XIX° siècle la sobriété des ouvriers allemands; c'est au contraire l'ouvrier anglais, non pas sobre, mais “ avide ”, le trade-unioniste mangeur de bifteck, que l'on recommande comme modèle à l'ouvrier allemand. Tant il est vrai que pour la bourgeoisie la lutte la plus acharnée pour l'augmentation du salaire absolu est une vétille inoffensive par rapport à l'attentat contre le saint des saints, contre la loi du capitalisme qui tend à une baisse continuelle du salaire relatif.


Notes

[1] L'expression “ la liberté personnelle totale de propriété ” a été rayée au crayon dans le manuscrit et remplacée dans la marge par l'expression “ les droits politiques ”.


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