1893

Correspondance parue en juillet 1893 dans le n° 1 de la revue polonaise Sprawa Robotnicza (la Cause ouvrière), éditée à Paris et diffusée clandestinement en Pologne. Rosa Luxemburg en était la principale animatrice. Première mise en ligne en français sur le site "Matière et Révolution". Traduction revue par MIA.

luxemburg

Rosa Luxemburg

Correspondance du pays

1893

 

Vous souhaitez que je vous écrive pour vous dire comment les choses se passent et quelle est la situation générale dans notre monde ouvrier. On ne peut évaluer correctement celle-ci que si l’on jette un coup d’oeil en arrière. Permettez-moi donc de prendre un peu de recul par rapport à l’actualité immédiate, pour vous donner une image plus générale de notre situation.

Les deux dernières années ont connu une série de défaites, mais en même temps, ce furent des années de victoires. Jamais il n’y a eu autant d’arrestations. Les groupes révolutionnaires de tous bords ont subi des pertes énormes. Il a semblé pendant un moment que tout était brisé et anéanti. En même temps, comme dans une bataille sous une grêle de balles, de nouveaux rangs se préparent dans notre pays et poursuivent la lutte engagée.

Et, bien que le 1er mai, comme vous le savez, ait été célébré dans notre pays cette année beaucoup plus calmement et plus modestement que l’année dernière, compte tenu de la terrible persécution par les gendarmes et des arrestations préventives, vous jugerez néanmoins comme il se doit les quelques milliers de participants et surtout l’ambiance - et le grand intérêt suscité - de cette fête, ce qu’à chaque pas, dans chaque conversation des ouvriers, vous auriez pu remarquer ici.

A Varsovie, le travail socialiste n’a pas été interrompu un seul instant, bien que le "dixième pavillon" [1] devienne trop exigu pour accueillir la masse des travailleurs arrêtés.
- Certes, le travail est moins rapide et moins voyant, mais il s’étend dans des cercles de plus en plus larges, pénétrant toujours plus profondément dans les couches ouvrières. Aujourd’hui, il n’y a guère d’usine dans laquelle nos camarades n’ont pas de relations, et des corporations entières sont sous leur influence. Que le mouvement ouvrier devienne de plus en plus important, nous pouvons même en juger par le comportement de nos adversaires.

Les directeurs d’usine et les contremaîtres ont apparemment cessé de croire à la toute-puissance du zélé « stupajka » [2] et cherchent un remède « moral » contre le « venin du socialisme ». Et voilà un antidote tel que le « Calendrier des artisans » , au discours vague et plat sur l’abstinence, la tempérance et autres fleurs de la sagesse petite-bourgeoise. Et puis il y a la deuxième fournée de M. Wieherkiewicz, docteur en philosophie, préparée à la demande des propriétaires d’usine. (Szajbler, Lilpop-Rau, Zyrardów ont acheté chacun quelques centaines de ce specimen, et les « artisans sérieux » quelques dizaines). Ils ont d’abord tenté de vendre le calendrier, mais personne ne voulait le prendre, même gratuitement. Les ouvriers ont répondu au philosophe grisonnant, dont le magistrat a ordonné aux corporations d’acheter l’ « œuvre », par un poème qui le privera probablement de toute volonté de continuer à encourager le port de sabots et la consommation de soupes de Rumford [3] et de pis de vache. - Aujourd’hui même, il n’y a probablement pas un « économiste » sérieux qui ose ignorer le mouvement ouvrier dans notre pays. Et s’il a encore un doute, qu’il jette un coup d’œil au centre industriel de Lodz.

Là, il y a quelques années, c’était aussi calme qu’une tombe. Les ouvriers de Lódz, les plus malheureux des malheureux, déprimés par leur misère, tombant sous le joug de 14-15 heures de travail, n’osaient qu’en de rares occasions relever la tête. Une grève spontanée éclatait alors où, la patience humaine arrivant à bout, l’ouvrier révolté se vengeait en attaquant l’outil direct de l’exploiteur, le contremaître. Mais ici, à Lodz, le mouvement ouvrier est arrivé, et les slogans tonitruants de la social-démocratie ont électrisé les plus assagis. En 1892, nous avons vu le grand résultat de cette prise de conscience. Le 1er mai, Lodz a donné une nouvelle empreinte à notre mouvement par une manifestation ouvrière de masse sans précédent. Ce fait est d’autant plus significatif que, quelques mois auparavant, le nombre d’arrestations y avait été plus élevé que jamais.

Depuis lors, le mouvement ne s’est pas arrêté un seul instant. Chaque jour, la gendarmerie trouve des proclamations, des brochures et des poèmes socialistes répandus quelque part, alors elle traque comme une meute de chiens, chasse à l’aveugle et arrête de droite et de gauche. Les propriétaires d’usine et leurs laquais, les contremaîtres d’usine l'aident - autant qu’ils le peuvent. Tout cela ne sert à rien. Les travailleurs dans les rues chantent en sourdine le « champ de Noël » socialiste et autres chants ouvriers. En décembre, une grève a éclaté dans l’une des principales usines de bonneterie, et fin avril chez Heinzl. En un mot : le mouvement est constant sous toutes ses formes. Alors, voyant que le fouet ne sert à rien, on glisse une barre chocolatée à l’ouvrier - les propriétaires d’usine réduisent la journée de travail d’une heure, sans réduire les salaires. Je vais vous donner quelques détails sur les à-côtés afin de comprendre cette « grâce du Seigneur ».

Comme vous le savez, déjà au moment des émeutes du 1er mai, le gouverneur de Piotrkówski a montré une sorte de « disposition amicale » envers les « émeutiers ». De plus, pendant le procès, le procureur a prononcé quelques phrases rejetant la responsabilité de l’accident sur messieurs les fabricants. Ainsi, malgré l’énergie du cosaque Hurka, les nez sensibles des propriétaires d’usines avaient déjà perçu de nouveaux courants en provenance des « classes supérieures ». Il était évident que le gouvernement avait peur des masses ouvrières et, bien qu’afin de préserver la situation, il ait étouffé le mouvement avec sa férocité animale habituelle, il a ensuite fait des concessions mineures. L’astucieux directeur de l’usine de Szajblen, Herbst, fut le premier à raccourcir d’une heure la journée de travail dans son usine, puis à soumettre un projet de loi en ce sens, pour l’ensemble de Lódz, à la Société pour la Promotion de l’industrie et du commerce de Lódz. celle-ci, à son tour le soumit à Moscou, en tant que loi d’État. Pendant ce temps, au cours du mois d’avril, d’autres - les Biedermaun, les Rosenfeld, les Silberstein - se précipitèrent pour imiter la politique de Szajblen, et finalement Poznanski a raccourci la journée d’une heure.

De cette façon, le gouvernement a eu la possibilité de faire des concessions aux masses ouvrières menaçantes, comme si elles ne venaient pas de lui-même, et les propriétaires d’usines ont eu la possibilité d’exprimer leur allégeance en saisissant et en devinant les souhaits du "Seigneur". Les travailleurs, par contre, peuvent calmement considérer cette conquête comme le résultat de leur lutte.

En ce qui concerne les salaires, les initiés savent que la situation est différente. La rémunération à Lódz est à la pièce, donc le prix à la pièce a dû être augmenté d’un treizième, car au lieu de treize heures, on travaille maintenant douze heures. Eh bien, l’archi-exploiteur et escroc Poznanski, au moins lui, l'a augmenté beaucoup moins. Cela n’est pas vraiment apparent, car les modifications apportées aux différents productions ont été inégales, mais il est de fait que les plus courantes n’ont été augmentées que de quelques quinzièmes ou vingtièmes, tandis que celles plus rares l’ont été davantage. Mais cependant, en bref, la réduction du temps a également été effective ici - un résultat non négligeable qui encourage les travailleurs de Lódz à poursuivre leur lutte.

A Zyrardow, Dabrowa, Sosnowiec, nos camarades progressent également sans relâche et comblent rapidement les vides que la gendarmerie parvient à faire dans leurs rangs.

Je conclurai en vous exposant un fait des plus réconfortants. Cette année, avant le premier mai, on a tenté de diffuser aux ouvriers une brochure qui s’écartait d’une ferme position de classe et qui ne pouvait avoir pour effet que de susciter parmi les ouvriers du chauvinisme et des slogans incompatibles avec leur programme. Et bien, les travailleurs organisés et conscients de Varsovie ont dit vigoureusement "nous ne le permettons pas". Et la brochure a été retirée. Ce fait est très important et profondément réconfortant. Cela prouve que nos principes programmatiques ont déjà atteint les grandes masses, que le mouvement ouvrier a déjà créé sa propre intelligentsia ouvrière, qui est politiquement avancée et capable de s’orienter. Dans ces conditions, les arrestations massives dans l’"intelligentsia proprement dite", et même la confusion des idées que l’on peut constater dans une grande partie de celle-ci, ne sont plus trop dangereuses. Le mouvement, dans le plein sens du terme, est déjà devenu massif et l’avenir nous appartient.

Varsovie, juin 1893

Notes MIA

[1] Partie de la citadelle de Varsovie. La détention en ce lieu était, jusque dans les années 1920, la garantie d’une condamnation assurée.

[2] Fonctionnaire inférieur ou militaire brutal et terne (un mot dérivé de stupaj en russe - s'en aller).

[3] Benjamin Thompson (1753 - 1814), comte de Rumford, physicien et "philanthrope" américain, inventeur d'une "soupe de légumes pour les pauvres".