1895

Texte de Rosa Luxembourg publié en brochure, en couverture :
La Bibliothèque social-démocrate
L’indépendance polonaise et la cause ouvrière
écrit par Maciej Rozga [Rosa Luxembourg]
recommandé par la direction Social-démocrate du Royaume polonais.
Editions de La Cause Ouvrière, 1895. La présente traduction a été mise en ligne par "Matière et Révolution".

luxemburg

Rosa Luxemburg

L’indépendance polonaise et la cause ouvrière (Introduction)

1895

 

Ce dont nous allons parler dans cette brochure

Il n’y a à peu près plus de travailleur polonais qui ne ressente pas aujourd’hui combien sont insupportables sa situation et l’injustice qu’il subit. Ici, des hommes travaillent dur de l’aube au crépuscule, et à peine ont-ils assez d’argent pour acheter du pain, tandis que d’autres qui toute leur vie ne lèveront pas le petit doigt pour travailler nagent dans l’abondance et la richesse. Ici, un homme est traité comme un serviteur par tout le monde, alors que là encore, une poignée d’oisifs prennent de grands airs et donnent des ordres. Et encore, quand il n’y a plus de travail, quand pendant des semaines on doit aller d’usine en usine, se prosterner, demander la charité - pour se placer en fait sous le joug du Capital ! C’est alors qu’on en a assez de l’humiliation, de la misère et du désespoir...

Que faire pour sortir de ce misérable état de gueux et d’esclave ? C’est ce à quoi pensent des milliers de travailleurs polonais, se prenant la tête pour trouver un moyen de sortir de leur situation.

Heureusement, beaucoup d’entre nous ont déjà repris leurs esprits et savent ce qu’il faut faire. Ils ont finalement compris que ni Dieu ni aucune âme vivante n’aideront le travailleur s’il ne prend pas lui-même sa lutte en main. La lutte entre le travailleur et ceux qui sont enrichis par son travail dure depuis des années. Et c’est là le plus important ! Dès que les travailleurs ont cessé de compter sur la miséricorde de Dieu, dès que l’humilité et l’indifférence ont disparu, alors le travail est à moitié fait. Nos travailleurs n’abandonneront pas la lutte, tant qu’ils ne parviendront pas à une libération complète.

Mais l’autre moitié du travail consiste maintenant en ce que les travailleurs sachent parfaitement comment ils doivent combattre, ce qu’ils doivent faire pour améliorer leur sort. Il n’est pas aussi facile qu’il y paraît de trouver les bons moyens de lutter. La situation du travailleur est très dure et des obstacles se dressent devant lui à chaque étape. Alors il fait des tentatives de ce côté-ci puis de ce côté-là, et commet parfois diverses erreurs, ne pouvant pas trouver tout de suite la vraie cause du mal.

Par exemple, dans notre pays, plus d’un travailleur pense avoir déjà tout fait pour sont salut, lorsqu’il s’est associé à des collègues de l’usine ou du même métier, a constitué une caisse et s’est mis en grève avec les autres pour des salaires plus élevés ou une journée de travail plus courte. Mais un tel travailleur a tort.

Il est vrai que les caisses professionnelles d’aide mutuelle, les grèves, ainsi que l’augmentation des salaires, sont tous excellents pour les affaires des travailleurs ; on ne peut pas se passer des luttes professionnelles. Mais le monde ne se limite pas à cela. Les travailleurs doivent savoir à l’avance que la délivrance complète de la pauvreté et de la dépendance sera acquise seulement que lorsqu’ils n’auront plus besoin de vendre leur travail pour du pain, lorsque qu’ils confisqueront aux capitalistes et prendront pour eux-mêmes tous les moyens de production, c’est-à-dire lorsque sera établi une société socialiste . De cela également nous parlerons plus loin dans cette brochure.

Mais même cela ne suffit pas encore pour que le travailleur mène la lutte professionnelle et s’efforce d’établir le socialisme. Le travailleur doit encore comprendre comment lutter pour le socialisme. Nous allons l’expliquer à l’aide d’un exemple, parce qu’il est préférable de regarder ce qui s’est déjà produit ailleurs avec les travailleurs et utiliser leur expérience.

En Angleterre, les ouvriers sont entrés dans la lutte il y a près de cent ans. Ils ont pensé pendant longtemps qu’il fallait seulement lutter contre les propriétaires d’usines individuels pour de meilleurs salaires et un temps de travail plus court, et que tout irait bien. Mais ici ils ont rencontré un grand obstacle : leur propre gouvernement. Le gouvernement anglais leur interdit d’établir des caisses de solidarité, les a arrêtés pour faits de grève, les mit en prison pour participation aux syndicats. Les travailleurs ont pris conscience qu’ils n’iraient pas très loin et durent se dirent se dire : nous avions eu tort. Nous n’obtiendrons pas grand-chose des propriétaires d’usines, parce qu’ils ont comme soutien le plus puissant le gouvernement, le pouvoir. Il est nécessaire de se battre avec le gouvernement pour divers droits et libertés, nous devons mener une lutte politique.

Cette situation des travailleurs d’Angleterre de l’époque est la même dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Notre gouvernement est aussi le plus grand défenseur de nos exploiteurs, et nous devons diriger notre lutte également contre le gouvernement, nous devons lutter pour un certain nombre de droits politiques.

Le gouvernement tsariste ne nous a-t-il pas prouvé à plusieurs reprises qu’il est notre ennemi mortel, qu’il ne nous permet pas non plus de mener la lutte pour nos intérêts professionnels ou pour le socialisme ? Que s’est-il passé à Zyrardow ? en mai 1891, lorsque les cosaques, sur ordre du du gouvernement ont battu les travailleurs avec des nagaïkas ? Que s’est-il passé à Lodz en mai 1892, lorsque des ouvriers, des femmes et des enfants se sont fait tirer dessus pour avoir revendiqué la journée de 8 heures ?

Et maintenant, si vous tournez votre regard vers Zyrardow, quelle persécution contre les des travailleurs ! Et à Varsovie tous les jours des arrestations ! C’est le gouvernement qui nous instruit constamment d’une voix forte qu’il est notre ennemi et qu’il se tient du côté des capitalistes. Ce serait une erreur pour les travailleurs polonais de ne pas comprendre qu’ils doivent se battre contre un tel adversaire. Par conséquent, tout travailleur qui veut se libérer du joug du capital, doit se dire : ma tâche est de lutter contre les propriétaires d’usines et en même temps de mener contre le gouvernement une lutte politique.

Et maintenant, est-ce que nous comprenons déjà quelles sont nos tâches et nos moyens ? Nous savons, premièrement, que notre salut complet réside dans le fait d’enlever aux capitalistes les terres et des usines, en instaurant le socialisme .

Nous savons, deuxièmement, qu’en attendant, pour améliorer notre sort, il est nécessaire de mener une lutte professionnelle contre les exploiteurs individuels.

Nous savons, troisièmement, que tant dans notre lutte professionnelle que dans celle pour le socialisme nous sommes entravés par le gouvernement actuel et qu’il est nécessaire de mener contre le pouvoir une lutte politique.

Eh bien, savons-nous déjà tout ce qu’il faut ? Non, pas du tout, parce que nous ne savons pas encore en quoi consiste la lutte contre le pouvoir, ce qu’est la lutte politique. C’est difficile à deviner - diront beaucoup de travailleurs. C’est pourtant simple : le gouvernement interdit les grèves ? Luttons pour le droit de grève. Le gouvernement interdit la création d’une caisse de solidarité ou d’un syndicat ?
 luttons pour les droits syndicaux. Le gouvernement ne vous permet pas de vous réunir et de discuter de la cause des travailleurs ? Exigeons la liberté de réunion et la parole. Le gouvernement fait des lois à son profit de manière complètement arbitraire ? Exigeons qu’aucune loi ne soit promulguée sans notre consentement, et ainsi de suite.

En effet, c’est la pure vérité. C’est également ce que dit dit le parti des travailleurs, la Social-démocratie. Il dit : nous devons forcer la porte du pouvoir pour qu’ils nous donne tous les droits et libertés que les travailleurs ont aujourd’hui dans tous les pays civilisés et qui sont appelés Constitution. La Constitution est nécessaire à la fois pour nous et pour les travailleurs russes, parce qu’ils souffrent eux aussi du même gouvernement tsariste. Nous devons donc, aux côtés des travailleurs russes, lutter ensemble contre gouvernement et pour la Constitution. C’est à une telle lutte politique que la Social-démocratie ne cesse d’appeler les travailleurs Et rien ne semble plus simple. Dans quel autre but les travailleurs polonais pourraient-ils lutter contre le gouvernement ?

Pourtant, il y a des gens qui disent autre chose. Ils disent que pour leur salut, les travailleurs polonais ne devraient pas se battre aux côtés avec les travailleurs russes pour une constitution, mais devraient séparer le royaume polonais de la Russie, l’unir avec la Galice et la Poznanie, pour former un gouvernement national polonais. et construire un État polonais indépendant. C’est dans la reconstruction de la Pologne - disent ces gens - que se trouve la voie du salut des travailleurs polonais. Les gens qui s’expriment ainsi sont des social- patriotes, qui s’appellent eux-mêmes le « Parti socialiste polonais ».

A présent les travailleurs devraient réfléchir attentivement à ce qu’ils doivent répondre. La restauration de la Pologne peut-elle libérer les travailleurs de la misère et de l’esclavage ? Les travailleurs sont-ils en état reconstruire la Pologne ? Tout cela est très important. Chaque travailleur polonais devrait réfléchir à ces questions et toujours savoir répondre à de telles interrogations. Car que se produira-t-il si un travailleur ne pense pas par lui-même ? L’un viendra lui dire : va à droite. Un autre viendra et lui dira : va à gauche. Et le travailleur sera comme perdu dans une grande forêt et laissera l’un ou l’autre le mener par le bout du nez. Il en ira tout autrement, si vous considérez chaque chose, y réfléchissez par vous-même, et ne croyez personne sur parole. Ce n’est qu’alors que le travailleur saura, au moyen sa propre tête, s’il doit aller à droite ou à gauche. Donc nous allons considérer dans cette brochure les questions suivantes :