1913

R. Luxemburg répond aux critiques de "l'Accumulation du Capital"...


Critique des critiques

Rosa Luxemburg

2


III

Mais il y a mieux. Nous avons examiné les conditions économiques de l'accroissement de la population, parce que celui-ci semble constituer le fondement de la théorie de l'accumulation chez Bauer. En réalité sa théorie repose sur une autre base. En parlant de « population » et d' « accroissement de la population » il ne songe en réalité qu'à la classe ouvrière dans le système capitaliste. Je n'en veux pour preuve que les passages suivants :

« Nous supposons que la population s'accroît chaque année de 5 %. Pour que l'équilibre [entre la production et les besoins sociaux] soit maintenu, il faut que le capital variable (c'est-à-dire la somme des salaires payés) s'accroisse également de 5 %. » (Loc. cit., p. 835.) Si la consommation de la population, qui détermine l'ampleur de la production, est égale au capital variable, c'est-à-dire à la somme des salaires payés, il faut comprendre par « population » la classe ouvrière seule. Bauer le dit du reste expressément :

« L'augmentation du capital variable (ou de la somme des salaires) signifie l'achat de moyens de subsistance pour la population accrue. » (Loc. cit., p. 834.) Il s'exprime encore plus catégoriquement dans un passage déjà cité : « Notre schéma est bâti sur les hypothèses suivantes : le nombre des ouvriers s’accroît chaque année de 5 % ; le capital variable s’accroît dans la même proportion que le nombre des ouvriers ; le capital constant (c'est-à-dire l'argent investi dans les moyens de production figés) s'accroît plus vite que le capital variable, à un rythme déterminé par le progrès technique. Ces hypothèses une fois admises il n'est pas étonnant qu'il n'y ait pas de difficulté à réaliser la plus-value. » (Loc. cit., p. 869.)

Notons que les hypothèses de Bauer impliquent seulement deux classes dans la société : les ouvriers et les capitalistes. Il écrit en effet quelques lignes plus loin : « Puisque dans une société composée exclusivement de capitalistes et d'ouvriers, les prolétaires en chômage ne peuvent avoir d'autres revenus que les revenus du salaire... » (Loc. cit., p. 869.) Ilne s'agit pas d'une simple supposition jetée en passant par hasard ; cette hypothèse a une importance considérable pour la position de Bauer à l'égard du problème de l'accumulation : comme les autres « experts » il veut prouver contre moi, que, conformément au schéma, l'accumulation du capital est possible et se poursuit sans difficulté même dans une société au mode de production exclusivement capitaliste, composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers. D'après la théorie de Bauer il n'existe que deux classes sociales : les capitalistes et les prolétaires. Mais l'accumulation du capital adapte sa croissance aux besoins de la seule classe ouvrière. Bauer commence donc par réduire la population, d'après son hypothèse expressément formulée, à la classe ouvrière et à la classe capitaliste ; ensuite il la réduit implicitement par les opérations des schémas à la seule classe ouvrière. Celle-ci constitue la « population » aux besoins de laquelle s'adapte le capital. Ainsi lorsque Bauer imagine comme point de départ de son exposé schématique une «  croissance annuelle de la population » de 5 %, il faut comprendre qu'il s'agit seulement de la population ouvrière ; qui s’accroît tous les ans de 5 %. Ou bien peut-être devrions-nous interpréter cet accroissement du prolétariat comme un phénomène partiel englobé dans l'accroissement général annuel de la population entière, qui serait également de 5 % ? Mais ce serait là une découverte tout à fait nouvelle, qui contredirait la théorie de Marx et les données statistiques selon lesquelles chaque classe de la société moderne obéit à ses propres lois démographiques.

En fait Bauer n'imagine pas un taux d'accroissement identique pour toute la population. Du moins ne l'applique-t-il pas à la classe capitaliste, qui ne s'accroît pas de 5 % par an, comme on peut le démontrer facilement.

A la page 835, Bauer indique comme fonds de consommation des capitalistes pour quatre années successives les sommes suivantes : 75 000, 77 700, 80 539 et 83 374. Si Bauer admet que les salaires des ouvriers augmentent parallèlement à ces chiffres, nous admettrons que les capitalistes ont un niveau de vie au moins égal à celui des ouvriers et que leur revenu personnel augmente en même temps que leur nombre s'accroît, Ces suppositions une fois admises, le schéma de Bauer indique à partir de la consommation des capitalistes au cours de ces quatre années un taux d'accroissement annuel de la classe capitaliste de 5 % la 2° année, 3,6 % la 3° année, 3,5 % la quatrième année. Si les choses continuaient ainsi, il y aurait un dépérissement progressif de la classe capitaliste et le problème de l'accumulation trouverait une solution très originale. Mais nous n'avons pas à nous préoccuper ici du sort individuel des capitalistes de Bauer ; nous constatons seulement que Bauer, lorsqu'il évoque l'accroissement de la population comme base de l'accumulation songe uniquement à l'accroissement de la classe ouvrière.

Enfin, Bauer le dit lui-même dans une formule concise à la page 869 : « L'élévation [du taux d'accumulation] continuera ainsi jusqu'à ce que l'équilibre entre l'accroissement du capital variable et l'accroissement de la population soit rétabli. » Suit l'explication page 870 : « Sous la pression de l'armée industrielle de réserve, le taux de plus-value augmente et avec lui le taux d'accumulation sociale, jusqu'à ce que celui-ci soit assez élevé pour faire croître le capital variable aussi vite que la population ouvrière, malgré la composition organique croissante du capital. Dès que ce but est atteint, l'équilibre entre l'accumulation et l'accroissement de la population est rétabli. » Il répète ces affirmations aussi clairement et les formule comme une loi générale à la page 871 : « Dans la société capitaliste l'accumulation du capital a tendance à s'adapter à l'accroissement de la population. L'adaptation est réalisée lorsque le capital variable (ou somme des salaires) augmente aussi rapidement que la population ouvrière, moins vite cependant que le capital constant dont le rythme de croissance est déterminé par le développement de la force productrice. » Ala fin de l'article, Bauer résume en quelques formules lapidaires la quintessence de sa théorie : « Tout d'abord [dans une société capitaliste isolée telle que l'imagine son schéma] l'accumulation est limitée par l'accroissement de la population ouvrière. Puisque à partir d'une composition organique du capital donnée, la grandeur de l'accumulation est déterminée par l'accroissement de la population ouvrière disponible.. » (Loc. cit., p. 873.) C'est donc évident : tout en prétendant que l'accumulation capitaliste s'adapte à l'accroissement de la population, Bauer détermine cette adaptation uniquement d'après la classe ouvrière et son accroissement naturel. Nous soulignons le terme d'accroissement naturel, car dans la société de Bauer, composée uniquement de capitalistes et de prolétaires à l'exclusion des classes moyennes, la prolétarisation de la petite bourgeoisie et des classes paysannes est exclue dès le départ. Par conséquent l'accroissement a lieu par la seule méthode de la reproduction naturelle. Cette adaptation à la population ouvrière est, selon Bauer, le régulateur des variations de la conjoncture capitaliste. Nous examinerons sa théorie dans cette perspective également. Nous l'avons vu : l'équilibre entre la production et la consommation sociale est atteint lorsque le capital variable, c'est-à-dire la part du capital destinée aux salaires ouvriers, s'accroît aussi vite que la population ouvrière. Mais la production capitaliste a une tendance automatique à sortir de l'état d'équilibre, tantôt vers le bas, dans le sens de la « sous-accumulation », tantôt vers le haut, dans le sens de la « suraccumulation ». Considérons d'abord le premier mouvement du pendule.

Si le premier « taux d'accumulation » est trop bas, écrit Bauer, autrement dit si les capitalistes ne prélèvent pas assez de capital nouveau pour l'investir dans la production « alors l'augmentation du capital variable reste en deçà de l'accroissement de la population disponible pour le travail. Il se produit un état que nous appellerons la « sous-accumulation » (Loc. cit., p. 869.) A présent, Bauer décrit cet état. La première conséquence de la sous-accumulation est d'après lui la constitution d'une armée industrielle de réserve. Une partie de la population excédentaire est en chômage. Les chômeurs font pression sur les salaires des ouvriers qui travaillent, les salaires baissent, le taux de plus-value augmente. « Comme dans une société composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers, les ouvriers en chômage n'ont pas d'autres revenus que le revenu du salaire, les salaires ne cesseront de baisser, le taux de plus-value ne cessera de monter jusqu'à ce que malgré la diminution relative du capital variable la totalité de la population ouvrière trouve du travail. La modification dans la répartition de la valeur du produit total provient de la transformation de la composition organique du capital, due au progrès technique : cette dernière a fait baisser la valeur de la force de travail, et de ce fait il s'est constitué une plus-value relative. » Cette augmentation de la plus-value offre aux capitalistes un fonds nouveau pour une accumulation plus forte, en conséquence il y a une demande accrue de forces de travail. « Il se produit un accroissement de la masse de la plus-value utilisée à augmenter le capital variable. » L'augmentationdu capital variable continuera « jusqu'à ce que l'équilibre entre l'accroissement du capital variable et l'accroissement de la population soit rétabli ». (Loc. cit., p. 869.) On passe de nouveau d'un état de sous-accumulation à un équilibre retrouvé. Nous avons décrit la moitié de ce mouvement pendulaire du capital autour du point d'équilibre économique. Nous nous arrêterons un peu plus longtemps à ce premier acte de la représentation.

L'état d'équilibre signifie, rappelons-le, que la demande de force de travail correspond à l'accroissement de la population ouvrière, autrement dit qu'il y a du travail pour la classe ouvrière tout entière, compte tenu de son accroissement naturel. Or brusquement la production est projetée hors de cet état d'équilibre, la demande de travail se trouve ramenée en deçà de l'accroissement du prolétariat. D'où vient cette rupture d'équilibre ? Qu'est-ce qui provoque ce premier mouvement du pendule au-delà du point central ? Les profanes ont du mal à le comprendre d'après les explications savantes et confuses de Bauer. Par bonheur il vient à notre secours à la page suivante, en s'exprimant dans un style un peu moins obscur : « Le progrès qui conduit à une composition organique plus élevée du capital provoque toujours à nouveau la sous-accumulation. » (Loc. cit., p. 870.) Cette formule au moins a le mérite de la brièveté et de la clarté. C'est donc le progrès technique qui entraîne le remplacement de la force de travail humaine par la machine ; d'où le ralentissement périodique relatif de la demande de main-d'œuvre, la constitution d'une armée de réserve industrielle, l'abaissement des salaires. bref l'état de « sous-accumulation ».

Confrontons Bauer avec Marx.

S'il y a sous-accumulation, écrit Bauer, « la valeur de la force de travail diminue », et il se forme de ce fait « une plus-value relative » qui sert à constituer un nouveau fonds d'accumulation. Arrêtons-nous un instant ! Si l'emploi des machines fait qu' « une partie de la population excédentaire reste sans travail » et si, par la pression des chômeurs, « les salaires baissent », cela ne signifie pas que « la valeur de la force de travail baisse » - mais le prix de la marchandise force de travail (salaire en argent) baisse uniquement parce que la surabondance de l'offre la fait vendre au-dessous de sa valeur. Mais d'après Marx, ce n'est pas un abaissement des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail, provoqué par une diminution de la demande de main-d'œuvre, qui peut créer une plus-value relative ; mais, Marx le répète à plusieurs reprises dans le premier livre du Capital, il ne peut y avoir de plus-value relative qu'à la condition expresse que le prix de la force de travail, c'est-à-dire le salaire, soit égal à sa valeur, en d'autres termes que la demande et l'offre de la force de travail s'équilibrent. Dans ces conditions, la baisse des salaires provient donc, d'après Marx, de la diminution des frais d'entretien de la force de travail, c'est-à-dire précisément du facteur que Bauer élimine puisqu'il fait dépendre l'équilibre d'un « accroissement du capital variable exactement parallèle à celui de la population ouvrière ». Pour employer des termes simples : Bauer explique la formation d'un capital nouveau, qu'il appelle « plus-value relative », destiné à alimenter l'accumulation future, uniquement par une pression sur les salaires imposée aux ouvriers par une conjoncture défavorable.

Qu'est-ce que cette étrange loi économique du mouvement des salaires, selon laquelle les salaires « ne cessent de baisser », « jusqu'à ce que la population ouvrière tout entière trouve du travail ? » C'est une affirmation fort originale que plus les salaires baissent, plus le degré de l'emploi est élevé. Lorsque les salaires ont atteint leur point le plus bas, l'armée industrielle de réserve tout entière est résorbée par l'emploi ! Il semble que ce soit l'inverse qui se produise dans notre monde prosaïque : la baisse des salaires va de pair avec un chômage croissant, la hausse des salaires fait monter l'emploi. C'est lorsque les salaires ont atteint leur point le plus bas que l'armée industrielle de réserve est généralement la plus nombreuse, et lorsque les salaires ont atteint leur point culminant, elle est presque complètement résorbée. Mais le schéma de Bauer offre des phénomènes encore plus étonnants.

La production capitaliste cherche à sortir des bas-fonds de la sous-accumulation par une méthode aussi simple que vigoureuse : une baisse considérable des salaires permet aux capitalistes de faire de nouvelles économies (ce que Bauer appelle à tort, en se méprenant sur un passage du premier livre du Capital, la « plus-value relative »), et les voilà en possession d'un fonds nouveau qu'ils emploieront à des investissements destinés à élargir la production et à relancer la demande de main-d'œuvre. Une fois de plus nous avons quitté la terre ferme et nous nous trouvons dans l'espace éthéré de la « société » de Bauer. Ainsi le capital aurait besoin de rassembler les quelques sous qu'il aurait épargnés en abaissant les salaires avant de se lancer dans de nouveaux investissements ou de nouvelles entreprises ! Il devrait attendre que la baisse générale et constante des salaires ait atteint son extrême limite pour trouver les fonds d'investissement qui lui permettraient d'élargir la production ! Sur la planète où Bauer se livre à ses spéculations, où le capitalisme atteint le plus haut degré d'évolution possible, où toutes les couches moyennes sont absorbées, la population composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers, dans cette société les réserves de capitaux sont inconnues; on y vit au jour le jour comme au temps du « bon Dr Aikin » en Angleterre au XVI° siècle. Dans cette société il n'existe manifestement pas de banques qui gardent des réserves de capitaux énormes accumulées depuis longtemps et qui n'attendent qu'une occasion de placement pour prendre part à la production quel que soit le niveau des salaires. La fièvre d'accumulation à une vaste échelle qui s'est emparée aujourd'hui de tous les États belligérants ou neutres pour faire fructifier les gains récoltés pendant la guerre, et qui a fait brusquement monter les salaires industriels, contraste violemment avec le capital anémique des visions de Bauer : selon Bauer en effet le capital ne peut rassembler les quelques fonds nécessaires pour se lancer à nouveau dans les risques de l'accumulation qu'en abaissant périodiquement l'ensemble des salaires et en réduisant le niveau de vie des ouvriers à l'indigence. Notons-le : Bauer, en décrivant l' « équilibre » rétabli, souligne encore que « sous la pression de l'armée industrielle de réserve le taux de plus-value s'élève et, avec lui, le taux d'accumulation sociale, jusqu'à ce que celui-ci suffise, malgré la composition organique croissante du capital, à faire croître le capital variable aussi vite que la population ouvrière. Dès que cette concordance est atteinte l'armée industrielle de réserve est résorbée [pour la deuxième fois déjà, car elle avait été résorbée une première fois au moment où les salaires avaient atteint leur niveau le plus bas, c'est-à-dire au point extrême de la « sous-accumulation »], et l'équilibre entre l'accumulation et l'accroissement de la population est rétabli » (loc. cit., p. 870).

A cet « équilibre » retrouvé succède maintenant le deuxième mouvement du pendule, vers le haut, vers la « suraccumulation ». Bauer décrit ce processus en termes très simples :

« Si le taux d'accumulation sociale s'élève [grâce à la pression exercée sur les salaires ! - R. L.], il atteint finalement un point où le capital variable augmente plus vile que la population. Nous nommerons l'état ainsi atteint la « suraccumulation. »

Bauer se contente de ces quelques lignes, il ne nous en révèle pas davantage sur la genèse de la suraccumulation. Tandis qu'il avait indique au moins un fait concret : le progrès technique, comme facteur de déclenchement périodique de la « sous-accumulation », il nous laisse dans l'ignorance quant au mouvement opposé du pendule. Nous apprenons simplement que le taux d'accumulation montant (c'est-à-dire la constitution d'un capital prêt à l'investissement) atteint « finalement » un point où la demande de force de travail dépasse l'offre. Et pourquoi doit-il « finalement » atteindre ce point ? Pour obéir à une loi physique, en continuant automatiquement à s'élever ? Mais songeons à la cause de ce mouvement ascendant. Les salaires ont baissé sous la pression du chômage. C'est la baisse des salaires qui a provoqué l'accroissement du capital disponible. Cet accroissement ne durera que jusqu'au moment où tous les chômeurs auront trouvé un emploi, ce qui se produit dans l'étrange société de Bauer au moment où les salaires ont atteint le niveau le plus bas. Mais si toute la population a du travail, les salaires cessent de baisser, même dans cette société étrange, sans doute commencent-ils même à s'élever peu à peu comme dans la réalité. Dès que les salaires recommencent à s'élever, le « taux d'accumulation » qui, d'après Bauer s'alimente à cette seule source, cesse immédiatement d'augmenter, et la constitution du capital nouveau va en régressant. Comment, si tous les chômeurs ont trouvé un emploi, le taux peut-il continuer alors à s'élever pour atteindre finalement » un état de « suraccumulation » ? Nous attendons vainement une réponse.

Nous ignorons la genèse de la suraccumulation, nous ne sommes pas plus éclairés sur le dernier acte de la représentation, le processus par lequel la suraccumulation est de nouveau surmontée et revient au point d'équilibre.

« Si le taux d'accumulation est trop élevé [il faut comprendre : toujours par rapport à la population ouvrière existante et à son accroissement - R. L.] l'armée de réserve est résorbée [pour la troisième fois !], les salaires montent, le taux de plus-value diminue ». De ce fait la baisse du taux de profit est encore plus rapide que si elle était seulement provoquée par la composition organique croissante du capital. Tous ces phénomènes entraînent une « crise dévastatrice avec mise au repos de capital, destruction massive de valeurs et chute brusque du taux de profit ». L'accumulation est de nouveau ralentie, « l'accroissement du capital variable reste en-deçà de l'accroissement de la population » (loc. cit., p. 871); et nous retrouvons la « sous-accumulation » que nous connaissons déjà.

Mais pourquoi Bauer fait-il éclater la « crise dévastatrice » à l'apogée de la sur-accumulation ? La sur-accumulation signifie chez Bauer uniquement que le capital variable s’accroît plus vite que la population ouvrière. Autrement dit en langage simple : la demande de main-d'œuvre dépasse l'offre du marché du travail. C'est cela qui ferait éclater une crise industrielle et commerciale ? Bauer a recours ici à une citation de Hilferding qui lui tient lieu d'explication pour l'origine de la crise. Voici le texte d'Hilferding : « La crise éclate » au moment « où les tendances à la baisse du taux de profit que nous venons de décrire se révèlent plus fortes que les tendances opposées qui ont entraîné une augmentation des prix et du profit à la suite de l'élévation de la demande ». Négligeons le fait que ce passage de Hilferding n'éclaire pas le texte de Bauer, parce qu'il s'agit, non pas d'une explication, mais d'une description de la crise en termes savants ; de toute façon cette citation tombe au milieu des spéculations de Bauer comme des cheveux sur la soupe.

Dans tout l'exposé de Bauer il n'est jamais question ni d'une élévation ni d'une diminution de la « demande » de marchandises susceptible d'entraîner une « augmentation des prix et des profits ». Il n'y a chez Bauer qu'une danse de deux figures : le capital variable et le prolétariat (qu'il appelle « population »). Tout le mouvement de l'accumulation, son axe central, l' « état d'équilibre », l'ascension et la descente autour de cet axe sont réglés par les rapports réciproques de ces deux facteurs : le capital variable et la population ouvrière. Il n'est pas question chez Bauer de demande de marchandises, de débouchés plus ou moins difficiles, ces mots ne sont même pas prononcés. La suraccumulation consiste chez lui simplement dans, un excédent de capital variable, c'est-à-dire de demande de main-d'œuvre par rapport à l'accroissement naturel de la classe ouvrière. C'est là la seule « demande » dont se préoccupe Bauer tout au long de son exposé. Et c'est de celle disproportion que proviendrait une crise, et une crise « dévastatrice » ? Nous en attendons la démonstration ! Sans doute, sur cette terre ferme OÙ nous nous tenons, nous autres, l'explosion de la crise succède-t-elle généralement à une période de conjoncture où il y a une forte demande de main-d'œuvre et où les salaires sont en hausse. Mais ces faits ne sont pas la cause de la crise, mais comme « l'oiseau qui annonce la tempête » dont parle Marx dans le deuxième livre du Capital. simplement des phénomènes annexes renvoyant à d'autres facteurs : les rapports de la production et du marché.

Quelque explication profonde que l'on donne aux crises périodiques modernes, de toute façon elles sont déclenchées dans la réalité par une disproportionnalité entre la production et l'offre de marchandises d'une part et les débouchés, c'est-à-dire la demande de marchandises d'autre part. Chez Bauer cependant le problème des débouchés ne se pose pas, les crises périodiques sont déclenchées par une disproportionnalité entre la demande de main-d'œuvre et la reproduction naturelle des ouvriers. Une « crise dévastatrice » éclate parce que les ouvriers ne se reproduisent pas aussi vite que l'exige la demande croissante du capital. La pénurie périodique de main-d'œuvre comme cause unique des crises : voilà l'une des découvertes les plus surprenantes de l'économie politique, non seulement depuis Marx mais depuis William Petty; voilà qui couronne dignement les autres lois étonnantes qui règlent le cours de l'accumulation capitaliste et les variations de la conjoncture.

Maintenant nous connaissons le mouvement du capital dans toutes ses phases. Bauer résume le tout en une conclusion harmonieuse : « Le mode de production capitaliste porte donc en lui-même le mécanisme qui aide l'accumulation à surmonter son retard par rapport à l'accroissement de la population et l'adapte à l'accroissement de la population [c'est-à-dire de la population ouvrière]. » (Loc. cit., p. 870.) Il ajoute encore avec insistance :

« Si l'on considère l'économie mondiale capitaliste comme un tout, le cycle de la production fait apparaître visiblement la tendance de l'accumulation à s'adapter à l'accroissement de la population [c'est-à-dire de la population ouvrière]. La prospérité est la suraccumulation. Celle-ci se surmonte automatiquement, elle-même par la crise. La dépression qui y succède est une période de sous-accumulation. Elle se surmonte automatiquement en créant elle-même les conditions du retour de la prospérité. Le retour périodique de la prospérité, de la crise, de la dépression est l'expression empirique du fait que le mécanisme du mode de production capitaliste surmonte automatiquement la suraccumulation et la sous-accumulation en adaptant toujours de nouveau l'accumulation à l'accroissement de la population [c'est-à-dire (le la population ouvrière] (loc. cit., p. 872) (les passages soulignés le sont par Bauer). Il ne peut donc plus y avoir aucun malentendu, le « mécanisme » de Bauer consiste tout simplement en ceci : au centre de l'économie mondiale capitaliste, il y a la classe ouvrière et son accroissement naturel, données fondamentales et axe autour duquel tourne la vie économique. C'est cet axe qui détermine les mouvements pendulaires du capital variable (ainsi que du capital constant, dans une proportion donnée par le progrès technique). Tantôt le capital existant est insuffisant pour donner du travail à tous les prolétaires ; alors les salaires baissent et le capital s'agrandit ; tantôt il est trop grand et n'a pas assez d'ouvriers à embaucher, alors il se détruit lui-même partiellement dans une crise; dans les deux cas tout le mouvement de la production actuelle et ses variations de conjoncture ne représentent rien d'autre que la tendance éternelle du capital à adapter sa grandeur au nombre des ouvriers et à leur reproduction naturelle.

Voilà le sens dernier du « mécanisme » de Bauer, des tours de passe-passe mathématiques et de ses tableaux compliqués et des commentaires à ses schémas.

Le lecteur qui possède quelque culture marxiste devine que cette théorie de l'accumulation implique une révolution copernicienne par rapport à la loi fondamentale de l'économie capitaliste. Mais pour rendre dignement hommage à cette découverte révolutionnaire, il nous faut d'abord comprendre comment Bauer parvient à expliquer comme en se jouant tous les phénomènes partiels de l'économie mondiale capitaliste à partir de son nouveau centre de gravité.

Nous connaissons déjà les variations de la conjoncture, c'est-à-dire les écarts successifs du capital dans le temps. Quelques mots cependant à propos des variations dans l'espace :

« La tendance de l'accumulation à s'adapter à l'accroissement de la population [précisons : de la population ouvrière], domine les relations internationales. Les pays à suraccumulation constante investissent chaque année une part importante et croissante de la plus-value accumulée à l'étranger. Exemple : la France et l’Angleterre. [Espérons que l'Allemagne aussi est dans ce cas ! - R. L.]. Les pays affligés d'une sous-accumulation constante attirent chez eux le capital étranger et envoient des forces de travail à l'étranger. Exemple : les pays agraires de l'Europe orientale. » (Loc. cit., p. 871.)

Voilà une solution étonnante, comme c'est bref et clair ! On imagine la satisfaction souriante avec laquelle Bauer résout comme en se jouant les problèmes les plus compliqués grâce à la loi fondamentale qu'il vient de découvrir. Vérifions cette loi en comparant quelques points.

Il y a donc des pays « à suraccumulation constante » et des pays « à sous-accumulation constante ». Qu'est-ce que la « suraccumulation », qu'est-ce que la « sous-accumulation » ? On trouve la réponse à la page suivante : « La prospérité est la suraccumulation (...) La dépression est une période de sous-accumulation. » D'après ces définitions il existe des pays qui connaissent une prospérité constante - la France, l'Angleterre, l'Allemagne - et des pays affligés d'une dépression constante - ce sont les pays agraires de l'Europe orientale. Voilà qui est étonnant !

Deuxième contre-épreuve : Quelle est la cause de la sous-accumulation ? On trouve la réponse à la page précédente : « Le progrès qui conduit à une composition organique plus élevée (ou plus simplement le progrès technique) entraîne toujours à nouveau la sous-accumulation. » Les pays affligés d'une sous-accumulation constante seront donc les pays où le progrès technique a l'activité la plus énergique et la plus constante : ce sont « les pays agraires d'Europe orientale. » Les pays à suraccumulation constante seront des pays au progrès technique faible et lent : la France, l'Angleterre, l'Allemagne. Voilà qui est étonnant ! L'exemple le plus magnifique est celui des Etats-Unis d'Amérique qui réussissent à être à la fois un pays à « suraccumulation constante » et à « sous-accumulation constante », qui connaissent le progrès technique le plus fort et le plus lent, la prospérité constante et la dépression constante, car ils attirent chez eux, ô miracle, à la fois et « constamment » le capital étranger et la main-d'œuvre étrangère...


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