1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

III: Les conditions historiques de l'accumulation


32 : Le militarisme, champ d'action du capital

Le militarisme a une fonction déterminée dans l'histoire du capital. Il accompagne toutes les phases historiques de l'accumulation. Dans ce qu'on appelle la période de l' « accu­mulation primitive », c'est-à-dire au début du capitalisme européen, le milita­risme joue un rôle déterminant dans la conquête du Nouveau Monde et des pays producteurs d'épices, les Indes ; plus tard, il sert à conquérir les colonies modernes, à détruire les organisations sociales primitives et à s'emparer de leurs moyens de production, à introduire par la contrainte les échanges commerciaux dans des pays dont la structure sociale s'oppose à l'économie marchande, à transformer de force les indigènes en prolétaires et à instaurer le travail salarié aux colonies. Il aide à créer et à élargir les sphères d'intérêts du capital européen dans les territoires extra-européens. à extorquer des concessions de chemins de fer dans des pays arriérés et à faire respecter les droits du capital européen dans les emprunts internationaux. Enfin, le militarisme est une arme dans la concurrence des pays capitalistes, en lutte pour le partage des territoires de civilisation non capitaliste.

Le militarisme a encore une autre fonction importante. D'un point de vue pure­ment économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d'autres termes il est pour lui un champ d'accumulation. En recherchant quels étaient les acheteurs des masses de produits recelant la plus-value capitalisée, nous avons à plusieurs reprises écarté l'État et ses organes. Nous les avions classés parmi les couches à revenu dérivé, dans les catégories annexes qui tirent leurs ressources de la plus-value (et dans une certaine mesure du salaire), et où l'on trouve également les représentants des professions libérales ainsi que toutes sortes de parasites de la société actuelle (« roi, prêtre, professeur, prostituée, mercenaire... »). Mais cette inter­prétation repose sur deux hypo­thèses : à savoir premièrement que nous supposons, conformément au schéma marxien de la reproduction, que l'État tire ses impôts uniquement de la plus-value et du salaire capitaliste  [1]; et deuxièmement que nous ne considérons l'État et ses organes que comme des consommateurs. S'il s'agit en effet de la consommation personnelle des fonctionnaires de l'État (donc du « mercenaire »), cela signifie qu'une partie de la consommation de la classe ouvrière est transférée aux parasites de la classe capitaliste, dans la mesure où ce sont les travailleurs qui y pourvoient.

Supposons un instant que tout l'argent extorqué aux travailleurs sous forme d'impôts indirects et représentant une diminution de leur consommation soit employé à payer des traitements aux fonctionnaires et à ravitailler l'armée. Alors il n'y aura pas de modification dans la reproduction du capital social total. La section des moyens de consommation, et par conséquent aussi celle des moyens de production, restent inchangées, car l'ensemble des besoins de la société n'a varié ni en qualité ni en quantité. Ce qui a changé, c'est simplement le rapport de valeur entre v, c'est-à-dire la marchandise - force de travail, et les produits de la section II, c'est-à-dire les moyens de subsistance. Ce même v, qui est l'expression en argent de la force de travail, est échangé maintenant contre une quantité moindre de moyens de consommation. Que deviennent les produits restants de la section Il ? Au lieu d'être consommés par les ouvriers, ils sont distribués aux fonctionnaires de l'État et à l'armée. A la consom­ma­tion des ouvriers se substitue, pour une quantité égale, celle des organes de l'État capitaliste. Dans des conditions de reproduction identiques, il y a donc eu transforma­tion dans la répartition du produit total : une portion des produits destinés autrefois à la consommation de la classe ouvrière, en équivalent de v, est désormais allouée à la catégorie annexe de la classe capitaliste pour sa consommation. Du point de vue de la reproduction sociale, tout se passe comme si la plus-valeur relative s'était accrue d'une certaine somme, qui s'ajouterait à la consommation de la classe capitaliste et de ses parasites. Ainsi l'exploitation brutale de la classe ouvrière par le mécanisme des impôts indirects, qui servent à l'entretien de l'appareil de l'État capitaliste, aboutit à une augmentation de la plus-value, ou plutôt de la partie consommée de la plus-value ; il faut simplement mentionner que ce partage supplémentaire entre la plus-value et le capital variable a lieu après coup, c'est-à-dire une fois l'échange entre le capital et la force de travail accompli. Mais la consommation des organes de l'État capitaliste ne contribue en rien à la réalisation de la plus-value capitalisée, parce que cet accrois­sement de la plus-value consommée - même s'il se fait aux dépens de la classe ouvrière - se produit après coup. Inversement on peut dire : si la classe ouvrière ne sup­por­tait pas la plus grande partie des frais d'entretien des fonctionnaires de l'État et du « mercenaire », les capitalistes eux-mêmes en auraient la charge. Une partie corres­pondante de la plus-value devrait être directement assignée à l'entretien des organes de leur domination de classe ; elle serait prélevée sur leur propre consom­mation qu'ils restreindraient d'autant, ou encore, ce qui est plus vraisemblable, sur la portion de la plus-value destinée à la capitalisation. Ils ne pourraient pas capitaliser autant, parce qu'ils seraient obligés de dépenser davantage pour l'entretien direct de leur propre classe. Les charges de l'entretien de leurs parasites étant rejetées en grande partie sur la classe ouvrière (et sur les représentants de la production simple de marchandises : le paysan, l'artisan), les capitalistes peuvent consacrer une partie plus importante de la plus-value à la capitalisation. Mais cette opération de transfert n'implique aucunement la possibilité de la capitalisation, en d'autres termes elle ne crée aucun marché nouveau qui permette d'utiliser la plus-value libérée à produire et à réaliser des marchandises nouvelles. La question change d'aspect si les ressources concentrées entre les mains de l'État par le système des impôts sont utilisées à la production des engins de guerre.

Par le système des impôts indirects et des tarifs protectionnistes, les frais du milita­risme sont principalement supportés par la classe ouvrière et la paysannerie. Il faut considérer séparément les deux sortes d'impôts. D'un point de vue économique, les choses se passent de la manière suivante, en ce qui concerne la classe ouvrière : à moins que les salaires n'augmentent de manière à compenser l'enchérissement des vivres - or ce n'est pas le cas actuellement pour la grande niasse de la classe ouvrière, et même pour la minorité organisée dans les syndicats à cause de la pression des cartels et des organisations d'employeurs - les impôts indirects représentent le trans­fert d'une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrière à l'État  [2]. Le capital variable, représenté par une certaine somme d'argent, mobilisera comme auparavant une quantité correspondante de travail vivant, autrement dit il sert à employer la quantité correspondante de capital constant à la production et à produire la quantité cor­res­pondante de plus-value. Cette circulation du capital une fois accomplie, il se fait un partage entre la classe ouvrière et l'État : une partie de la somme reçue par les ouvriers en échange de leur force de travail passe à l'État ; autrefois, le capital s'ap­pro­priait tout le capital variable sous sa forme matérielle comme pouvoir d'achat ; aujourd'hui, la classe ouvrière ne retient sous forme d'argent qu'une partie du capital variable, le reste passant à l'État. Cette opération a lieu invariablement une fois le cycle du capital achevé, entre le capital et le travail et pour ainsi dire derrière le dos du capital. Elle ne modifie nullement directement les étapes fondamentales de la circulation du capital et de la production de la plus-value, et ne les concerne pas tout d'abord.

Mais elle affecte en réalité les conditions de la reproduction du capital total. Le transfert d'une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrière à l'État signifie une réduction correspondante de la participation de la classe ouvrière à la consommation des moyens de subsistance. Pour le capital total. cela implique qu'il produira une quantité moindre de moyens de subsistance pour la classe ouvrière, à supposer que le capital variable (sous forme d'argent et comme force de travail) et la quantité de plus-value appropriée restent constants ; il y aura donc une diminution de la part du prolé­tariat dans le produit total de la société. Au cours de la reproduction du capital total, on produira donc une quantité de moyens de subsistance inférieure à celle correspon­dant à la grandeur de valeur du capital variable, puisqu'il y a eu modification du rapport de valeur entre le capital variable et la quantité de moyens de subsistance où il est réalisé : la quantité des impôts indirects s'exprime par l'enchéris­se­ment du prix des moyens de subsistance, tandis que conformément à notre hypothèse la force de travail comme valeur argent reste invariable, ou du moins ne varie pas en proportion de l'enchérissement des moyens de subsistance. En quel sens se produira la modifi­cation des rapports matériels de reproduction ? Quand on réduit les moyens de subsis­tance nécessaires à l'entretien de la force de travail, on libère par là même une quanti­té correspondante de capital constant et de travail vivant. Ce capital constant et ce travail vivant peuvent être employés à une production différente, s'il y a pour cette production dans la société une demande effective  [3]. C'est l'État qui représente cette nouvelle demande, puisqu'il s'est ap­pro­prié une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrière grâce à la législation fiscale. Cette fois cependant l'État ne demande pas de moyens de subsistance - nous négligeons ici la demande de moyens de subsistance pour l'entretien des fonction­naires de l'État, fournis également par les impôts : nous en avons déjà tenu compte sous la rubrique des « tierces personnes » - mais une catégorie spécifique de produits, les engins de guerre du militarisme, les armements navals ou de terre.

Nous reprenons l'exemple du deuxième schéma marxien de l'accumulation, afin d'examiner de plus près les transformations de la reproduction sociale :

I. 5 000 c + 1 000 v + 1 000 pl = 7 000 moyens de production.
II. 1 430 c + 8 285 v + 285 pl = 2 000 moyens de consommation.

Supposons maintenant qu'à la suite des impôts indirects et de l'enchérissement consécutif des moyens de subsistance, le salaire réel, c'est-à-dire la consommation de la classe ouvrière. soit réduit de 100. Les ouvriers reçoivent donc comme auparavant un salaire en argent de 1000 v + 285 v = 1285 v (en argent), mais pour cette somme ils ne peuvent acheter des moyens de subsistance que pour une valeur de 1 185. La somme de 100, correspondant à l'enchérissement des moyens de subsistance, passe à l'État sous forme d'impôt. En outre les paysans, etc. lui versent 150 sous forme de taxe d'armement, il reçoit donc en tout 250. Ces 250 unités représentent une nouvelle demande, très exactement une demande d'armements. Cependant nous ne nous occu­perons provisoirement que des 100 unités prélevées sur les salaires ouvriers. Cette demande d'armements pour une valeur de 100 nécessite la création d'une branche de production correspondante qui doit avoir un capital constant de 71.5 et un capital variable de 14,25 en admettant une composition organique du capital identique, c'est-à-dire moyenne, à celle du schéma de Marx :

71,5 c + 14,25 v + 14,25 pl = 100 (armements).

En outre cette branche de production a besoin de moyens de production pour une valeur de 71.5 et de moyens de subsistance pour une valeur d'environ 13 (presque équivalente à la diminution des salaires réels de 1/13, valable également pour ces ouvriers).

On peut objecter immédiatement que le profit résultant de cette extension des débouchés n'est qu'apparent, puisque la diminution de la consommation réelle de la classe ouvrière aura pour conséquence inévitable un rétrécissement de la production des moyens de subsistance. Ce rétrécissement prendra, dans la section II, la forme suivante :

71,5 c + 14,25 v + 14,25 pl = 100.

En outre la section des moyens de production devra également restreindre sa production si bien que, par suite de la réduction de la consommation de la classe ouvrière, les deux sections présenteront le tableau suivant :

I. 4949 c + 989,75 v + 989,75 pl = 6 928,5
II. 1358,5 c + 270,75 v + 270,75 pl = 1900.

Si maintenant, par l'intermédiaire de l'État, 100 unités donnent lieu à une produc­tion d'armements pour une même valeur et simultanément stimulent la production des moyens de production, il semble au premier abord qu'il s'agisse d'une simple transfor­mation extérieure de la forme matérielle de la production sociale : on produirait à la place d'une certaine quantité de moyens de subsistance une quantité équivalente d'engins de guerre. Le capital n'a fait que gagner d'un côté ce qu'il a perdu de l'autre. Mais on peut donner une interprétation différente : ce qu'un grand nombre de capita­lis­tes produisant des moyens de subsistance pour la masse ouvrière perdent comme débou­chés profite à un petit groupe de grands industriels de la branche des arme­ments.

Les choses ne se passent ainsi que tant que l'on envisage le capitaliste individuel. Il importe peu à celui-ci que la production soit orientée vers telle ou telle branche. Pour le capitaliste individuel il n'existe pas de sections de la production globale telles que les établit le schéma. Il n'y a que des marchandises et des acheteurs ; il est donc tout à fait indifférent au capitaliste individuel de produire des vivres ou des engins de mort, des conserves de viande ou des plaques blindées.

Les adversaires du militarisme se réclament souvent de ce point de vue pour mon­trer que les armements de guerre comme investissements économiques pour le capital ne font que faire passer les profits de certains capitalistes dans la poche des autres  [4]. D'autre part le capital et son sycophante cherchent à imposer ce point de vue à la clas­se ouvrière, essayant de la persuader que les impôts indirects et la demande de l'État ne font qu'entraîner une modification de la forme matérielle de la reproduction ; on substitue à certaines marchandises la production de croiseurs et de canons qui don­nent à l'ouvrier du travail et du pain autant et même davantage, quelle que soit la branche de production.

Il suffit de jeter un coup d'œil sur le schéma pour vérifier la part d'exactitude dans ces affirmations en ce qui concerne les ouvriers. Supposons, pour simplifier la comparaison, que la production des engins de guerre emploie exactement autant d'ouvriers qu'autrefois la production de moyens de subsistance pour les salariés ; nous aurons le résultat suivant : pour un travail accompli correspondant au salaire de 2 285 v, ils pourront acheter des moyens de subsistance pour 1 185.

Les conséquences sont différentes du point de vue du capital total, pour qui les 100 unités prélevées par l'État et représentant une demande de matériel de guerre constituent un débouché nouveau. A l'origine, cette somme était du capital variable, comme telle elle a rempli sa fonction, a été échangée contre du travail vivant, qui a produit de la plus-value. Par la suite, elle interrompt la circulation du capital variable, s'en sépare et réapparaît comme propriété de l'État sous forme d'un pouvoir d'achat nouveau. En quelque sorte créée à partir de rien, elle semble constituer un nouveau champ de débouchés. Sans doute la vente des moyens de subsistance aux ouvriers sera-t-elle d'abord réduite de 100 unités. Pour le capitaliste individuel, l'ouvrier est un consommateur et acheteur de marchandises aussi valable que n'importe quel autre, qu'un capitaliste, que l'État, le paysan « étranger », etc. N'oublions pas cependant que pour le capital total, l'entretien de la classe ouvrière n'est qu'un mal nécessaire et détourne du but véritable de la production, qui est la création et la réalisation de la plus-value. Si l'on réussit à extorquer la même quantité de plus-value sans être obligé de fournir à la force de travail la même quantité de moyens de subsistance, l'affaire n'en est que plus brillante. C'est comme si le capital était parvenu, sans enchérisse­ment des moyens de subsistance, à réduire d'autant les salaires sans diminuer le rendement des ouvriers. Une réduction constante des salaires entraîne pourtant à la longue la diminution de la production de moyens de subsistance. S'il réduit fortement les salaires, le capital se moque de produire une quantité moindre de moyens de subsistance pour les ouvriers, au contraire il profite de chaque occasion pour le faire ; de même le capital pris dans son ensemble n'est pas mécontent si, grâce aux impôts indirects sans compensation d'augmentation de salaires, la demande de moyens de subsistance de la classe ouvrière diminue. Sans doute, quand il y a réduction directe des salaires, le capitaliste empoche-t-il la différence de capital variable, et celle-ci fait augmenter la plus-value relative dans le cas où les prix des marchandises sont restés stables ; maintenant au contraire, cette différence est encaissée par l'État. Seulement par ailleurs il est difficile d'obtenir les réductions générales et permanentes de salaires à n'importe quelle époque, mais en particulier lorsque les organisations syndicales ont atteint un degré élevé de développement. Les vœux pieux du capital se heurtent alors à des barrières sociales et politiques très puissantes. En revanche, la diminution des salaires réels peut être obtenue rapidement, aisément et dans tous les domaines par le système des impôts indirects, et il faut attendre longtemps avant qu'une résistance se manifeste, celle-ci s'exprime du reste sur le plan politique et n'est pas suivie de résultat économique immédiat. La restriction consécu­tive de la production des moyens de subsistance apparaît du point de vue du capital total non pas comme une dimi­nution de la vente, mais comme une économie de frais généraux dans la produc­tion de la plus-value. La production de moyens de subsistan­ce pour les ouvriers est une condition sine qua non de la création de la plus-value, c'est-à-dire de la reproduction de la force de travail vivante ; elle n'est jamais un moyen de réaliser la plus-value.

Reprenons notre exemple :

I. 5 000 c + 1000 v + 1 000 pl = 7 000 moyens de production.
II. 1430 c + 285 v + 285 pl = 2 000 moyens de consommation.

Au premier abord il semble que la section II produise et réalise de la plus-value même dans la production des moyens de consommation pour les ouvriers, ainsi que la section I dans la mesure où elle produit les moyens de production nécessaires à la production de ces mêmes moyens de subsistance. Cependant l'illusion se dissipe lorsque nous considérons le produit social total. Celui-ci se présente comme suit :

6 430 c + 1 285 v + 1 285 pl = 9 000.

Maintenant supposons que la consommation des ouvriers soit diminuée de 100 unités. La réduction correspondante dans les deux sections se manifestera dans des modifications de la reproduction, exprimées par le tableau suivant :

I. 4949 c + 989,75 v + 989,75 pl = 6 928,5.
II. 1358,5 c + 270,75 v + 270,75 pl = 1900.



Et le produit social global sera :

6 307,5 c + 1 260,5 v + 1 260,5 pl = 8 828,5.

On constate au premier coup d'œil une diminution générale du volume total de la production, et également de la production de la plus-value. Cette impression n'est valable que tant que nous envisageons les grandeurs abstraites de valeur dans la composition du produit total, sans tenir compte de sa composition matérielle. En examinant les choses de plus près, nous constatons que la réduction n'affecte que les frais d'entretien de la force de travail. Dorénavant on produira moins de moyens de subsistance ou de moyens de production, mais ceux-ci servaient exclusivement à l'entretien des ouvriers. Il y a moins de capital employé et le produit social est moindre. Mais le but de la production capitaliste n'est pas d'employer dans l'absolu le plus de capital possible, mais de créer la plus grande quantité possible de plus-value. Le capital n'a diminué que parce que l'entretien des ouvriers exige moins de capital. Tandis qu'autrefois l'ensemble des frais d'entretien des ouvriers occupés dans la société était exprimé par 1 285 unités, aujourd'hui il faut déduire de ces frais d'entretien le déficit survenu dans le produit global, qui est de 171,5 (9 000 - 8 828,5), et nous obtenons alors le produit social modifié comme suit :

6 430 c + 1 113,5 v + 1 285 pl = 8 828,5.

Le capital constant et la plus-value n'ont pas changé. Seul le capital variable de la société, le travail payé a diminué. Ou encore si l'on est surpris que le capital constant n'ait pas changé, supposons, comme c'est le cas en réalité, une diminution du capital constant correspondant à la diminution des moyens de subsistance des ouvriers ; nous obtenons alors un produit social total qui se compose comme suit :

6 307,5 c + 1 236 v + 1 285 pl = 8 828,5.

Dans les deux cas, la plus-value reste inchangée, malgré la diminution du produit total, car les frais d'entretien des ouvriers, et seulement ceux-ci, ont diminué.

On peut imaginer les choses comme suit : le produit social total peut être divisé, d'après sa valeur, en trois parties proportionnelles représentant exclusivement d'une part le capital constant global, d'autre part le capital variable global et enfin la plus-value globale. Tout se passe alors comme si la première portion de produits ne contenait pas un atome de travail nouvellement ajouté, et comme si la deuxième et la troisième portion ne contenaient pas un seul moyen de production. Dans sa forme matérielle, la masse des produits est le résultat de la période de production dont elle est issue ; bien que le capital constant comme grandeur de valeur résulte de périodes de production antérieures et ne soit que transféré sur de nouveaux produits, on peut donc diviser aussi le nombre global des ouvriers occupés en trois catégories : ceux qui ne font que produire le capital total constant de la société, ceux qui ont pour tâche exclusive de pourvoir à l'entretien de l'ensemble des ouvriers et enfin ceux qui créent la plus-value entière de la classe capitaliste.

Si la consommation des ouvriers diminue, il n'y aura de réduction que dans la seconde catégorie d'ouvriers, dont un certain nombre seront licenciés. Mais par définition ces ouvriers ne créent pas de plus-value pour le capital, leur licenciement ne représente donc pas, du point de vue du capital, une perte mais un profit, puisqu'il diminue les frais de production de la plus-value.

En revanche, la demande de l'État qui se produit simultanément présente l'attrait d'une nouvelle sphère de réalisation de la plus value. Une partie de l'argent, mobilisé dans la circulation du capital variable, se détache du cycle et constitue comme propriété de l'État une demande nouvelle. Prati­que­ment, du point de vue de la techni­que fiscale, le processus est évidemment diffé­rent : en fait le montant des impôts indirects est avancé à l'État par le capital et c'est le consommateur qui le rembourse au capitaliste au cours de la vente des marchandises ; mais cela ne change rien à la réalité économique des choses. L'essentiel, du point de vue économique, est que la somme ayant fonction de capital variable serve d'abord de véhicule à l'échange entre le capital et la force de travail ; ensuite au cours de l'échan­ge entre l'ouvrier comme consommateur et le capitaliste comme vendeur de marchan­di­ses, elle passe des mains de l'ouvrier aux caisses de l'État sous forme d'impôt. La somme mise en circulation par le capital ne remplit que de cette manière sa fonction dans l'échange avec la force de travail, mais ensuite elle commence une carrière entièrement nouvelle par l'inter­médiaire de l'État, comme pouvoir d'achat nouveau, étranger au capital et à la classe ouvrière, orienté vers une branche particulière de la production qui ne sert ni à l'entretien de la classe capitaliste ni à celui de la classe ouvrière ; ainsi elle offre au capital une occasion nouvelle à la fois de créer et de réaliser de la plus-value. Nous constations tout à l'heure que lorsque les impôts indirects sont utilisés à pourvoir aux salaires des fonctionnaires et à l'entretien de l'armée, « l'économie » faite sur la con­som­mation des ouvriers permet de faire peser les frais de la consommation person­nelle des parasites de la classe capitaliste et des instruments de sa domination sur les ouvriers plutôt que sur les capitalistes, de les prélever sur le capital variable plutôt que sur la plus-value et en même temps de libérer une quantité équivalente de plus-value pour la capitalisation. A présent nous voyons que les impôts indirects extorqués aux ouvriers, s'ils sont utilisés à la produc­tion de matériel de guerre, offrent au capital un nouveau champ d'accumulation.

Pratiquement, sur la base du système d'impôts indirects, le militarisme remplit ces deux fonctions : en abaissant le niveau de vie de la classe ouvrière, il assure d'une part l'entretien des organes de la domination capitaliste, l'armée permanente, et d'autre part il fournit au capital un champ d'accumulation privilégié [5].

Examinons la deuxième source du pouvoir d'achat de l'État, dans notre exemple les 150 unités de la somme globale des 250, investies en armements. Ces 150 se distinguent essentiellement des 100 unités que nous avons considérées jusqu'à présent. Ces 150 unités ne sont pas prélevées sur les ouvriers, mais sur la petite bour­geoisie - artisans et paysans - (nous laissons de côté la participation relativement minime de la classe capitaliste aux impôts).

La somme d'argent extorquée à la masse paysanne - que nous choisissons ici pour représenter la masse des consommateurs non prolétaires - et transférée à l'État sous forme d'impôts n'est pas à l'origine avancée par le capital, elle ne se détache pas de la circulation capitaliste. Dans la main des paysans, cette somme est l'équivalent de marchandises réalisées, la valeur d'échange de la production simple de marchandises, l'État bénéficie d'une partie du pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes, autrement dit d'un pouvoir d'achat qui de prime abord sert au capital à réaliser la plus-value à des fins d'accumulation. On peut se demander quelles transformations écono­mi­ques découlent pour le capital et de quel ordre, du transfert du pouvoir d'achat de ces couches non capitalistes à l'État à des fins militaires. Il semble au premier abord qu'il s'agisse de transformation dans la forme matérielle de la reproduction. Le capital produira, au lieu d'une quantité donnée de moyens de production et de subsistance pour les consommateurs paysans, du matériel de guerre pour l'État pour une somme équivalente. En fait la transformation est plus profonde. Surtout l'État peut mobiliser, grâce au mécanisme des impôts, des sommes prélevées sur le pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes plus considérables que celles que ceux-ci auraient dépensées pour leur propre consommation.

En réalité, c'est le système fiscal moderne qui est dans une large mesure respon­sable de l'introduction forcée de l'économie marchande chez les paysans. La pression fiscale oblige le paysan à transformer progressivement en marchandises une quantité toujours plus grande de ses produits, et en même temps le force à acheter toujours davantage ; elle fait entrer dans la circulation le produit de l'économie paysanne et contraint les paysans à devenir acheteurs de marchandises capitalistes. Enfin, si nous considérons toujours la production paysanne de marchandises, le système de taxation prive l'économie paysanne d'un pouvoir d'achat bien supérieur à celui qui eût été mis en jeu réellement. Les sommes que les paysans ou les classes moyennes auraient économisées pour les placer dans les caisses d'épargne et dans les banques, attendant d'être investies, sont à présent disponibles dans les caisses de l'État et constituent l'objet d'une demande, et offrent des possibilités d'investissement pour le capital. En outre, la multiplicité et l'éparpillement des demandes minimes de diverses catégories de marchandises, qui ne coïncident pas dans le temps et peuvent être satisfaites par la production marchande simple, qui n'intéressent donc pas l'accumulation capitaliste, font place à une demande concentrée et homogène de l'État. La satisfaction d'une telle demande implique l'existence d'une grande industrie développée à un très haut niveau, donc des conditions très favorables à la production de la plus-value et à l'accumulation. De plus, le pouvoir d'achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de comman­des de matériel de guerre faites par l'État, sera soustrait à l'arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l'industrie des armements sera douée d'une régularité presque automatique, d'une croissance rythmique. C'est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automa­tique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l'appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l'opinion publique. C'est pourquoi ce champ spécifique de l'accumu­lation capitaliste semble au premier abord être doué d'une capacité d'expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d'opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l'élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même.

Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus acharnée du capital en quête de nouvelles régions d'accumulation dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un champ d'accumulation privilégié. Le capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s'assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes. En même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c'est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d'une partie de leur pouvoir d'achat ; il dépouille progressivement les premiers de leur force productive et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer puissamment l'accumulation aux dépens de ces deux couches sociales. Cependant, à un certain degré de développement, les conditions de l'accumulation se transforment en condi­tions de l'effondrement du capital.

Plus s'accroît la violence avec laquelle à l'intérieur et à l'extérieur le capital ané­antit les couches non capitalistes et avilit les conditions d'existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumu­lation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement.

Le capitalisme est la première forme économique douée d'une force de propa­gande ; il tend à se répandre sur le globe et à détruire toutes les autres formes écono­mi­ques, n'en supportant aucune autre à côté de lui. Et pourtant il est en même temps la première forme économique incapable de subsister seule, à l'aide de son seul milieu et de son soi nourricier. Ayant tendance à devenir une forme mondiale, il se brise à sa propre incapacité d'être cette forme mondiale de la production. Il offre l'exemple d'une contradiction historique vivante ; son mouvement d'accumulation est à la fois l'expression, la solution progressive et l'intensification de cette contradiction. A un certain degré de développement, cette contradiction ne peut être résolue que par l'application des principes du socialisme, c'est-à-dire par une forme économique qui est par définition une forme mondiale, un système harmonieux en lui-même, fondé non sur l'accumulation mais sur la satisfaction des besoins de l'humanité travailleuse et donc sur l'épanouissement de toutes les forces productives de la terre.


Notes

[1] Cette hypothèse est formulée par le Dr Renner, qui en fait la base de son traité des impôts Il écrit : « Toute quantité de valeur créée en une année se répartit en quatre catégories. Les impôts d'une année ne peuvent être prélevés que sur ces quatre sources: le profit, l'intérêt, la rente et le salaire. » (Das arbeitende Volk und die Steuern, 1909, p. 9.)
, ouvrier et propriétaire foncier, son entreprise lui rapporte à la fois un salaire, un profit et une rente. » C'est évidemment une abstraction pure que de répartir la paysannerie dans toutes les catégories de la production capitaliste, et de considérer le paysan comme réunissant dans sa personne un entrepreneur (le sien propre), un ouvrier salarié et un propriétaire foncier. Si l'on veut comme Renner envisager la paysannerie comme une catégorie unique, sans faire de distinction, sa spécificité économique réside précisément dans le fait qu'elle ne peut être rattachée ni à l'entreprise capitaliste, ni au prolétariat, et qu'elle représente une production marchande simple, et non pas capitaliste.

[2] Nous ne traiterons pas ici du problème des cartels et des trusts comme phénomènes spécifiques de la phase impérialiste, issus de la concurrence interne entre les différents groupes capitalistes pour la monopolisation des champs d'accumulation existants et pour la répartition du profit ; cela dépasserait les limites que nous nous sommes fixées.

[3] Nous traduisons l'expression « zahlungsfähige Nachfrage » par « demande effective » au sens classique du terme. (N. d. T.)

[4] Dans une réponse à Vorontsov, très appréciée des marxistes russes, le professeur Manuilov écrivait « Il faut faire ici une distinction très nette entre le groupe d'entrepreneurs qui produit des engins de guerre et l'ensemble de la classe capitaliste. Pour les fabricants de canons, de fusils et de tout autre matériel de guerre, l'existence de l'armée est sûrement avantageuse, probablement même indispensable. Il est tout à fait possible que la suppression du système de la paix armée signifierait la ruine pour Krupp; mais nous ne parlons pas d'un groupe particulier d'entrepreneurs, mais des capitalistes en tant que classe et de la production capitaliste dans son ensemble. » De ce dernier point de vue, il faut constater que « si le poids des impôts repose principalement sur la masse de la population ouvrière, chaque accroissement de ses charges diminue le pouvoir d'achat de la population et en même temps la demande de marchandises ». Ce fait prouve « que le militarisme considéré du point de vue de la production du matériel de guerre enrichit sans doute certains capitalistes, mais nuit aux autres, représente un gain d'un côté, mais une perte de l'autre » (Vesnik Pravda. Journal de jurisprudence, Saint-Pétersbourg, 1890, n° 1, Militarisme et Capital »).

[5] En fin de compte, la détérioration des conditions normales de renouvellement de la force de travail provoque une détérioration de la force de travail elle-même, la diminution du rendement et de la productivité moyenne du travail, menace donc les conditions de la production de la plus-value. Mais le capital ne ressentira ces résultats que bien plus tard, aussi n'en tient-il tout d'abord pas compte dans ses calculs économiques. Ces résultats se font seulement sentir dans le durcissement des réactions de défense des travailleurs.


Archives R. Luxemburg Archives Internet des marxistes
Début Retour Haut de la page Sommaire