1917

Extraits des lettres de prison, Rosa Luxemburg, traduction de Michel Aubreuil, Editions Bélibaste, 1969

luxemburg

Rosa Luxemburg

Lettre à Sonia Liebknecht

15 janvier 1917

 

Wroncke, le 15 janvier 1917

Ah ! J’ai passé aujourd’hui un moment très pénible. A 3h19, le sifflet de la locomotive m’avertit du départ de Mathilde, et j’ai couru comme une bête en cage tout le long du mur, faisant et refaisant la « promenade » habituelle. J’avais le cœur crispé à l’idée que je ne pouvais partir moi aussi. Oh ! Partir ! Mais cela ne fait rien. Mon cœur a reçu ne tape, ensuite il s’est tenu tranquille ; il est habitué à obéir comme un chien bien dressé. Ne parlons plus de moi.

Sonitschka, vous rappelez-vous ce que nous avons projeté de faire quand la guerre sera finie ? Aller ensemble dans le Midi. Et nous irons ! Je sais que vous rêvez d’aller avec moi en Italie, que c’est votre rêve le plus cher. Mais moi, j’ai l’intention de vous entraîner jusqu’en Corse. C’est encore mieux que l’Italie. Là-bas, on oublie l’Europe, du moins l’Europe moderne. Imaginez un vaste et grandiose paysage où le contour des montages et des vallées se découpe avec une extrême précision. En haut, rien que des blocs de rochers dénudés, d’un gris plein de noblesse ; en bas, des oliviers, des lauriers-cerises luxuriants et des châtaigniers centenaires. Et partout le silence qui régnait avant la création du monde, pas de voix humaine, pas de cri d’oiseau, rien qu’un ruisseau qui se glisse, quelque part, entre les pierres, ou le vent qui chuchote, tout là-haut, dans les failles des rochers, le vent qui gonflait la voile d’Ulysse. Et quand vous rencontrez des êtres humains, ils sont en accord avec le paysage. Au détour du sentier surgit une caravane. Les Corses vont toujours l’un derrière l’autre, en caravane, et non pays en groupe comme nos paysans. D’ordinaire, on voit tout d’abord un chien qui gambade, puis vient à pas lents une chèvre ou un petit âne qui porte des sacs pleins de châtaignes, suit un grand mulet sur lequel une femme est assise de côté, la femme laisse pendre les jambes toutes droites et porte un enfant dans les bras. Elle se tient toute raide, svelte comme un cyprès immobile. A côté d’elle, un homme barbu marche d’un pas tranquille et ferme. Tous deux gardent le silence. On croirait voir la Sainte Famille. A chaque pas, vous découvrez des scènes semblables. J’éprouvais chaque fois une émotion telle que j’étais sur le point de m’agenouiller malgré moi. C’est l’impression que je ressens toujours devant un spectacle d’une beauté parfaite. Là-bas, la Bible et l’Antiquité restent vivantes. Il faut que nous y allions, et nous ferons comme j’ai déjà fait : nous traverserons toute l’île à pied, nous dormirons chaque nuit dans un lieu différent, nous partirons assez tôt chaque matin pour être sur la route au lever du soleil. Ce projet ne vous déduit-il pas ? Je serais heureuse de vous servir de guide…

Lisez beaucoup. Il faut aussi aller de l’avant par l’esprit. Vous le pouvez, car vous êtes encore jeune et malléable. Maintenant, il faut que je termine. Passez une journée tranquille et gardez confiance.