1917

Extraits des lettres de prison, Rosa Luxemburg, traduction de Michel Aubreuil, Editions Bélibaste, 1969

luxemburg

Rosa Luxemburg

Lettre à Sonia Liebknecht

18 février 1917

 

Wroncke, le 18 février 1917

Depuis longtemps rien ne m’avait bouleversée comme le bref compte rendu que m’a fait Martha de votre visite à Karl et de l’impression que vous avez ressentie quand vous l’avez retrouvé derrière un grillage. Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ? J’ai le droit de partager toutes vos souffrance, et c’est un droit auquel je ne renoncerai pas. Du reste, cela m’a tout à fait rappelé le jour où j’ai revu mes frères et sœurs à la citadelle de Varsovie, il y a dix ans. Là-bas, on vous conduit dans une sorte de double cage en treillis de fil de fer, c’est-à-dire dans une petite cage placée à l’intérieur d’une plus grande, et on doit parler à travers les deux treillis qui scintillent. En outre, comme cela se passait aussitôt après une grève de la faim de six jours, j’étais si affaiblie que le capitaine (qui commandait la forteresse) a pratiquement été obligé de me porter jusqu’au parloir. Je me soutenais des deux mains au grillage, ce qui donnait encore plus l’impression d’un fauve au zoo. La cage se dressait dans un angle assez obscur de la salle, et mon frère approchait son visage du treillis. « Où es-tu ? » demandait-il sans cesse, et il essuyait sur son lorgnon, les larmes qui l’empêchaient de voir. Que je serais heureuse d’être en ce moment dans la cage de Luckau pour éviter à Karl cette épreuve !

Transmettez tous mes remerciements à Pfemfert pour le Galsworthy. J’ai fini le livre hier, et je suis contente de l’avoir lu. Mais, à vrai dire, ce roman ne m’a pas plu autant que Le propriétaire, bien qu’il mette davantage l’accent sur les thèmes sociaux – et peut-être pour cette raison même. Dans un roman je cherche moins les thèmes sociaux que la qualité artistique. Ce qui me gêne précisément dans Fraternité, c’est l’esprit dont fait preuve Galworthy. Cela ne vous surprendra pas. Mais c’est le même genre d’écrivain que Bernard Shaw et Oscar Wilde, un genre très répandu actuellement parmi l’intelligentsia anglaise : l’homme très intelligent, raffiné, mais blasé, qui observe tout ce qui se passe dans le monde avec un scepticisme souriant. Souvent je ris tout haut des remarques d’une ironie subtile que Galworthy fait à propos de ses personnages, sur un ton imperturbable. Cependant, tout comme les gens bien élevés et distingués ne se moquent jamais – ou rarement – de leur entourage, même quand ils en voient tout le ridicule, un véritable artiste n’ironise pas sur ses propres créations. Bien entendu, Sonitschka, cela n’exclut nullement la satire de grand style. Emmanuel Quint de Gerhard Hauptmann, par exemple, est la satire la plus cinglante que l’on ait écrite sur la société moderne depuis cent ans. Mais Hauptmann, lui, ne sourit pas. A la fin, il est là, les lèvres tremblantes, et dans ses yeux grands ouverts brillent des larmes. Galsworthy, par contre, avec ses remarques spirituelles, me fait l’effet d’un voisin de table qui, au cours d’une soirée, me glisserait à l’oreille quelque observation malicieuse chaque fois qu’un nouvel invité entre dans le salon.

Aujourd’hui, c’est à nouveau dimanche, le jour le plus sinistre pour les prisonniers et pour tous ceux qui souffrent de la solitude. Je suis triste, mais je souhaite de tout cœur que ni Karl ni vous n’éprouviez le même sentiment. Ecrivez-moi vite pour me dire quand vous partez enfin et à quel endroit.

Je vous embrasse. Mon souvenir affectueux aux enfants.

Votre Rosa

Pfemfert pourrait-il m’envoyer encore un bon livre ? Peut-être une œuvre de Th. Mann. Pour le moment, je n’ai rien lu de lui. J’ai encore une faveur à vous demander. Le soleil commence à m’aveugler dans je sors. Pourriez-vous m’envoyer par la poste un mètre de tulle fin, noir, parsemé de pois noirs. A l’avance, je vous dis mille fois merci.