1862-95

Source : Édition Sociales, 1971.

marx

K. Marx - F. Engels

Lettres à L. Kugelmann

Lettre de Mme Marx - 24 décembre 1867

1, Modena Villas, Maitland Park, Haverstock Hill, Londres.

Londres, le 24 décembre 1867.

Cher Monsieur Kugelmann,

Vous ne pouvez vous imaginer quelle surprise et quelle grande joie vous nous avez causées hier et je ne sais vraiment comment vous remercier de toute votre sympathie et de votre amitié et surtout de la dernière marque visible de vos bonnes pensées : ce divin père Zeus [1],  qui a pris chez nous à présent la place de « l'enfant Jésus » [2].   Cette année notre Noêl a été de nouveau très attristé, car mon pauvre mari est encore une fois couché : il souffre de sa vieille maladie. De nouveau deux abcès se sont formés : l'un est gros et bien mal placé [3],  si bien que Karl est obligé de rester couché sur le côté. J'espère que nous viendrons bientôt à bout de cette maladie et que la prochaine lettre ne sera plus de la plume du secrétaire privé par intérim.

Hier soir nous étions tous assis dans les pièces du bas - en Angleterre elles sont réservées à la cuisine d'où tous les creature comforts [plaisirs de l'existence] montent vers les régions supérieures ‑ occupés à préparer avec beaucoup de soin et de conscience le Christmas pudding [pudding de Noël]. On épépinait des raisins secs (travail fastidieux et poissant), on coupait menu amandes, écorces d'orange et de citron, on hachait du saindoux pour le réduire à l'état d'atomes, et à partir de tout ce salmis, additionné de farine et d'œufs, on pétrissait un étrange pot‑pourri; voilà tout d'un coup qu'on sonne, une voiture s'arrête devant la porte, des pas mystérieux montent et descendent, un murmure, une rumeur parcourt la maison, enfin on entend d'en haut : « Une grande statue est arrivée. » Si on avait crié « Au feu ! au feu ! », ou « les Fenians sont là » [4] ! nous n'aurions pas été plus troublés et nous n'aurions pas grimpé plus vite l'escalier : devant nos yeux ravis et stupéfaits se dressait le vieux Jupiter tonans, intact, pas abîmé (juste une petite arête du piédestal  s'est un peu effritée), dans sa splendeur colossale et son idéale pureté ! Entre temps, après que le calme fut un peu revenu, nous lûmes votre gentille lettre qui nous avait été transmise par Borkheim et après avoir pensé à vous avec amitié et gratitude, nous nous sommes mis immédiatement à discuter : quelle était la place la plus digne pour ce nouveau « bon Dieu qui est sur la terre comme au ciel [5] ».

Nous n'avons pas encore trouvé de solution à cette grave question et il faudra encore faire plus d'un essai avant que ce noble chef n'ait trouvé sa place d'honneur.

Je vous remercie aussi de tout cœur pour le grand intérêt que vous prenez au livre de Karl [6] et des incessants efforts que vous déployez à ce sujet.

Il semble que les Allemands préfèrent exprimer leur approbation par le silence et un mutisme complet. Vous avez fait beaucoup pour secouer tous ces mollassons.

Vous pouvez m'en croire, cher Monsieur Kugelmann : rarement livre aura été écrit au milieu de plus de difficultés et je pourrais, sur ce chapitre, écrire une histoire secrète qui révélerait un grand nombre, un nombre infini de soucis, d'angoisses et de tourments. Si les ouvriers avaient la moindre idée des sacrifices qu'il a fallu faire pour mener à bien cette œuvre, ce livre qui n'a été écrit que pour eux et dans leur intérêt, ils manifesteraient peut‑être un peu plus d'intérêt. Il semble que les lassalliens aient été les premiers à s'emparer de l'ouvrage, pour le dénaturer congrûment. Mais ça ne fait rien.

Pour finir il faut que je vous cherche quelques poux dans la tête. Pourquoi employez‑vous tant de formes (et jusqu'à me donner du gnädig [7]),  quand vous m'écrivez, à moi, un si vieux vétéran, une tête si chenue de notre mouvement, un si honnête compagnon de route et de vagabondage ? J'aurais tant aimé vous rendre visite cet été, à vous et à votre charmante femme et à Françoise dont mon mari ne cesse pas de célébrer les charmes et les mérites, j'aurais bien aimé revoir l'Allemagne après onze ans d'absence. Au cours de l'année dernière, j'ai été souvent malade et ces derniers temps j'ai, hélas ! beaucoup perdu de ma « foi », de ma joie de vivre. Souvent j'avais du mal à ne pas baisser la tête. Mais comme mes filles ont fait un grand voyage ‑ elles étaient invitées à Bordeaux par les parents de Lafargue ‑ il n'était pas possible que je m'échappe en même temps ; j'ai donc ce bel espoir pour l'année prochaine.

Karl vous envoie ainsi qu'à votre femme toutes ses amitiés et les filles s'y associent de tout cœur, et moi, de loin, je vous tends la main, à vous et à votre chère femme.

Votre

Jenny Marx

qui n'est ni gnädig, ni par la grâce de Dieu.

Notes

[1] Voir l'avant‑propos, p. 20.

[2] Voir la date de la lettre.

[3] A la fesse gauche.

[4] Les Fenians, organisation irlandaise secrète, constituée en 1857 et luttant pour faire de l'Irlande une république indépendante. En 1865, le gouvernement anglais fit arrêter les chefs des Fenians (en particulier O'Donavan Rossa dont il sera question à plusieurs reprises dans cette correspondance) et interdire leurs journaux. Marx et Engels (et la fille de Marx, Jenny) défendront avec passion les Irlandais emprisonnés.

[5] Marx reprend les termes de la prière chrétienne « Notre Père, etc. ».

[6] Le Capital.

[7] Gnädige Frau, formule de politesse cérémonieuse que le Madame français ne rend pas. Gnädig signifie littéralement : gracieux.


Texte surligné en jaune : en français dans le texte.

Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.