1862-95

Source : Édition Sociales, 1971.

marx

K. Marx - F. Engels

Lettres à L. Kugelmann

Lettre de Marx - 18 juin 1871

[Londres], 18 juin [1871].

Cher Kugelmann,

Il faut que tu me pardonnes mon silence ‑ même maintenant j'ai seulement le temps de t'écrire quelques lignes.

Tu sais que pendant tout le temps de la dernière révolution parisienne, j'ai été dénoncé comme le grand chef de l'Internationale [1] par les feuilles versaillaises (avec la collaboration de Stieber) et par répercussion par les journalistes d'ici.

Et maintenant, en sus, l'Adresse [2] que tu dois avoir reçue ! Elle fait un bruit du diable et j'ai l'honneur d'être at this moment the best calumniated and the most menaced man of London [en ce moment, l'homme le plus calomnié et le plus menacé de Londres]. Cela fait vraiment du bien après vingt ans d'une ennuyeuse idylle en plein marais [3]. La feuille gouvernementale l'Observer me menace de poursuites judiciaires. Qu'ils osent ! Je me moque bien de ces canailles‑là ! Je te joins une coupure de l'Eastern Post parce qu'y figure notre réponse à la circulaire de Jules Favre [4]. Notre réplique a paru primitivement dans le Times du 13 juin [5]. Cet honorable journal a reçu pour cette indiscrétion une sévère réprimande de M. Bob Low (chancellor of the Exchequer and member of du supervision committee of the Times [chancelier de l'Échiquier et membre du conseil de surveillance du Times]).

Mes meilleurs remerciements pour les Reuters [6] et my best compliments to [mes meilleurs compliments à] Madame la comtesse et à ma chère Françoise.

Ton K M.


La lettre suivante vient d'être adressée au Times par le secrétaire du Conseil Général [7] :

A Monsieur l'éditeur du Times

Le 6 juin 1871, M. Jules Favre a lancé une circulaire à tous les États de l'Europe, pour les inviter à courir sus à tous les membres de l'Association internationale des Travailleurs.

Quelques remarques suffiront pour caractériser ce document.

Dès le premier article de nos statuts, il est établi que l'Internationale a été fondée, le 28 septembre 1864, dans un meeting public tenu à St‑Martin Hall, Long Acre, à Londres.

Pour les besoins de sa cause, M. Jules Favre place la date de cette fondation avant 1862.

Dans le but d'expliquer les principes de notre société, il invoque des statuts publiés en 1869. Or, ces statuts appartiennent à une autre société que l'Internationale.

Cette manœuvre est familière à M. Jules Favre, et, pour n'en citer qu'un exemple : lors d'un procès, dans lequel il eut à défendre le National, le jeune avocat de cette époque n'a pas craint de citer des passages de Cabet, qu'il avait volontairement altérés et changés pour les besoins de sa cause. Sans l'indulgence de Cabet, il eût été pour ce fait expulsé du barreau.

De tous les documents invoqués par M. Favre, comme pièces authentiques de l'Internationale, pas un seul n'appartient à l'Internationale.

Il dit, par exemple : « L'Alliance proclame elle‑même l'athéisme d'après un concile général, tenu à Londres, en juillet 1869. » Or, le Conseil Général n'a jamais émis un pareil document. Au contraire, il a publié une circulaire dans laquelle il reniait les statuts primitifs de l'Alliance ‑ l'Alliance de la démocratie socialiste de Genève ‑ invoquée par M. Jules Favre.

Dans sa circulaire ‑ que M. Jules Favre prétend être conçue dans un esprit hostile à l'Empire ‑ il répète toutes les misérables inventions qui ont été mille fois réfutées même par les tribunaux de l'Empire.

Il est de notoriété publique que dans deux adresses (en juillet et en septembre derniers) au sujet de la dernière guerre, le Conseil Général de l'Internationale dénonce les projets de conquêtes des Prussiens contre la France. Longtemps après M. Restinger, le secrétaire particulier de M. Jules Favre, s'adressa, mais bien en vain, à quelques membres du Conseil Général de l'Internationale, pour obtenir du Conseil une démonstration contre Bismarck et en faveur du gouvernement de la Défense nationale; il était particulièrement prié de ne pas faire mention de la République.

Les préparatifs d'une réception à faire pour la prochaine arrivée de Jules Favre à Londres furent faits ‑ certainement avec la meilleure des intentions ‑ contre l'avis du Conseil Général de l'Internationale, lequel, dans une adresse en date du 9 septembre, avait de la façon la plus formelle conseillé aux ouvriers de Paris de se défier de M. Jules Favre et de ses collègues.

Que dirait M. Jules Favre si, à son tour, l'Internationale envoyait une circulaire à tous les cabinets de l'Europe appelant leur attention particulière sur les documents publiés à Paris par feu Millière ?

Agréez, etc.

John Hales, Secrétaire du Conseil Général de l'Association internationale des Travailleurs.

256, High Holborn, W. C, Londres ‑ juin 1871.


Nous donnons ci‑dessous le procès‑verbal (rédigé par Marx), de la séance du Conseil Général qui décida l'envoi de la circulaire sur Jules Favre [8] :

Association internationale des Travailleurs

La réunion ordinaire du Conseil Général de l'Association internationale des Travailleurs a eu lieu mardi dernier dans les locaux du Conseil, 256, High Holborn. Le citoyen Marx assurait la présidence.

Il fut décidé unanimement de publier l'adresse sur La Guerre civile en France et de l'envoyer à toutes les sections de l'Association internationale des Travailleurs ainsi qu'aux membres éminents du Parlement.

On suggéra de l'expédier à tous les membres du Parlement, mais le citoyen Engels fit remarquer que ce serait là pur gaspillage, attendu que les 500 députés ne lisent jamais rien, même pas les « Livres bleus » dont ils se servent comme projectiles pour leurs exercices de tir.

Le citoyen Jung annonça que les menuisiers de Newcastle étaient en grève pour la journée de neuf heures et que les patrons avaient fait venir des ouvriers de Belgique et essayaient d'en recruter de nouveaux.

Il fut aussitôt décidé de se mettre en relation avec la Section belge en vue d'arrêter l'immigration d'ouvriers belges.

Après étude de la circulaire de Jules Favre sur l'Internationale, on décida d'adresser une circulaire à tous les gouvernements européens, attirant leur attention sur les documents publiés par feu M. Millière sur Jules Favre et desquels il ressort nettement que ce dernier est un faussaire.

La circulaire pose également la question de savoir si un tel homme est apte à représenter les Affaires étrangères d'un grand pays comme la France [9].

Le citoyen Cohn fit un rapport sur le lock‑out des cigariers belges. Les cigariers de Londres avaient envoyé quelques délégués en Belgique qui y séjournèrent quinze jours et étudièrent de près la situation. Les patrons avaient recruté 30 ouvriers en Hollande, mais ces derniers furent renvoyés les uns après les autres. Ils avaient également embauché vingt‑cinq jeunes filles de Metz et de Strasbourg, mais seize d'entre elles partirent également, de sorte qu'au bout de sept semaines, les patrons avaient seulement neuf ouvriers. Aucun des ouvriers lock‑outés n'avait demandé à reprendre le travail et les patrons étaient bel et bien battus. Au début du mouvement, les patrons avaient absolument refusé de reconnaître l'organisation syndicale, maintenant ils étaient prêts à la reconnaître et à augmenter les salaires, et à fournir des découpeuses de tabac. Il restait encore un ou deux points à régler, mais il ne faisait aucun doute que les ouvriers obtiendraient tout ce qu'ils réclamaient, car ils étaient soutenus. Les cigariers de Hambourg avaient chaudement épousé leur cause et avaient procuré du travail à trente des lock‑outés.

Les sommes suivantes avaient déjà été envoyées d'Angleterre en Belgique :

 £
Cigariers de Londres250
Cigariers hollandais de Londres25
Cigariers hollandais de Londres5
Lieurs10
Coupeurs de tabac5
Compositeurs15
Doreurs1
Peintres3
Brossiers5
Mandriers10
Ferblantiers10
Tonneliers10
Cigariers belges de Londres31
Total380

En outre, une cotisation extraordinaire avait été prélevée dans l'une des organisations pour leur venir en aide, et si la lutte avait continué, un secours leur aurait été assuré.

Le Conseil s'occupa de la situation de différents réfugiés venant de France et leur vota un secours pécuniaire.

Notes

[1] Le 14 mars 1871, Paris‑Journal avait publié un article intitulé Le Grand chef de l'Internationale qui visait Marx. Le 19, la même feuille publiait un faux, une prétendue lettre de Marx à Serraillier. Le Times reprit une partie de ces calomnies. Serraillier adressa un démenti à plusieurs journaux. Le Courrier de l'Europe du 18 mars le publia partiellement. Ces inventions tendaient à susciter des controverses au sein de l'Internationale entre Français et Allemands. Marx le dénonça à plusieurs reprises. Voir M.E.W., t. 17, pp. 295‑297.

[2] C'est le texte connu sous le titre : La Guerre civile en France (voir Éd. soc., pp. 41‑89) que Marx rédigea en avril‑mai et qui fut approuvé à l'unanimité par le Conseil Général le 30 mai, deux jours après la fin des combats des Communards. La version anglaise de ce texte parut le 13 juin 1871.

[3] Marx caractérise ainsi ses vingt ans d'exil londonien. On sait que sa vie à Londres fut tout le contraire d'idyllique. Mais politiquement, il ne se passa pas d'événement révolutionnaire décisif.

[4] Jules Favre avait adressé une circulaire aux représentants diplomatiques de la France à l'étranger pour qu'ils interviennent auprès des gouvernements européens en demandant qu'on organise des poursuites contre l'internationale. Cette démarche était appuyée sur un dossier contenant des faux et des documents émanant de Policiers et des bakouninistes. L'Internationale se saisit de la question et envoya en juin des mises au point à divers journaux dont le Times (voir La Guerre civile en France, Éd. soc., pp. 92‑94).

[5] Date sans doute erronée, voir p. 196 note 1.

[6] Dans sa lettre du 27 avril, Kugelmann accompagnait ses vœux d'anniversaire du livre de l'écrivain bas‑allemand Fritz Reuter : Ut mine Stromtid « pour t'égayer un peu au milieu de tes travaux sérieux » écrivait‑il.

[7] L'envoi de la lettre de l'Internationale sur la circulaire de Jules Favre fut décidée au cours de la réunion du Conseil Général du 13 juin. Cette lettre parut notamment dans le n° 142 de l'Eastern Post (17 juin), dans le n° 127 de l'Internationale (18 juin), dans le n° 11 de L'Égalité (27 juin), dans le n° 57 de La Liberté (17 juin). Le texte adressé à Kugelmann était celui qui avait paru dans l'Eastern Post. Plutôt que de traduire ce texte de l'anglais, nous avons préféré reproduire la version française de la lettre de John Hales telle qu elle a été publiée par l'Internationale de Bruxelles dans son numéro du 18 juin.

[8] L'original est en anglais.

[9] On ne lit rien de tel dans la lettre de John Hales, ci‑dessus.


Texte surligné en jaune : en français dans le texte.

Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.