1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Le Parti à contre-courant (1850-1863)

Bilan de la défaite de 1848‑1849


On a peine à imaginer défaite plus écrasante que celle que vient de subir sur le continent le parti révolutionnaire ‑ ou plus exactement les différents partis révolutionnaires ‑, et ce sur tous les fronts de la bataille [1]. Mais qu'est-ce à dire ? La lutte de la bourgeoisie britannique pour la suprématie politique et sociale n'a-t-elle pas embrassé une période longue de quarante-huit ans, et celle de la bourgeoisie française une période de quarante ans de luttes sans pareilles ? Et leur victoire fut-elle jamais aussi proche qu'au moment même où la monarchie restaurée se croyait plus solidement établie au pouvoir que jamais ?

Les temps sont passés et bien passés où la superstition attribuait les révolutions à la malignité d'une bande d'agitateurs. Chacun sait, de nos jours, que derrière toute convulsion révolutionnaire il existe forcément un besoin social, dont les institutions surannées ne peuvent assurer la satisfaction. Il se peut que ce besoin ne soit pas actuellement assez urgent et général pour chercher à s'imposer immédiatement [2]. Néanmoins, toute tentative de la réprimer par la violence ne peut que le faire resurgir avec plus de force,  jusqu'à ce qu'il brise ses entraves.

Si nous avons été battus, tout ce que nous avons donc à faire, c'est de recommencer par le début. Et, par chance, l'intervalle de répit ‑ de très courte durée sans doute [3]   ‑ qui nous est accordé entre la fin du premier et le commencement du second acte du mouvement, nous laisse le temps de faire un travail des plus utiles : l'analyse des causes qui rendirent inéluctables aussi bien le récent soulèvement que sa défaite, causes qu'il ne faut pas rechercher dans les efforts, talents, erreurs ou trahisons accidentels de quelques-uns des chefs, mais dans les conditions sociales générales de vie de chacune des nations ébranlées par la crise.

On s'accorde généralement à reconnaître que les mouvements subits de février et de mars 1848 n'ont pas été l'œuvre d'individus isolés, mais des manifestations spontanées, irrépressibles, de nécessités et de besoins nationaux plus ou moins clairement compris, mais très distinctement ressentis par toute une série de classes dans tous les pays. Néanmoins, lorsque l'on s'enquiert des causes des succès de la contre-révolution, on obtient de tous les côtés la réponse commode que c'est Monsieur Un Tel ou le citoyen Tel Autre qui a « trahi » le peuple (ce qui d'ailleurs peut être vrai ou non, selon le cas). Mais, en aucun cas, cette réponse n'explique quoi que ce soit, qui plus est, elle ne permet même pas de comprendre comment il s'est fait que le « peuple » se soit laissé trahir de la sorte. Mais combien piètres sont les perspectives d'avenir d'un parti politique dont le seul inventaire politique se résume dans le fait que le citoyen tel ou tel n'est pas digne de confiance [4] !


Notes

[1] Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne, premier article du 25-10-1851, in New York Tribune.

[2] La question d'un changement radical de tactique se pose pour le parti à l'occasion de la défaite du mouvement révolutionnaire soit sur le terrain brûlant de la lutte physique, soit sur celui, plus dégradant, de la dégénérescence du parti ou des organisations ouvrières (ce dernier type de défaite est le plus grave qui soit, étant donné que le prolétariat y perd jusqu'à son programme et la claire vision de sa nature propre et de son but historique, en même temps que des moyens, et des voies pour parvenir à son émancipation). La tâche première du parti, dans ces moments, n'est pas sans liaison avec ses tâches militaires de la période de lutte révolutionnaire directe : sauver de la débâcle ce qui peut l'être, et organiser, autant que faire se peut, les forces qui restent, en vue du prochain assaut qui ne saurait manquer d'advenir au bout d'un laps de temps plus ou moins long.
L'idée de périodes de flux et de reflux de la vague révolutionnaire implique la vision de cycles historiques de crise révolutionnaire générale de la société et de triomphe de la contre-révolution. Cette vision rejoint évidemment la conception de cycles déterminés de l'économie.
Le stalinisme a purement et simplement effacé du marxisme la méthode qui consiste à analyser l'économie et la société dans des buts révolutionnaires, à des fins politiques. Il ne parle plus de période de flux ou de reflux, ni de prévision, donc de direction consciente du mouvement, révolutionnaire. Le trotskysme a hérité certaines positions de la phase initiale de dégénérescence de l'Internationale communiste, notamment l'idée selon laquelle «la situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat », les contions économiques étant archi-mûres, au point que le capitalisme est désormais en déclin. Pour le marxisme, le capitalisme se caractérise par la production de plus-value, donc par la surproduction, c'est dire qu'il ne peut pas stagner longtemps. Au reste le capitalisme ne peut changer sur un point aussi fondamental sa caractéristique première.
Le seul mouvement qui ait continué l'œuvre révolutionnaire dans la voie tracée par Marx-Engels est la gauche communiste italienne (qui, au reste, a défendu avec vigueur le grand Trotsky face à Staline lui-même, par exemple dans les séances de l'exécutif élargi). Celle-ci, s'étant rendue pleinement compte de l'ampleur de la dégénérescence politique de l'Internationale communiste après Lénine, n'a pas craint de confronter le recul du mouvement ouvrier avec la montée extraordinaire du capitalisme, et notamment de la production qui ‑ à l'Est comme à l’Ouest battit tous ses records après la Seconde Guerre mondiale qui scella la défaite complète du prolétariat. Cette gauche fit un travail théorique immense. non seulement au niveau de la lutte des principes, mais encore de l'analyse des conditions réelles et des perspectives politiques qui en découlent pour le mouvement mondial. Cf., par exemple, la série d'articles relatifs à l'évolution économique de la production mondiale, par pays les plus importants, à long et court terme, dans Programma communista.

[3] Étant particulièrement bien placés au cœur de la mêlée, et n'ayant jamais cessé d appliquer au cours révolutionnaire la méthode d'analyse scientifique pour en tirer les mots d'ordre d'action, Marx et Engels s'aperçurent bientôt de l'immensité de la crise et de l'ampleur du recul général du mouvement ouvrier.
Certes, ils ne virent pas, au premier coup d'œil, que le règne de la contre-révolution durerait aussi longtemps. Mais il n'est pas si grave qu'un révolutionnaire soit trop optimiste sur l'arrivée de la prochaine crise. Ce qui serait grave, en effet, c'est qu'il désespère de ne jamais la vivre.
En attendant, ce qui importe c'est que Marx-Engels, malgré leur relatif optimisme, n'ont pas cédé aux impulsions occasionnelles pour lancer des mots d'ordre « aventuristes » Leur correcte vision d'ensemble du mouvement ‑ liaison dialectique entre économie et politique ‑ les incita à se pencher « en dernier ressort » sur les causes fondamentales, l'évolution de la base économique. Certes, ils espéraient, en 1858, à la veille de la crise générale de surproduction économique, qu'une révolution politique s'y rattacherait. Cependant, l’analyse des faits leur apprit que crise économique et crise politique ne coïncident pas forcément, ce qui d'ailleurs s'explique par la nature contradictoire de l'activité sociale, divisée en base économique et superstructures politiques.

[4] L'homme s'imagine toujours que l'histoire dépend de l'homme, et surtout de sa volonté, parce qu'il croit agir par sa tête. C'est pourquoi l'homme résiste difficilement à l'envie de changer par la pensée ce qui pourtant devait inexorablement se produire ; en fait, personne n'y échappe, et ce n'est qu'après des ruminations répétées que l'on réussit à tirer cette conclusion matérialiste : ce qui est arrivé devait arriver.
Cela n'a donc pas grand sens de se demander comment « il aurait fallu faire » pour empêcher ce résultat. Il est plus raisonnable de rechercher quelles causes ont, au tournant révolutionnaire de l'histoire, poussé le mouvement dans une voie donnée, et d'en tirer les enseignements pour le moment où les forces révolutionnaires entreront de nouveau en action, afin de ne pas renouveler les erreurs (qui s'expliquaient alors peut-être par l'immaturité des conditions économiques et sociales, donc l'inexpérience politique des organes dirigeants et des masses).
« La liberté n'est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées [ce qui n'est pas possible à l'échelle individuelle trop atomistique, mais à échelle de la classe du prolétariat par sa constitution en parti conscient et agissant]. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l'existence physique et psychique de l’homme lui-même [non de l'homme aliéné de la société capitaliste, mais de l'homme universel de la société communiste] ‑ deux catégories de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement ; tandis que l'incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l'objet qu’elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans l'empire sur nous-mêmes et sur la nature extérieure, fondée sur la connaissance des nécessités naturelles ; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique. » (Engels, Anti-Dühring, Éd. sociales, p. 146‑147.)


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