1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Polémiques autour de règles d'organisation

L'Association internationale des travailleurs et l'Alliance de la démocratie socialiste


Il y a environ un mois, un certain nombre de citoyens se sont constitués à Genève en comité central initiateur d'une nouvelle société internationale, dite l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, se « donnant pour mission spéciale d'étudier les questions politiques et philosophiques sur la base même de ce grand principe de l'égalité », etc. [1]. Le programme et le règlement imprimés de ce comité initiateur n'ont été communiqués au Conseil général de l'Association internationale des travailleurs que dans sa séance du 15 décembre. D'après ces documents, ladite « Association internationale est fondue entièrement dans l'Association internationale des travailleurs », en même temps qu'elle est fondée entièrement en dehors de cette Association.

À côté du Conseil général de l'Association internationale, élu par les congrès ouvriers de Genève, de Lausanne et de Bruxelles; il y aurait, d'après le règlement initiateur, un autre Conseil central à Genève, qui s'est nommé lui-même. À côté des groupes locaux de l'Association internationale, il y aurait ceux de l'Alliance internationale qui, « par l'intermédiaire de leurs bureaux nationaux », fonctionnant en dehors des bureaux nationaux de l'Association, demanderaient « au bureau central de l'Alliance leur admission dans l'Association internationale des travailleurs ». Le comité central de l'Alliance s'arroge ainsi le droit d'admission dans l'Association internationale. Enfin, le Congrès général de l'Association internationale trouverait encore sa doublure dans le Congrès général de l'Alliance internationale. En effet, il est dit dans le règlement initiateur : « Au congrès annuel des travailleurs, la délégation de l'Alliance de la démocratie socialiste, comme branche de l'Association internationale des travailleurs, tiendra ses séances publiques dans un local séparé. »

Considérant

Par ordre du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs.

 

Ces messieurs de l'Alliance ont mis beaucoup de temps pour réaliser leur œuvre [4]. En fait, il eût été préférable qu'ils gardent pour eux leurs « innombrables légions » en France, Espagne et Italie.

Bakounine pense : si nous approuvons son « programme radical », il peut l'utiliser pour une publicité accrocheuse, voire pour nous compromettre. En revanche, si nous nous y opposons, ils nous dénonceront à cor et à cri comme contre-révolutionnaires. En outre, si nous laissons faire, il s'arrangera au Congrès de Bâle pour s'allier avec les plus mauvais éléments. Je pense qu'il faut répondre en ce sens :

D'après le paragraphe 1 des statuts, il faut admettre toute société ouvrière qui poursuit le même but, à savoir le concours mutuel, le progrès et l'émancipation complète des classes ouvrières.

Comme les phases de développement des différentes sections ouvrières dans un même pays et de la classe ouvrière dans les divers pays sont nécessairement très différentes, le mouvement réel s'exprime forcément aussi sous des formes théoriques très différentes.

La communauté d'action que suscite l'Internationale, l'échange d'idées entre les différents organes des sections de tous les pays, enfin les discussions directes dans les congrès généraux ne manqueront pas d'engendrer peu à peu un programme théorique, commun à tout le mouvement ouvrier.

En conséquence, pour ce qui concerne le programme de l'Alliance, il n'incombe pas au Conseil général de le soumettre à un examen critique, ni de rechercher s’il est une expression scientifique correcte du mouvement ouvrier. Il doit simplement se demander si sa tendance générale n'est pas en contradiction avec la tendance générale de l'Association internationale des travailleurs.

Il n'y a qu'une phrase du programme ‑ § 2 : « Elle veut avant tout l'égalisation politique, économique et sociale des classes » ‑ qui pourrait mériter ce reproche [5].

Le Conseil général de l'Association internationale des travailleurs au bureau central de l'Alliance de la démocratie socialiste

Citoyens,

D'après l'article premier de nos statuts, l'Association internationale des travailleurs admet « toutes les sociétés ouvrières qui poursuivent le même but, à savoir le concours mutuel, le progrès et l'émancipation complète de la classe ouvrière [6]».

Étant donné que les fractions de la classe ouvrière dans chaque pays et la classe ouvrière dans les divers pays se trouvent à des niveaux de développement différents à l'heure actuelle [7], il s'ensuit nécessairement que leurs opinions théoriques, qui reflètent le mouvement réel, sont également divergentes.

Il n'entre donc pas dans les attributions du Conseil général de procéder à l'examen critique du programme de l'Alliance. Nous n'avons pas à déterminer si, oui ou non, c'est une expression adéquate du mouvement prolétarien. Il nous importe seulement de savoir s'il ne contient rien de contraire à la tendance générale de notre association, c'est-à-dire à l'émancipation complète de la classe ouvrière.

Il y a dans votre programme une phrase qui, de ce point de vue, est erronée. Dans l'article 2, on lit : « Elle [l'Alliance] veut avant tout l'égalisation politique, économique et sociale des classes [8]. »

Si on l'interprète littéralement, l'égalisation des classes aboutit à l'harmonie du capital et du travail, si importunément prêchée par les socialistes bourgeois. Ce n'est pas l'égalisation des classes ‑ contresens logique, impossible à réaliser ‑ mais au contraire l'abolition des classes, ce véritable secret du mouvement prolétarien, qui constitue le grand but de l'Association internationale des travailleurs.

Cependant, si l'on considère le contexte dans lequel se trouve cette phrase sur l'égalisation des classes, il semble qu'elle s'y soit glissée comme une simple erreur de plume (slip of the pen). Le Conseil général ne doute pas que vous voudrez bien éliminer de votre programme une phrase prêtant à des malentendus aussi graves.

À l'exception des cas où la tendance générale de l'Association internationale serait contredite, il correspond à ses principes de laisser à chaque section la liberté de formuler son programme théorique. Il n'existe donc pas d'obstacle pour la conversion des branches de l'Alliance en sections de l'Association internationale des travailleurs.

Si la dissolution de l'Alliance et l'entrée des sections dans l'Internationale étaient définitivement décidées, il deviendrait nécessaire, d'après nos règlements, d'informer le Conseil du lieu et de la force numérique de chaque nouvelle section [9].

Séance du Conseil général du 9 mars 1869

Tu constateras que le vieux Becker ne peut pas s'empêcher de faire l'important [10]. Son système d'organisation par groupes linguistiques démolit tous nos statuts et leur esprit, et transforme notre système tout naturel et rationnel en une méchante construction artificielle, fondée sur des liens linguistiques au lieu de liens réels que forment les États et les nations. Ce procédé est archi-réactionnaire, digne des panslavistes [11] ! Et tout cela parce que nous lui avions permis provisoirement, en attendant que l'Internationale se renforce en Allemagne, de demeurer le centre de ses anciens correspondants [12].

J'ai aussitôt fait obstruction à sa tentative de se prétendre le centre de l'Allemagne au Congrès d'Eisenach.

Bebel m'a envoyé 25 talers pour les Belges de la part de son association de formation ouvrière. J'ai aussitôt accusé réception, et utilisé l'occasion pour lui écrire à propos des plans fantaisistes [13].

J'ai attiré son attention sur l'article 6 des statuts, qui n'admet que des comités centraux nationaux, reliés directement au Conseil général, et là où la police l'empêche absolument, oblige les groupes locaux de chaque pays de correspondre directement avec le Conseil général. Je lui ai expliqué que la prétention de Becker était absurde, et pour finir je lui ai déclaré que si le Congrès d'Eisenach adoptait le projet de Becker, pour autant qu'il concerne l'Internationale, nous le casserions aussitôt publiquement comme étant contraire aux statuts.

Au reste, avant le congrès, Bebel et Liebknecht m'avaient informé qu'ils avaient spontanément écrit à Becker pour lui déclarer qu'ils ne le reconnaissaient pas, mais correspondraient directement avec Londres.

Becker lui-même n'est pas dangereux. Mais son secrétaire Rémy ‑ à en croire les rapports de Suisse ‑ lui aurait été octroyé par Monsieur Bakounine, dont il serait l'instrument. Apparemment, ce Russe voudrait devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu'il prenne garde, sans quoi il sera officiellement excommunié.


Notes

[1] Marx écrivit cette circulaire, approuvée par le Conseil général dans sa séance du 22 décembre 1868, à la suite de la demande d'affiliation de l'Alliance bakouniniste à l'Internationale. Cf. Documents of The First International, t. III, p; 299-301. L'Alliance avait été fondée en octobre 1868 par un comité initiateur composé de Bakounine, Brosset, Duval, Gouétat,, Sagordki et J. P. Becker.
Marx se concerta avec Engels, afin de mettre au point sa réponse. Dans sa lettre du 15 décembre 1868 à son ami, il lui demanda son concours, puis il lui expliqua : « M. Bakounine, qui est à l'arrière-plan de toute cette entreprise, condescend à vouloir mettre le mouvement ouvrier sous la direction russe. Cette merde existe depuis deux mois, et c'est hier seulement que le vieux Becker en a informé le Conseil général par lettre (Becker devait rompre tout de suite après avec l'Alliance bakouniniste). Comme il l'écrit, cette organisation doit suppléer au manque d' ‘idéalisme’ de notre association. L'idéalisme russe ! Il régnait une grande indignation ce soir à notre Conseil général, surtout parmi les Français, à propos de ce document. Je connaissais l’affaire depuis longtemps, et je la considérais comme mort-née et, par égard pour Becker, j'ai voulu la laisser mourir de sa belle mort. Cependant, elle est devenue plus sérieuse que je ne le pensais. »
Engels répondit le 18 décembre : « Les documents de Genève sont bien naïfs. Le vieux Becker n'a jamais pu s'empêcher de faire de l'agitation dans les petits cercles. Dès que deux ou trois personnes se rencontrent, il faut qu'il y soit. Si tu l'avais prévenu à temps, il s'en serait probablement retiré. Maintenant, il va être étonné que ses efforts bien intentionnés produisent un mauvais effet. Il est clair, comme le jour que l'Internationale ne peut céder à cette duperie. Il y aurait deux conseils généraux et même deux congrès ; c'est l'État dans l'État, et dès le premier moment, le conflit éclaterait entre le conseil pratique à Londres et le conseil théorique, ‘idéaliste’, à Genève. Il ne peut y avoir deux corps internationaux (par profession) dans l'Internationale, pas plus que deux conseils généraux. Du reste, qui vous donne le droit de reconnaître un soi-disant bureau central sans mandataires, dont les membres appartenant à la même nationalité se constituent (§ 3 du règlement, on omet le ‘si’ et pour cause !) en bureau national de leur pays ! Ces messieurs, n'ayant pas de constituants, eux-mêmes exceptés, veulent que l'Internationale se constitue en mandataire pour eux. Si l'Internationale refuse de le faire, qui reconnaîtrait ‘le groupe initiateur’, autrement dit le ‘bureau central’ pour ses représentants ? Le Conseil central de l'Internationale au moins a passé par trois élections successives, et tout le monde sait qu'il représente des myriades d'ouvriers. Mais ces ‘initiateurs’ ?
« Et puis, si nous voulons bien faire abstraction de la formalité des élections, que représentent les noms qui forment ce groupe initiateur ? Ce groupe qui prétend se donner ‘pour mission spéciale d'étudier les questions politiques et philosophiques’, etc. ? Ce ne peut être que la science qu'ils représentent. Trouverons-nous parmi eux des hommes dont il est notoire qu'ils ont passé leur vie entière à l'étude de ces questions ? Au contraire. Pas un nom dont le porteur ait, jusqu'ici, même osé prétendre passer pour un horaire d'études. S'ils sont sans mandats comme représentants de la démocratie sociale, ils le sont encore mille fois plus comme représentants de la science. [Ces deux derniers paragraphes sont rédigés en français par Engels.]
« Tu as déjà traité de tout le reste dans tes notes. Je considère aussi toute l'entreprise comme mort-née, simple excroissance genevoise. Elle ne pourrait vivre que si vous l'attaquiez trop vivement, lui attribuant trop d'importance. Le mieux serait, à mon avis, de repousser calmement mais fermement, la prétention de ces gens de s'insinuer dans l'Internationale, et de dire, pour le reste, qu'ils se sont découvert un terrain particulier, et nous attendons ce qu'ils seront capables d'y faire. On pourrait même dire que, pour le moment, rien n'empêche que les membres d'une association fassent aussi partie de l'autre. Comme ces gaillards n'ont pour seule action que de faire du battage, ils finiront par ne plus pouvoir s’entendre entre eux. On peut donc s'attendre qu'ils ne trouveront guère d'adeptes à l'extérieur pour grossir leurs rangs, étant donné les conditions, et tout se disloquera. »

[2] Les trois derniers points ont été ajoutés sur proposition de Dupont et rédigés par Marx.

[3] Ce dernier point n'a pas été repris dans la version définitive des résolutions.

[4] Cf. Marx à Engels, 5 mars 1869.
Le 27 février, l’Alliance avait répondu aux résolutions du Conseil général, se disant prête à dissoudre son organisation, si son programme était ratifié et ses sections locales admises dans l’Internationale.
Bakounine lui-même avait écrit à Marx, le 22 décembre 1869 : « Mieux que jamais, je suis arrivé à comprendre que tu avais raison en suivant et en nous invitant tous à marcher sur la grande route de la révolution économique, et en dénigrant ceux d'entre nous qui allaient se perdre dans les sentiers des entreprises soit nationales, soit exclusivement politiques. Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j'ai adressés aux bourgeois du Congrès de Berne, je ne connais plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie maintenant, c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l'être. Voilà tout ce qui était nécessaire pour t'expliquer mes rapports et mes sentiments personnels. »
L'excès même des protestations d'amitié démontre qu'il ne s'agissait pour Bakounine que de manœuvrer Marx. Celui-ci n'en fut pas dupe, car, sachant que les alliancistes avaient tenté de gagner à leur cause De Paepe, l'un des dirigeants les plus influents de Belgique, Marx demanda à Jung de communiquer les résolutions du Conseil général au conseil fédéral de Bruxelles, notamment à De Paepe que Bakounine avait déjà contacté afin de le gagner à sa faction (22-12-1868).

[5] La lettre de Marx à Engels est, à quelques variantes significatives près, la même que le texte suivant, adressé à l'Alliance le 9 mars.

[6] Ce texte de Marx a été approuvé à l'unanimité par le Conseil général dans sa séance du 9 mars 1869. Il sera communiqué pour information aux secrétaires correspondants de toutes les sections, et publié pour la première fois en 1872 dans la brochure sur Les Prétendues scissions dans l’Internationale (cf. Marx-Engels, Textes sur l'organisation, Paris, Spartacus, pages 48-98).

[7] Souligné par nous.

[8] Cet article reproduisait textuellement l'article 2 du programme de l’Alliance avec lequel Bakounine s'était présenté en septembre 1868 au congrès bourgeois de la paix et de la liberté à Berne.
À la suite de la lettre de Marx, cet article fut transformé en avril 1869 de la manière suivante : « Elle veut avant tout l'abolition complète et définitive des classes et l'égalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes. » Cette façon de surenchérir sur la simple abolition complète et définitive, tout en reprenant l'égalisation politique, etc., comme si la politique et les surperstructures politiques subsistaient après l'abolition des classes montre, d'une part, l'indulgence de Marx et, d'autre part, qu'il est pour le moins, difficile de « rectifier » un programme.

[9] Marx lui-même indique dans Les Prétendues scissions quel fut le résultat de cette circulaire : « L'Alliance, ayant accepté ces conditions, fut admise dans l'Internationale par le Conseil général, lequel, induit en erreur par quelques signatures du programme Bakounine, la supposa reconnue par le comité fédéral romand de Genève qui, au contraire, ne cessa jamais de la tenir à l'écart. Désormais, elle avait atteint son but immédiat : se faire représenter au Congrès de Bâle. En dépit des moyens déloyaux dont ses partisans se servirent ‑ moyens employés, à cette occasion, et cette fois-là seulement, dans un congrès de l'Internationale ‑, Bakounine fut déçu dans son attente de voir le congrès transférer le siège du conseil fédéral et sanctionner officiellement la vieillerie saint-simonienne, l'abolition immédiate du droit d'héritage, dont Bakounine avait fait le point de départ pratique du socialisme. Ce fut le signal de la guerre ouverte et incessante que fit l'Alliance non seulement au Conseil général, mais encore à toutes les sections de l'Internationale qui refusèrent le programme de cette coterie sectaire et surtout la doctrine de l'abstention absolue en matière politique. » Cf. La I° Internationale, recueil de documents, t. II, p. 271-272.

[10] Cf. Marx à Engels, 27 juillet 1869.

[12] Dans la succession historique des structures sociales, la formation des nationalités s'effectue au moyen de pactes de fédérations (forme de rapports sociaux dans la vision marxiste entre peuples de race et de langue plus ou moins proches). Ce stade précède, de loin, la formation des nations modernes (amorcée par la monarchie absolue et achevée par la bourgeoisie révolutionnaire) qui repose sur le mercantilisme et le système capitaliste réels. D'où la comparaison, rien moins que polémique, de la tentative de Becker avec les efforts réactionnaires du panslavisme.

[12] Le 13 janvier 1866, en effet Marx avait écrit à Becker : « Les sections allemandes feront le mieux de s'affilier pour l'heure à Genève et d'entrer en relation suivie avec toi. Dès que cela arrivera, tu nous le feras savoir, afin que je puisse enfin signaler ici un progrès en Allemagne. »

[13] Cette lettre n'a pas pu être retrouvée.


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