1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Polémiques autour de règles d'organisation

Communication confidentielle


Le Russe Bakounine (bien que je le connaisse depuis 1843, je passe sur tout ce qui n'est pas absolument nécessaire à l'intelligence de ce qui va suivre) avait eu, peu après la fondation de l'internationale, une entrevue avec Marx à Londres [1]. Ce dernier reçut à ce moment son adhésion à l'Association, pour laquelle Bakounine promit d'agir de son mieux. S'étant rendu en Italie, il y reçut, envoyés par Marx, les statuts provisoires et l'« Adresse » aux classes ouvrières. Il répondit de façon très « enthousiaste », mais ne fit rien. Après plusieurs années, durant lesquelles on n'entendit plus parler de lui, il reparut en Suisse, où il ne rejoignit pas les rangs de l'Internationale, mais de la Ligue de la paix et de la liberté. Après le congrès de cette Ligue (Genève, 1867), Bakounine s'introduisit dans le comité exécutif de celle-ci, mais y trouva des adversaires qui non seulement ne lui permirent d'exercer aucune influence dictatoriale, mais le surveillèrent comme « Russe suspect ». Peu après le Congrès de Bruxelles (septembre 1868) de l'Internationale, la Ligue de la paix tint son congrès à Berne. Cette fois, Bakounine se fit boutefeu et, soit dit en passant, pour dénoncer la bourgeoisie occidentale adopta le ton cher aux « optimistes » moscovites quand ils attaquent la civilisation occidentale pour pallier leur propre barbarie. Il proposa une série de résolutions, fadaises en soi, mais calculées pour inspirer la terreur aux crétins bourgeois et pour permettre à M. Bakounine de quitter avec éclat la Ligue de la paix pour rentrer dans l'Internationale. Il suffit de dire que le programme qu'il avait proposé au Congrès de Berne renferme des absurdités telles que l'égalité des classes, l'abolition du droit d'héritage en tant que commencement de la révolution sociale  [2], etc., c'est-à-dire de vains bavardages, un chapelet de phrases creuses, bref, une insipide improvisation calculée simplement pour produire un effet sur le moment. Les amis de Bakounine à Londres et à Paris (où un Russe est codirecteur de la Revue positiviste) annoncèrent au monde le départ de Bakounine de la Ligue de la paix comme un événement, et présentèrent son grotesque programme, pot-pourri de lieux communs usés, comme quelque chose de particulièrement terrible et original.

Sur ces entrefaites, Bakounine était entré dans la branche romande de l'Internationale (à Genève). Mais alors qu'il lui avait fallu des années pour se décider à faire ce pas, il lui suffit d'un jour pour se décider à bouleverser l'Internationale pour en faire son instrument.

À l'insu du Conseil général de Londres ‑qui n'en fut instruit que lorsque tout fut apparemment prêt ‑, il fonda une soi-disant Alliance de la démocratie socialiste. Le programme de celle-ci n'était autre que celui proposé par Bakounine au Congrès de la paix à Berne. Cette association se présentait ainsi dès le début comme n'ayant pas d'autre but que de répandre la science ésotérique spécifiquement bakouninienne, et Bakounine lui-même ‑ l'un des êtres les plus ignares dans le domaine de la théorie sociale ‑ apparut subitement comme fondateur de secte. Au fond, le programme théorique de cette Alliance n'était qu'une farce. Le côté sérieux, c'était son organisation pratique. Cette société devait, en effet, être internationale, et son comité central siéger à Genève, c'est-à-dire sous la direction personnelle de Bakounine. Mais, en même temps, elle devait former une partie tout à fait intégrante de l'Association internationale des travailleurs. Ses sections devaient, d'une part, être représentées au prochain congrès de l'Internationale (à Bâle) et, en même temps, tenir leur propre congrès à côté de l'autre dans des séances séparées, etc.

Le matériel humain dont Bakounine disposa tout d'abord, ce fut la majorité d'alors du comité fédéral romand de l'Internationale de Genève. J. P. Becker, à qui le zèle propagandiste tourne parfois la tête, fut poussé en avant. Bakounine avait quelques alliés en Italie et en Espagne.

Le Conseil général de Londres était parfaitement renseigné. Il laissa cependant Bakounine aller tranquillement jusqu'au moment où J. P. Becker l'obligea à soumettre au Conseil général à fin de ratification les statuts et le programme de l'Alliance de la démocratie socialiste. Bakounine répondit alors par une décision longuement motivée, très « juridique » et « objective » dans sa teneur, mais dont les considérants ne manquaient pas d'ironie. En voici la conclusion : 1. Le Conseil général n'admet pas l'Alliance comme section de l'Internationale ; 2. Tous les articles du règlement de l'Alliance qui se rapportent à l'Internationale sont considérés comme nuls et nuls d'effet. Les considérants démontraient de manière claire et frappante que l'Alliance n'était qu'une machine destinée à désorganiser l'Internationale.

Ce coup était inattendu. Bakounine avait déjà transformé L'Égalité, l'organe central des membres de langue française de l'Internationale en Suisse, en son organe personnel et, en outre, il avait fondé à Locle un petit « Moniteur » privé, Le Progrès. Ce dernier continue encore à jouer ce rôle sous la direction d'un partisan fanatique de Bakounine, un certain Guillaume.

Après plusieurs semaines d'attente, le comité central de l'Alliance fit enfin une réponse au Conseil général, sous la signature de Perron, un Genevois : l'Alliance, dans son zèle pour la bonne cause, se disait prête à sacrifier son organisation séparatiste, mais à la condition toutefois que le Conseil général déclarât qu'il reconnaissait ses principes « radicaux ».

Le Conseil général répondit que sa fonction n'était pas de porter un jugement théorique sur les programmes des différentes sections, qu'il avait seulement à veiller à ce qu'ils ne continssent rien qui fût en contradiction directe avec les statuts et avec leur esprit, qu'il devait en conséquence insister pour que la phrase ridicule du programme de l'Alliance sur l'« égalisation des classes » fût éliminée et remplacée par l'abolition des classes (ce qui fut fait), qu'enfin l'Alliance serait admise après la dissolution de son organisation internationale particulière, et après communication au Conseil général de la liste de toutes ses sections (ce qui ne fut jamais fait).

L'incident fut ainsi clos. L'Alliance prononça formellement sa dissolution, mais continua à subsister en fait sous la direction de Bakounine qui gouvernait en même temps le comité fédéral romand. Aux journaux qu'elle possédait déjà vint se joindre la Federacion de Barcelone et, après le Congrès de Bâle, l'Eguaglianza de Naples.

Bakounine chercha alors d'une autre façon à atteindre son but ‑ transformer l'Internationale en son instrument personnel. Il fit proposer au Conseil général, par notre comité romand de Genève, de mettre au programme du Congrès de Bâle la question de l'héritage. Le Conseil général y consentit, afin de pouvoir porter à Bakounine un coup décisif. Le plan de Bakounine était le suivant : si le Congrès de Bâle adoptait les « principes » (?) établis par lui à Berne, l'univers saurait que ce n'est pas Bakounine qui est allé à l'Internationale, mais que c'est l'Internationale qui est venue à Bakounine. Conséquence toute simple : le Conseil général de Londres, dont l'opposition à cette exhumation de la vieillerie saint-simonienne était connue de Bakounine, doit céder la place, et le Congrès de Bâle transférera le Conseil général à Genève de sorte que l'Internationale tombera sous la dictature de Bakounine.

Pour s'assurer la majorité au Congrès de Bâle, Bakounine machina une véritable conspiration. Il y eut même de faux mandats, comme celui de Guillaume pour le Locle. Bakounine lui-même alla jusqu'à mendier des mandats à Naples et à Lyon: Toutes sortes de calomnies furent répandues contre le Conseil général. Aux uns, on disait que l'élément bourgeois y prédominait, aux autres qu'il était le foyer du communisme autoritaire. Les résultats du Congrès de Bâle sont connus : les propositions de Bakounine ne furent pas adoptées, et le Conseil général resta à Londres.

Le dépit que lui causa l'échec de ce plan, à la réussite duquel Bakounine avait peut-être attaché dans « son cœur et sa sensibilité » toutes sortes de spéculations privées, se donna libre cours dans les propos irrités de L'Egalité et du Progrès. Ces journaux prirent d'ailleurs de plus en plus l'allure d'oracles officiels. Tantôt l'une, tantôt l'autre des sections suisses de l'Internationale était mise au ban, parce que, contrairement aux prescriptions expresses de Bakounine, elles avaient participé au mouvement politique, etc.

Enfin, la fureur longtemps contenue contre le Conseil général éclata ouvertement. Le Progrès et L'Égalité commencèrent à se moquer du Conseil général, puis l'attaquèrent et. déclarèrent publiquement qu'il ne remplissait pas ses devoirs, par exemple au sujet du bulletin trimestriel ; le Conseil général devait cesser de contrôler directement l'Angleterre et instaurer, à ses côtés, distinct de lui, un comité central anglais qui s'occuperait uniquement des affaires anglaises. Les décisions du Conseil général au sujet des révolutionnaires irlandais emprisonnés constituaient un abus de pouvoir, attendu qu'il ne devait pas se mêler de questions de politique locale. En outre, Le Progrès et L'Egalité prirent de plus en plus position en faveur de Schweitzer, et sommèrent catégoriquement le Conseil général de se prononcer officiellement et publiquement sur la question Liebknecht-Schweitzer. Le journal Le Travail de Paris, où les amis de Schweitzer faisaient passer des articles en sa faveur, recevait pour cela les éloges du Progrès et de L'Egalité, et cette dernière l'invitait à faire cause commune contre le Conseil général.

Le moment était donc venu d'intervenir. La pièce suivante est la copie littérale de la circulaire du Conseil général au comité fédéral de la Suisse romande à Genève. Elle est trop longue pour que je la traduise [3].


Notes

[1] En tant que secrétaire pour l'Allemagne, Marx envoya ce texte à Kugelmann, le 28 mars 1870 pour le comité exécutif du parti social-démocrate allemand. Il contient la circulaire du Conseil général du 1° janvier 1870, précédée d'un commentaire qui porte essentiellement sur Bakounine et suivie d'une narration des faits qui se sont déroulés entre ces deux dates.
Ces deux adjonctions complètent, pour une fois, a posteriori, la circulaire par des considérations d'abord sur Bakounine et ses activités, puis sur l'évolution de l'Alliance. À distance elles permettent de mieux comprendre la polémique centrale entre « communisme autoritaire » et communisme libertaire qui domi­nera toute la vie de l'Internationale après la Commune, car elle y trouve son amorce et, à bien des égards, son explication.
En général, nous avons choisi les textes de Marx-Engels dans leur version la plus propre, celle rédigée dans le feu même de l'action. Nous les avons préférés aux versions officielles ou traduites en anglais, voire en français. Lorsque des modifications ou des adjonctions ont été apportées aux textes originaux, nous les avons signalées, dès lors qu'elles étaient significatives. Cependant, nous n'avons pas voulu alourdir le recueil par des notes de détail trop nombreuses. Il ne s'agit pas, pour nous, de reproduire les textes officiels de Marx-Engels dans les diverses organisations ouvrières, mais de dégager leur œuvre et participation dans le mouvement. Ce n'est donc pas une présentation académique de leurs écrits que nous avons recherchée, elle n'était pas possible dans le cadre de cette collection; voire elle est tout simplement impossible sur un sujet qui mêle autant la théorie à l’action que les problèmes historiques du parti à l’activité de parti de Marx-Engels.

[2] Marx fit un exposé sur le droit d'héritage (qui figurait au programme du Congrès de Bâle et y fut discuté le 10-9-1809) au Conseil général dans sa séance du 20 juillet 1869. Cf. ses exposés sur les effets du machinisme (28-7-1868), sur la propriété foncière (6-7-1869) et l'instruction obligatoire dans la société moderne (14 et 17-8-1869), trad. fr. : Cahiers de l’I. S. E. A., no 152, série S, p. 199-212.

[3] Cette circulaire est rédigée en français. Cf. Documents of the First International, vol. III, p. 354-363.


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