1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Questions d'organisation

Lutte de Marx-Engels pour le parti social-démocrate interdit


Parti de masse

Pour la première fois dans l'histoire, un parti ouvrier, solidement soudé, apparaît (en Allemagne) comme une véritable puissance politique [1]. Il est né et a grandi sous les persécutions les plus dures, a conquis de haute lutte une position après l'autre, s'est libéré de tout philistinisme dans le pays le plus philistin d'Europe, comme il s'y est libéré de tout chauvinisme dans le pays le plus assoiffé de victoires. C'est une puissance dont l'existence et le gonflement sont aussi incompréhensibles et mystérieux aux gouvernements et aux vieilles classes dominantes que la montée du flot chrétien l'était aux puissances de la Rome décadente. Il grandit et développe ses forces aussi sûrement et irrésistiblement que jadis le christianisme, si bien que l'équation de son taux de croissance   donc le moment de sa victoire finale   peut d'ores et déjà être calculée mathématiquement. Au lieu de l'étouffer, la loi antisocialiste l'a poussé en avant; il n'a daigné répondre que d'un revers de main à la réforme sociale de Bismarck [2], et le dernier moyen grâce auquel on cherche à l'étouffer momentanément   l'inciter à un putsch prématuré   ne ferait que susciter un éclat de rire inextinguible.

Curieusement ce qui nous fait progresser le plus, ce sont précisément les conditions industriellement arriérées de l'Allemagne [3]. En Angleterre et en France, le passage à la grande industrie est en gros achevé. Les conditions dans lesquelles se trouve le prolétariat se sont de nouveau stabilisées : les régions agricoles sont bien distinctes des régions industrielles, l'industrie est séparée de l'artisanat domestique, et cette coupure s'est déjà consolidée pour autant que l'industrie le permette en général. Même les fluctuations que provoque le cycle décennal des crises sont devenues des conditions habituelles de l'existence. Les mouvements politiques ou directement socialistes surgis au cours de la période de révolutionnement de l'industrie   manquant de maturité   ont échoué et ont laissé derrière eux le découragement plutôt que l'exaltation : le développement capitaliste bourgeois s'est révélé plus puissant que la contre-pression révolutionnaire; pour un nouveau soulèvement contre la production capitaliste, il faut une nouvelle impulsion plus puissante encore, par exemple que l'Angleterre soit déchue de la domination qu'elle exerçait jusqu'ici sur le marché mondial, ou qu'une occasion révolutionnaire particulièrement favorable se manifeste en France.

En Allemagne, par contre, la grande industrie ne date que de 1848 et c'est le legs le plus important de cette année-là. La révolution industrielle se poursuit toujours, et dans les conditions les plus défavorables. Le petit artisanat domestique appuyé sur la petite propriété foncière, libre ou affermée, continue de lutter sans cesse contre les machines et la vapeur; le petit paysan ruiné se lance dans l'artisanat domestique et s'y accroche comme à une bouée de sauvetage; ce pays à peine industrialisé est de nouveau opprimé par la vapeur et la machine.

Le métier rural d'appoint, la pomme de terre cultivée par l'ouvrier deviennent le moyen le plus puissant pour déprimer les salaires au profit du capitaliste, qui est en mesure actuellement de faire cadeau de toute la plus-value normale au client étranger, afin de demeurer concurrentiel sur le marché mondial, bref tire tout son profit des déductions sur le salaire normal [4]. En outre, la révolution directe de toutes les conditions de vie dans les centres industriels se produit, du fait de la grande industrie en essor puissant. Ainsi, toute l'Allemagne   à l'exception peut-être du Nord-Est aux mains des hobereaux   est entraînée dans la révolution sociale. Le petit paysan est attiré dans l'industrie, les régions patriarcales sont projetées dans le mouvement : la révolution se fait donc de manière plus radicale qu'en Angleterre et en France. Cette révolution sociale qui se ramène en fin de compte à l'expropriation des petits paysans et artisans se réalise cependant au moment précis où il était donné à un Allemand   Marx   de théoriser les résultats de l'histoire du développement économique et politique de l'Angleterre et de la France, et d'élucider toute la nature   donc aussi le destin historique final   de la production capitaliste. Grâce à cela, il put donner au prolétariat allemand un programme tel que les prolétaires anglais et français, leurs prédécesseurs, n'en possédèrent jamais. Révolutionnement plus radical, d'une part, plus grande clarté dans les esprits, d'autre part : tel est le secret du progrès ininterrompu du mouvement ouvrier allemand.


Nous sommes maintenant un « grand parti », mais cela s'est réalisé à la suite de durs efforts et de grands sacrifices [5]. Noblesse oblige. Nous ne pouvons cependant attirer à nous la masse de la nation, sans que ces masses à leur tour se développent. Francfort, Munich et Koenigsberg ne peuvent pas être subitement aussi nettement prolétariennes que la Saxe, Berlin et les districts industriels du Berg. Les éléments petits-bourgeois parmi les chefs trouveront momentanément, çà et là, parmi les masses, une base d'appui qui leur faisait défaut jusqu'ici. Ce qui a été jusqu'ici une tendance réactionnaire chez quelques-uns peut se reproduire maintenant comme un moment nécessaire de développement   localement   chez les masses. Cela rendrait nécessaire une autre tactique, en vue de mener les masses en avant sans pour autant laisser les chefs prendre le dessus. Il s'agit de voir là aussi ce qu'il convient de faire le moment donné...

Quel que soit le sort prochain de la loi antisocialiste, le journal et l'imprimerie doivent demeurer à Zurich, à mon avis. On ne nous rendra plus la liberté d'expression, même telle qu'elle existait avant 1878 [6]. En revanche, on donnera toute liberté de s'exprimer aux Geiser et Viereck [7] qui auront alors toujours l'excuse d'aller aussi loin qu'il leur est possible. Cependant, pour nous, il n'y aura l'indispensable liberté de presse qu'à l'étranger.

En outre, il est possible aussi que nous assistions à des tentatives de limiter le suffrage universel. Or, la lâcheté rend bête, et le philistin est capable de tout. On commencera par nous faire des compliments à droite et à gauche, et ils ne tomberont pas toujours sur un terrain empierré. Notamment, l'ami Singer pourrait avoir envie de prouver à tout le monde que, malgré   ou en raison de   son gros ventre, il n'est pas cannibale.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Cf. Engels à Karl Kautsky, 8 novembre 1884.

[2] Comme les méthodes autoritaires n'avaient pu briser la social-démocratie allemande, Bismarck tenta d’atteindre ce but grâce à la corruption : dans un message du 17 novembre 1881, jetant les bases du réformisme, l'Empereur annonça toute une série de mesures en faveur des ouvriers (lois d'assurance sociale en cas d'accident, de maladie, d'invalidité, de vieillesse, etc.) dans l'espoir de supplanter la social-démocratie dans la classe ouvrière, voire de provoquer une scission dans le parti.

[3] Cette constatation vaut donc encore pour l'Allemagne; elle s'est appliquée également à la Russie et la Chine, par exemple, comme l'histoire l'a démontré : cf. MARX-ENGELS, La Chine, 10/18, 1973, préface, p. 7-11.
Une fois de plus, Engels lie solidement l'essor du parti de classe aux conditions économiques et sociales générales, liant l’évolution de l'organisation de classe au milieu historique, le capitalisme lui-même passant par divers stades successifs d'évolution qui ne sont pas sans rugir sur la tactique du prolétariat et son mode d'association, surtout quantitatif.

[4] Le procès de l'accumulation capitaliste ou stade de la soumission formelle du travail au capital (cf. Un chapitre inédit du Capital, 10/18 p. 191-216) est certes partout le même, comme Marx le déclare lui-même dans le premier livre du Capital, les lois du capital dégagées de manière classique en Angleterre étant valables pour tous les pays. Cependant les conditions précapitalistes, le milieu géographique, climatique, bref physique, est très variable d'un pays à l'autre, si bien que les conditions générales auxquelles le capitalisme s'attaque dans chaque pays à l'aube de son développement sont à chaque fois différentes, ce qui donne un caractère relativement original à l'accumulation dans chaque pays. cf. à ce propos « La Succession des formes de production et de société dans la théorie marxiste », Fil du temps, 1972 p. 64-70.
En Allemagne, par instinct et tradition, les travailleurs cherchèrent un appui contre le capital dans les structures petites-bourgeoises de production (travail à domicile, sur le petit lopin de terre, etc.).
Dans sa collaboration avec le capital, le réformisme tentera tout naturellement, lui aussi, de s'appuyer sur l'idéologie et la mentalité petites-bourgeoises qui disposaient d'une si large assise en Allemagne. D'où la lutte acharnée de Marx-Engels contre les tendances petites-bourgeoises, véhiculées au sein du parti de classe par les éléments venus des classes moyennes   intellectuels, étudiants, professions libérales, paysans propriétaires ou artisans sur le déclin   qui cherchaient à dévier la classe ouvrière en reliant les idées petites-bourgeoises aux réalités quotidiennes de la vie ouvrière, de nature elles aussi petites-bourgeoises.
Étant urbanisé, donc fortement concentré, et coupé de toute base productive petite-bourgeoise, le prolétariat parisien, par exemple, était spontanément alors le plus révolutionnaire, tandis que la province française   soit le gros de la nation   était fortement à la traîne. En Allemagne, en revanche, le mouvement était plus homogène, donc plus massif, mais le danger du réformisme petit-bourgeois plus grand. Comme Marx-Engels l'ont sans cesse démontré dans leurs polémiques, l'ennemi intime du prolétariat n'est pas, au niveau de l’organisation et du programme révolutionnaire, le grand capital, mais les structures et l'idéologie petites-bourgeoises.

[5] Cf. Engels à Eduard Bernstein, 11-11-1884.

[6] La bourgeoisie sait fort bien utiliser la légalité, ne la fabrique-t-elle pas elle-même, la dosant à son profit ? ,Après l'échec de la répression antisocialiste, le gouvernement de Bismarck comptait ainsi utiliser une demi-légalité, afin d'étouffer d'une part les voix révolutionnaires dans le parti, et d'autre part de donner la parole aux voix modérées, conciliatrices, notamment dans la fraction parlementaire.

[7] Il s'agit de députés de la droite de la social-démocratie. Tous deux furent démis de toutes leurs fonctions au Congrès de Saint-Gallien en 1887.


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