1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Activités de classe du parti

Tactique et perspectives du parti


Je dois suivre le mouvement dans cinq grands pays d'Europe et quantité de petits, ainsi qu'aux États-Unis. Pour cela, je reçois trois quotidiens allemands, deux anglais, un italien et, depuis le 1° janvier, le quotidien de Vienne, soit sept en tout. Quant aux hebdomadaires, j'en reçois deux d'Allemagne, sept d'Autriche, un de France, trois d'Amérique (deux en anglais, un en allemand), deux en italien, quatre autres, respectivement en polonais, en bulgare, en espagnol et en tchèque, trois autres dans des langues que je suis encore en train d'assimiler peu à peu. Outre cela, des visites de toutes sortes de gens... et une foule sans cesse grandissante de correspondants   davantage qu'à l'époque de l'Internationale ! Beaucoup d'entre eux espèrent recevoir de longues explications, et tous me prennent du temps [1].

Engels à Laura Lafargue, 17 décembre 1894.


Cadre historique de la politique et de la tactique des différents partis

C'est avec une grande joie que j'ai constaté que les socialistes de Roumanie s'étaient donné un programme en accord avec les principes fondamentaux de la théorie qui réussit à souder en un seul bloc presque tous les socialistes d'Europe et d'Amérique, je veux dire la théorie de mon ami Karl Marx [2]. La situation politique et sociale existant au moment de la mort de ce grand penseur et les progrès de notre parti dans tous les pays civilisés firent qu'il ferma les yeux dans la certitude que ses efforts en vue de rassembler les prolétaires des deux mondes en une seule grande armée et sous un seul et même drapeau seraient couronnés de succès. Mais s'il voyait seulement les immenses progrès que nous avons accomplis depuis lors en Amérique et en Europe !

Ces progrès sont si considérables qu'une politique internationale commune est devenue possible et nécessaire, du moins pour le parti européen [3]. À ce point de vue aussi, je me réjouis de voir que vous concordez en principe avec nous et avec les socialistes de l'Occident. La traduction de mon article sur La Situation politique en Europe ainsi, que votre lettre à la rédaction de la Neue Zeit le démontrent suffisamment.

De fait, nous nous trouvons tous devant le même grand obstacle qui entrave le libre développement de l'ensemble des peuples et de chaque peuple en particulier ; sans ce libre développement; nous ne pouvons penser à la révolution sociale dans les différents pays, pas plus que nous ne pourrions la mener à son terme en nous soutenant et en nous entraidant les uns les autres. Cet obstacle est la vieille Sainte-Alliance des trois assassins de la Pologne [4], qui depuis 1815 est dirigée par le tsarisme russe et continue de subsister jusqu'à nos jours, malgré toutes les dissensions internes possibles. En l'an 1815, l'Alliance fut fondée pour s'opposer à l'esprit révolutionnaire du peuple français ; elle fut renforcée en 1871 grâce au brigandage de l'Alsace-Lorraine, effectué aux dépens de la France, qui fit de l'Allemagne l'esclave du tsarisme, et du tsar l'arbitre de l'Europe ; en 1888, l'Alliance subsista pour anéantir le mouvement révolutionnaire au sein des trois Empires, en ce qui concerne aussi bien les aspirations nationales que les mouvements politiques et sociaux des ouvriers. Comme la Russie détient une position stratégique pratiquement inexpugnable, le tsarisme russe représente le noyau de cette alliance, la plus grande réserve de la réaction européenne.

Renverser le tsarisme et en finir avec ce cauchemar qui pèse sur toute l'Europe est, à nos yeux, la condition première de l'émancipation des nations de l'Europe centrale et orientale. Dès lors que le tsarisme sera renversé, nous assisterons à l'effondrement de cette puissance funeste, représentée par Bismarck, celle-ci étant alors privée de son soutien principal [5]. L'Autriche se désagrégera, étant donné qu'elle perdra la seule justification de son existence, à savoir empêcher par sa simple existence le tsarisme de s'incorporer les nations éparpillées des Carpathes et des Balkans ; la Pologne sera restaurée ; la Petite-Russie pourra choisir librement ses liens politiques ; les Roumains, les Magyars et les Slaves du Sud, libres de toute immixtion étrangère, pourront régler entre eux leurs affaires et leurs problèmes frontaliers ; enfin, la noble nation des Grands-Russiens ne fera plus une chasse insensée à des conquêtes qui ne profitent qu'au tsarisme, mais accomplira son authentique mission civilisatrice en Asie et, en liaison avec l'Ouest, ils développeront leurs capacités intellectuelles impressionnantes, au lieu de livrer au travail forcé et à l'échafaud les meilleurs d'entre eux.

Au reste, il faut que les Roumains connaissent bien le tsarisme : ils ont suffisamment souffert du règlement organique de Kisselev, de la répression du soulèvement de 1848, du double brigandage de la Bessarabie [6], des innombrables invasions de la Roumanie qui, pour la Russie, ne représente qu'un dépôt d'armes et de munitions sur le chemin vers le Bosphore. Enfin, ils ne savent que trop bien que l'indépendance nationale de la Roumanie cessera du jour où s'accomplira le rêve du tsarisme : la conquête de Constantinople. Jusque-là, le tsarisme vous tiendra en haleine, en vous poussant vers la Transylvanie roumaine qui se trouve entre les mains des Magyars, mais dont précisément le tsarisme maintient la séparation d'avec la Roumanie. Si demain le despotisme s'effondrait à Pétersbourg, après-demain il n'y aurait plus d'Autriche-Hongrie en Europe [7].

À l'heure actuelle, l'Alliance semble dissoute, et la guerre imminente. Cependant, même si la guerre éclatait, ce ne serait que pour remettre au pas la récalcitrante Autriche et la Prusse. Espérons que cette guerre n'aura pas lieu : dans une telle guerre, on ne pourrait sympathiser avec aucun des belligérants ; au contraire, il faudrait souhaiter que tous fussent battus, si cela était possible. Ce serait une guerre affreuse. Mais, quoi qu'il advienne, ce qui est sûr c'est que tout s'achèvera en fin de compte au profit du mouvement socialiste et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en sera accélérée.

Excusez cette longue lettre sur des considérations aussi vastes, mais il ne m'était pas possible d'écrire à un Roumain sans lui exprimer ma conception sur ces questions brûlantes. Au reste, elle peut se résumer en deux mots : une révolution éclatant en Russie à l'heure actuelle épargnerait à l'Europe le malheur d'une guerre générale, et serait le commencement de la révolution dans le monde entier.

Au cas où vos liaisons avec les socialistes allemands, l'échange de presse, etc., ne seraient pas satisfaisants, je pourrais vous être utile sur ce point.

Recevez mes salutations fraternelles.


Je vous répète tout d'abord que je suis fier de savoir qu'au sein de la jeunesse russe il existe un parti qui revendique ouvertement et sans ambages les grandes théories économiques et historiques de Marx, et a rompu énergiquement avec les tendances anarchistes quelles qu'elles soient, ainsi que les quelques rares traditions slavophiles qui se sont manifestées chez vos prédécesseurs [8]. Il s'agit là d'un progrès qui sera d'une grande importance pour le mouvement révolutionnaire de Russie. La théorie historique de Marx est, à mes yeux, la condition essentielle de toute tactique révolutionnaire cohérente et conséquente. Pour trouver cette tactique, il suffit d'appliquer cette théorie aux conditions économiques et politiques du pays en question.

Mais, pour cela, il faut connaître ces conditions ; et en ce qui me concerne, je connais trop peu la situation actuelle en Russie pour être en mesure de fixer, avec compétence, les détails de la tactique qu'il faudra appliquer le moment voulu. De plus, j'ignore complètement l'histoire interne et secrète du parti révolutionnaire russe, notamment au cours de ces dernières années. Mes amis parmi les narodoniks ne m'en ont jamais parlé. Or, c'est une condition indispensable pour se former un jugement.

Ce que je sais ou crois savoir de la situation en Russie m'incite à penser que ce pays s'approche de son 1789. La révolution doit éclater le moment voulu : elle peut éclater d'un jour à l'autre. Dans ces conditions, le pays est comme une poudrière, dont il suffit d'allumer la mèche   surtout depuis le 13 mars [9]. C'est l'un des cas exceptionnels où il est possible à une poignée d'hommes de faire une révolution, c'est-à-dire, grâce à une faible impulsion, de renverser un système tout entier dont l'équilibre est instable (pour employer la métaphore favorite de Plékhanov) et, grâce à un acte insignifiant, de libérer des forces explosives qui dès lors ne peuvent plus être maîtrisées. Or donc, si jamais le blanquisme   l'idée de révolutionner une société entière par l'action d'un petit groupe de conjurés   a eu une certaine justification, c'est certainement à Pétersbourg [10]. Une fois que le feu est mis aux poudres, une fois que les forces sont libérées et l'énergie nationale transformée d'énergie potentielle en énergie cinétique (encore une formule favorite de Plékhanov, et une fort bonne)   les hommes qui auront mis le feu à la poudrière seront soufflés par l'explosion qui sera mille fois plus forte qu'eux et se cherchera l'issue qu'elle pourra, telle que les forces et les résistances économiques en décideront.

Admettons que ces gens se figurent qu'ils peuvent s'emparer du pouvoir, en quoi cela peut-il être nuisible ? S'ils ne font que percer le trou qui rompra la digue, le torrent déchaîné dissipera lui-même bientôt leurs illusions. Mais si leurs illusions avaient par hasard pour effet de surmultiplier leur force de volonté, pourquoi nous en plaindre ? Les gens qui se sont vantés d'avoir fait une révolution se sont toujours aperçu le lendemain qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, la révolution faite ne ressemblant absolument pas à l'image de celle qu'ils voulaient faire. C'est ce que Hegel appelle l'ironie de l'histoire [11], à laquelle peu de personnalités historiques échappent [12]. Il suffit de prendre Bismarck, ce révolutionnaire malgré lui, et Gladstone, qui finalement est entré en conflit avec son cher tsar.

À mon avis, l'essentiel c'est que l'impulsion soit donnée en Russie, que la révolution éclate. Que ce soit telle ou telle fraction qui donne le signal, que cela se passe sous telle ou telle enseigne, peu m'importe [13]. S'il s'agissait d'une révolution de palais [14], ses auteurs seraient balayés dès le lendemain. Là où la situation est si tendue, là où les éléments révolutionnaires se sont accumulés à un tel degré, là où les conditions économiques de masses énormes deviennent de jour en jour de plus en plus intolérables, là où tous les niveaux du développement de la société se trouvent représentés, depuis les communautés primitives jusqu'à la moderne grande industrie et la haute finance, et là où toutes ces contradictions sont maintenues ensemble par un despotisme sans pareil, un despotisme toujours plus insupportable pour une jeunesse qui allie en elle l'intelligence et la dignité de la nation   si là le 1789 a une fois commencé, il ne faudra pas attendre longtemps pour que se produise un 1793 [15].

Je vous quitte, chère citoyenne. Il est deux heures et demie du matin, et je n'aurai plus le temps d'ajouter encore quelque chose avant le départ de la poste demain. Ecrivez-moi en russe, si vous le préférez, mais je vous prie de ne pas oublier que des lettres russes écrites, je n'ai pas l'occasion d'en lire tous les jours.


J'en arrive enfin à répondre à votre lettre du 8 novembre [16].

L'une des tâches véritables de la révolution de 1848   et contrairement aux illusoires, les tâches véritables d'une révolution furent toutes résolues à la suite de cette révolution  , c'était de restaurer les nationalités opprimées et déchirées de l'Europe centrale, pour autant bien sûr qu'elles étaient douées de vitalité et, à ce moment précis, mûres pour l'indépendance. Cette tâche fut résolue par les exécuteurs testamentaires de la révolution, selon les circonstances du moment, pour l'Italie, la Hongrie, l'Allemagne, par les Bonaparte, Cavour et autres Bismarck. Restèrent l'Irlande et la Pologne. On peut laisser de côté ici l'Irlande qui n'affecte que très indirectement les rapports du continent. Mais la Pologne se trouve au milieu du continent, et le maintien de sa division est précisément le lien qui ressoude à chaque fois entre elles les puissances de la Sainte-Alliance. C'est la raison pour laquelle la Pologne nous intéresse au premier chef.

Historiquement, il est impossible à un grand peuple de discuter avec tant soit peu de sérieux ses questions intérieures aussi longtemps que l'indépendance nationale fait défaut. Ce n'est que depuis 1861 que les républicains ont épuisé leur tâche [en Allemagne], et ils ont donné ensuite aux socialistes les meilleurs de leurs éléments. Ce n'est qu'en l'an 1866   lorsque l'unité grand-prussienne de la Petite-Allemagne fut vraiment décidée   que le parti dit d'Eisenach et les lassalléens ont gagné une importance, et ce n'est que depuis 1870, lorsque les velléités d'immixtion de Bonaparte outre-Rhin furent définitivement écartées, que notre cause a pris son véritable essor. Où serait notre parti si nous avions encore la vieille Diète ! De même en Hongrie. Ce n'est que depuis 1860 qu'elle est attirée dans le mouvement moderne, caractérisé par les filouteries en haut, et le socialisme en bas.

Un mouvement international du prolétariat en général n'est possible qu'entre nations indépendantes. Le petit peu d'internationalisme républicain de 1830-1848 se regroupa autour de la France qui devait libérer l'Europe, et accrut donc le chauvinisme français au point que la mission de libération universelle de la France, et donc son droit, de par sa naissance, à prendre la tête, nous est encore jetée à travers les jambes tous les jours (sous une forme caricaturale chez les blanquistes, et très marquée chez les Malon et Cie, par exemple).

Dans l'Internationale également, c'était une opinion qui allait presque de soi chez les Français. Ce n'est que les événements qui firent entrer dans leur tête   ainsi que celle de quelques autres   qu'une action internationale commune n'est possible qu'entre égaux, et qu'un premier parmi ses pairs l'est tout au plus pour une action immédiate. En fait, la réalité de tous les jours est encore nécessaire pour ancrer cela dans les esprits.

Tant que la Pologne est divisée et asservie, il n'est donc pas possible qu'un puissant parti socialiste se développe dans le pays, pas plus qu'il n'est possible de nouer des rapports véritablement internationaux entre les Polonais de l'émigration et les autres partis prolétariens d'Allemagne, etc. Tout paysan ou ouvrier polonais qui, émergeant du marais, s'ouvre à l'idée de participer aux problèmes d'intérêt général se heurte aussitôt à la réalité de l'oppression nationale. Celle-ci surgit partout comme premier obstacle sur son chemin. Son élimination est la condition fondamentale de toute évolution saine et libre. Des socialistes polonais qui ne mettraient pas en tête de leur programme la libération de leur pays me feraient la même impression que des socialistes allemands qui ne voudraient pas exiger d'abord l'abolition de la loi antisocialiste et la liberté d'association, de presse, etc.

Pour pouvoir lutter, il faut d'abord disposer d'un terrain, d'air, de lumière et de la possibilité de se mouvoir. Sinon, tout reste bavardage.

Dans tout cela, ce qui importe ce n'est pas de savoir si la restauration de la Pologne est possible avant la prochaine révolution. Notre rôle n'est en, aucun cas de détourner les Polonais des efforts pour arracher de force les conditions de vie pour leur développement ultérieur, ni de les persuader que l'indépendance nationale n'est qu'une cause secondaire du point de vue international, alors qu'elle est bien plutôt la base de toute action internationale commune.

Au demeurant, la guerre entre l'Allemagne et la Russie était sur le point d'éclater en 1873, pour restaurer sous n'importe quelle forme la Pologne, ce qui eût constitué le noyau d'une véritable Pologne à l'avenir. De même, si messieurs les Russes ne mettent pas bientôt un terme à leurs intrigues et à leur propagande panslaviste en Herzégovine, ils peuvent parfaitement voir leur tomber dessus une guerre qui dépasserait leur volonté aussi bien que celle de l'Autriche et de Bismarck.

Les seuls qui aient intérêt à ce que les choses deviennent sérieuses en Herzégovine, ce sont le parti panslaviste russe et le tsar. Il n'y a pas lieu de se préoccuper davantage de la bande de brigands bosniaques que des stupides ministres et bureaucrates autrichiens qui y poursuivent leurs manigances. En conséquence, même sans soulèvement, à la suite de simples conflits européens, il n'est pas exclu que soit restaurée une Petite-Pologne indépendante, de la même manière que la Petite-Allemagne prussienne inventée par les bourgeois n'a pas été réalisée par la voie révolutionnaire ou parlementaire dont on rêvait, mais par la guerre.

Je suis donc d'avis, qu'en Europe deux nations ont non seulement le droit mais le devoir d'être nationales, avant d'être internationales. C'est ce que les Polonais ont compris dans toutes les crises, et ils l'ont prouvé sur les champs de bataille de la révolution. Dès lors qu'on leur enlève la perspective de restaurer la Pologne ou qu'on leur raconte que la nouvelle Pologne leur tombera bientôt toute seule dans les bras, c'en est fait de leur intérêt à la révolution européenne.

Nous en particulier, nous n'avons absolument aucune raison de nous mettre en travers de la route des Polonais qui sont poussés irrésistiblement vers l'indépendance. Premièrement, ils ont inventé et appliqué en 1863 le mode de combat que les Russes imitent maintenant avec tant de succès (cf. Berlin et Pétersbourg, annexe 2 [17]) ; deuxièmement, ils ont donné à la Commune de Paris les seuls capitaines militaires compétents et dignes de confiance.

Tactique dans les pays développés et non développés

Meilleurs remerciements pour les très intéressantes nouvelles que vous me donnez dans votre lettre du 8.

Si je dois vous donner mon opinion sur la dernière action d'éclat et d'État de Copenhague [18], dont vous êtes la victime, je commencerais par un point sur lequel je ne suis pas de votre avis.

Par principe, vous rejetez toute idée de faire un bout de chemin, même momentanément, avec d'autres partis. Je suis assez révolutionnaire pour ne pas admettre que l'on m'interdise, d'une manière absolue, ce moyen si, dans certaines circonstances, cela est avantageux ou est le biais le moins nuisible [19].

Mais nous sommes d'accord sur le fait que le prolétariat ne peut conquérir sans révolution violente le pouvoir politique, seule porte donnant sur la société nouvelle. Pour qu'au jour de la décision le prolétariat soit assez fort pour vaincre   et cela, Marx et moi nous l'avons défendu depuis 1847  , il est nécessaire qu'il se forme un parti autonome, séparé de tous les autres et opposé à eux tous, un parti de classe conscient.

Cela n'exclut pas, cependant, que ce parti puisse momentanément utiliser à ses fins d'autres partis. Cela n'exclut pas davantage qu'il puisse soutenir momentanément d'autres partis pour des mesures qui représentent ou bien un avantage immédiat pour le prolétariat, ou bien un progrès dans le sens du développement économique ou de la liberté politique. Pour ma part, je soutiendrais quiconque lutte véritablement en Allemagne pour l'élimination de la succession par ordre de primogéniture et d'autres survivances féodales, de la bureaucratie, des droits de douane, des lois de répression contre les socialistes, des restrictions au droit de réunion et d'association. Si notre parti allemand du progrès [20] ou votre Venstre danois [21] étaient de véritables partis bourgeois radicaux, et non de simples regroupements de misérables bavards qui, à la première menace de Bismarck ou d'Estrup, se mettent à ramper, je ne serais absolument pas inconditionnellement contre tout cheminement momentané avec eux pour certains buts précis. Si nos parlementaires votent pour un projet qui émane de l'autre côté   et c'est ce qu'ils sont obligés de faire assez souvent  , n'est-ce pas déjà un pas ensemble ? Mais je n'y suis favorable que lorsque l'avantage est direct pour nous, ou indubitable pour le développement historique du pays en direction de la révolution économique et politique, c'est-à-dire en vaut la peine, et à la condition préalable que le caractère prolétarien de classe du parti n'en soit pas affecté. C'est ce qui est pour moi la limite absolue. Cette politique, vous la trouverez développée dès 1847 dans le Manifeste communiste, et nous l'avons suivie partout, en 1848, dans l'Internationale.

Abstraction faite de la question de la moralité   il ne s'agit pas de ce point ici, et je le laisse donc de côté  , en tant que révolutionnaire, tout moyen m'est bon pour atteindre au but, le plus violent, mais aussi le plus douillet en apparence.

Une telle politique réclame une vision aiguë des choses et une fermeté de caractère, mais peut-il y avoir une autre politique ? Elle nous menace du danger de corruption, prétendent les anarchistes et l'ami Morris. Cela est vrai, si la classe ouvrière est une société de débiles, d'idiots et de fripouilles qui se laissent acheter en un tour de main ; mais alors il ne nous reste plus qu'à tout remballer sans attendre, et le prolétariat et nous, nous n'avons rien à faire sur la scène politique. En fait, le parti du prolétariat, comme tous les autres partis, deviendra d'autant plus clairvoyant qu'il saura tirer les leçons de ses propres erreurs, et nul ne peut lui épargner entièrement ces erreurs.

À mon avis, vous avez donc tort si vous commencez par élever une question purement tactique au niveau des principes. Et, pour moi, il s'agit à l'origine d'une pure question de tactique. Mais, dans certaines circonstances, une erreur de tactique peut aussi aboutir à une violation des principes.

Et, sur ce plan, pour autant que je puisse en juger, vous avez raison contre la tactique du comité directeur. Au Danemark, la Gauche petite-bourgeoise joue depuis des années une indigne parodie d'opposition, et ne cesse d'étaler aux yeux du monde sa propre impuissance. L'occasion   si elle s'est jamais présentée   d'affronter la violation de la constitution [22] les armes à la main, elle l'a manquée depuis longtemps, et   comme cela en a tout à fait l'air   une fraction toujours croissante de cette Gauche aspire à une réconciliation avec Estrup. Il me semble qu'il soit impossible qu'un véritable parti prolétarien puisse marcher ensemble avec un tel parti sans perdre à la longue son propre caractère de classe comme parti ouvrier. Dans la mesure où vous soulignez le caractère de classe du mouvement en opposition à cette politique, je ne peux qu'être d'accord avec vous.

En ce qui concerne la façon de procéder du comité directeur vis-à-vis de vous et de vos amis, il faut remonter aux sociétés secrètes de 1840-1851 pour trouver des exclusions aussi sommaires de l'opposition dans un parti : l'organisation secrète les rend inévitables. En outre, il y en eut   et assez fréquemment   chez les chartistes anglais partisans de la violence physique sous la dictature de O'Connor [23]. Cependant, les chartistes formaient un parti directement en vue d'un coup de force, comme l'indiquait leur nom, et étaient soumis de ce fait à une dictature, de sorte que l'exclusion y était une mesure d'ordre militaire. En temps de paix, en revanche, je n'ai connaissance d'aucune façon de procéder aussi arbitraire, si ce n'est celle de « l’organisation ferme et rigoureuse » des lassalléens de von Schweitzer : celui-ci en avait besoin, à cause de ses fréquentations douteuses avec la police de Berlin pour accélérer la désorganisation de son Association générale des ouvriers allemands. Parmi les partis socialistes ouvriers actuels, il n'en est probablement pas un seul qui aurait l'idée de traiter d'après le modèle danois une opposition qui se développerait dans son sein, à présent que Monsieur Rosenberg vient de se liquider heureusement lui-même en Amérique [24].

La vie et la croissance de tout parti impliquent le développement en son sein de tendances plus modérées et plus extrêmes qui se combattent, et quiconque exclut purement et simplement la plus extrême ne fait qu'accélérer le développement de celle-ci. Le mouvement ouvrier se fonde sur la critique la plus radicale de la société existante. Cette critique est son élément vital : comment pourrait-il, dans ces conditions, s'abstraire lui-même de la critique et chercher à interdire la discussion ? Demandons-nous donc simplement aux autres la liberté de parole à notre profit... pour l'abolir de nouveau dans nos propres rangs ?

Développement du parti en Amérique

Votre grand obstacle en Amérique réside, me semble-t-il, dans la position exceptionnelle des ouvriers nés dans le pays. Jusqu'en 1848, on ne pouvait parler d'une classe ouvrière, indigène et permanente, qu'à titre exceptionnel : les quelques éléments de ce genre dans l'Est, les villes, pouvaient toujours encore espérer devenir paysans ou bourgeois [25]. Une telle classe s'est désormais formée et s'est aussi, en grande partie, organisée sur le plan syndical. Mais elle occupe toujours une position d'aristocratie et abandonne, autant qu'elle le peut, les emplois ordinaires et mal payés aux émigrés, dont une faible partie seulement adhère aux syndicats.

Mais ces émigrés sont divisés en une multitude de nationalités ; ils ne se comprennent pas entre eux, et souvent ne parlent même pas la langue de leur pays. Il se trouve, en outre, que votre bourgeoisie sait   beaucoup mieux même que le gouvernement autrichien   jouer une nationalité contre l'autre : Juifs, Italiens, Bohèmes, etc., contre Allemands et Irlandais, et chacun d'eux contre les autres, au point qu'à New York il y a des différences de niveau de vie qui partout ailleurs paraîtraient invraisemblables.

À cela vient s'ajouter l'indifférence totale d'une société née sur une base purement capitaliste et ne connaissant donc pas un arrière-plan féodal de savoir-vivre paisible et confortable, n'étant régie que par la lutte pour la concurrence qui étouffe toute vie humaine : il y en a tant et plus de ces maudits dutchmen, Irlandais, Italiens, Juifs et Hongrois, sans parler de John Chinaman qui se profile à l'horizon et les dépasse tous de loin pour ce qui est de sa capacité de vivre de trois fois rien.

Dans un tel pays, il est inévitable que le mouvement procède par élans successifs, suivis de revers tout aussi certains. Seulement les élans deviennent néanmoins toujours plus gigantesques, et les réactions toujours moins paralysantes. En gros, la cause avance donc malgré tout.

Mais je tiens une chose pour assurée : la base purement bourgeoise, dépourvue de tous les leurres pré-bourgeois, la colossale énergie correspondante de l'évolution qui se manifeste même dans les abus insensés de l'actuel système de protectionnisme douanier, tout cela suscitera un jour un tournant qui provoquera la stupéfaction du monde entier. Le jour où les Américains se mettront en branle, ce sera avec une énergie et une violence par rapport auxquelles nous ne serons que des enfants en Europe.

Avec mes meilleures salutations.

Ton F. E.


Quelles que soient les gaffes et l'étroitesse d'esprit des chefs du mouvement et même, en partie aussi, des masses qui viennent de s'éveiller, une chose est certaine : la classe ouvrière américaine est indubitablement entrée en mouvement [26]. Le fait que la lutte de classe ait éclaté en Amérique signifie pour les bourgeois du monde entier exactement ce que signifierait l'effondrement du tsarisme russe pour les grandes monarchies militaires d'Europe : l'ébranlement de la base sur laquelle ils évoluent. En effet, l'Amérique a, de tout temps, été l'idéal de tous les bourgeois : un pays grand, riche et toujours en essor, avec des traditions purement bourgeoises, aux institutions vierges de tous vestiges féodaux ou de traditions monarchistes et sans un prolétariat permanent, de père en fils. Ici, tout le monde pouvait devenir, sinon capitaliste, du moins, en tout cas, un homme indépendant qui produit ou trafique pour son propre compte avec ses moyens propres. Et comme, jusqu'à présent, il n'y a pas eu de classes aux intérêts opposés, notre   et votre   bourgeois pensait que l'Amérique se trouvait au-dessus des antagonismes et luttes de classes.

Or, cette illusion est à présent détruite. Le paradis bourgeois sur terre se transforme à vue d'œil en un purgatoire et, comme en Europe, il ne peut être préservé de sa transformation en un enfer que par un développement tumultueux du prolétariat américain dont les ailes viennent tout juste de pousser.

La manière dont il est apparu sur la scène est tout à fait extraordinaire : il y a six mois. à peine, personne ne s'en doutait le moins du monde, et le voilà qui apparaît aujourd'hui en des masses si organisées que toute la classe des capitalistes est saisie de terreur. J'eusse aimé que Marx vive encore cet événement !


Les bêtises que font les anarchistes en Amérique peuvent nous être utiles [27]. II n'est pas souhaitable qu'à leur actuel niveau de pensée, encore tout à fait bourgeois, les ouvriers américains obtiennent de trop rapides succès avec leurs revendications de hauts salaires et de temps de travail moindre. Cela pourrait renforcer plus qu'il ne faut l'esprit syndicaliste unilatéral.

Je ne puis comprendre pourquoi Decazeville s'est effondré si brusquement, d'autant plus que Paul (Lafargue), tel Napoléon après l'incendie de Moscou, a cessé subitement de m'envoyer Le Cri du peuple juste au moment critique [28]. L'esprit parisien est-il donc absolument incapable d'enregistrer les choses désagréables qu'on ne peut empêcher d'arriver ? Une victoire à Decazeville eût été une très belle chose, mais une défaite, après tout, ne pourrait-elle pas être en définitive encore plus utile au mouvement ? Ainsi, je crois que les bêtises anarchistes de Chicago seront utiles en fin de compte. Si l'actuel mouvement américain (qui, dans la mesure où il n'est pas allemand, se trouve toujours encore au niveau syndicaliste) avait remporté une grande victoire sur le problème des huit heures, le syndicalisme y serait devenu un dogme rigide et définitif, tandis qu'un résultat mitigé contribuera à démontrer qu'il faut aller au-delà du mot d'ordre : « Des salaires élevés et une journée de travail plus courte [29]. »

Le parti en Angleterre

Le mouvement anglais ressemble toujours à l'américain, à cela près qu'il le devance un peu [30]. L'instinct de la masse des ouvriers, selon lequel ils doivent constituer un parti autonome vis-à-vis des deux partis officiels,

Le pays le plus avancé désignant aux autres leur évolution ultérieure, le marxisme a prévu la faiblesse successive du mouvement américain qui suivit l'évolution anglaise, lorsque les États-Unis, au début de ce siècle, ravirent à l'Angleterre la suprématie sur le marché mondial et dans la production capitaliste en général.

L’analyse des conditions du mouvement anglais par Marx-Engels a donc un intérêt non seulement pour les pays les plus avancés et la position de l'aristocratie ouvrière blanche, mais encore pour les périodes modernes de recul du mouvement communiste et de triomphe de la contre-révolution.

Après avoir montré que l'instinct révolutionnaire des masses est lié aux changements survenus dans la base matérielle de la production, notamment de la grande industrie, Engels esquisse ensuite la démarche par laquelle on passe de ce stade élémentaire de la conscience de classe à un stade supérieur de son organisation, en même temps qu'il dénonce tous les pièges et obstacles sur cette voie devient de plus en plus fort et s'est manifesté une fois de plus lors des élections municipales du 1er novembre. Mais il se trouve que les vieilles réminiscences et traditions, ainsi que le manque d'hommes capables de transformer cet instinct en action consciente et d'organiser ces forces à l'échelle de tout le pays, contribuent à les maintenir dans ce stade préalable de l'indécision de la pensée et de l'isolement local de l'action. Le sectarisme anglo-saxon règne aussi dans le mouvement ouvrier. La Fédération social-démocrate, de même que votre parti socialiste ouvrier allemand [d'Amérique] [31], a réussi le tour de force de transformer notre théorie en un dogme rigide d'une secte orthodoxe. Elle est mesquinement hermétique et a, en outre, grâce à Hyndman, une présence sur la scène politique internationale, où elle cultive toutes les traditions pourries que l'on parvient de temps à autre à ébranler, mais que l'on n'a pas encore extirpées jusqu'ici.


Ici [en Angleterre], la pagaille et le laisser-aller parmi les différentes petites fractions se poursuivent encore pour l'heure [32]. Il y a moins de chaleur dans les chamailleries, mais les intrigues dans les coulisses sont d'autant plus actives. En revanche, la poussée instinctive des masses vers le socialisme devient activité de plus en plus vive, consciente, unitaire. Les masses, bien que moins conscientes que certains chefs, sont cependant meilleures que tous les chefs réunis ; seulement le procès de la prise de conscience est plus lent que partout ailleurs, parce que tous les vieux chefs ont plus ou moins intérêt à dévier la conscience qui est en train de lever, dans telle ou telle direction particulière, voire de la fausser. Eh bien, il faut encore avoir de la patience.

Tentative de formation du parti

Je vous ai renvoyé hier votre programme avec mes remarques qui vous seront peut-être utiles [33].

Ce que vous dites à propos des dirigeants des syndicats est tout à fait juste. Depuis la création de l'Internationale, nous avons dû les combattre. C'est d'eux que proviennent les Macdonald, Burts, Cremer et Howell, et leur succès sur le plan parlementaire encourage les petits chefs à imiter leur exemple. Si vous pouviez parvenir à ce que les syndicalistes du Nord considèrent leur syndicat comme un moyen précieux pour organiser les ouvriers et arracher de petites conquêtes, mais cessent de faire de la formule « un salaire équitable pour une journée de travail équitable » leur but final, alors on aura coupé court aux menées des chefs [34].

Je tiens votre plan d'organisation pour prématuré : il faudrait d'abord que la province se mette sérieusement en branle, et cela n'est pas encore le cas, et de loin. Tant qu'il n'existe pas en province une force puissante, qui pèse sur Londres, les trublions londoniens ne seront pas réduits au silence   ce qui ne peut s'opérer que par un véritable mouvement des masses londoniennes. À mon avis, on a manifesté trop d'impatience au sein de ce que l'on appelle poliment le mouvement socialiste : tenter de nouvelles expériences socialistes sera plus que vain tant qu'il n'y aura rien à organiser. Et lorsque les masses se mettront une bonne fois en mouvement, elles éprouveront elles-mêmes le besoin de s'organiser.

En ce qui concerne la League   si elle maintient la résolution de sa dernière conférence  , je ne vois pas comment quelqu'un pourrait en rester membre s'il veut utiliser comme moyen de propagande et d'action la machine politique existante.

En attendant, il faut naturellement continuer à faire de la propagande, et je suis tout à fait disposé à y contribuer pour ma part. Mais les moyens à cet effet doivent être rassemblés et répartis par un comité anglais, voire un comité londonien dans la mesure où cela se fait à Londres.

Je ne connais pas d'ouvrages qui pourraient vous donner des informations sur le mouvement des luddites : ce sera un travail très complexe que de trouver des sources dignes de foi à partir des livres d'histoire et d'écrits datant de cette période.

Votre dévoué

Signature


Votre lettre ne peut avoir qu'une seule signification, à savoir, pour autant que cela est dans vos possibilités, chasser Aveling du mouvement [35]. Si vous refusez de continuer à collaborer avec Aveling pour des raisons politiques, vous avez le devoir de les exhiber ouvertement, ou bien pour donner à Aveling la possibilité de se justifier, ou bien, en revanche, pour débarrasser le mouvement d'un collaborateur indigne et dangereux. S'il n'en est pas ainsi, vous avez le devoir, à mon avis, de réprimer vos sentiments personnels dans l'intérêt du mouvement.

De tous les différents groupes socialistes d'Angleterre, le seul avec lequel je pouvais sympathiser vraiment jusqu'ici était l'actuelle « opposition » dans la League. Mais, si l'on admet que ce groupe se désagrège simplement pour des lubies et chamailleries personnelles, ou pour des racontars ou suspicions internes que l'on évite soigneusement de porter à la lumière du jour, il éclatera immanquablement en une multitude de petites cliques qui ne tiennent ensemble que pour des motifs personnels, mais qui, en tout cas, sont totalement inadaptées à un rôle dirigeant dans un mouvement à un niveau national. Et je ne vois pas de raisons pour sympathiser davantage avec telle de ces cliques plutôt qu'avec telle autre, avec la Fédération social-démocrate ou un quelconque autre organisme.

Je n'ai pas le droit de vous demander pourquoi vous refusez de collaborer avec Aveling. Mais, comme vous avez travaillé ensemble durant des années, il en a le droit, et je considère qu'il est de mon devoir de vous en informer par cette lettre.

Obstacles à la formation du parti

Une chose est solidement assurée dans notre façon de procéder pour tous les pays et temps modernes : amener les ouvriers à constituer leur propre parti indépendant et opposé à tous les partis bourgeois [36]. Pour la première fois depuis longtemps, lors des dernières élections, les ouvriers anglais   même si ce n'est qu'instinctivement   avaient fait un premier pas décisif dans cette direction sous la pression des faits. Ce pas a eu un succès surprenant et a plus contribué au développement des consciences ouvrières qu'un quelconque événement de ces vingt, dernières années.

Or, quelle a été l'attitude des Fabians   non pas de tel ou tel d'entre eux, mais de la Société fabienne dans son ensemble ? Ils prêchèrent et pratiquèrent le ralliement des ouvriers aux Libéraux, et il arriva ce qui devait arriver : les Libéraux attribuèrent aux Fabians quatre sièges absolument impossibles à conquérir, et les candidats fabians furent battus avec éclat. Le littérateur des paradoxes, Shaw   écrivain au reste plein de talent et d'humour, mais absolument incapable en économie et en politique, même s'il est parfaitement honnête et dépourvu d'ambition  , écrivit à Bebel : s'ils n'avaient pas suivi cette politique, à savoir d'imposer leurs candidats aux Libéraux, ils n'eussent récolté que la défaite et la honte (comme si la défaite n'était pas, bien souvent, plus honorable que la victoire)   et maintenant ils ont suivi leur politique et ont récolté les deux.

Tel est le noyau de toute la question. Au moment où, pour la première fois depuis longtemps, les ouvriers manifestent leur indépendance, la Société fabienne leur prêche de continuer à former la queue des Libéraux. Et c'est ce qu'il faut dire ouvertement aux socialistes du continent travestir cette vérité reviendrait à partager sa responsabilité. Et c'est pourquoi j'ai été peiné de constater que l'article postérieur aux élections des Aveling n'ait pas été publié [37]. Il ne s'agissait pas de réflexions faites après coup, ni d'un article bâclé à toute vitesse au dernier moment. L'article n'est pas complet s'il n'explique pas l'attitude de ces deux organisations socialistes au cours des élections   et les lecteurs de la Neue Zeit étaient en droit de l'apprendre.

Je crois t'avoir dit dans ma dernière lettre que, dans la Fédération social-démocrate aussi bien que dans la Société fabienne, les membrés de la province étaient meilleurs que ceux des organisations centrales. Mais cela ne sert de rien, tant que la position des organismes centraux détermine celle de la Société. De tous les autres fameux membres   hormis Banner  , aucun ne m'est connu. Comme par hasard, Banner n'est plus venu me voir une seule fois depuis qu'il est entré dans la Société fabienne. Je suppose que ce qui l'a poussé à y adhérer, c'est qu'il a été dégoûté de la Fédération social-démocrate et éprouvait le besoin d'une autre organisation, tout cela s'accompagnant de pas mal d'illusions. Mais cette hirondelle ne fait pas le printemps.

Il y a, à bien la considérer, quelque chose d'inachevé dans la Société fabienne ; en revanche, ses adhérents sont complètement achevés : une clique de « socialistes » bourgeois de tous les calibres, depuis l'ambitieux au socialiste par instinct et philanthrope, soudés uniquement par leur peur de la menace croissante d'une domination ouvrière et unissant tous leurs forces ,pour briser la pointe à cette menace en prenant sa direction, une direction de gens « cultivés ». Même s'ils admettent ensuite une paire d'ouvriers dans leur Conseil central pour y jouer le rôle de l'ouvrier Albert de 1848, en étant constamment en minorité dans les votes, cela ne devrait tromper personne.

Les moyens qu'emploie la Société fabienne sont tout à fait ceux de la politique parlementariste pourrie : vénalité, népotisme, arrivisme, c'est-à-dire des moyens anglais, d'après lesquels il va de soi que tout parti politique (ce n'est que chez les ouvriers qu'il doit en être autrement) rémunère ses agents de telle ou telle façon ou les paie en leur offrant des postes. Ces gens sont enfoncés jusqu'au cou dans les combines avec les Libéraux ou ont des fonctions dans le parti libéral, comme par exemple Sidney Webb qui, en tous points, est un authentique politicien britannique. Tout ce contre quoi il faut prévenir les ouvriers, ces gens le pratiquent.

Cela étant, je ne te demanderais pas forcément de traiter ces gens en ennemis. Mais, à mon avis, tu ne dois pas t'abstenir davantage de les critiquer, fais donc pour eux ce que tu ferais pour n'importe quel autre. Or, c'est le contraire que suggérait l'élimination des passages, dont je t'ai envoyé la copie, de l'article des Aveling [38]. Si tu désires que les Aveling t'envoient un article sur l'histoire et les positions des diverses organisations socialistes d'Angleterre, il suffit que tu le dises, et je leur proposerai.

Ton article sur Vollmar m'a beaucoup plu. Il lui fera plus d'effet que toutes les chamailleries dans le Vorwärts. De même, l'éternelle menace de le ficher dehors ne devrait pas rester plus longtemps sans effets. II s'agit là de réminiscences   aujourd'hui dépassées   de l'époque de dictature de la loi antisocialiste. On peut, aujourd'hui, laisser le temps aux éléments corrompus de pourrir jusqu'au point où ils tombent d'eux-mêmes. Un parti groupant des millions de personnes a une tout autre discipline qu'une secte de centaines de membres. Ce que tu aurais pu expliciter davantage dans ton article, c'est comment « le socialisme d'État en soi » se transforme nécessairement dans la pratique en fiscalité [39], surtout dans le seul pays où il soit pratiquement possible, en Prusse (ce que tu as fort bien développé).

De même, la critique que Bernstein a faite de Proudhon était excellente, je me réjouis surtout de voir qu'il est redevenu ce qu'il était [40].

Corruption des chefs ouvriers

Ce qu'Aveling vient de me communiquer oralement me confirme dans le soupçon que j'avais depuis longtemps, à savoir que Keir Hardie aspire en silence à diriger le nouveau parti de manière dictatoriale, à la manière de Parnell vis-à-vis des Irlandais, tandis que ses sympathies s'orientent plutôt vers le parti conservateur que le parti libéral [41]. N'affirme-t-il pas publiquement qu'à l'occasion des prochaines élections il faut renouveler l'expérience de Parnell, afin d'amener Gladstone à se plier à une nouvelle politique, et qu'à chaque fois qu'on ne peut présenter une candidature ouvrière, il faut voter pour les Conservateurs, afin de .montrer sa force aux Libéraux [42]. Or, c'est là une politique que, dans certaines circonstances, j'ai demandé moi-même aux Anglais de pratiquer, mais si, d'emblée, on ne considère pas cela comme un coup tactique possible, et on proclame à l'avance que c'est une tactique à suivre dans tous les cas, on y flaire un fort relent à la Champion [43].

On le sent notamment lorsqu'en même temps K. Hardie parle avec mépris de l'extension du suffrage universel et d'autres réformes, grâce auxquelles seulement les votes ouvriers auront une réalité, comme s'il s'agissait de simples choses politiques qui viennent bien après les revendications sociales, les huit heures, la protection ouvrière, etc. En disant cela, il laisse délibérément de côté la question de savoir comment il veut obtenir ces revendications sociales, puisqu'il renonce à les obtenir par la force que représentent les députés ouvriers, et ne compte plus que sur la grâce des bourgeois, voire sur la pression indirecte des voix ouvrières décisives dans les élections. J'attire ton attention sur ce point obscur, afin que tu en tiennes compte à l'occasion. Pour l'heure, je n'attribue pas une importance exagérée à cette affaire, étant donné que Keir Hardie, dans le pire des cas, fait une grossière erreur de calcul, car les ouvriers des districts industriels du nord de l'Angleterre ne sont pas des moutons que l’on amène aux urnes pour voter en bloc sans parler de ce qu'il se heurtera à une résistance suffisante au comité exécutif. Mais il ne faut pas ignorer une telle tendance.


Keir Hardie vient ici d'intervenir au Parlement en faveur des chômeurs, en présentant un amendement à l'Adresse (réponse au discours du trône) [44]. En soi, c'était tout à fait bien, mais il a fait deux gaffes énormes : 1. Si l'amendement était conçu comme vote direct de méfiance, il était tout à fait vain, puisque son adoption aurait forcé le gouvernement à se retirer, et toute l’affaire aurait profité aux Conservateurs ; 2. Il se fit seconder par le conservateur de tendance protectionniste Howard Vincent, au lieu de choisir un représentant ouvrier, ce qui en faisait complètement une manœuvre conservatrice et le présentait même comme une marionnette entre les mains des Conservateurs. De fait aussi, 102 conservateurs et seulement 2 radicaux-libéraux [45] ont voté pour lui, et pas un seul représentant ouvrier. Pour sa part, Burns faisait de l'agitation dans le Yorkshire.

Comme je te l'ai déjà écrit, depuis la Conférence de Bradford, il a déjà fait plusieurs manœuvres et déclarations où perce l'influence de Champion : maintenant, cela devient encore plus suspect. On ne sait d'où il tire ses moyens d'existence, et il a dépensé beaucoup d'argent ces deux dernières années : quelle en est l'origine ? Au reste, les ouvriers anglais exigent de leurs députés ou dirigeants qu'ils sacrifient tout leur temps au mouvement, mais ils ne veulent pas les payer, de sorte qu'ils sont eux-mêmes responsables lorsqu'ils tirent d'autres partis l'argent qu'il leur faut pour vivre ou pour préparer les élections. Tant que cela durera, il y aura des trafics parmi les dirigeant ouvriers de ce pays.


Le Parti travailliste indépendant est tout à fait indécis dans le choix de sa tactique, et son dirigeant, Keir Hardie, un Écossais, un super-malin, utilise des artifices démagogiques auxquels on ne peut absolument pas faire confiance [46]. Bien que ce soit un pauvre diable de mineur écossais, il vient de créer un grand hebdomadaire, The Labour Leader, pour lequel il a eu besoin de pas mal d'argent. Or, cet argent lui est venu des milieux conservateurs, voire des libéraux-unionistes, soit de ceux qui s'opposent à Gladstone et à sa loi sur le Home Rule. Cela ne fait absolument aucun doute, et ses liaisons littéraires notoires de Londres, les informations directes qu'il publie, ainsi que ses positions politiques, le confirment. En conséquence, si les électeurs irlandais et radicaux le laissent tomber, il se peut fort bien qu'il perde son siège au Parlement lors des élections générales de 1895 [47], et ce serait une bonne chose, car cet homme est actuellement un très grand obstacle. Il n'apparaît que dans les occasions démagogiques au Parlement : pour faire l'important avec des discours sur les chômeurs, sans obtenir le moindre résultat, ou pour dire des sottises à l'occasion de la naissance d'un prince, ce qui est un truc tout à fait usé et bon marché dans ce pays, etc.


Notes

[1] Cette longue citation montre combien il est vain d'essayer de retracer de manière complète et définitive l'activité de parti de Marx-Engels. Cette dernière partie, qui embrasse une période et un champ d'action immenses, mériterait évidemment des développements autrement plus amples que ceux que nous pouvons leur donner ici. Quoi qu'il en soit, notre but premier est de fournir une vision d'ensemble. Cette partie surtout montre ce qui distingue un recueil de l'exposé détaillé.
Dans la partie suivante de ce recueil, nous trouvons les textes qui, à partir de l'analyse économique et historique du terrain sur lequel évoluent les différents partis d'Europe et d'Amérique, définissent la tactique à adopter par les partis des pays développés aussi bien qu'arriérés dans la stratégie internationale du prolétariat international avec la perspective du but général du socialisme.
Ces textes frappent en ce qu'ils démontrent combien Marx-Engels relient indissolublement parti et conditions matérielles de la société concrète, en tournant le dos à toute conception absolue, hégélienne, du parti, qui sépare les conditions matérielles des conditions subjectives de l'émancipation du prolétariat, en faisant du parti une chose en soi, déterminée par elle-même, par en haut, comme dans le stalinisme par exemple.

[2] Cf. Engels à Ion Nadejde, 4 janvier 1888.
Pour la formation du parti dans un pays, le premier pas   essentiel   est l'adoption du programme théorique de base qui relie les forces organisées nouvelles avec les révolutionnaires du monde entier, ainsi qu'avec la lutte historique du prolétariat de tous les pays, en coordonnant les efforts de tous vers un même but, dans un plan stratégique commun, par-delà les conditions temporelles et locales contingentes.
Le programme théorique n'est rien sans sa coordination rigoureuse avec l'action pratique de chaque section révolutionnaire des différents pays. Comme l'explique Engels, c'est une certaine maturation des conditions économiques et sociales qui permet aussi une telle coordination programmatique de l'action politique. Le facteur volontaire d'organisation des forces révolutionnaires implique toujours une base matérielle qui détermine les possibilités d'action. D'où l'importance de l'analyse scientifique du cadre économique et social de la pratique révolutionnaire.

[3] Après la I° Internationale, Engels ne parle pas de partis organisés par nations ou groupés en une Internationale, mais tout simplement du parti européen.

[4] Dans le brouillon, le passage suivant est barré : « [...] de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse sous la souveraineté du tsarisme russe et à son profit particulier. Cette alliance continue de subsister, même aux temps des conflits, qui ne sont que des chamailleries de famille. Elle subsistera même aux cas où une guerre surviendrait entre les alliés, car cette guerre aurait pour but de mettre de nouveau au pas la Prusse ou l'obstinée Autriche. Cette alliance étant formée, il en découle l'hégémonie de la Russie sur les deux autres puissances, du simple fait de la prépondérance militaire russe. Or, cette position a été considérablement renforcée depuis que, dans sa démence, Bismarck s'est emparé de l'Alsace-Lorraine, poussant ainsi la France dans les bras de la Russie donc au service du tsar, dès que la Prusse osera bouger. Qui plus est, la Russie ne peut être attaquée qu'à partir de la Pologne, c'est dire qu'elle est pratiquement inexpugnable pour ses deux autres partenaires, à moins que ceux-ci ne se risquent dans une guerre qui leur créera des difficultés à eux-mêmes. Pour toutes ces raisons, la Russie est, aujourd'hui comme en 1815, le noyau de la Sainte-Alliance, la grande réserve de la réaction européenne. »

[5] Dans le brouillon, la phrase se poursuivait : « [.. ] et notre parti ouvrier marchera à pas de géant vers la révolution. »

[6] Le règlement organique de 1831 détermina l'ordre devant régner dans les Principautés danubiennes, après leur occupation par les troupes russes lors de la guerre russo-turque de 1828-1829. Le pouvoir législatif revint à une chambre élue par les propriétaires fonciers, et l'exécutif à des représentants nommés à vie par les propriétaires fonciers, le clergé et les notables des villes. L'ensemble du système était fondé sur le servage des paysans. Ceux-ci se soulevèrent aussitôt. Les boyards firent appel aux troupes russes et turques en 1848 : la Russie et la Turquie s'assurèrent, par le traité de Balta-Liman du 1er mai 1849, le droit d'intervenir directement dans les Principautés danubiennes durant sept ans pour en éliminer toute menace révolutionnaire.
Le traité de Bucarest (28 mai 1812) attribua la Bessarabie à la Russie. Une partie de la Bessarabie fut donnée à la Turquie, après la guerre de Crimée, et en 1878 cette partie retourna à la Russie, lors du traité de Berlin.

[7] Cette phrase manque dans le brouillon.

[8] Engels à Véra Zassoulitch, 23 avril 1885.
Il s'agit manifestement de l'organisation marxiste russe Osvobojedenie Tronda, créée à Genève en septembre 1883 par un groupe d'émigrés russes, anciens populistes révolutionnaires. Ce groupe, dirigé essentiellement par Plékhanov et Zassoulitch, rompit définitivement avec le populisme et se fixa pour tache la diffusion du marxisme en vue de résoudre les questions essentielles pour les travailleurs en Russie. Cette organisation représenta, en effet, un premier pas dans la révolution russe future.

[9] Des membres du groupe Narodnia Volia (Volonté populaire) entreprirent ce jour-là un attentat contre le tsar Alexandre II.

[10] Dans le brouillon, Engels avait complété cette phrase comme suit : « Je ne dis pas en Russie, car en province, loin du centre gouvernemental, on ne saurait exécuter un tel coup de main. »

[11] Dans les Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Hegel fait la remarque suivante en liaison avec son interprétation de l' « ironie socratique » : «Toute dialectique fait ressortir ce qui doit ressortir, comme devant ressortir, laisse se développer toute seule la destruction interne : ironie générale du monde. »

[12] Dans le brouillon, Engels avait ajouté : « Peut-être en sera-t-il ainsi pour nous tous. »

[13] La situation ayant mûri considérablement de 1885 à 1917, on ne saurait sans forcer la pensée d'Engels en déduire que l'action du parti bolchevique de Lénine devait nécessairement être de type blanquiste. Cf. à ce propos L. TROTSKY, Terrorisme et Communisme, 10/18 p. 35-45, sur « Le rapport des forces ».

[14] Dans le brouillon, Engels avait ajouté : « [...] par une clique de nobles ou de spéculateurs en Bourse, qu'ils soient les bienvenus jusqu'à [...] »

[15] Dans la préface du Manifeste (édition russe de 1882), Marx-Engels relient la révolution russe à la révolution prolétarienne des pays développés d'Europe : « Si la révolution russe donne le signal d'une révolution prolétarienne en occident, et que toutes deux se complètent, l'actuelle propriété collective de Russie pourra servir de point de départ pour une évolution communiste. »
Ils relient ainsi la révolution (double : antiféodale puis socialiste) des pays non développés du point de vue capitaliste à la révolution directement socialiste des pays développés, en une stratégie unique, internationale, du prolétariat mondial.
Le Congrès de Bakou de la III° Internationale reprit fidèlement ce schéma classique de la stratégie de lutte marxiste : cf. Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste, 1919 1923, textes complets, Bibliothèque communiste, réimpression en fac-similé, Maspero, 1969. Ce recueil renferme, en outre, toutes les thèses sur la nature, les tâches et le rôle du parti dans la perspective strictement marxiste pour l'époque moderne. Il complète en ce sens le présent recueil de Marx-Engels.

[16] Cf. Engels à Karl Kautsky. Londres, 7-15 février 1882.

[17] Engels se réfère à l'ouvrage paru anonymement et intitulé Berlin und St-Petersburg   Preussische Beiträge zur Geschichte der Russisch-Deutschen Beziehungen, Leipzig, 1880, dont la seconde annexe était consacrée au soulèvement polonais de 1863-1864.

[18] Brouillon de la lettre du 18 décembre 1889 envoyée par Engels à Gerson Trier.
Engels fait allusion à la décision du comité directeur du parti danois d'exclure la fraction révolutionnaire. Celle-ci créa sa propre organisation, sans réussir cependant à s'imposer durablement. La fraction révolutionnaire, sous la direction de Gerson Trier et de Nicolas Petersens, avait engagé la lutte contre l'aile réformiste du Parti ouvrier social-démocrate du Danemark, fondé en 1876. Les révolutionnaires se groupèrent autour du journal Arbejderen et luttèrent contre le réformisme et pour la formation d'un véritable parti de classe prolétarien.

[19] Dans cet article, Engels établit la distinction entre tactique directe, frontale, à suivre par le parti dans les pays de capitalisme développé, et tactique indirecte, d'alliances possible avec les partis bourgeois ou petits-bourgeois encore progressistes dans les pays non encore développés.

[20] Engels se réfère au Parti du progrès bourgeois de tendance libérale de gauche, fondé en 1861, en vue d'unifier l'Allemagne sous direction prussienne. Son aile droite se constitua en 1866, après la victoire de la Prusse sur l'Autriche, en Parti national-libéral qui soutint désormais Bismarck sur toutes les questions importantes. L'autre aile petite-bourgeoise défendit essentiellement les intérêts de la bourgeoisie marchande, des petites entreprises et de la petite bourgeoisie urbaine : elle fut battue sur tous les points décisifs. Après 1871, par crainte des social-démocrates, elle tempéra son opposition au régime de Bismarck et finit par fusionner avec l'aile gauche du Parti national-libéral en 1884 pour former le Parti des libres-penseurs allemands.

[21] Venstre (Gauche) : parti démocrate petit-bourgeois au Danemark, fondé en 1870.

[22] Allusion au conflit d'ordre constitutionnel, surgi au Danemark en 1875 entre la Gauche petite-bourgeoise, qui détenait la majorité au Parlement, et le Parti national-libéral qui était au gouvernement. En représailles, la Gauche refusa de voter le budget, de sorte que le gouvernement usa de méthodes de moins en moins démocratiques et parlementaires pour se procurer les moyens budgétaires. La situation sociale se tendit de plus en plus, et les paysans se révoltèrent. Ne jurant que par les méthodes des parlementaires, la Gauche fut doublement stérile, les paysans furent durement réprimés, et le gouvernement fit ce qui lui plaisait.

[23] Allusion au courant du chartisme favorable à l'utilisation de moyens révolutionnaires de lutte violente, en opposition aux partisans du courant qui revendiquait les moyens pacifiques, appelés « moyens de violence morale ». Les dirigeants les plus marquants de l'aile révolutionnaire furent Feargus O'Connor, George Harney, Ernest Jones.

[24] Engels fait allusion aux conflits survenus dans le comité exécutif du Parti ouvrier socialiste d'Amérique du Nord en septembre 1889. Le parti se divisa et chaque fraction tint son propre congrès, l’un à Chicago fin septembre et l'autre le 12 octobre.

[25] Cf. Engels à Hermann Schlüter, Londres, 30 mars 1892.

[26] Cf. Engels à Florence Kelley-Wischnewetzsky, 3 juin 1886.
Dans les extraits suivants, Engels parle du danger petit-bourgeois, mais à propos du mouvement ouvrier américain. Ici encore, c'est la possibilité matérielle de devenir ou de redevenir petit-bourgeois, producteur et trafiquant à son propre compte, qui empêche la formation d'un parti de classe, donc d'un prolétariat conscient, organisé, révolutionnaire. Les circonstances sont foncièrement opposées à celles de l'Allemagne, mais l'obstacle, l'adversaire à vaincre, est le même : les rapports petits-bourgeois existant matériellement et intellectuellement. La corruption ultérieure du mouvement ouvrier consistera à maintenir vivace cet esprit borné sur la base désormais capitaliste : participation aux miettes du festin colonialiste ou aux surprofits impérialistes, notamment aux périodes de prospérité du cycle industriel général.

[27] Cf. Engels à Eduard Bernstein, 22 mai 1886.

[28] Au printemps 1886, les ouvriers américains avaient lancé un grand mouvement en vue d'obtenir la journée de travail de huit heures. Le point culminant en fut la grève générale de plusieurs jours, commencée le 1° mai, déclenchée par 350 000 ouvriers des quatre coins du pays. Environ 200 000 obtinrent une réduction de la journée de travail. À Chicago, la police tira sur les manifestants le 3 mai, en utilisant comme prétexte le fait qu'une bombe avait été lancée dans un groupe de policiers. Plusieurs centaines d'ouvriers furent arrêtés, la plupart des dirigeants ouvriers de Chicago. Traînés devant les tribunaux, ils furent condamnés à des peines sévères, et quatre d'entre eux furent exécutés en novembre 1887. En souvenir de ces événements de Chicago, le congrès de l'Internationale socialiste décida en 1889 de faire du 1° Mai la fête du Travail dans tous les pays.

[29] Dans la dialectique entre mouvement économique   syndicats, coopératives, gestion ouvrière   et mouvement politique, Engels recherche ici le point d'équilibre le plus favorable à l'évolution de la conscience révolutionnaire du prolétariat. Il ne s'agit pas de nier l'un ou l'autre facteur   économique ou politique  mais de les relier solidement l'un à l'autre, afin qu'aucun d'eux ne se fige et mobilise l'activité ouvrière dans un sens unique : « Si les syndicats sont indispensables dans la guerre d'escarmouches du travail et du capital, ils sont encore plus importants comme force organisée pour supprimer et remplacer le système du travail salarié. » (Cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, Maspero, t. I, p. 69.)

[30] Cf. Engels à F. A. Sorge, 10 novembre 1894.

[31] Le Socialist Labor Party of North America fut créé en 1876 au Congrès d'unification de Philadelphie par la conjonction des éléments marxistes de la I° Internationale sous la direction de Sorge et de Weydemeyer, et des lassalléens du Labor Party de l'Illinois et du Social Democratic Party. Le programme en fut, en gros, celui de la I° Internationale, mais tout de suite les dissensions commencèrent avec les lassalléens qui contrôlèrent le parti dès 1877, en condamnant le travail syndical et en orientant les ouvriers exclusivement vers la participation aux élections. Ce parti était composé essentiellement d'émigrés allemands qui avaient peu de contact avec les masses, d'où leur particularisme.

[32] Cf. Engels à Karl Kautsky, 3 janvier 1895.

[33] Cf. Engels à John Lincoln Mahon, 23 janvier 1887.
John Lincoln Mahon ainsi que différents dirigeants de la Socialist League fondèrent en avril 1887 la North of England Socialist Federation dans le prolongement de la grande grève des mineurs de janvier à mai 1887. Le plan de Mahon consistait à unifier de telles organisations socialistes locales sur la base d'une plate-forme commune, à l'occasion d'un congrès. Mahon voulait préparer ce congrès par une large agitation socialiste, que lui-même dirigerait en Écosse et Donald dans le nord de l'Angleterre. Il demandait à Engels d'apporter son appui actif à ce projet.

[34] Comme Engels le suggère pour l'Amérique, le moyen le plus efficace pour gagner le prolétariat au socialisme, c'est de relier son mouvement et ses revendications économiques au mouvement et aux mots d'ordre politiques, en l'occurrence en gagnant les syndicats à la lutte pour l'abolition du salariat, c'est-à-dire l’élimination du mercantilisme et des rapports sociaux capital-salariat.

[35] Cf. Engels à John Lincoln Mahon, 26 juillet 1887.
Le 21 juillet, Mahon avait écrit à Engels qu'il refusait de collaborer désormais avec Edward Aveling, n'ayant plus confiance en lui. Mais il ne dit mot sur les motifs de son attitude.

[36] Cf. Engels à Kautsky , le 4 septembre 1892.
Les élections législatives anglaises de l'été 1892 s'achevèrent par la victoire des Libéraux. Trois candidats ouvriers furent élus : James Keir Hardie, John Burns et John Havelock Wilson.

[37] Edward Aveling et sa compagne, Eleanor Marx, avaient écrit un article sur Les Elections en Grande Bretagne. Kautsky en avait éliminé tous les passages attaquant le sectarisme et l'opportunisme de la Fédération social-démocrate et de la Société fabienne. Dans sa lettre du 8 août 1892 a Engels, Kautsky prétendit que l'article était arrivé en son absence et qu'il avait dû, au dernier moment, raccourcir l'article pour le faire entrer dans la revue.

[38] Dans sa lettre à Bebel du 14 août 1892, Engels écrivait à ce propos : « Les passages ci-inclus de l'article des Aveling dans la Neue Zeit ont été refusés par Kautsky. Celui-ci m'écrit qu'il a dû le faire pour des raisons techniques. Cela est possible, mais il partage sans doute aussi le respect bizarre de Bernstein pour les Fabians et l'intérêt de Bax (qui est à Zurich) pour la Fédération social-démocrate. En tout cas, les passages t’intéresseront : ils forment un élément indispensable à une vision d'ensemble. »

[39] Effectivement, dans les pays développés, le capitalisme d'État (ce que les faux socialistes appellent le « socialisme d'État ») se manifeste de nos jours en grande partie au travers de la fiscalité qui règle, au moyen des taxes, avantageuses en un sens et prohibitives en un autre, l'exportation par exemple et, partant, une grande partie de la production, sans parler de la production intérieure, en grevant la consommation, par exemple, ou en favorisant telle branche ou telles entreprises (grandes, moyennes ou petites voire l'industrie ou l'agriculture).

[40] Dans la série d'articles sur La Doctrine sociale de l'anarchisme de Bernstein, le troisième était intitulé « Proudhon et le mutualisme » (cf. Neue Zeit, 1831-1892, » Nos 45-47).

[41] Cf. Engels à A. Bebel, 24 janvier 1893.
Engels fait allusion au Parti travailliste indépendant (Independent Labour Party), fondé en janvier 1893 à la Conférence de Bradford par la conjonction de divers courants venu des anciens et nouveaux syndicats, de la Société fabienne et de la Fédération social-démocrate.

[42] Engels fait allusion à la chute du cabinet Gladstone provoquée par le vote commun des parlementaires irlandais, sous la direction de Charles Stewart Parnell, et des conservateurs. Les libéraux sentirent que leur sort dépendait dès lors des parlementaires irlandais. Lorsque Gladstone revint au pouvoir en 1886, il fit adopter deux lois en faveur de l'Irlande : le Home Rule Bill et la loi sur l’agriculture irlandaise. Les deux nouveaux projets de loi de Gladstone en 1893 sur le Home Rule Bill ne furent jamais adoptés.

[43] Henry Hyde Champion, journaliste, membre de la Fédération social-démocrate, dirigeant de l'Association électorale travailliste des syndicats de Londres et directeur du Labour Elector, entretint durant toute une période des contacts secrets avec les Conservateurs.

[44] Cf. Engels à A. Bebel, 9 février 1893.

[45] Les radicaux-libéraux formaient un courant au sein du parti libéral et représentaient essentiellement la bourgeoisie industrielle. Par le truchement des radicaux qui ne formèrent jamais un groupe organisé au Parlement, le parti libéral réussit à influencer les syndicats.

[46] Cf. Engels à F. A. Sorge, 10 novembre 1894.

[47] Les Conservateurs obtinrent la majorité en 1895, mais les candidats du Parti travailliste indépendant, parmi lesquels Reir Hardie, ne furent pas élus.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin