1844

La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet n'est nôtre que lorsque nous l'avons, qu' [il] existe donc pour nous comme capital ou qu'il est immédiatement possé­dé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref qu'il est utilisé par nous, bien que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de subsistance, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, est la vie de la propriété privée, le travail et la capitalisation.

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Manuscrits de 1844

Karl Marx


Préface

J'ai annoncé dans les Annales franco-allemandes la critique de la science du droit et de la science politique sous la forme d'une critique de la Philosophie du Droit de Hegel  [2] . Tandis que j'élaborais le manuscrit pour l'impression  [3] , il apparut qu'il était tout à fait inopportun de mêler la critique qui n'avait pour objet que la philosophie spéculative  [4] à celle des diverses matiè­res elles-mêmes, et que ce mélange entravait l'exposé et en gênait l'intelligence. En outre, la richesse et la diversité des sujets à traiter n'auraient permis de les condenser en un seul ouvrage que sous forme d'aphorismes, et un tel procédé d'exposition aurait revêtu l'appa­rence d'une systématisation arbitraire. C'est pourquoi je donnerai successivement, sous forme de brochures séparées, la critique du droit, de la morale, de la politique, etc., et pour terminer, je tâcherai de rétablir, dans un travail particulier, l'enchaînement de l'ensemble, le rapport des diverses parties entre elles, et je ferai pour finir la critique de la façon dont la philosophie spéculative a travaillé sur ces matériaux  [5] . C'est pourquoi il ne sera traité, dans le présent ouvrage, des liens de l'économie politique avec l'État, le droit, la morale, la vie civile, etc., que pour autant que l'économie politique touche elle-même à ces sujets ex-professo.

Pour le lecteur familiarisé avec l'économie politique, je n'ai pas besoin de l'assurer dès l'abord que mes résultats sont le produit d'une analyse tout à fait empirique, qui se fonde sur une étude critique consciencieuse de l'économie politique  [6] .

Par contre, au critique ignare qui cherche à masquer sa complète ignorance et sa pauvreté de pensée en jetant à la tête du critique positif la formule “ phraséologie utopique ” ou des phrases creuses comme “ La critique absolument pure, absolument décisive, absolu­ment critique ”, la “ société qui n'est pas seulement juridique mais sociale, totalement sociale ”, la “ masse massive et compacte ”, les “ porte-parole qui se font les interprètes de la masse massive”, il reste encore à ce critique à fournir d'abord la preuve qu'en dehors de ses affaires de famille théologiques, il a aussi son mot à dire dans les affaires séculières. [7] .

Il va de soi qu'outre les socialistes français et anglais, j'ai aussi utilisé des travaux socia­listes allemands. Toutefois, les travaux allemands substantiels et originaux dans cet ordre de science se réduisent - en dehors des ouvrages de Weitling  [8] - aux articles de Hess publiés dans les 21 Feuilles  [9] et à l' “ Esquisse d'une Critique de l'économie politique ” d'Engels dans les Annales franco-allemandes  [10] dans lesquelles j'ai également ébauché d'une manière très générale les premiers éléments de la présente étude.

Tout autant qu'à ces auteurs, qui ont traité de manière critique d'économie politique, la critique positive en général, donc aussi la critique positive allemande de l'économie politique, doit son véritable fondement aux découvertes de Feuerbach; contre sa Philosophie de l'Avenir  [11] et ses “ Thèses pour la Réforme de la Philosophie ” dans les Anekdota  [12] - bien qu'on les utilise tacitement - l'envie mesquine des uns et la colère réelle des autres semblent avoir organisé une véritable conspiration du silence.

C'est seulement de Feuerbach que date la critique humaniste et naturaliste positive. Moins il est tapageur, plus l'effet des œuvres de Feuerbach est sûr, profond, ample et durable, et ce sont, depuis la Phénoménologie et la Logique  [13] de Hegel, les seuls écrits où soit contenue une révolution théorique réelle.

Quant au dernier chapitre du présent ouvrage, l'analyse critique de la dialectique de Hegel et de sa philosophie en général, je l'ai tenu, à l'opposé des théologiens critiques  [14] de notre épo­­que, pour absolument nécessaire, car ce genre de travail n'a pas été fait - ce qui est un man­­que de sérieux inévitable, car même critique, le théologien reste théologien; donc, ou bien il doit partir de postulats déterminés de la philosophie comme d'une autorité, ou bien si, au cours de la critique, et du fait des découvertes d'autrui, il lui vient des doutes sur ses pos­tu­lats philosophiques, il les abandonne lâchement et sans justification, il en fait abstraction, il ne manifeste plus que d'une manière négative, dénuée de conscience et sophistique son asser­vissement à ceux-ci et le dépit qu'il éprouve de cette sujétion.

[Il] ne l'exprime que d'une façon négative et dénuée de conscience, soit qu'il renouvelle constamment l'assurance de la pureté de sa propre critique, soit que, afin de détourner l'œil de l'observateur et son œil propre du nécessaire règlement de comptes de la critique avec son origine - la dialectique de Hegel et la philosophie allemande en général -, de cette nécessité pour la critique moderne de s'élever au-dessus de sa propre étroitesse et de sa nature primi­tive, il cherche plutôt à donner l'illusion qu'en dehors d'elle-même, la critique n'aurait plus affaire qu'à une forme bornée de la critique - disons celle du XVIII° siècle - et à l'esprit borné de la masse. Enfin, lorsque sont faites des découvertes - comme celles de Feuerbach - sur la nature de ses propres postulats philosophiques, ou bien le théologien critique se donne l'apparence de les avoir lui-même réalisées, et qui plus est il le fait en lançant, sous la forme de mots d'ordre, sans pouvoir les élaborer, les résultats de ces découvertes à la tête des écri­vains encore prisonniers de la philosophie. Ou bien il sait même se donner la conscience de son élévation au-dessus de ces découvertes, non pas peut-être en s'efforçant ou en étant capa­ble de rétablir le juste rapport entre des éléments de la dialectique de Hegel qu'il regrette de ne pas trouver dans cette critique [de Feuerbach] ou dont on ne lui a pas encore offert la jouissance critique, mais en les mettant mystérieusement en avant, contre cette critique de la dialectique hégélienne, d'une manière déguisée, sournoise et sceptique, sous la forme particulière qui lui est propre, ainsi par exemple la catégorie de la preuve mé­diate contre celle de la vérité positive qui a son origine en elle-même. Le critique théologique trouve en effet tout naturel que, du côté philosophique, tout soit à faire, pour qu'il puisse se montrer bavard sur la pureté, sur le caractère décisif, sur toute la critique critique, et il se donne l'impression d'être le vrai triomphateur de la philosophie, s'il a par hasard le sentiment qu'un élément de Hegel manque chez Feuerbach, car notre critique théologique, bien qu'il pratique l'idolâtrie spiritualiste de la “ Conscience de soi ” et de l' “ Esprit ”, ne dépasse pas le sentiment pour s'élever à la conscience.

A bien y regarder, la critique théologique - bien qu'au début du mouvement elle ait été un véritable moment du progrès - n'est en dernière analyse rien d'autre que la pointe et la consé­quence logique poussées jusqu'à leur caricature théologique de la vieille transcendance de la philosophie et en particulier de Hegel. A une autre occasion, je montrerai dans le détail cette justice intéressante de l'histoire, cette Némésis historique, qui destine maintenant la théo­logie, qui fut toujours le coin pourri de la philosophie, à représenter aussi en soi la décom­position négative de la philosophie -c'est-à-dire son processus de putréfaction.

Par contre, dans quelle mesure les découvertes de Feuerbach sur l'essence de la philo­sophie rendent toujours nécessaire - tout au moins pour leur servir de preuve - une ex­pli­cation critique avec la dialectique philosophique, cela ressortira de ce que je vais exposer.


Notes

Texte marqué : portion du manuscrit barrée par l'auteur.

[2] Marx fait ici allusion à son article para dans les Annales franco-allemandes : “ Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Introduction. ”

[3] Il est probable que Marx pense ici à la Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel qu'il rédigea au cours de l'été 1843, mais qui ne fut publiée qu'en 1927.

[4] Par philosophie spéculative (il emploie aussi dans le même sens le terme “ spéculation ”), Marx entend la philosophie de Hegel.

[5] Ce plan ne fut jamais réalisé, mais La Sainte Famille et L'Idéologie allemande peuvent être considérées comme autant de contributions à la critique de la philosophie de Hegel.

[6] Marx a dépouillé à Paris toute une série d'ouvrages économiques. Ses notes et extraits ont été publiés dans MEGA I, tome 3, pp. 437-583.

[7] Marx parle ici de Bruno Bauer qui éditait l'Algemeine Literatur Zeitung (Charlottenburg 1844). Les formules citées sont tirées d'articles de Bauer dans le cahier 1 et le cahier 8. Ce journal et le groupe de la critique critique feront l'objet d'une polémique plus approfondie dans La Sainte Famille.

[8] Wilhelm Weitling, ouvrier tailleur, fut un des premiers Allemande à annoncer l'émancipation du prolétariat. Il avait publié en 1838 : L'Humanité telle qu'elle est et telle qu'elle devrait être, en 1842 Les Garanties de l'harmonie et de la liberté et en 1843, L'Évangile d'un pauvre pécheur.

[9] Les Einundzwanzig Bogen aus der Schweiz édités à Zurich en 1843, par Georg Herwegh, contenaient trois articles de M. Hess : “ Socialisme et Communisme ”, “ La Liberté une et entière ”, “ Philosophie de l'action ”.

[10] C'est le fameux article d'Engels dont on dit communément qu'il éveilla chez Marx la curiosité de l'économie politique.

[11] Ludwig FEUERBACH : Grundsätze der Philosophie der Zukunft, Zürich und Winterthur 1843.

[12] Anekdota sur neuesten deutschen Philosophie und Publizistik. ZürichWinterthur 1843. Ce recueil édité par Ruge contenait tous les articles refusés par la censure à la rédaction des Annales allemandes. Parmi eux figuraient les “ Vorläufige Thesen zur Reform der Philosophie ” de Feuerbach, qui présentaient, sous forme d'aphorismes, les principales idées développées ensuite dans la Philosophie de l'Avenir.

[13] La Phénoménologie de l'Esprit avait paru en 1807, La Science de la Logique en 1812.

[14] Marx fait ici allusion aux collaborateurs de Bruno Bauer à l'Ailgemeine Literatur Zeitung, qui groupait les éléments idéalistes de la gauche hégélienne.


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